dimanche 21 mai 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1912 (1).



1912

En septembre 1911 devait débuter la guerre entre l’Italie et la Turquie pour la possession de la Tripolitaine.
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 Stephen se sentait peu concerné par ce conflit d’un autre âge. Et ce d’autant plus que Michaël venait d’entrer en contact avec lui par-delà le temps.
- Damas est au bord de la capitulation, dit l’agent temporel au professeur. Or, vous le savez tout comme moi, jamais les Soviétiques n’accepteront la chose.
- Euh… Quelle est la date pour vous ? interrogea Stephen.
- Le 6 juin 1993…
- Ouille ! Nous serions donc au bord du gouffre ?
- A peu de choses près. Vous devez revenir car le doyen de l’Institut et la CIA vous cherchent. Quant à vos étudiants, ils se sentent orphelins en quelque sorte.
- Je me contrefiche des agents de la CIA ou de la NSA ! Qu’ils aillent tous se faire foutre.
- Cela, je peux le comprendre. Au fait, Malcolm Drangston serait à Reykjavik, bien sûr, il s’agit d’un secret de Polichinelle, afin de rencontrer l’inénarrable Nicolaï Diubinov. Afin d’éviter de mettre le feu à la planète.
- Hem… je doute fort qu’ils y arrivent ces histrions.
- Je ne vous répondrai pas là-dessus. Faites vos adieux à vos parents et je vous ramène ici.
- Quoi ? Mais je ne suis pas d’accord ! Et puis, comment allez-vous vous y prendre ? Sans le translateur je suppose…
- Vous savez tout comme moi que je me passe de cet engin obsolète. Que vous le vouliez ou non, vous n’avez pas le choix. Votre présence est plus que nécessaire à LA.
Stephen comprit qu’il ne devait pas résister davantage à la volonté de l’Homo Spiritus. Il n’avait même pas eu le temps de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres : « Où étiez-vous durant tous ces événements ? ». Il sentait qu’il n’en avait pas le droit.
Michaël avait interrompu brutalement le contact, ayant visiblement d’autres urgences avant de rapatrier rapidement le chercheur.
Vite, l’Américain se hâta de partir à la recherche des habitants de la gentilhommière surdimensionnée et expliqua en mots brefs qu’il devait retourner chez lui. Les adieux furent donc quelque peu bâclés. Toutefois, devant Cécile, le scientifique ne put dissimuler ses émotions.
- Cécile, je vous promets de revenir un jour prochain à Ravensburg. Mais en attendant, le devoir m’appelle… Un véritable tyran, celui-là !
-Certes, Stephen… je vous reverrai volontiers, murmura la jeune fille d’une voix douce.
Alors, ne retenant pas son élan, Stephen embrassa la gouvernante, en tout bien tout honneur, sur les joues. Enfin, il s’enfonça dans le jardin, sous le vent aigre d’automne, disparaissant peu à peu sous les frondaisons des arbres, sans aucun bagage.
Cécile s’en rendit compte et demanda des explications à Rodolphe. 
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- Mais, monsieur le baron, Stephen n’emporte avec lui ni valise, ni malle, ni argent. Comment va-t-il donc regagner les Etats-Unis ?
- Chère mademoiselle Grauillet, sourit le maître des lieux, je ne sais si je dois vous révéler les secrets de notre famille…
- Je suis une tombe…
- Stephen est un lointain parent…
- Un cousin éloigné…
- Hem… Une fable commode inventée pour les étrangers.
 - C’est-à-dire ?
- Bien souvent, vous vous êtes plainte de son attitude qui vous paraissait contraire aux règles du savoir-vivre. Vous allez en comprendre la raison maintenant. Stephen est bien un von Möll, mais pas un cousin quelconque. Il est mon descendant…
- Que… Quoi ? Je ne saisis pas.
- Le professeur Möll, il a parfaitement droit à ce titre, enseigne la physique appliquée à Caltech, en Californie, mais en 1993. En fait, il est né en 1956…
- Je… c’est difficile à accepter, monsieur le baron.
- Oh ! il en a été de même pour moi, à l’époque de notre première rencontre mouvementée. Il y a déjà plus de quarante années…
- Mais Stephen n’est âgé que d’une trentaine d’années, objecta Cécile d’une voix sourde.
- Pour lui, il ne s’est écoulé que quelques mois depuis notre premier contact, mais pour notre famille… pour résumer et faire clair, Stephen voyage dans le temps comme on voyage actuellement sur les océans. C’est un grand inventeur qui a mis au point un module temporel, un engin miraculeux… qui se déplace librement à travers les siècles.
- Euh… Pourquoi a-t-il séjourné ici aussi longtemps ? Parce que vous l’avez appelé ?
- Pas seulement… Stephen est venu se réfugier à Ravensburg dans le passé afin d’échapper à son présent peu réjouissant. Il est également vrai qu’il nous protège, nous les von Möll. Nous avons un ennemi puissant. La mère d’Otto, cette malheureuse et attachante Wilhelmine, est morte dans des circonstances mystérieuses. Quant à Peter, mon fidèle majordome, son cadavre a disparu d’une bien étrange façon sans que nous ayons pu expliquer le phénomène.
-Stephen a promis de revenir… mais quand ?
- Dieu seul le sait… et peut-être Michaël Xidrù…
- Qui est-ce ? Voilà un nom qui sonne bizarrement. Je ne crois pas avoir rencontré cet homme…
- Peut-être aurez-vous cette chance…
Alors, le baron se lança dans des explications assez ardues concernant l’identité de l’agent temporel.

*****

6 Juin 1993. Islande, Reykjavik. 
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Ainsi, le Président des Etats-Unis, Malcolm Drangston, se retrouvait face à face avec le Numéro Un soviétique, Nicolaï Diubinov. Mais était-ce bien pour parler de la chute de Damas ? oui, entre autres choses. Cependant, il ne s’agissait pas là du sujet principal de cette entrevue capitale.
Etant pertinemment conscient que les deux Supers Grands ne s’entendraient jamais sur leur politique au Moyen-Orient, l’Américain, sorte de sot idéaliste attardé, voulant par n’importe quel moyen éviter un conflit nucléaire, révélait à son homologue russe le pari insensé qu’il était en train de tenter.
- Monsieur le Premier Secrétaire, si nous sommes incapables de trouver un terrain d’entente à propos de la Syrie actuellement,
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 rétablir aussi par la même occasion l’équilibre international fort malmené et tanguant d’une façon dangereuse, nous pouvons dès maintenant tenter de contourner le différend qui nous oppose d’une manière scientifique qui satisfera les deux parties.
- Voilà bien une phrase embrouillée ! S’exclama Diubinov avec un rire forcé.
Le Soviétique n’en pensait pas moins. Ce Malcolm était plus que dangereux, il était fou.
- Vos propos relèvent de la science-fiction, reprit le Premier Secrétaire avec ironie. Toutefois, je veux vous accorder le crédit de la véracité de vos aveux. Je ne pensais pas vos chercheurs aussi avancés dans la recherche du déplacement instantané, de la mise en application de la physique quantique…
- Euh… De l’intrication quantique, bafouilla Drangston…
- Oui, temps et espace sont liés. Mais la théorie des champs unifiés n’avait pas abouti à ma connaissance…
- Pourtant, un de nos chercheurs a réussi l’impossible, souffla l’Américain.
-Vous savez, c’est altruiste et généreux de vouloir sauver l’humanité du destin cruel qui l’attend… mais…
- Mais ? se hâta de reprendre Drangston.
- Avez-vous bien réfléchi à toutes les conséquences entraînées logiquement en modifiant ainsi le passé ? Si votre commando réussit sa mission, eh bien, serons-nous toujours à la même place vous et moi, en train de discuter du sexe des anges en quelque sorte ?
- Euh… Que voulez-vous dire par là ?
- Tout simplement « existerons-nous encore ? ». Le succès de votre entreprise aura pour résultat l’effacement de milliards de personnes dans le néant.
- Pourquoi ?
- Mais parce que tout ce monde ne pourra vivre dans la nouvelle réalité créée par votre commando qui aura modifié le cours de l’histoire universelle. Un nouveau temps se substituera à l’ancien et comme la nature a horreur des paradoxes, les intrus, c’est-à-dire les humains appartenant à l’ancien monde, disparaîtront alors dans l’enfer de la non existence. Jamais ils n’auront vu le jour, jamais…
- Vous dites cela pour me faire reculer…
- Pas du tout !
- A croire que vous vous êtes déjà penché sur un tel problème…
- Les chercheurs scientifiques soviétiques ont essayé de mettre au point une telle machine lors des débuts de la Guerre froide… mais cela a été un échec retentissant et les recherches ont été abandonnées au début des années 1970, reconnut Diubinov.
- Merci pour cette révélation.
- Laissez-moi poursuivre, reprendre le fil de mon raisonnement. Les gens nés après les événements que vous voulez escamoter, que deviendront-ils ? Je le répète, vous les aurez précipités dans l’enfer du Néant. Les Etats-Unis et l’URSS ne sont ce qu’ils sont que parce qu’il y a eu la Seconde Guerre mondiale et Yalta…
- Rajoutez Potsdam. Mon cher Nicolaï, je suis entièrement d’accord avec vous sur ce point. Cependant, j’estime qu’aujourd’hui, nous sommes arrivés à l’instant crucial où le fil ténu qui maintenait cahin-caha l’équilibre de la paix dans le monde est en train de se rompre. Or, c’est pour que l’inévitable ne survienne pas, et cela dans l’intérêt de nos deux nations, de nos deux peuples, que j’ai autorisé un commando à se rendre dans le passé afin d’effacer un événement clé de l’histoire…
- Plutôt un homme clé…
- Je ne puis accepter cette solution pire que le mal que vous voulez empêcher. Si l’URSS est une grande puissance en cette année 1993, c’est parce qu’elle a été un des grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, de la Grande Guerre patriotique à laquelle mon peuple tout entier a participé et aux sacrifices qu’il a consentis.
-Expliquez-vous davantage…
- Retourner en 1934,
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 c’est bien à cette date que votre commando doit se rendre n’est-ce pas, c’est laisser mon pays dans la situation intolérable qui était la sienne en ces années déjà lointaines. Forteresse assiégée, au ban des nations ! Ghetto rejeté par tous les pays dits civilisés. Si la Seconde Guerre mondiale n’a pas lieu, certes, des millions de Soviétiques réchapperont alors à la mort, tout comme des milliers d’Américains, mais que faites-vous alors de l’intérêt supérieur de nos Etats respectifs ? vous savez comment j’appelle ce beau geste ? Une connerie humanitaire !
- Restez poli, monsieur le Premier Secrétaire !
- Tant qu’à faire, monsieur le Président, vous auriez dû choisir d’envoyer votre commando au Burghof, dans les années 1900. Votre esprit généreux n’a pas osé allé jusque-là. Ainsi, en tuant le Kaiser Guillaume II,
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 vous auriez épargné à l’humanité les trois guerres mondiales ! Ah ! Mais pourquoi ne pas l’avoir fait ?
- Je ne saisis pas où vous voulez en venir…
- Je vais vous en donner la raison, mon cher Malcolm. Le grand bénéficiaire de la Grande Guerre, l’unique je dirais même, a été votre pays, les USA. L’Europe, affaiblie, exsangue et endettée, n’avait qu’une crainte : que la révolution déferlât sur les nations vieillies et les peuples épuisés. Les Etats-Unis se sont enrichis grâce à ce conflit. Ils se sont vus confortés dans leur nouveau rang de Première puissance mondiale.
- Oui, cela est un fait avéré mais…
- Je n’ai pas terminé… du coup, s’il n’y a plus qu’un conflit mondial, la seule grande puissance qui émerge et qui devient pérenne, c’est la vôtre ! Cerise sur le gâteau, vous éliminez également, sans pertes de vies supplémentaires, d’un seul coup de gomme, l’URSS. C’est magistralement calculé, Malcolm. Un véritable coup de génie, même. Bravo ! Je vous félicite. Moi qui vous croyais quelque peu simplet…
- Monsieur le Premier Secrétaire, je ne vous autorise pas à m’insulter !
- Vous n’avez pu imaginer pareil plan tout seul… qui vous conseille ? qui dispose d’un esprit aussi ouvert ? Peut-être votre commandant en chef des forces de l’OTAN, le général Gregory Williamson…
- Vous me prenez pour un véritable Machiavel, ce que je ne suis pas ! apprenez que le chercheur qui a mis au point le translateur temporel a vainement tenté, quant à lui, d’éviter la Première Guerre mondiale, mais pas pour les mauvaises raisons auxquelles vous pensez. Je dois cependant reconnaître qu’il a failli réussir mais que son entourage lui a glissé sous les pieds quelques peaux de bananes.
- Tant mieux ! Êtes-vous sincère, Malcolm ?
- Bien sûr que je le suis.
- Dans ce cas, vous êtes de la pire espèce des utopistes. Vous venez de reconnaître comme cela, tout de go, comme s’il s’agissait de la chose la plus anodine, qu’il y a déjà eu au moins une tentative pour changer le cours de l’histoire… et que celle-ci a été un cuisant échec.
- En gage de ma bonne volonté…
- Ah ! Ah ! J’espère de tout cœur qu’il en ira de même pour votre commando. Le fatum fera en sorte qu’il ne reviendra pas, qu’il sera effacé à son tour comme une incongruité et que ses actions seront oubliées dans les puits sans fond de l’histoire.
- Il a commencé son entraînement spécial…
- Donc, en cet instant, nous oscillons entre l’être et le non-être… j’en frémis… permettez-moi de me retirer… j’ai besoin d’accepter pareille idée…
Après un salut poli qui lui fut rendu, Diubinov quitta le salon richement meublé tandis que Drangston, s’essuyant le front, marmonnait, quelque peu mécontent :
- Voilà quelqu’un de bien négatif ! Qu’a-t-il voulu dire par être et non-être ? Il semblerait que ledit Michaël ait eu une entrevue avec ce triste personnage et qu’il lui ait appris à penser comme lui… mais je dois me tromper. Dieu veuille que je me trompe. Une chose est plus que certaine à mes yeux. Diubinov souhaite la guerre… tout comme Williamson en fait…

******

Un jeudi du mois de décembre 1911, au château des von Möll, peu avant les fêtes de Noël. Des fêtes qui allaient être moins joyeuses que celles de l’année précédente à la suite de l’absence de Stephen Möll.
Assise sur un tabouret rembourré en velours rouge, Johanna, toute enrubannée, exécutait une sonatine de Clementi sur le piano du salon.
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 Son père, émerveillé par les dons de sa chère petite fille, en était béat d’admiration. Lorsque la demoiselle eut terminé, elle fut abondamment applaudie par l’assistance, Wilhelm le premier. Hanna Bertha Rosenberg se contenta de taper dans ses mains de manière polie et discrète. Elle avait été invitée car elle était la meilleure amie – la seule en fait – de Johanna.
Puis, la séance pianistique achevée, un goûter fut servi dans le salon bleu. Pour cette occasion, mademoiselle von Möll avait revêtu non pas ses habituelles tenues en coton blanc, mais une jolie robe d’hiver couleur lie de vin, toute bordée de chinchilla, resserrée à la taille par une ceinture de velours noir. Le tout donnait une allure de princesse à Johanna. Quant à Hanna Bertha, toujours aussi potelée, elle avait passé une robe parme comportant des imprimés sur le col et sur la jupe, des lys stylisés très Art Nouveau, en broderie noire. 
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Après le goûter, ces demoiselles montèrent dans la nursery et jouèrent au papa et à la maman. Pour cela, elles disposaient d’une immense maison de poupées avec de magnifiques meubles miniatures en bois ainsi que tout un assortiment de porcelaines fines, d’un trousseau au complet et de poupées de cire fort coûteuses. 
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Tandis que les fillettes s’en donnaient à cœur joie, Otto, dans une chambre au-dessus de la nursery, âgé de douze ans, ne perdait pas son temps avec de telles puérilités. Au lieu de profiter pleinement de ses jours de congé, de prendre l’air, il se délectait à la lecture d’ouvrages de mathématiques. Il avait emprunté les livres à son grand-père.
Mais, pour jouer au papa et à la maman, les fillettes avaient besoin d’un garçon. Alors, Johanna vint trouver Otto, accompagnée de son amie et lui ordonna de venir en bas jouer avec elles deux.
- Mais je suis occupé, murmura le pré-adolescent.
- A quoi ? Ah ! je vois. Encore tes lectures stupides, proféra sa cousine avec le plus grand mépris.
- L’algèbre n’est pas une stupidité, rétorqua Otto.
- Pff ! A quoi cela va-t-il te servir d’être fort en math puisque c’est moi qui hériterai du château ?
- Justement. J’aurai une belle situation…
- Allez, viens. Nous avons besoin de toi…
Les deux fillettes se firent si pressantes que le fils de Waldemar finit par céder.
Après une heure, les enfants se lassèrent et choisirent de monter leurs poneys dans le jardin. En effet, le temps était froid mais le ciel bleu.
Johanna entraîna son monde jusqu’aux écuries, attela son petit cheval et montra à Hanna Bertha comment s’y prendre.
- Tiens. Prends celui-ci, il est très doux. Vois comment je fais…
En ronchonnant, Otto imita sa cousine et l’amie de celle-ci.
Une fois sortis de l’écurie, les enfants entamèrent le tour du jardin. Mais comme cela ne suffisait pas à mademoiselle von Möll, cette dernière lança un défi.
- On va faire une course dans le parc. Le premier qui revient ici aura droit à une grosse part de gâteau au citron.
- Euh… je ne sais pas très bien monter à cheval, commença Hanna Bertha.
- Alors, tu vas perdre la course. Mais toi, Otto, qu’en dis-tu ? Montre-moi que tu n’es pas une poule mouillée !
- Rien que pour te faire taire, je relève le défi.
Les trois enfants se lancèrent dans la course avec plus ou moins de bonheur. Les poneys, éperonnés, accélérèrent leur allure.
Mais le jeu tourna mal brusquement.
Une main criminelle avait tendu une fine cordelette quasiment invisible au milieu d’une allée cavalière traversant le parc du château.
L’accident, inévitable, survint. Johanna, qui menait la course en tête, fut brutalement désarçonnée. Elle chuta violemment sur l’allée sablée et perdit connaissance.
- Aïe ! s’écria Otto. Il faut faire quelque chose… chercher du secours.
- Vas-y toi, tu es meilleur cavalier que moi, dit Hanna Bertha. Je reste auprès de Johanna. 
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- Tu as raison. Je me dépêche.
Dans le château, une fois la maisonnée informée de l’accident, Magda paniqua tandis que Wilhelm, furieux, se hâtait de porter secours à sa chère petite.
Rapidement, le fils aîné de Rodolphe se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’un attentat criminel.
Tandis que le médecin, prévenu par téléphone, arrivait, Wilhelm alerta la police impériale de l’incident qui venait de se produire.
Le brigadier Fritz Grass qui représentait l’autorité, prit en notes les témoignages d’Otto, de Hanna Bertha et de Wilhelm.
A l’étage, Magda sanglotait.
- Ma petite fille… ma petite Johanna…
- Mademoiselle s’en tire bien, lui répondit le médecin. Elle n’a qu’une jambe cassée. Je vais la plâtrer. Dans deux mois, elle sera debout…
- En êtes-vous certain ?
- Mais oui, vous pouvez avoir confiance en moi depuis le temps…
Pendant cet échange, le brigadier Grass menait son enquête. Xénophobe, il conclut un peu trop rapidement que le crime n’avait pu être commis que par l’un des étrangers qui séjournaient actuellement à Ravensburg.
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 Il fit part de son raisonnement au baron von Möll mais celui-ci doutait de la justesse d’une telle conclusion.
- Monsieur le baron, vous verrez que j’ai raison.
Moins d’une heure plus tard, Fritz, qui s’était rendu à l’auberge de la petite ville, arrêta deux suspects. L’un était de nationalité française et répondait au nom d’Arthur de Mirecourt, l’autre disait habiter habituellement à Berlin et être en vacances dans la région.
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Arthur reconnut assez vite qu’il comptait s’installer dans les environs, ayant pris goût à la vie à la campagne. Il désirait acheter un pavillon qui n’était qu’à cinq kilomètres de la propriété des von Möll.
Lorsque Grass apprit la nationalité et la profession d’Arthur, il fut certain de sa culpabilité. Pour lui, tous les Français n’étaient que des espions, des anarchistes sans foi ni loi, des terroristes qui n’hésitaient pas à commettre le pire.
Amené menotté au château, Arthur fut cependant vite disculpé du forfait. Rodolphe et Cécile se portèrent garants du jeune homme.
- Monsieur de Mirecourt est innocent, insista le baron.
- Comment pouvez-vous affirmer cela ?
- Mais c’est plus qu’évident, brigadier. Tout d’abord, je le connais. Ce jeune homme est un ami.
- Depuis longtemps ?
- Oh ! depuis près d’un an… Il nous rend visite assez souvent…
- Oui, c’est exact, confirma Arthur.
- Il n’a jamais montré le moindre signe d’hostilité envers nous et toute notre famille.
- Quant à moi, avoua Cécile, il m’arrive de prendre le thé avec monsieur et de sortir les samedis après-midi avec lui. Nous nous promenons dans les rues, parcourant le mail…
A ces mots, la jeune fille n’avait pu s’empêcher de rougir.
« Hum… Une amourette, je me suis embourbé », pensait le brigadier Grass.
Il fallait rattraper le coup. Le policier, devant les soutiens de presque tous les membres de la famille von Möll, sauf de la part de Wilhelm qui haïssait tout ce qui venait de France, relâcha donc le sieur Arthur de Mirecourt.
Toutefois, il prit la décision de garder un œil sur le jeune homme. Mais il lui restait le deuxième individu, l’authentique Allemand, le Berlinois qui répondait au nom de Friedrich Schmidt…
L’homme était âgé d’une quarantaine d’années. Blond, d’une taille élevée, doté de magnifiques yeux gris, il s’exprimait dans un allemand châtié, d’une pureté toute littéraire. Interrogé par le brigadier, il dit d’une voix dure qu’il refusait de subir un tel outrage, que la police portait atteinte à sa dignité d’honnête homme et ainsi de suite.
- Pourquoi donc voulez-vous que j’aie commis une telle agression ? je ne connais pas ces gens qui vivent dans cette propriété… à l’heure du crime, je pêchais tranquillement au bord du lac. La preuve ? les goujons que j’avais dans mon panier d’osier. Ces goujons, les voici, d’ailleurs !
- Je n’en crois pas un mot, monsieur Schmidt, lança durement Grass. Vous avez pu acheter les poissons au marché. Je vais vous confronter avec les trois témoins que voici.
Effectivement, trois hommes, des paysans, qui s’en revenaient de la glandée, avaient entraperçus un individu en train d’escalader le mur du château des von Möll. Apparemment, il sortait de la propriété.
- Oui, fit un ouvrier agricole… C’est ben lui…
- En tout cas, ça lui ressemble… un homme de haute taille… 
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- Blond, renchérit le troisième, un rude brassier qui n’avait plus très bonne vue et dont le menton était envahi par des poils gris et rêches.
- Bon… Monsieur, faites excuse, mais je vous amène chez les von Möll pour voir si, là-bas, on vous identifie.
- Je me refuse à vous suivre !
- Vous n’êtes pas en droit de vous y opposer. Si vous résistez, on vous assomme et on vous conduit malgré tout devant monsieur le baron. Compris ?
- Compris.
Une fois chez les von Möll, la domesticité reconnut formellement l’individu qui disait se nommer Schmidt.
- Oui, il rôdait souvent dans le petit bois, affirma un palefrenier.
-Toujours vêtu comme un milord, insista la camériste.
- Avec une canne à pêche, jeta le valet de chambre de Rodolphe.
- Moi, je ne suis pas d’accord, lança le nouveau majordome, un dénommé Hans. Je n’ai jamais vu cet homme.
- Tout comme moi, dit la cuisinière.
Et ainsi de suite.
Il fallait trancher. Fritz Grass sollicita du baron von Möll une confrontation avec le nouveau suspect.
- Oui, je veux voir cet individu. J’espère que, cette fois-ci, vous n’aurez pas commis d’erreur, brigadier, proféra Rodolphe d’un ton moqueur.
Mais, à la vue de Friedrich Schmidt, le baron se troubla. Bien, sûr, il ne connaissait pas le suspect. Or, pourtant, quelque chose dans son visage lui rappelait quelqu’un.
L’entrevue ne menant à rien, Grass, qui ruminait, dut relâcher le Berlinois. Après tout, le touriste était peut-être amateur de curiosités qui, passant outre les droits de propriété privée, avait tout simplement escaladé les murs du château afin de visiter les lieux…
- Monsieur, vous êtes libre, fit Fritz de mauvaise grâce. Vous restez à la disposition de la police, toutefois. Je garde votre passeport.
- Je comprends tout à fait, brigadier. Mais je n’ai rien à me reprocher tout comme la police. Alors, dépêchez-vous de trouver le véritable coupable… sans doute une farce qui aura mal tourné.
Tandis que Fritz Grass, grommelant et tout penaud se retirait, Friedrich Schmidt voulut en faire autant.
- Un instant, Herr Schmidt, murmura Rodolphe, le front soucieux. Je ne veux pas que vous nous quittiez ainsi sur une mauvaise impression…
- Cela ne fait rien, monsieur le baron…
- Veuillez excuser notre attitude méfiante… mais vous comprendrez lorsque je vous aurai fourni des explications…
- Vous ne me les devez pas, monsieur von Möll…
- Ce n’est pas la première fois que des incidents fâcheux se produisent ici, au château ou à Ravensburg, voyez-vous. Notre famille a eu plus que son compte de malheurs et de morts soudaines…
- Vous m’en voyez navré.
- Mais ne parlons plus de cela, du passé. Acceptez le verre de l’amitié. Ne me refusez pas, vous me fâcheriez…
- Bien volontiers, monsieur le baron.
Ce fut ainsi que Rodolphe entraîna son hôte improvisé dans le fumoir afin de lui offrir un verre de bourbon.
Friedrich ne put qu’accepter.
- Cuvée 1892, n’est-ce pas ?
- Tout à fait, répondit le baron. Vous êtes un connaisseur à ce que je vois…
- Pas autant que vous pouvez le croire…
Toujours préoccupé, Rodolphe osa enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres.
- Monsieur Schmidt, qui êtes-vous réellement ? Certes, je ne vous ai jamais vu mais… vous me rappelez étrangement mon ami le duc Friedrich von Hauerstadt,
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 un richissime propriétaire et actionnaire bavarois. Ne seriez-vous pas apparenté avec lui ? Un cousin éloigné par exemple puisque vous vivez à Berlin ?
A ces mots, l’énigmatique personnage sourit tout en gardant le silence durant trois longues minutes… cependant, Rodolphe se fit pressant.
- Je sais que je me montre importun, monsieur Schmidt. Pourtant, la ressemblance existe. Elle est indéniable. Non, vous n’êtes pas le duc Friedrich, mais alors ? Son frère peut-être ? toutefois, à ma connaissance, il…
- … N’en a pas, jeta l’énigmatique individu. Le duc Friedrich est fils unique, monsieur von Möll.
- Comment le savez-vous ?
- Oh ! je suis bien placé pour connaître toute la généalogie des von Hauerstadt ! Vous méritez la vérité, aussi incroyable soit-elle.
- Comment cela ?
- J’ai un secret, monsieur von Möll. Un lourd secret. Mais vous avez un esprit ouvert, scientifique même. Toutefois, avez-vous assez le mépris de la logique cartésienne pour accepter ce que je vais vous avouer ?
- Euh… jetez-vous à l’eau, monsieur Schmidt. Plus rien ne m’étonne depuis quarante ans.
-Ah ! vous n’avez pas idée combien je comprends le sens de votre remarque. Ecoutez-moi attentivement. Vous êtes en relation avec votre arrière-arrière-petit-fils, Stephen Möll, le chercheur en physique quantique appliquée, qui vit en Californie à la fin de ce siècle…
-Ah ! Ainsi, nous en venons au cœur du problème… vous savez mon secret… Vous connaissez Stephen.
- Oui, c’est vrai, je connais Stephen. Mais il ne s’agit pas du même que le vôtre… attendez, ne froncez pas les sourcils et ne me regardez pas comme si j’avais perdu la raison. Je vais m’expliquer. Vous êtes en contact avec le Stephen originaire de l’année 1993… mais moi, c’est avec celui qui vit en 1995 que j’ai affaire. Je ne suis ni son ennemi ni le vôtre, monsieur le baron, je vous le jure.
- Prouvez-le moi.
- Vous avez en possession une certaine photographie sur laquelle figure votre petit-fils Otto, mais un Otto âgé d’une cinquantaine d’années… à ses côtés, se tient un homme de grande taille, les cheveux blonds. Au dos de ce document, y sont portés les noms des amis d’Otto. Or, il y a écrit concernant cet individu l’identité suivante : Franz von Hauertstadt…
- Le mystérieux Franz, l’ami de mon petit-fils…
- Oui, le petit-fils du duc Friedrich et le fils de Karl von Hauerstadt… Je suis né en 1918… et, actuellement, je viens de l’année 1959…
- Euh… Comment vous croire ? Stephen est le premier dans l’histoire de la science à avoir mis au point une machine capable de se déplacer dans le temps.
- Hum… en fait, Stephen Möll a bénéficié à la fois des papiers de son grand-père, de l’aide de Michaël, l’agent temporel, mais également de mes propres calculs… oui, c’est bien moi qui, le premier, suis parvenu à finaliser les équations terriblement complexes du déplacement dans le temps, à dessiner les plans d’un module, un translateur, et même, à construire un tel engin…
Franz, le visage sombre, marqua une pause puis reprit avec un soupir. Le baron von Möll l’écoutait avec la plus grande attention tout en ne le quittant pas des yeux afin de comprendre ce qui pouvait motiver un homme de cette valeur.
- Stephen ne s’en serait jamais sorti tout seul dans la mise au point du translateur. Pour deux raisons. La première est fort prosaïque. Le manque de financement. L’Américain a rencontré de grandes difficultés financières, sa famille étant ruinée. Il n’est parvenu à atteindre ses objectifs que par son obstination.
- Cela je m’en doutais. Mais la deuxième raison ? fit Rodolphe.
- Ses calculs.
- Ah ? Qu’entendez-vous par là ?
- La mise au point du translateur nécessitait une autre approche de la théorie des champs unifiés, de l’intrication quantique… or, votre descendant n’est pas allé jusqu’au bout de son raisonnement. Il s’est montré timoré.
- Voulez-vous dire que ses calculs étaient faux ?
- Non, tout de même pas, mais les ultimes équations manquaient. Cependant, moi, j’y suis parvenu alors que je ne suis pas un génie, loin de là.
- Je comprends ce que vous entendez, monsieur. J’ai moi-même pu constater que Stephen manquait de sérieux. Mais vous êtes venu ici, vous vous êtes déplacé dans le passé… pourquoi ?
- Dois-je vraiment vous répondre ?
- Allez ! Puisque vous en êtes aux aveux, ne me celez rien. Faites preuve d’honnêteté. C’est vous qui avez attenté à la vie de Johanna ?  Quel but poursuivez-vous ?
- Vous avez fini par comprendre et eu le courage de m’accuser ouvertement. C’est bien. En effet, je l’avoue, j’ai osé envisager la mort de votre petite-fille… je suis passé à l’action. Je ne m’en cache pas. Toutefois, j’ai une excuse et elle est de taille !
- Expliquez-vous.
- Johanna est l’un des premiers maillons d’une chaîne de faits et d’événements. Ces derniers déclencheront la Troisième Guerre mondiale. Elle éclatera le 14 octobre 1993.
- Seigneur Dieu ! Comment savez-vous cela ? s’exclama Rodolphe tout retourné. Suis-je sot ! Michaël, bien évidemment… vous en a informé.
- Exactement. Le dernier maillon se nomme Johann van der Zelden. Or, il n’est autre que le petit-fils de Johanna. Financier richissime et sans scrupules, il spécule à la fois dans le passé et dans le futur afin d’accroître encore si possible son immense fortune dont il en ignore sûrement le montant précis. Il ne désire qu’une seule et unique chose. L’annihilation totale de la race humaine.
- Mais… pourquoi ? C’est de la démence !
- Oui, tout à fait. Mais l’Ennemi est poussé par le Commandeur Suprême, le véritable adversaire de l’agent temporel, son supérieur. Le Commandeur du Temps. Il veut précipiter la venue sur Terre de l’Homo Spiritus, et ce, au prix du suicide collectif de l’humanité précédente.
- Mais qu’est précisément ce Commandeur ?
- Je ne le sais pas vraiment. Ses origines demeurent floues. Disons qu’il s’agit d’une entité dont la création a échappé à ses concepteurs. Les Stephen et Michaël que vous avez déjà rencontrés ne savent pas encore qui est leur véritable ennemi. Mais ils vont finir par le découvrir. Ainsi, tous deux, ceux de 1995, tentent d’empêcher ce qui doit advenir, cet holocauste nucléaire… Mais ils s’attaquent à la Mort même… votre arrière-petit-fils, avec des moyens somme toute archaïques, prenant les choses à la légère, ne comprenant pas la nature exacte du défi auquel il est confronté, a choisi d’effacer dans le néant du jamais survenu, une harmonique parallèle jamais concrétisée, la guerre de 1914. Or, Michaël, quant à lui, ne poursuit pas le même but. Il veut faire perdurer jusqu’au mitan du XXIe siècle l’Homo Sapiens… quant à moi …
- Euh… Attendez… s’écria le baron en bégayant presque. Vous avez parlé de la guerre de 1914 !
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 Cela signifie que ce n’est que dans deux ans et demi environ qu’elle éclatera… Himmelgott ! L’Homme est véritablement frappé de démence. Dites-moi, sera-t-elle aussi terrible que les photographies que j’ai pu voir naguère me l’ont fait envisager ? L’Allemagne, notre patrie à tous deux, que deviendra-t-elle ?
- Monsieur le baron, à quoi bon vous en dire davantage ?  Répondre à vos deux questions serait vous plonger dans le désespoir… vous vous en doutez déjà… Mon père y a laissé sa santé… une guerre qui s’est éternisée, qui a duré quatre longues, trop longues années… Plus de 9 millions de morts… des régions entières dévastées et ruinées, des paysages lunaires, des champs devenus de gigantesques cimetières… l’Artois, la Champagne, la Somme, Verdun, le Chemin des Dames…
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 des noms qui claquent tels des drapeaux sanglants sous le vent de l’Histoire…
- Euh… des noms français… Vous m’épargnez, monsieur en ne nommant pas les régions allemandes…
- Ce n’était pas dans mes intentions… vous savez, moi, je me montre assez humble… J’ai compris que je n’étais pas de taille à empêcher cette folie, cette horreur. Je n’ai pas la foi qui soulève les montagnes… je ne suis pas assez pur…
- Pourquoi ? hasarda le baron.
- C’est si difficile à reconnaître ses fautes… voyez-vous, j’ai encore en mémoire, et je les aurai toujours, pour ma damnation, les plaintes et les cris des blessés, des mourants que nous n’achevions pas, le sifflement des balles, le grondement des canons, les traits lumineux des orgues de Staline, les hurlements des sirènes des Stukas,
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 les mitraillades des civils fuyant sous le feu des avions ennemis, en l’occurrence nous, les Allemands, les bombes qui explosent sur les cités innocentes bombardées encore et encore, de nuit, de jour, toujours, Coventry,
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 Londres, Dunkerque… Dresde… et puis, et surtout, des enfants aux yeux vides, derrière des barbelés, des petits êtres muets qui crient pourtant des reproches, des accusations… « pourquoi ? pourquoi tout ce mal, cette souffrance…en quoi sommes-nous coupables ? »… Enfin… ces corps, tous ces corps nus et décharnés qui n’ont plus apparence humaine, qui sont chosifiés… 
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- Que… que me dites-vous là ?
- Oh ! je n’y ai pas participé directement… mais je suis autant coupable que les autres… davantage peut-être… j’ai laissé faire, j’ai soutenu mes chefs… je me refusais à voir l’évidence d’une logique meurtrière implacable… une philosophie ignoble, inepte, qui détruisait tout ce qui était grand, noble et admirable chez l’homme… oui… c’est pour oublier ce qui ne peut l’être, cette Seconde Guerre mondiale à laquelle j’ai participé, que je veux éliminer Johanna… non pas par vengeance… madame van der Zelden sera à la source d’une tragédie plus abominable encore que celle que je viens de vous décrire… elle disparue plus tôt que ce que les tablettes de l’Histoire ont conservé, je supprime les grands trusts financiers des années 1980, qui règnent sans partage sur un monde poussé au suicide, l’Empire Athanocrassos dont héritera Johann van der Zelden, catalyseur de la Troisième Guerre mondiale… votre arrière-petit-fils démoniaque a fait alliance et avec le dollar et avec le mal. Mariage antinomique entre la technologie issue d’un futur lointain et le veau d’or. Johann instrument consentant et non aveugle du Commandeur Suprême, du Néant…
- Monsieur von Hauerstadt, vous évoquez la nécessité de tuer Johanna qui n’est qu’une enfant de onze ans, et vous vous exprimez comme si vous aviez mille ans… vous incarnez le désespoir le plus absolu…
- Je suis amer, je suis revenu de tout, mais je lutte encore contre le fatum, la pulsion de mort, contre moi-même. Ecoutez ces vers de Gérard de Nerval… Vous comprenez le français assez bien, je crois… 
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Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie…
- Oui, et alors ? fit Rodolphe.
- Oui, je suis le Veuf, ce Veuf de l’Humanité. Je ne parviens pas à me consoler de l’inconscience, de la cruauté, de la folie de mes frères humains…
- Vous ne pouvez prendre sur vos épaules tout le fardeau des fautes de vos semblables…
- Monsieur le baron, je savais que vous aviez l’esprit encombré par des principes que je juge désuets… vous appartenez encore à ce XIXe siècle qui s’est voulu positiviste… Vous avez cru au progrès de la science… mais cette dernière n’a conduit l’Humanité qu’à l’inconséquence… le mental n’a pas suivi la technologie. La conscience s’est mise en berne.
- Je ne le sais que trop bien, objecta Rodolphe.
- Hum… parce que l’âge est venu… parce que vous avez croisé la route de Stephen et de Michaël… moi, pour sauver des millions, des milliards de vies, je sacrifierais la mienne, sans hésitation, et tant pis si, pour parvenir à ce but, je devrais aussi tuer des milliers de mes semblables. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », dit un proverbe français… sachez que mon âme, ma conscience souffriront lorsque je condamnerai à mort des êtres néfastes à la pérennité de l’espèce humaine.
- Certes, mais Johanna n’a que onze ans, insista Rodolphe d’une voix sourde. 
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- Un jour, elle en aura trente… la pluie qui tombe en ce moment sur votre parc sera transformée en pluie de sang.
- Qu’aura-t-elle donc fait ?
- Votre si douce et si égoïste petite Johanna enverra tout simplement des dizaines et des dizaines de ses compatriotes dans des camps d’internement, les premiers camps de concentration du pays. Elle condamnera également Hanna Bertha, pour l’heure sa meilleure amie, à une mort indigne, inhumaine, mais aussi toute sa famille… elle ira jusqu’à assassiner, par le poison, son bon oncle Waldemar.
- Quoi ? Rugit le baron. En êtes-vous si sûr ?
- Hélas, ces accusations sont terribles mais justifiées. Je n’ai pas achevé cette triste liste… elle dénoncera sans le moindre scrupule le facteur de votre petite ville si quiète, si paisible, le directeur de l’auberge, les demoiselles Hallsberg, le docteur Blomberg, et ainsi de suite… aux policiers noirs, à la Mort Noire…
- Ce n’est pas possible… Vous voulez m’effrayer…
- Je ne dis que la stricte vérité. Je tiens tout cela de Michaël, naturellement… mais aussi de mes pérégrinations dans les années sombres de notre patrie commune. Avant d’agir, j’ai voulu me rendre compte par moi-même de la nocivité de Johanna van der Zelden. Alors, en la supprimant, je n’accomplis qu’un acte de charité de chrétienne… de salubrité publique si vous n’êtes pas croyant…
- Mais vous, l’êtes-vous encore ?
- Ce serait si simple, si réconfortant… je vous demande de réfléchir, monsieur von Möll… vous ne me verrez plus… je ne viendrai plus attenter personnellement aux jours de votre petite-fille. Je vous le promets…
- Cependant, je sens comme une restriction dans le ton de votre voix.
- Oui, en effet… Ce serment n’est valable que tant que Johanna sera une enfant sans défense… je ne reviendrai à l’attaque que lorsqu’elle aura atteint l’âge adulte… en espérant que mes hommes feront de même…
- Ah ? Vous avez donc une équipe de sbires ?
- Ne les appelez pas ainsi… ils valent mieux, bien mieux… Wladimir, Nikita, William…
- Admettons…
- Je vous le demande : la vie de Johanna vaut-elle davantage que celle de Waldemar ?
- Un cruel dilemme. Vous me demandez de choisir entre mon fils préféré et ma petite-fille encore en devenir… or, pour moi, l’avenir n’est écrit nulle part. Vous pouvez changer cela sans en venir au meurtre.
- Je suis sincèrement désolé, Rodolphe von Möll. Il n’y a pas d’autre solution. Johanna ne doit pas avoir de descendance, de fils… lorsque les jours de votre puîné seront en danger, votre petite-fille sera alors devenue trop puissante et l’époque trop risquée pour que moi et mes hommes nous nous y hasardions… Toutefois, s’il n’y a pas le choix, je tenterai quelque chose.
- Pourquoi ne pas l’atteindre plus tard, dans les années 1950 ?
- Son fils sera né… tous mes efforts seraient inutiles, le mal serait fait… éliminer Richard serait un crime… Richard, un être triste, faible et tout à fait innocent…
- Alors, vous préférez le renvoyer dans les limbes…
- Vous jugez cela cruel… Pourtant, c’est ce qui pourrait lui arriver de mieux…
- J’en reviens à ma question de tantôt. Vous pourriez vous attaquer à Johanna en 1959, l’année dont vous êtes originaire.
- Impossible…
- Pourquoi ?
- Johanna sera morte de maladie depuis vingt-cinq années déjà…
- Elle mourra donc jeune…
- De phtisie… je dois la supprimer avant 1927… disons au plus tard en 1925.
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 Ensuite, elle aura fait alliance avec un dénommé Gustav Zimmermann, un scorpion mâtiné de cobra noir, croyez-moi, j’en sais quelque chose, mais aussi avec tous les envoyés du Commandeur Suprême, qu’ils viennent de l’Antiquité la plus éloignée jusqu’à un futur invraisemblable à nos yeux d’humains du XXe siècle. Son pouvoir de nuisance sera tel que moi, oui, moi, Franz, je ne serai pas même un grain de poussière, un atome livré à lui-même face à ce roc.
- Avez-vous essayé de l’enlever sans devoir la tuer, l’exécuter, au moins ?
- Non, pas encore… la kidnapper et l’enfermer quelque part dans le temps, dans une bulle isolée… mais le Commandeur Suprême le saura et viendra à la rescousse…
- Peut-être pas…
- Un défi ? J’aime les défis, réaliser ce qui paraît impossible… or, dans le temps normal, dans cette piste temporelle, j’ai échoué, ou, du moins, j’échouerai… le cours de l’histoire n’a pas été modifié… mais je me dois de tenter le coup… Votre suggestion est séduisante… si je ne fais rien, la peste brune s’abattra sur l’Europe tout entière comme elle s’est abattue sur mon propre passé.
- Oui, je comprends. Ce n’est pas seulement la Troisième Guerre mondiale que vous voulez éviter, c’est aussi et surtout la Seconde Guerre mondiale que vous voulez gommer des archives.
- Une descente aux enfers personnelle. Je suis conscient que si je réussis, je m’efface moi-même, ou je deviens autre, mais j’en accepte le risque… le paradoxe du grand-père et du petit-fils… pour quelqu’un qui ne manie pas très bien les implications de l’intrication quantique. Sachez également, monsieur le baron que votre petit-fils Otto est prêt à partager ce même risque. Il accepte cette éventualité avec un sang-froid que j’admire. Il me soutient sans réserve dans mes projets… lui y perdrait deux fils, des petits-enfants…
- Et vous ?
- Une valeureuse épouse, courageuse, pleine d’amour… des enfants… Cinq… des jumelles splendides, Sylviane et Liliane… notamment…
- Ainsi vous êtes père… et mari comblé…
- Jamais je n’aurais rencontré Elisabeth s’il n’y avait eu la guerre.
- Or, vous êtes prêt à perdre tout cela, ce bonheur…
- Au nom d’une éthique morale dont j’ai placé la barre très haut.
- Qu’est-ce que la peste brune ? questionna Rodolphe comprenant qu’il avait tout de même influencé Franz von Hauerstadt.
- Le régime et les partisans du National -Socialisme dont le chef, le leader sera un certain Adolf Hitler. 
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Un silence se fit, un silence pesant, empli d’émotion.
- Pardonnez-moi, monsieur von Möll, articula Franz, tentant de se reprendre. Il se fait tard, je dois me retirer… la nuit tombe déjà et l’on doit s’inquiéter là d’où je viens. Méditez mes paroles…
- Faites de même…
- Adieu, Rodolphe, vous permettez que je vous appelle Rodolphe, non ? lorsque vous reverrez Stephen ou Michaël… dites-leur… ou plutôt non… ne leur dites rien… ils sauront toujours ma venue lorsque ce sera l’heure…
Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie.
Ma seule Etoile est morte, et mon luth constellé
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Porte le Soleil noir de la Mélancolie. 
En un geste de réflexe empli d’empathie, Rodolphe voulut alors retenir cet homme qui incarnait le Désespoir le plus total. Mais le duc von Hauerstadt était déjà bien trop loin de lui, de tout… le déplacé du temps s’enfonçait dans le brouillard naissant. Il disparut dans la brume comme si tout ce qui s’était passé ces dernières heures n’avait été qu’un mauvais rêve.

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