dimanche 20 janvier 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle : troisième partie : Nouvelle Révolution française chapitre 21 1ere partie.



Chapitre 21 

Avertissement : ce chapitre comporte une scène réservée à un public averti.
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Le maréchal de Richelieu refusait son âge. Tel un jeune homme de bonne famille, il avait aménagé une confortable garçonnière en bas de la rue du Coq, dans un pavillon discret entouré d’un grand parc. Là, il y avait fait  mille folies, à l’abri des jugements de la Cour de Versailles et, surtout, loin des regards sévères et désapprobateurs de Louis XVI, ce gros lourdaud qui ne goûtait point la présence du vieillard priapique. Le petit homme, ce gnome tout ridé, lui rappelait trop les frasques de son grand-père, et la dernière favorite en titre, la comtesse du Barry. 
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Cet après-midi-là, une journée de mars humide et venteuse, le maréchal, fort disert, comme à l’accoutumée, recevait Ti, son fournisseur patenté depuis peu en pharmacopée fantaisiste et aphrodisiaque. L’Asiatique avait été accueilli comme s’il était le défunt Louis XV lui-même.
Après les salamalecs d’usage, Ti avait étalé devant le bonhomme tout un assortiment de produits hétéroclites: des boîtes à pilules contenant diverses poudres et herbes séchées d’un aspect peu avenant, des cantharides, des cornes de licornes réduites presque en poussière, censées reculer l’heure fatidique, du ginseng, de la gelée royale, de l’ambre, du musc provenant de glandes d’éléphants, en fait, de la semence asséchée d’un quelconque animal, taureau ou bouc, le tout mélangé à de la bave d’escargot, et conservé soigneusement dans une fiole minuscule, ciselée avec le plus grand art. Il faut rajouter à ces médecines de l’huile de pavot mêlée à de la rosée et des poils de chauve-souris, sans oublier, bien sûr, quelques écailles de merlus pour faire bonne mesure, toute cette mixture nauséabonde pilée, enrobée dans des toiles collantes d’araignées industrieuses. Tant pis s’il y restait quelques mouches!
Ces produits puaient le décomposé et le moisi à une lieue mais avaient l’heur de plaire à ce satyre en rut de Richelieu.
- Prince, ricana le maréchal de sa voix de crécelle après réception et vérification des médicaments, venez donc jeter un coup d’œil à mes appartements privés. Vous aussi vous aimerez y séjourner de longues heures et vous complaire dans l’observation de quelques objets ravissants. Ah! Mais hélas, il est loin le temps de mes soupers adamiques!
Une petite explication s’impose. Le libidineux vieillard croyait fermement que Ti, le bras droit dévoué de Sun Wu pour mémoire, était un prince thaï en exil dans notre Occident. Le noble personnage avait été chassé de sa contrée exotique pour avoir engrossé la huitième concubine de son souverain. Tel était le conte qu’avait fait courir le chef du Dragon de Jade dans tout Paris, mettant son féal en position délicate. Ti n’avait pu qu’accepter cette fable qui servait on ne peu mieux le complot ourdi par Fu.
- Seigneur maréchal, vous me faites saliver…mais qu’est-ce donc un souper adamique? 
- Hem! Aucune oreille sottement prude alentour. C’était du temps de ma presque jeunesse. Des soupers en tenue d’Adam. Il s’en est tenu en ce lieu des centaines. Les dames bien nées n’étaient point si farouches alors. Elles ne dédaignaient pas apparaître aussi peu vêtues que notre mère à tous. Mais hâtez-vous… c’est derrière ce couloir. Voyez, la porte dissimulée par cette antique tapisserie d’Aubusson…
Ladite tapisserie figurait Europe, échevelée et nue enlevée par Jupiter métamorphosé en taureau. 
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Tenant un candélabre à la main, Richelieu entra le premier dans un cabinet particulier. S’y trouvaient des vaisseliers emplis de porcelaines, de vases, de boîtes à musiques, des crédences où s’accumulaient diverses statuettes et des pastels avec des dessins fort explicites.
D’une main qui tremblait un peu tant le vieillard était ému, le duc octogénaire sortit une minuscule clé de la poche de son pourpoint et ouvrit l’armoire vitrée immédiatement à sa droite. Le meuble contenait des statuettes érotiques. Des jeunes filles, des tendrons se faisaient forcer alors qu’elles lavaient leurs parties intimes dans des bidets miniatures. D’autres encore acceptaient de bonne grâce les hommages du dieu Pan, un dieu faunique qui montrait sur sa face rubiconde toute la satisfaction bestiale d’un désir brutal assouvi. Les pièces les plus précieuses consistaient en des gravures montrant des accouplements de jeunes gens, des adolescentes pubères et des garçons graciles à la taille étroite avec un réalisme où toute pudeur était absente.
- Qu’en dites-vous, prince? Ma collection vous émoustille, n’est-ce pas?
- Vous avez dû débourser une fortune dans ces fort lestes représentations d’un acte somme toute naturel.
- Point du tout.
- Mais ce réduit? Que cache-t-il de si précieux et de si inconvenant?
- Il s’agit de ma salle de bains. Entrez.
Le coquet réduit était tout tendu de soie bleue et verte. Une baignoire en forme de sexe féminin et non de sabot ou de cuve en occupait le centre. Au fond de la baignoire, se tenait une sirène empaillée à la poitrine plus que généreuse. Sur une tablette en ivoire étaient déposés quatre ou cinq livres reliés de cuir brun ou rouge sans titre sur les tranches.
Ti ouvrit un ouvrage au hasard. Là, nul besoin de texte, les illustrations de pleine page parlant d’elles-mêmes. Encore des tendrons en train de faire trempette, un mignon pied rose dans un bidet, la chemise relevée fort haut, les seins parfaitement visibles à travers le fin tissu transparent. Certaines de ces très jeunes filles soulageaient impudiquement leur vessie. D’autres plus mutines, plus libertines et moins farouches admiraient les sexes dressés peints avec réalisme de véritables hercules.
Sur d’autres pages, il y avait encore d’innombrables blondes évaporées, les cheveux relevés au-dessus de la nuque, tombant en pâmoison tandis que des mâles en rut les comblaient par-devant ou par derrière. 
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En retrait, comme oublié dans un coin, un bidet orné de faunes à l’œil égrillard servait à rendre concrètes certaines scènes. Ti s’en approcha avec circonspection. La cuvette contenait des godemichés et autres objets érotiques recherchés par les deux sexes. 
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- Alors, mon jardin secret vous agrée-t-il? Chaque fois que j’entre ici, je sens courir un sang nouveau dans mes veines.
- Certes. Mais qu’en est-t-il de ces deux gravures de lanterne magique  que je vois là? Elles ne sont pas aussi innocentes qu’elles le paraissent…
- Décidément, vous avez l’œil, prince. Elles sont animées. Je les ai achetées en Bavière il y a quelques années déjà. Je les avais commandées. Pour qu’elles révèlent leur doux et chaud secret, il faut actionner ce mécanisme.
- Faites donc, seigneur maréchal.
- Avec joie!
Tressautant, le vieillard se rapprocha de l’objet en question et mit en marche l’appareil. La scène s’éclaira et prit vie. Deux jeunes filles se baignaient dans une grande cuve aux parois recouvertes d’un drap blanc. Elles étaient visiblement bien avinées avec leur teint presque cramoisi mais cela ne les empêchait pas de se gaver d’huîtres, mets réputé aphrodisiaque. Or, tandis qu’elles s’empiffraient, deux satyres aux sexes énormes les chevauchaient. Derrière ce groupe, Bacchus, le dieu du vin, chancelant et ivre lui aussi, se dévêtait, révélant sa chair pâle, dans l’intention évidente de participer au festin.
Le deuxième tableau allait encore plus loin dans le réalisme. Il dévoilait le portrait du duc de Richelieu lui-même. Il s’agissait d’une scène de genre mais authentique. Le maréchal, plus jeune, soixante ans tout au plus, passait un agréable moment avec trois filles déguisées en nonnes. Les trois grâces portaient cornettes et robes de bure. Mais leurs postérieurs dénudés s’animaient d’un mouvement de va-et-vient explicite et irrésistible. Une nouvelle manipulation du duc et Ti pu admirer Armand en pleine action, le sexe dressé glorieusement, pénétrant la première fausse sœur avec ardeur, l’œil voilé par le plaisir, puis accomplissant le même acte obscène sans retenue avec les deux autres prostituées.
- Ah! Soupira avec regret le gnome priapique. C’était le bon temps. Cette scène a été immortalisée il y a déjà une vingtaine d’années. En ces années 1760, je pouvais satisfaire trois à cinq montures en une nuit. Voici Mathilde, la rousse, autant qu’il m’en souvienne, Brindille, la brune, la plus maigre, je vous l’accorde, mais pas la moins experte dans les joutes de l’amour, et Firmaine la blonde toujours assoiffée par mon vit. Toutes trois, c’est triste à dire, ont fini dans le ruisseau. Après vingt-cinq ans, les filles d’opéra, les danseuses et les protégées des bordels sont gâtées. Si elles n’ont pas de galant attitré, elles sont perdues. Elles achèvent leur existence sordide dans la crapulerie la plus repoussante. Elles n’ont pas le choix, le vice les enlaidissant.
Intérieurement, Ti était choqué.
«  Cette ordure m’avoue cela sans aucun remords. Il n’a pas secouru ces pauvres filles. Il regrette simplement le fait de ne plus pouvoir satisfaire ses ardeurs défaillantes ».
Or, le factotum de Sun Wu n’était pas un candide en la matière. Son maître, du temps de sa splendeur, ne gérait-il pas une cinquantaine de maisons closes et autant de bordels un peu partout en Asie et en Europe?
Le Thaï parvint à ne pas afficher ses véritables pensées. Au contraire, il se fit encore plus obséquieux envers le maréchal.
- Seigneur duc, avec mon suc d’éléphant mélangé à de la poudre de licorne, vous retrouverez votre vigueur d’antan dans moins d’une semaine.
- Me le jurez-vous, Ti?
- J’en fais le serment sur le Bouddha!
- Dans ce cas, le dix-huit, vous serez à mes côtés. À cette date, j’organise une sauterie, sans façon. Quelques intimes partageront notre souper, Noailles, Bouillé, Rohan, Talleyrand, Vouillé, et… di Fabbrini.
- Volontiers, maréchal. Je vous remercie pour cette invitation. Puis-je y amener quelques connaissances? Des exilés tout comme moi, des Anglais et des Hongrois…
- Pourquoi pas? Ainsi, ils goûteront à l’hospitalité française.
- Où ce divertissement se déroulera-t-il?
- Dans ma maison de Versailles, à une demi-lieue du Palais. Honneur à la simplicité. Venez au débotté. Vos compagnons aussi. L’après-midi s’achèvera sous les auspices d’Eros après avoir débuté avec Thanatos.
- Euh… je ne comprends point.
- Je suis tenu de participer à la Grande Chasse de Sa Majesté, prince! Titre oblige…
Après avoir renouvelé sa promesse et ses assurances les plus sincères de dévouement, Ti se retira, le visage impassible. Il avait rempli avec succès une mission plus que délicate. Galeazzo serait satisfait et Sun Wu, son véritable suzerain aussi.

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Date indéterminée, cité de l’Agartha. Une fois de plus le sang avait été versé dans ce havre de paix théorique. La malheureuse victime avait vu ses jours abrégés par un lycanthrope. L’ovinoïde avait eu le tort de passer au moins dix fois par jour devant le perron de Sigur en bêlant son bonheur d’être enfin père. Le loup, exaspéré, s’était jeté tous ses crocs dehors sur Belâme et l’avait proprement saigné et égorgé. Réduit à la diète forcée par les terribles lois d’airain de l’Agartha, Sigur avait donc craqué. 
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Cher lecteur, vous allez nous objecter que Dan El n’aurait jamais dû accepter la présence de prédateurs dans Shangri-La. Un tel drame était inévitable. Mais notre jeune Ying Lung avait voulu tenter le pari de faire cohabiter des êtres pacifiques et d’autres qui l’étaient moins. Que voulait donc prouver notre démiurge? Que son Expérience ultime, si elle réussissait n’était qu’un prélude à un plus vaste Dessein final?
Pris ailleurs dans la Simulation, notre Dragon supérieur était accouru trop tard et n’avait pu éviter le meurtre de Belâme. Toutefois, il avait surpris le criminel en train de mordre avec délices dans la chair sanglante et chaude de l’ovinoïde.
À la vue du Juge, splendide dans son courroux, le loup s’était figé. Puis dans une maladroite tentative, il avait recraché le morceau sanguinolent, l’appétissante bouchée de viande tendre.
- J’avais faim d’une vraie nourriture, balbutia Sigur tout penaud et tremblant, la queue basse, le poil aplati et l’œil humide. Depuis trop longtemps je me privais… Pardon…
- Comparais devant le tribunal suprême, Sigur, ordonna le Ying Lung flamboyant mais triste. Dans ton cas, la sentence ne m’appartient pas. Tu n’es pas humain. Seule ton exécution m’échoit. 
La cour s’assembla promptement. Son verdict fut sans appel. Sigur était coupable. Il avait fait preuve tout à la fois de lâcheté et d’impatience. Toutefois, son jeune âge, sept ans, soit tout juste l’âge adulte pour un lycanthropoïde, l’excusait en partie. Belâme, ressuscité par Dan El, avait témoigné mais demandé le pardon pour le Loup. Il n’éprouvait aucune haine, aucune soif de vengeance envers son meurtrier. 
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Quelle sentence allait donc accomplir le Serpent flamboyant?
Dans la salle de justice, toute tendue de rouge, le Gardien parla. Le lycanthrope, accroupi, écouta en silence, la tête baissée et la queue basse les paroles du Juge Suprême.
- Sigur, n’aie aucun doute là-dessus: je lis dans ton cœur, je ressens exactement ce que tu ressens. J’éprouve les mêmes désirs et envies. Je savoure avec toi la chair succulente et tiède. Je frémis d’aise et je suis prêt à recommencer encore et encore.
Le Loup redressa sa tête fièrement et osa regarder Dan El le Splendide Dragon.
- Te repens-tu? Le peux-tu?
- Juge, j’en suis incapable. C’était… trop bon!
- Je le sais. Oh oui! Je le sais. Alors, téméraire Sigur, voici: tu seras enfermé pour dix mille ans dans un caisson de privation sensorielle.
- Dix mille ans? La sentence est bien lourde mais je l’accepte.
- Ainsi, tu auras tout le loisir de ressasser ta terrible faute. Prédateur splendide qui a failli à la Règle commune, tu n’as pas idée combien je te comprends. Dix mille ans, loup argenté… lorsqu’enfin tu sortiras délivré de ton enfer personnel, tu auras changé. Que cela soit parce que Je l’ai dit!
Instantanément, sans transition aucune, le lycanthropoïde se retrouva enfermé dans le caisson, une boîte oblongue épousant la forme de son corps.
Sigur ne voyait plus rien, ne pouvait plus bouger, pas même un poil. Parler, déglutir, ouvrir un œil, lui étaient totalement impossibles. Tout au contraire, les pensées les plus folles et les plus féroces tourbillonnaient dans son esprit tourmenté, l’assaillaient avec une violence sans cesse accrue et renouvelée, ne lui laissant aucun répit. Toujours, le jeune loup se voyait mordre le cou de Belâme, dévorer la chair tendre et savoureuse. En une boucle sans fin, la scène passait et repassait sans perdre sa force et son réalisme.
Quelle rude et impitoyable punition!
Réduit à l’impuissance, Sigur eut envie de gronder, de hurler, de frissonner, de trembler, de pleurer et de geindre. Rien ne vint. Pas même une larme, pas même un soupir. Sa queue toute roide paraissait fossilisée dans l’ambre. Ses muscles tendus ne pouvaient se reposer. Ce martyre dura une éternité, dix mille ans en temps subjectif.
Dan El n’avait pas menti en déclarant qu’il éprouvait tout ce que Sigur vivait, en partageant ses souffrances et ses envies. Tel était son lot. Sa malédiction mais aussi la raison de son existence.

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Outre Nulle Part, Dan El se faisait justement sermonner par ses Pairs du Chœur Multiple. Oniù et Olmarii se montraient parmi les plus virulents des Dragons. Gana-El, quant à lui, se tenait en retrait, prêt à intervenir au cas où les choses tourneraient mal pour le plus jeune des Yings Lungs.
- Nous t’avions laissé entièrement libre d’organiser l’expérience d’une micro société bulle à composante humaine avant l’édification du Temps. Or pour quel résultat? Pour ce pitoyable spectacle! Navrant! Sans cesse, à cause de ton inconséquence, nous devons nous immiscer afin de sauver une de tes petites vies.
- Pardon, Unicité! Vous exagérez votre tâche! C’est moi qui interviens chaque fois afin de ramener de l’Infra Ténèbres les créatures qui ont failli ou qui ont été victimes de prédateurs.
- Pourquoi donc t’acharnes-tu Enfant à vouloir les faire revivre? Rugit Olmarii hors de lui. Tu as cru bon de recréer dans ta cité parfaite, foutaise, une communauté multiraciale issue de l’exploration interstellaire. Explique nous donc, si tu le peux, à quoi rime la présence de créatures peu évoluées comme les Kronkos mal dégrossis ou encore les Lycanthropoïdes hideux dans ton Agartha de rêve. Qu’espérais-tu donc en agissant ainsi, avec cette désinvolture, Dan El? Rendre tous ces animalcules aussi doux que l’agneau de la fable encore à écrire? Risible! Si nous pouvions nous réjouir de tant de naïveté de ta part, nous le ferions.
- Olmarii, du calme! Clama le Chœur. Nous sommes en colère. Le plus jeune le sait. Cela est suffisant. Nous le punirons d’une seule voix.
- Ah! Tout, permettez! Proféra alors Dan El avec assurance. Vous êtes en colère, soit. Mais vous trichez! Reconnaissez votre part dans cette faute qui n’en est pas une à mes yeux, sachez-le bien. Vous m’avez attiré ici, Outre Lieu. Vous m’avez distrait alors que vous saviez pertinemment ce qui allait advenir. Vous m’avez occupé. Prisonnier de ce corps, je ne pouvais immédiatement intervenir et éviter le pire à Belâme et Sigur. Tous deux sont des victimes, les victimes non de mon inconséquence mais bien de votre ruse.
- Quelle impudence! Quelle outrecuidance! Rappelle-toi, présomptueux Enfant, tu avais accepté nos règles. En fait, tu refuses d’admettre que tu as préjugé de ton habileté.
- Je vois où vous voulez en venir. Il n’est pas temps d’abandonner cet avatar, aussi imparfait et lourd soit-il à porter. Une première fois, j’ai anéanti les forces obscures qui s’immisçaient Outre Nulle Part. Je suis prêt à reprendre le combat, tout entravé que je le suis présentement. Grâce à mon Sacrifice, l’Eternité deviendra l’Infinité.
- Dan El l’arrogant, le présomptueux, le vaniteux qui retombe dans ses travers de jadis.
- Hum… Mais incontournable, nécessaire, voire vital pour le Grand Projet.
- Le Surgeon est aussi la compassion incarnée, le frère empathique par excellence. Or, jamais vous ne le lui dîtes, jeta Gana-El fort à propos. Unicité, pour l’instant, vous avez évacué avec succès les scories qui subsistaient dans votre Totalité. Grâce à Dan El. Or, voici que vous le remerciez en l’obligeant à supporter la communion spirituelle avec Sigur, à souffrir les milliers de morts virtuelles qu’il expérimente, à repasser en boucle les fautes de toutes les petites vies d’un Pantransmultivers potentiel. Vous vous acharnez tandis que le Surgeon est devenu la soupape de sécurité essentielle au Grand Dessein. C’est vous qui, pour l’heure, faites preuve de lâcheté!
- Quelle audace soudaine, Observateur pas si neutre que cela, fit avec ironie le Chœur.
- Oui, enfin, j’ose, Totalité insensible, impavide, incapable de Grandeur! J’entends la grandeur véritable et non pas son imitation. Il y a de la Grandeur, du Courage à vivre la souffrance, le désespoir, le dégoût et le mépris de soi-même.
- Nous sommes les Gardiens, nous sommes les Créateurs. Ces sentiments que tu vantes tant, que tu portes au nues, l’Amour, la Compassion ne sont à nos yeux que des faiblesses qui entravent et ligotent la Volonté. Jamais les petites vies n’accèderont à notre compréhension.
- Faux! Contra Dan El. Unicité trompeuse, menteuse et par-dessus tout veule. Quel Jeu joues-tu donc? Au risque de te perdre toi-même… ne le vois-tu donc pas? Es-tu volontairement aveugle? Tu le nies mais au Réseau-Mondes s’ajoute un maillage incorporel composé de tous les sentiments possibles. Peu à peu, Chœur multiple, vous saisissez la raison de Notre Existence. Mieux! De notre auto- accession à la Conscience! Acceptez l’inévitable. Seule cette prise de conscience de l’utilité de l’Amour vous fera triompher de la Noirceur Suprême.
- Dan El, tu nous déçois grandement. Nous espérions tant en toi, fit Oniù.
- Nous avons eu bien tort, renchérit Olmarii. Hélas! Tu crois sincèrement à toutes ces billevesées que tu professes, à ce conte que tu as forgé pour nous amadouer.
- Je suis le Révélateur, mes pairs, l’oubliez-vous? À l’aube des Temps et des Univers, j’ai été conçu dans ce but.
- Surgeon, cette mascarade n’a que trop duré. Il nous faut revenir sur ton Jugement.
- Unicité, l’Expérience exige de me laisser achever la tâche en cours. Sans moi, vous serez vaincue. Cela ne fait pas un pli. Vous refusez la Nouvelle Supra Réalité. Voix Unique et pourtant Multiple, l’Amour est en train de se répandre partout dans l’Infinité. Il inonde tout, les moindres interstices et filaments de la Création en devenir. Comme cela est bon et nécessaire! Quelle extase! L’Amour supplée à l’explication froide et sans âme de l’utilité de la Création. Foin de la frustrante et mathématique Raison! Infinité, je ne crains plus de jeter à votre face cette évidence: vous n’êtes point auto créée comme vous le proclamez. Quelque chose nous est supérieur. Nous sommes nés pour donner. Oui, pour donner la vie, pour donner le bonheur, pour donner encore et toujours, sans fin, sans limite, jusqu’à la satiété, et au-delà.
- Sentimentalisme d’enfançon immature!
- Partage, Union, Communion, Fusion, Extase! Telles doivent être nos armes pour vaincre l’Énergie sombre toujours tapie, toujours à l’affût.
- N’importe quoi! Communier avec ces créatures limitées, ces étrons prisonniers de la chair, de la plus vile matérialité! Sacrilège! Afin de rejeter l’Inversé? Encore une fois, tu te moques de Nous, Surgeon!
- Pourquoi refusez-vous la plus simple des évidences? Que vous éprouvez vous aussi des sentiments? À vous de les changer positivement. Cette négation ne fait que forger Fu et le rend plus fort. Il me faudra donc l’affronter seul, définitivement car…
«  … moi, je suis le nuage »… car, moi, «  j’ai dormi dans la grotte où nage la sirène ».
Car moi, je ne me proclame pas être la Perfection impavide et raisonnable. Je revendique haut et fort de n’être que la Compréhension, la Compassion. Mes petites vies me donnent autant de bonheur que je le souhaite. Je leur en renvoie autant. Pour elles, et non pour Vous, je vaincrai. Cela sera parce que Je l’ai dit.
- Fat orgueilleux et pitoyable! Tu veux nous Juger à ton aune. Absurde. Tu ne perçois même pas ta propre faille.
- Infinité, je me dois encore de vous contredire. Infinité… vacuité, tel est plutôt votre Nom. Impuissante, oh oui, face à la Lumière Fragrance fuligineuse, vertigineuse tentation, résumé de tout le Mal. Néant incontestable. Ici, maintenant, que ressentez-vous, qu’éprouvez-vous devant mon obstination? Toujours de la colère? Mais tout ceci n’est qu’un jeu! Le jeu suprême je vous l’accorde, l’illusion, le leurre. Celui qui vous défie depuis le début, c’est le Dragon Noir. Réveillez-vous! Déchirez le voile. Il est temps.
- Contamination. Horreur!
- Éradication. Douleur.
- Solitude. Peur.
- Certitude. Malheur.
- Où donc se dissimule la Noirceur?
- Unicité, Voix dissociées, courage! Mère et patrie, je vous le jure, jamais vous ne serez seule et éternelle. Pour éviter ce funeste sort, il faut accepter de vous ranger à mes côtés. L’Expérience aboutie, les petites vies devront accéder à la Supra Réalité et non à l’ombre, au succédané de celle-ci.
- Dan El, tu nous demandes, non, tu exiges de nous l’impossible!
- Non, ce n’est pas l’impossible. Les créatures qui auront évolué avec les éons auront libre accès…
- A la totalité de l’Outre Lieu…
- Après maintes et maintes tapisseries, maintes et maintes expériences…
- Non!
- Oui! Olmarii cède, Oniù et Ganesh l’imitent tandis que Querk fait de même avec Varinù! Unicité, décidément, vous n’êtes plus le Tout, multiple et pourtant unique. Votre noyau est en train de se démanteler, vos torons s’effilochent.
- Dan El dit vrai, compléta Gana-El. Vous vous affaiblissez inexorablement.
- Réagissez car le Pantransmultivers encore vagissant est menacé de disparition.
- Il nous faut accepter quoi exactement Surgeon?
- Ce qui doit être, ce qui est inévitable, ce qui est l’évolution logique… Gana-El, lui, l’a compris depuis l’aube de l’ultime Expérience.
- Mon Devoir, non, notre Devoir… soit.
- Infinité, merci. Je vous en sais gré. Accepter l’Amour sans se poser de question, là est la satisfaction suprême, le Bonheur absolu. Là réside la Victoire.
- Dan El tu triomphes, mais toujours, tu resteras séparé de Nous. Telle est notre Sentence. Notre bon plaisir.
- Il y a longtemps que je me suis résigné à cette séparation. Que m’importe! Vous croyez me faire de la peine en m’exilant? Erreur! Les petites vies de l’Agartha, les milliards et milliards d’êtres humains, de porcinoïdes, de Kronkos, les Helladoï, les Lycanthropes, tous, autant qu’ils sont, dans les mondes, les galaxies, les réalités, les univers autres, sont chers à mon cœur. À mes côtés, pour l’éternité, Gaston de la Renardière, Louise de Frontignac, Benjamin Sitruk, Symphorien Nestorius Craddock, Albriss, Frédéric Tellier, Aure-Elise Gronet, Violetta Sitruk ou Grimaud, Guillaume Mortot, Gwenaëlle…
- Gwenaëlle, bien sûr! Siffla le Chœur Multiple avec rancune.
- Oui, cela vous dérange, sans doute…
- Unicité, vous désirez ardemment revenir sur la création de Gwenaëlle, reprendre votre parole… mais c’est trop tard. Vous ne le pouvez plus, constata froidement l’Observateur.
- Gana-El, frémit le Chœur Multiple avec une rage bien humaine, tu as outrepassé ton rôle. Pour cela, nous t’exilons pour un millier de cycles. Pars avec le Proscrit. Vis mille et mille aventures dans cet univers en réduction, dans les pistes encore à tracer.
- Volontiers! Rétorqua l’ancien vice amiral. Mais sachez qu’à mon retour, tout sera accompli. Vous serez ou ne serez pas. Dan El, mon fils, préfère ma compagnie à la vôtre.
Cette pensée à peine esquissée, les deux Yings Lungs se retrouvèrent sans hiatus dans le salon des appartements privés de Saturnin de Beauséjour. Le père et le fils avaient été expulsés plutôt brutalement d’Outre Nulle Part.     
Lorsque Daniel Lin et André apparurent soudainement chez l’ancien chef de bureau, ce dernier, vêtu comme à l’accoutumée tel un nabab de fantaisie, savourait béatement un extrait du ballet Shéhérazade. A la vue des deux intrus, il sursauta, au bord de la suffocation. Son visage prit une vilaine teinte lie de vin et le bonhomme laissa tomber de stupeur son encombrant turban ainsi que le tuyau de son narguilé.
- En voilà des façons! S’écria le vieil homme d’une voix chevrotante. J’ai droit, que je sache, à mon intimité. Elle m’est garantie par les lois de la cité. Bien que vous soyez des Supra Humains possédant des tonnes et des tonnes de pouvoirs, vous devez respecter les règles en vigueur comme tout un chacun ici. Après tout, j’aurais pu être dans mon bain.
- Saturnin, je vous prie de croire que cette intrusion est tout à fait involontaire, commença Daniel Lin.
Sans en avoir l’air, son ton placide calmait le jeu.
- André Fermat et moi-même revenons d’au-delà de l’entendement. C’est pourquoi notre rematérialisation fut aussi mal calculée.
- Soit, je veux bien accepter vos excuses, commandant Wu, et les vôtres, amiral Fermat bien que vous n’ayez pas ouvert la bouche. Après tout, vous vous êtes absentés longuement.
- Hum… cela dépend du point de vue, reprit Gana-El décidant de passer outre et d’ignorer le ton venimeux de Saturnin.
- Vous ne devez pas connaître la stupéfiante nouvelle de la matinée. Toute l’Agartha en parle. Vous vous rappelez Sigur?
- Oui, bien entendu.
- Il est enfin sorti de sa prison cette nuit, très tôt. Il a tout de suite réclamé à manger. Devinez quoi? De la salade! Mais le plus beau c’est que, devant Belâme, il s’est couché sur le sol, allongé sur le dos et lui a présenté son ventre et sa gorge! Ensuite, il lui a juré reconnaissance, obéissance et fidélité. Enfin, il a demandé sa mutation dans le service de maintenance, celui de l’épuration des eaux usées, sous la direction de Valus, le chef Otnikaï. Albriss et Musuweni ont accepté provisoirement attendant votre aval en tant que Superviseur général de la cité.
- Je le savais Saturnin, ou du moins je l’escomptais, dit le commandant Wu marquant son soulagement par un bref sourire.
- Je n’ai plus qu’à retourner à l’audition de mon ballet. Euh, la prochaine fois, avant de vous manifester, d’apparaître chez les gens ordinaires de manière incongrue, frappez à la porte.
- Nous essaierons. Au fait, Saturnin, cela vous dirait de partir en excursion, de vous rendre sous les règnes d’Henri III et d’Elizabeth Première?
- Daniel Lin! S’écrièrent ensemble André et l’humain.
Le vieil homme poursuivit.
- Je n’aime pas les aventures… Quoi? Je puis sortir de l’Agartha? Vous me faites assez confiance?
- Mais oui, Saturnin. Vos amis vous accompagneront, Marteau-pilon, Craddock, Gaston… et le trio de baroudeurs Pacal, Ivan, et Geoffroy.
- Superviseur, je ne sais quoi dire…
- Acceptez. Vous me ferez ainsi grand plaisir.
- Je me rends à votre souhait.
- A votre désir secret, mon ami.
Le cœur plus léger, Daniel Lin quitta le salon. Son rire jeune et frais retentit dans les corridors du quartier résidentiel. André, quant à lui, peinait à être au diapason.
- Je ne me suis pas trompé à propos de Sigur, pensait le Surgeon. Je vais lui rendre visite de ce pas.
- J’ai besoin de calmer mes nerfs à fleur de peau! Avoua le plus âgé. Je me rends à la piscine pour nager au moins vingt kilomètres.
- Dans ce cas, nous nous retrouverons chez moi ce soir. Je vous invite à savourer un souper chinois dans la meilleure tradition de la Cité interdite.
- Vous voulez me tenter, mon fils. Il y a dix millions d’années que je n’ai pas été incarné. Savourer votre cuisine est bien ce qui pouvait m’arriver de meilleur aujourd’hui. Y aura-t-il votre fameux poulet aux cinq parfums?
- Je préfèrerais un repas entièrement végétarien, André. Mais ce sera aussi bon que dans vos souvenirs.
- Bon, du moment que ce sera délicieux… ne me décevez pas mon fils…
- Oh non!
Les deux hommes s’embrassèrent puis se séparèrent.

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Cinq heures du soir venaient de sonner à l’église du quartier. L’orchestre semi professionnel était en train de répéter Iphigénie en Aulide de Gluck. Justement, il attaquait la célèbre ouverture que Mozart avait encensée quelques années auparavant. 
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Sur la scène, les chanteurs attendaient leurs parties. Le décor représentait le camp des Grecs en Aulide, mais à la façon fantaisiste du XVIIIe siècle, bien loin de tout souci d’authenticité et de vraisemblance. Les Grecs devaient embarquer à bord de navires pour attaquer Troie afin de récupérer Hélène, enlevée par Pâris. Mais Artémis, afin que les Grecs pussent prendre la mer en toute sécurité, exigeait le sacrifice d’Iphigénie.
Le rôle du fiancé de la jeune fille, Achille, était tenu par le castrat noir Grégoire. Le célèbre ténor avait déjà triomphé dans d’autres opéras du même compositeur, Alceste, Armide, mais aussi dans Idoménée de Mozart et dans Iphigénie en Tauride du rival de Gluck, Piccinni. 
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Finalement Gluck s’imposerait en France grâce au soutien de la reine Marie-Antoinette.
Au clavecin, Daniel Lin faisait merveille. Comme nous le constatons, il avait tenu parole. Être un simple musicien aurait amplement suffi à son bonheur personnel dans des circonstances ordinaires. Désormais, sachant qui et ce qu’il était, dès qu’il disposerait de loisirs, il entrerait en contact avec les grands compositeurs et artistes de toutes les chronolignes de l’histoire et tâcherait de les persuader de le rejoindre dans sa cité idéale. La solution envisagée ne lèserait personne.
En attendant, assistaient à cette répétition exceptionnelle, Erich Von Stroheim qui ne marquait aucun signe d’impatience, Craddock qui bâillait ferme, Brelan et Saturnin de Beauséjour aux anges, le vieux bonhomme savait apprécier la belle musique mais aussi autre chose, Aure-Elise, Frédéric Tellier, Alban de Kermor qui se demandait quand il pourrait gagner Versailles, et, enfin, Gaston de la Renardière.
Quant au chevalier de Saint Georges, il officiait en tant que Premier violon.
Mais le principal spectacle n’avait pas lieu sur la scène, loin s’en faut, ou encore dans la fosse d’orchestre.
Au fond de la salle, près des loges les moins recherchées, une femme voilée minaudait, un King’s Charles sur ses genoux. Sa coiffure, tout à fait extravagante, avait du mal à rester en équilibre. L’espèce de barbe à papa ou de pièce montée, une perruque sans aucun doute, apparaissait doublement anachronique aux yeux d’un connaisseur. Sur des cheveux d’un blanc mousseux artificiel trônait la reproduction assez approchante du Victory, de l’amiral Nelson. Vaisseau en avance mais coiffure en retard de cinq années au moins sur la mode en vigueur. La pitoyable femme s’était évertuée à respecter le ton de l’époque mais elle avait tout faux ce qui n’était pas étonnant car ses sources provenaient de films hollywoodiens tels que Marie-Antoinette de W.S. Van Dyke, datant de 1938, La Du Barry était une dame, de Roy del Ruth millésimé 1943. 
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Lady Marion Marsh était absolument incapable de faire la distinction entre la fin du règne de louis XV et le mitan de celui de son successeur. L’imposante et ridicule Américaine venait de rabattre son voile parce que ce dernier l’empêchait de détailler les chanteurs et les musiciens. Elle arborait sans la moindre gêne trois centimètres au moins de blanc de céruse sur son cou et son visage et cent grammes de rouge sur les lèvres. N’oublions pas également un demi kilo de khôl sur les paupières. Quant à la dentition, trop régulière et trop parfaite, elle était en céramique.
Ayant déjà subi deux liftings, au minimum, la triste chose peinturlurée grotesquement avait du mal à sourire. Elle avait un je ne sais quoi de ressemblance avec l’atroce reine d’Espagne immortalisée par le peintre Goya, Maria-Louisa, l’épouse de Charles IV. Mais la dame avait ses vapeurs car sa robe baleinée et corsetée lui tenait chaud et l’empêchait de respirer librement. Sa vêture mélangeait la soie, le taffetas et le satin, mariant fort mal le jaune canari, le bleu de roi et le rouge cramoisi. Bien évidemment, des paniers fort encombrants l’ornaient et le tout s’étalait sur trois fauteuils.
N’ayant pas de sels à portée de main, la dite Marion respirait régulièrement les senteurs d’un mouchoir parfumé à la violette et au jasmin ce qui n’améliorait pas son malaise. Pour rajouter à la violence de ces effluves, sa perruque avait été saupoudrée d’essence d’œillet mignardise. Craignant à juste titre les poux, la comédienne en avait aspergé abondamment ses faux cheveux.
En effet, en ce temps-là, toutes sortes de parasites prospéraient et se multipliaient allègrement, punaises, puces et bien d’autres joyeusetés du même style. Les fauteuils sur lesquels s’asseyaient les spectateurs pouvaient également receler ces envahissantes et peu commodes bestioles. C’était pourquoi ces messieurs s’étaient mis à fumer du tabac et non plus à le priser afin de les faire fuir.
Munie de minuscules jumelles, Marion scrutait donc la scène mais aussi la fosse d’orchestre. Elle n’oubliait pas non plus d’observer les autres spectateurs assistant à la répétition. Ses yeux gourmands s’attardèrent deux minutes sur Grégoire. Le castrat, en fausse cuirasse de bronze doré, impressionnait par sa puissante musculature. Puis, la comédienne passa au chevalier qui venait à bout des traits les plus difficiles de l’œuvre avec la même aisance que lorsqu’il maniait l’épée sur le terrain. Joseph lui plut tant qu’elle siffla. Puis, sans honte, elle marmonna:
- Hum… je le mettrais bien dans mon lit ce soir.
Gloria, car tel était le véritable prénom de la lady, se pourléchait les babines comme si elle suçotait un sucre d’orge.
Enfin, ses yeux accrochèrent les nouveaux amis du chevalier de Saint George. Là, elle n’émit plus un sifflement de gourmandise. Ce fut un cri de surprise qui sortit de sa bouche peinte.
Notre magnifique Gloria Swanson avait reconnu l’homme que vous aimeriez haïr, pastiché plus tard sous le nom de Z.Z. Von Schnerk dans un épisode mémorable d’un feuilleton culte d’origine britannique The Avengers. 
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L’homme lui rappelait ses presque jeunes années, lorsqu’elle était dirigée par ce tyran génial. Cependant, un détail nullement anodin, la turlupinait. Ce malotru d’Erich paraissait plus jeune qu’elle. Impossible car il n’y avait pas un mois qu’elle avait achevé le tournage de Sunset Boulevard. Ah! Il lui fallait à tout prix percer le secret de Von Stroheim.
Poussée par cette envie de l’éternelle jeunesse, l’imposante femme vieillissante se leva dans un doux frou-frou et, laissant tomber son pauvre King’s Charles sur le sol en bois, le chien gémit de douleur et de dépit, en tanguant tel un marin après une bordée, atteignit Aure-Elise et se retrouva à quelques encablures de Louise, Gaston et Erich, celui qui l’intriguait tant. Notre Gloria n’avait pas abandonné ses jumelles qu’elle tenait toujours serrées contre elle.
Se moquant de la répétition en cours, miss Swanson l’interrompit, n’hésitant pas le moins du monde à commettre un esclandre. Avec un accent de poissarde américaine digne d’être conservé dans les archives sonores, comme si elle avait abusé de scotch whisky l’heure précédente, elle apostropha Erich.
- My dear Erich! How are you? What are you doing here? Are you fine? Give me the address of your beauty saloon!
L’orchestre cessa de jouer dans le plus grand désordre et le chef réclama le silence tandis qu’Achille terminait son air sur un couac retentissant.
Violetta, pas snob pour deux sous, lança à la cantonade:
- Mais qui est donc cette vieille peau? (en français du XXVIe siècle dans le texte s’il vous plaît)!
De rage, Saint Georges arracha huit crins à son archet. Daniel Lin, lui, conservait son sang-froid. Il se contenta de dévisager la pitoyable comédienne pour la sonder.
Avec un temps de retard, Von Stroheim se leva. Il jura ses grands dieux qu’il ne connaissait pas cette caricature de Betty Boop.
- Comment? Reprit Gloria, cette fois-ci outrée et au bord de l’apoplexie. Ce jeu de scène, ça te dit quelque chose? Tu l’as exigé de moi!
D’un geste vif, la Barbie décatie, ravalement raté de façade, releva ses jupons et, fit, shocking!, tomber sur le sol ses pantaloons tout bordés de dentelles plutôt affriolantes. Désormais hors d’elle, elle poursuivit ses hurlements, toujours avec cet accent vulgaire difficilement supportable:
- Toi aussi, pervers, tu portes des dessous équivoques, comme dans foolish wives. Oui, je l’ai bien vu, un corset féminin sous un bel uniforme tout chamarré. Quand avoueras-tu tes mœurs dépravées?
Ne contrôlant plus sa fureur, Gloria trépigna comme une petite fille qu’elle n’était plus depuis longtemps déjà. Mieux, elle s’arracha les cheveux de son invraisemblable perruque, démontant ainsi la construction hardie qui avait pris des heures à sa camériste. Miss Swanson surjouait comme au temps du cinéma muet.
Mais il fallait calmer cette furie, mettre un terme à ce scandale qui durait trop.
Deux gros bras saisirent alors sans ménagement l’Américaine, la soulevèrent et la jetèrent hors de la salle de théâtre comme si elle n’était qu’un vulgaire cageot de légumes. Ces deux « barbouzes » appartenaient à la garde rapprochée du commissaire Nicolas qui se pointait fort à propos.
A sa vue, Gaston et Joseph se levèrent, saluant avec respect le haut personnage. Il fallait ménager le caractère pointilleux d’Onésime, très imbu de lui-même, gonflant son importance, aimant se faire mousser auprès des ministres. De fait, le commissaire au Châtelet avait le pouvoir d’interdire la représentation prévue le soir même.
Daniel Lin voulait partir. Il sentait le danger se profiler. Non seulement il avait identifié Gloria Swanson dans ses œuvres et compris qui l’avait recrutée, mais il avait également entraperçu une inquiétante silhouette tout à fait anachronique.
Quelque chose de particulièrement monstrueux se préparait et Peter Lorre, qui avait revêtu pour ce faire l’appareillage de gueule cassée cauchemardesque et grotesque tout à la fois de Mad Love, en était l’instrument armé. Les pensées meurtrières que le Prodige captait renforçaient l’urgence de la fuite. 
Le Docteur Gogol avait pris la précaution de s’envelopper d’un vaste caban en toile cirée de couleur jaune comme s’il s’apprêtait à pêcher la morue au large de Terre Neuve. Heureusement, il se mouvait avec une relative lenteur car son corps et sa nuque étaient emprisonnés par un corset terminé par une minerve. Ses membres aussi étaient enfermés dans de pseudo prothèses tel un grand blessé de guerre de 14-18.
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 Ainsi attifé, on l’aurait cru sorti tout droit d’un tableau d’Otto Dix ou de Fougeron.
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La silhouette continua de se profiler, évoquant de plus en plus une créature des plus terrifiantes, une sorte de crustacé de l’ère primaire, tout cela à cause de l’éclairage artificiel vacillant de la salle.
Peter Lorre avançait par à-coups, comme un crabe, mû par l’instinct. Notre terroriste en puissance avait un objectif, la scène où se tenaient les chanteurs en attente de la reprise de la répétition.
Ainsi, nous le comprenons maintenant, Gloria Swanson avait servi de diversion, destinée à attirer l’attention de l’assistance sur sa modeste et ridicule personne. Ayant joué son rôle avec son art consommé, elle pouvait sortir du scénario.
Sur l’estrade, Grégoire, le castrat, fulminait. Pour garder chaude sa voix, il vocalisait alors qu’Iphigénie tapotait d’une main impatiente sa partition. Dans la fosse d’orchestre, le commandant Wu s’était dressé et ordonnait mentalement à son équipe de se retirer le plus discrètement possible.
Sans formuler de remarques déplacées, Craddock se leva le premier, donnant ainsi l’exemple au reste de la troupe. Ses amis l’imitèrent sans état d’âme alors qu’Erich Von Stroheim remettait un peu d’ordre dans sa tenue quelque peu malmenée par la furibonde Swanson.
Alors que les tempsnautes gagnaient la sortie, Daniel Lin crut bon de fournir quelques rapides explications.
- Dépêchez-vous. Comme vous l’avez compris, cette comédienne décatie n’était là que pour nous distraire du véritable danger. Peter Lorre.
Tellier s’étonna.
- Comment savez-vous ce qu’il en est?
- J’ai capté les pensées de l’acteur, tout simplement. Maintenant, regagnez l’hôtel de Louise. 
- Comment? Vous ne nous suivez pas? S’inquiéta Symphorien.
- Les grenades dont s’est muni Peter ne vont pas tarder à exploser.
Le commandant Wu n’en dit pas davantage. C’était inutile. Usant de l’ultra vitesse, il parut s’évaporer pour des yeux humains. Frédéric dirigea ses compagnons dans le hall du théâtre, les obligeant à presser le pas. Il était temps.
Peter Lorre venait juste d’ouvrir son caban. Comme un fou d’Allah de la chronoligne originelle 1721, il arborait une ceinture d’explosifs. Dans son cas, il s’agissait de grenades américaines de la forme d’ananas. Il y en avait une demi-douzaine.
Invisible car légèrement déphasé, le jeune Ying Lung passa à l’action. Il distordit le temps local, le ralentissant mille cinq cents fois.
Dans un mouvement surréaliste, comme s’il était à la fois happé par l’horizon d’événement d’un trou noir et englué, voire gelé, le docteur Gogol
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dégoupilla un à un ses fruits mortels pour les lancer dans des clichés succédanés. Chaque fraction de seconde paraissait s’étirer jusqu’à vouloir durer une éternité.
Le temps se fragmentait image par image, et la scène se décomposait en fractales de photogrammes.
Chaque grenade aurait dû rouler sur la scène marquetée. Or, il n’en fut rien. Cinq d’entre elles s’évanouirent dans les interstices de la transdimension, le réseau qui reliait le micro univers au macro univers. Désormais prisonnières des branes enroulées sur elles-mêmes, elles s’autodétruisirent, translatées en un état pré quantique où de fait, la matière n’existait pas encore.
Cependant, la sixième grenade réchappa inexplicablement à ce gouffre de néant. Daniel Lin ne contrôlait pas encore parfaitement ses pouvoirs. Cette grenade explosa donc à proximité de Calchas, Iphigénie et Artémis, semant la panique. Comme par miracle, Achille réchappa à l’arme meurtrière.
Le chevalier de Saint-Georges qui n’était pas parti avec Gaston de la Renardière, avisant le terroriste, s’élança pour le capturer. Mais il n’en eut pas l’occasion car un étrange phénomène eut lieu. Une lueur violette enveloppa le sinistre docteur Gogol, le soustrayant à la vengeance du musicien.
Comme attendu, Fu était intervenu. Dès qu’il s’agissait de nuire à Dan El, le Dragon Inversé était prêt à aider tous les ennemis du jeune Ying Lung, y compris les alliés du comte ultramontain.
À l’instant fatidique de l’explosion de la sixième grenade, le commissaire Nicolas s’était aplati instinctivement, le courage n’étant pas son fort. Ce fut en rampant, protégé par tout un corps d’exempts qu’il s’esquiva, décidant de ne pas tenter davantage le diable. Il reviendrait enquêter un peu plus tard, voilà tout.
Proche et isolé à la fois, Dan El s’en voulut de ne pas avoir neutralisé la sixième grenade. Son explosion avait entraîné la mort d’Iphigénie, Calchas et Artémis. Quelques membres du coryphée avaient également été blessés.
Dans les plus petits torons de son être réel, Dan El ressentait la souffrance qu’il avait causée.
Maintenant, un trou béant défigurait la scène. Les rideaux qui l’ornaient, composant le décor de pacotille, avaient été arrachés ainsi que les toiles peintes. D’autres s’étaient effondrées, assommant quelques personnes du chœur, des musiciens ou des chanteurs. Quant à la fosse d’orchestre, sens dessus dessous, elle était envahie de débris en tout genre, poussière grise, plâtre, éclats de bois, moellons, instruments en morceaux, stuc, tissus à peine reconnaissables. Un véritable désastre, on vous dit.
Le Ying Lung avait limité les dégâts mais le bilan restait lourd.

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