jeudi 8 janvier 2015

Le Tombeau d'Adam 2e partie : le Retour de l'Artiste chapitre 16.



Chapitre 16

Alors que les murs et le plafond avançaient, le sol s’élevait à son tour. Était-ce la fin pour l’aventurier? Transpercé, broyé, transformé en une horrible bouillie de chairs et d’os? Si le danseur de cordes dont le cerveau fonctionnait à toute vitesse, toute son intelligence sollicitée, tardait à prendre une décision, il n’aurait plus aucune option pour échapper à la machine infernale.
Au fur et à mesure que les murs se rapprochaient de leur prochaine victime, ils écrabouillaient à nouveau les momies des anciens suppliciés. Des débris d’os et de matière organique racornie jaspaient l’Artiste, l’enrobant d’une poussière putrescente. 
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Frédéric avait choisi. Il sauta dans le repaire du ligre, préférant encore lutter contre la bête féroce. N’avait-il pas conservé sa canne-épée, celle-ci représentant une chance d’en sortir vivant?
Or, le fauve, repu, en pleine digestion, les yeux mi-clos, somnolait. Indifférent, il laissa passer l’Artiste, dédaignant ce supplément de dessert. Frédéric qui n’avait jamais perdu l’animal des yeux, avait bien compté sur pareille réaction.
Mais il était plus que temps pour notre danseur de cordes qu’il s’éloignât de cet abominable piège car, alors qu’il progressait dans le souterrain, il perçut distinctement un claquement indiquant la fermeture du caveau qui lui avait été dévolu.
À ce bruit, le ligre, soudainement inquiet, rouvrit ses gros yeux jaunes et se levant, s’enfuit par l’étroit boyau. Dans l’affaire, il frôla l’Artiste en l’ignorant. 
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- Je le suis mais en restant sur mes gardes, murmura Frédéric car ce ligre n’est peut-être pas le seul fauve de ces lieux. Il y avait bien trop d’effluves sauvages en suspension là-bas.
Sa canne-épée à la main droite, Tellier emboîta le pas à la bête reconnaissant peu à peu des restes humains dévorés par plusieurs félins. Les os jonchaient le sol de terre battue.
Après un laps de temps difficilement mesurable, l’aventurier parvint à proximité d’une série de cages dont une seule avait la grille levée. Le ligre, tournant en rond, hésitait à y pénétrer. Lorsqu’il se décida enfin, l’ouverture s’abattit automatiquement.
Examinant les autres cages, l’Artiste se rendit compte que l’une d’entre elles présentait des dommages étranges. C’était là qu’Opalaand avait été enfermé. Puis, Tellier s’avança jusqu’à une porte d’un aspect inhabituel. Elle paraissait être du verre moulé mais elle avait été coulée dans du plastacier! Chose tout à fait impossible à cette époque car le plastique n’avait pas encore été découvert. Quant au plastacier, il ne serait inventé qu’au XXIIIe siècle. Du moins officiellement.
Décidément, les écrits de Danikine recelaient bien des mystères.
Comprenant que derrière l’ouverture se trouvait le laboratoire interdit du Maudit, sortant un rossignol et une pince-monseigneur de ses poches, Tellier se mit à travailler la serrure de la porte avec un calme prodigieux et une dextérité qui dénonçait le professionnel de la cambriole. L’Artiste s’activait dans le plus grand silence, à peine troublé par la respiration de l’ancien roi des cambrioleurs.
Le comte di Fabbrini avait commis une erreur. Il s’était contenté d’une serrure assez classique et n’avait pas eu recours à un système de fermeture plus élaboré. Un léger déclic, le pêne venait d’être forcé en moins d’une minute. La porte de « verre » fut poussée en douceur.
- Me voici donc dans l’antre secret du Maudit, au cœur de l’enfer. Quelles terribles découvertes vais-je y faire? Quelles machinations terrifiantes vont m’être révélées mettant mon âme d’airain en émoi?
Tout d’abord se présentèrent les freaks habituels pourrait-on dire. Troublés, tirés de leur somnolence, les sujets d’expérience du comte, sentant une présence étrangère non désirée, feulaient, rugissaient, grognaient, glapissaient ou grondaient tout en se jetant furieusement contre les parois de leurs prisons.
L’Artiste atteignit la cage de l’homme momie qui, dans un geste dérisoire de défense et de colère, brandit ses bras décharnés en un mouvement maladroit et saccadé. Frédéric ne put retenir une réflexion mêlée de pitié et d’effroi. 
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- Oh! Monseigneur que préparez-vous donc dans ce chaudron du diable avec ces déchets d’humanité? Jusqu’où êtes-vous tombé dans l’ignominie?
Il restait à notre personnage à découvrir l’indicible, le crime d’orgueil par excellence, celui de se prendre pour un dieu créateur.
Après avoir enfilé plusieurs succursales, antichambres de la monstruosité ultime, Tellier se retrouva face au dernier obstacle: une porte en titane, épaisse d’un mètre. Sur celle-ci un pictogramme en forme de tête de mort signalait la zone interdite marquant l’épicentre du laboratoire, du pandémonium du Maudit. Le dessin grossier surmontait l’ouverture d’une chambre forte qui ne pouvait être activée que par la connaissance d’un code à engrenages. Un faux geste, une oreille pas assez exercée pour percevoir les déclics presque imperceptibles et c’était la mort assurée pour l’audacieux imprudent!
- Oh! Oh! Que voilà un mécanisme bien compliqué! Digne du maléfique Galeazzo di Fabbrini. Je tente le tout pour le tout. Je ne suis pas parvenu jusqu’ici pour rester dans l’ignorance. Après tout, ne m’a-t-on pas surnommé le roi des voleurs, l’Artiste? Eh bien, il est temps de montrer que ces titres je ne les ai pas usurpés!
Avec des mouvements très lents, calculés, comme s’il caressait la redoutable serrure à clefs, l’Artiste, respirant un bon coup, s’attaqua au mécanisme. Pas une goutte de sueur ne coulait sur son front, pas un battement de cœur plus rapide que le précédent, et, pourtant, la difficulté était extrême, inouïe.
Frédéric Tellier travaillait avec méthode dans un silence oppressant, retenant même parfois sa respiration afin de mieux entendre les infimes déclics de la serrure. Tous les sens de notre homme étaient sollicités, en alerte.
Intuitivement, l’aventurier savait que le mécanisme dissimulait un piège mortel.
Soudain, en moins d’une demi-seconde, il sentit une légère résistance et son instinct surdéveloppé le fit s’écarter juste à temps! Un jet d’acide jaillit d’un minuscule orifice presque invisible. Puis, il n’y eut plus rien.
À peine ému, respirant à pleins poumons, Tellier se contenta de marmonner:
- C’est bien ce que je pensais.
Comme si de rien n’était, il reprit son ouvrage. Deux minutes plus tard, le déclic tant attendu résonna mélodieusement aux oreilles de l’Artiste qui put alors pousser la lourde porte métallique.
D’un pas mesuré, le danseur de cordes pénétra dans le Saint des saints, le sanctuaire d’une entité en train de naître!
Mais un pendu grotesque et hideux s’abattit brusquement devant Frédéric. Celui-ci ne perdit pas son sang-froid et le repoussa d’une chiquenaude. Ensuite, il prit le temps de remettre ses outils de cambrioleur dans leur étui et, enfin, dégaina sa canne-épée.
Dans la chambre-forte, il régnait une lumière diffuse, tamisée, de couleur violette, néanmoins suffisante pour se repérer, voir et identifier l’innommable chose en train d’être accomplie ici.
Au milieu de la pièce de dimensions impressionnantes, comme si le volume avait été dilaté, des rubans de cuivre enroulés en spirales, accumulant une mystérieuse énergie, couraient. Ils étaient précisément établis aux quatre points cardinaux et maintenaient en suspension une sphère opalescente transparente d’une grande capacité dans laquelle baignait quelque créature informe, vaguement ovoïde. 
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Attiré, Frédéric Tellier s’avança jusqu’à la chose afin de l’examiner de plus près. Or cette dernière tendait à changer d’aspect et de couleur à chaque seconde.
Au-dessus de la sphère, une immense horloge électrique indiquait le compte-à-rebours de la mise en activité de l’être improbable qui allait naître bientôt, car, désormais, l’Artiste n’avait plus aucun doute: ce qu’il y avait à l’intérieur de ce ventre maternel artificiel vivait et s’apprêtait à sortir! 
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Son ouïe percevait distinctement de sourdes pulsations, manifestement les battements irréguliers d’un cœur encore embryonnaire.
Le cadran de l’horloge comportait une double graduation. Celle du temps de gestation humaine dans un contexte normal et celle de la créature. Or, aux yeux de Frédéric, l’aiguille semblait courir, contractant les heures et les jours.
Tellier observa de plus près les aiguilles et les curseurs. Il lut ainsi qu’il avait devant lui l’équivalent d’un embryon humain de vingt jours. Pourtant l’être mystérieux n’était âgé que de vingt minutes à peine! Une minute pour une journée…
- Ah Monseigneur! Voici que vous vous prenez pour le docteur Viktor Frankenstein!
Évoluant à une vitesse vertigineuse, l’effroyable embryon revêtait maintenant la forme d’une virgule ou d’un têtard aux fentes branchiales et à la queue développée. On pouvait également identifier un énorme cerveau reconnaissable par transparence. Sur la créature, des bourgeons de membres se dessinaient, croissaient tandis que des mains palmées se formaient de seconde en seconde. Pendant ce temps, la queue tendait de plus en plus à se résorber. 
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Le développement accéléré de la créature surdimensionnée fit peur à Tellier. Il décida de la détruire. Dans un premier temps, il essaya d’arrêter le mécanisme de l’horloge usant pour cela de sa canne-épée. Frédéric avait calculé que le monstre serait fonctionnel dans quatre heures environ. Pour lui, il allait de soi que le nouveau-né serait en possession de toutes ses facultés dès la naissance.
Il fallait donc mettre un terme à cette abomination.
Mais il lui fut impossible de stopper l’horloge même après avoir brisé le verre qui protégeait les aiguilles. Inexorablement, la créature grandissait, se développait, ressemblant sans cesse davantage à un humanoïde au teint blafard.
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L’angoisse s’empara alors du cœur de l’Artiste. D’un regard désespéré il parcourut la salle et, remarquant des cuves d’acide, il se saisit de l’une d’entre elles avec l’idée de provoquer un court-circuit et de ronger ainsi les fils de cuivre qui couraient un peu partout autour de la sphère. Il espérait également rompre les sustentateurs en recourant à ce moyen extrême. Alors, déséquilibrée, la sphère tomberait et se briserait et son diabolique contenu se répandrait sur le sol.
Le résultat du sabotage ne fut pas celui espéré, tout au contraire! De la fumée sortit des fils électriques primitifs, une odeur âcre qui prenait à la gorge envahit la salle du laboratoire tandis que des éclairs lumineux tels d’énormes tentacules de feu vinrent frapper et foudroyer l’Artiste en pleine poitrine comme si l’être inter dimensionnel avait compris qu’on l’attaquait et tout en se protégeant, se vengeait.
Sous le choc et les brûlures, l’aventurier vacilla et perdit momentanément conscience.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouva désorienté quelques secondes. Il toussa, se frotta le visage pour essuyer des larmes car maintenant l’atmosphère piquait, irritant les muqueuses. Puis, il se tâta pour constater qu’il n’avait aucune blessure grave hormis les brûlures sur son torse. Toutefois, ses vêtements l’avaient partiellement préservé.
Frédéric allait se relever lorsqu’un bras l’arrêta avec force. Un coup de matraque s’abattit violemment sur sa nuque. Avant de perdre connaissance une seconde fois, le danseur de cordes eut à peine le temps d’entrevoir la créature qui, avide de naître, avait poursuivi sa croissance et avait atteint en cette minute le stade d’un fœtus de soixante-cinq jours. Quelqu’un éclata de rire.
- J’ai eu raison de rôder par ici. Laszlo viens m’aider à ligoter ce curieux puis cours avertir le maître.
L’homme anguille et le nain magyar se saisirent du corps inanimé de l’Artiste et le ficelèrent avec dextérité. Galeazzo allait-il triompher?

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Le comte di Fabbrini était désormais certain de la mort de celui qui l’avait longtemps combattu. C’était pourquoi, fébrile et perdant de plus en plus le sens des réalités, il avait décidé de hâter ses noces et d’épouser Clémence de Grandval dès cette nuit sinistre de mai entre toutes où la pluie et le vent mêlés devenaient tempête comme si les dieux, offensés par l’impudence du Maudit, laissaient éclater leur colère.
Galeazzo se préparait pour la cérémonie et enfilait un costume magnifique fait de brocart, d’or et de velours, réplique exacte d’un habit porté jadis par un de ses ancêtres ayant vécu au Quattrocento. Opalaand lui tenait compagnie pressé de mettre la main sur les écrits de Danikine mais capable cependant d’attendre le moment propice.
Pendant ce temps, dans les sous-sols enténébrés du château multiséculaire, Kermor et ses amis progressaient méthodiquement et ce, grâce à Sarton. Ainsi, le groupe emprunta un escalier dérobé en colimaçon décoré de vieux écus déformés à la peinture en partie effacée et de tapisseries mangées par les rats. Ledit escalier conduisait aux appartements de Galeazzo et aboutissait à une penderie truquée donnant sur le cabinet de toilette du propriétaire des lieux.
Reconnaissant la voix de son demi-frère à travers la mince paroi, Alban s’immobilisa afin d’écouter ce qu’il disait, imité par ses compagnons.
Le comte di Fabbrini avait achevé de passer ses atours: une chemise à col de dentelle gaufrée, un gilet de velours et brocart, une tunique bleu de roi, des hauts-de-chausses assortis, un manteau court doublé retombant gracieusement sur ses épaules tel une cape, un lourd collier d’or ressemblant à ceux portés par les chevaliers de l’ordre de saint Michel et des bottes de daim couleur fauve, bref un parfait don Juan en vérité qui connaîtrait une fin inattendue. Tout en parachevant sa tenue, Galeazzo s’adressait au Haän d’une voix joyeuse.
- Oui, cher Opalaand, vous m’avez rejoint à temps car, désormais, vous voici dans le camp du Grand Victorieux! Mon triomphe est total. À cette heure, Tellier est mort. Sa vanité l’a perdu. Il a voulu affronter ce qu’il croyait n’être que des moulins à vent. Ah! Pathétique don Quichotte! Moi, le seul, l’unique, le seul Galeazzo, plus étincelant que l’astre le plus brillant, je puis dès maintenant dresser fièrement ma bannière incomparable jusqu’au firmament. Elle claquera au vent de ma renommée qui jamais ne s’éteindra. Écoute cette tempête. Les éléments se déchaînent une ultime fois avant de reconnaître que je suis leur Maître et qu’ils obéiront bientôt à ma volonté. Tremble monde devant ma puissance retrouvée! Je suis la nouvelle divinité et je me proclame l’Anticréateur!   
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Alors que le Haän s’inclinait avec une déférence simulée devant le Maudit, dans le cabinet de toilette, les intrus éprouvaient une vive émotion. Brelan saisit avec force le bras de Kermor et murmura:
- Serait-ce possible? Frédéric serait… je n’ose poursuivre, la voix me manque…
- Mort? Non! Tellier ne peut disparaître ainsi. Plutôt dans le silence et la discrétion et parce qu’il l’aura choisi… notre aventurier est trop malin et mon frère trop sûr de lui. Écoutez plutôt la suite.
Opalaand, après avoir fait acte d’allégeance, se permettait d’émettre quelques remarques.
- Certes, comte, cet humain doit être bel et bien mort. Toutefois, vous n’avez pas vu de vos yeux le corps de votre ennemi.
- Ah! Faraud! Rabat-joie! Cesse d’assombrir mon bonheur au sein de cette nuit sans pareille! C’est celle de ma victoire! Je l’attendais depuis une éternité. De toi, ridicule danseur de cordes, équilibriste qui a  une fois de trop nargué la camarde, à cette heure, que peut-il donc rester de ce que fut ton existence, si ce n’est un corps méconnaissable sanglant et tout déchiqueté? Une bouillie atroce, pitoyable dans son horreur? Peut-être auras-tu l’heur de te transformer en micro nutriments digérés par les sucs gastriques d’un bâtard de ligre! Cesse donc de me retarder Tatar sélénite venu des confins du cosmos avec tes doutes! Tes questions et tes réflexions ne sont point celles d’un féal. Je ne dois pas faire attendre davantage ma douce et charmante fiancée. Ah! Quelle nuit splendide, emplie de promesses d’un avenir radieux! Moi le Maudit, le paria de l’humanité, le Solitaire, j’aurai, avant l’aube, une épouse et un fils.
- Un fils? S’étonna le guerrier Haän. Quel fils? Comment? Par quel procédé? De quelle cuve naîtra-t-il?
- Mon vassal, comment sais-tu qu’il a été conçu dans une cuve? Qui te l’a dit? Qui m’a trahi? Comment as-tu eu le temps de m’espionner? Hurla Galeazzo hors de lui, secouant le Haän par le col. Parle, maraud! Sinon, je t’embroche avec cette épée! 
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Réussissant à échapper à l’étreinte furibonde du comte, Opalaand, tout en reculant, ricana.
- Ah! Humain archaïque et vaniteux! Oublies-tu donc que je viens du futur? De par ce fait, je connais les tenants et les aboutissants des travaux de cet escroc de Danikine. Oui, comme toi, le Russe n’a fait que voler sa science!
- Que veux-tu dire par là, représentant de la race des étoiles? Que je ne suis qu’un pâle expérimentateur du véritable génie, du découvreur de la nature de la matière dont les siècles ont perdu le nom? Moi un simple voleur, moi l’immense, l’insurpassable comte di Fabbrini qui puis, d’un claquement de doigts faire disparaître tout ton Empire céleste en fumée?
- C’est justement cela que je dois éviter, comte. Galeazzo, crois-tu réellement détenir ce pouvoir? Un humain, un microbe aux yeux des éons, un étron né dans un siècle obscur, ce XIXe siècle qui précéda la décadence des membres de ton espèce! Ah! Si les Haäns pouvaient rire devant cet humour involontaire dont tu fais preuve! Apprends donc puisque tu y tiens que le faux prince Danikine avait dérobé les secrets des antiques Tibétains dépositaires ultimes de la science multimillénaire de la mythique civilisation Mû, la Mère universelle de ce que tu penses n’être qu’une légende déformée de l’Atlantide par l’accumulation des siècles. Oui, le Russe a mais la main sur les textes sacrés de Lobsang Rama le mystérieux, le dernier descendant de ces géants tant au niveau du savoir que de la force. 
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- Quelle fable oses-tu me conter là? Comment as-tu l’impudence de m’insulter de la sorte? Sélène maudit je vais te donner comme jouet à mon fils dès qu’il sera né! Il s’amusera avec toi puis te cassera comme si tu étais en verre.
Une interruption vint à propos sauver la vie non pas d’Opalaand mais de di Fabbrini. Une porte s’ouvrit et Laslo entra sans saluer.
- Que signifie? S’écria le comte.
- Maître, répondit le serviteur sans obséquiosité, gardant son calme, nous venons de capturer un intrus dans la chambre de gestation de l’Homunculus. Il s’agit de celui qui se fait appeler Victor Martin.
- Quoi? Tellier n’est donc pas mort? Aurait-il eu l’audace de ressusciter? Ah! L’aurais-je donc toujours devant moi, l’affrontant jusqu’à la fin des temps, tel le remord de ce que je ne serai jamais? Porteur de mauvaises nouvelles, tu mériterais que je te foudroie sur l’heure!
- Maître, reprit le Magyar, l’homme caoutchouc et moi avons ligoté et enfermé votre ennemi dans un des tombeaux encore intacts de la salle des gisants.
- L’Artiste s’est laissé faire? Impossible! Un seul homme et une demi-portion l’ont terrassé? Je rêve! Quelle dérision! Quelle chute pour le roi de la pègre! N’est-il donc plus le défenseur de tous les déshérités de la Terre? Le démiurge? Bon sang! Son face à face avec mon ligre l’aurait-il donc affaibli à ce point?
- Nous n’avons pas eu grand mal, reconnut le domestique. Victor Martin était déjà aux trois quarts étourdi par les éclairs sortis des sustentateurs de l’œuf.
- Oh non! Mon fils! Idiot! C’est maintenant que tu me dis cela!
Devenu livide, Galeazzo bouscula sans façon le Haän et Laslo et se précipita, affolé, dans les escaliers menant à la chambre secrète. Il fut suivi par Opalaand qui avait hâte plus que jamais de mettre la main sur les résultats des expériences issues des écrits de Danikine.  
Le nain leur emboîta le pas tant bien que mal.
Une fois seuls, Kermor et ses compagnons sortirent de leur cachette et entamèrent une courte discussion.
- Que faisons-nous? Partons-nous sur les talons de mon frère afin de voir ce qu’est ce fils mystérieux?
- Ne vaudrait-il pas mieux rechercher où Tellier et Levasseur sont retenus prisonniers, proposa Brelan. Qu’en pensez-vous, vous Sarton?
- Je n’ai aucun avis personnel. Mais l’expérience génétique conduite ici me semble d’un intérêt majeur. De plus l’amiral Opalaand nous précède…
- La vie du journaliste ainsi que celle de Frédéric ne tiennent peut-être plus qu’à un souffle! Jeta Louise.
- Brelan a raison, conclut Alban sur un ton catégorique.
Le dilemme tranché, le comte de Kermor s’engagea dans les escaliers afin de rechercher la fameuse crypte. Il fut imité par la jeune femme et l’Hellados. Pieds Légers fit de même quelque peu soulagé par la décision prise. Celui qu’il appelait le Maître allait être sauvé sans plus tarder.
Or, pendant ces quelques minutes, Galeazzo, ignorant toujours la présence d’Alban, avait conduit tout droit Opalaand devant la lourde porte d’acier donnant dans le Saint des saints. Elle ne s’ouvrit que par les vibrations émises par la voix du Maudit, voix enregistrée sur un phonographe à cylindre quelque peu en avance d’une dizaine d’années sur la date officielle de la découverte du procédé. Les intonations de la voix du comte di Fabbrini identifiées après avoir été  gravées permirent aux contrepoids actionnant la porte de descendre. Un piston se mut avec un sifflement d’air comprimé et ladite porte coulissa enfin sans émettre un seul bruit.
Entré dans le cœur du laboratoire, toujours suivi par le Haän et par le nain Magyar, Galeazzo, quelque peu essoufflé, constata avec effroi le grand désordre qui régnait dans la salle. Il reconnut également l’odeur caractéristique de l’acide et du caoutchouc brûlé puis remarqua ensuite que le mécanisme d’ouverture de la porte avait été forcé du fait que le parquet portait la trace indélébile d’un jet de vitriol.
- Quelle stupide imprévoyance de ma part! L’Artiste n’a pu rejoindre le cœur de mon antre que par le chemin des cages. J’avais oublié son premier métier, celui de cambrioleur. Pourvu que l’Homunculus n’ait pas souffert! 
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Le comte italien jeta alors un regard angoissé en direction des sustentateurs supportant la sphère et poussa un soupir de soulagement. Certes, le monstrueux et improbable appareillage était déséquilibré mais l’être, à l’intérieur de l’incubateur géant, poursuivait sa croissance selon le diagramme prévu, du moins en apparence.
Ses battements de cœur amplifiés chantaient une douce mélodie aux oreilles de son créateur, le prélude sans nul doute d’une symphonie célébrant sa victoire.
Le fœtus, déjà d’une taille d’un mètre cinquante, alors qu’il n’avait que dix-huit semaines, ressemblait assez à ce qu’il me faut bien appeler un démon.
Cependant, émerveillé, en extase, le Maudit fit retentir sa joie.
- Ah! Ma chère progéniture née d’un cerveau génial! Tu es sauve! Huitième merveille du monde, tu seras le fer de lance de l’homme nouveau, le prototype de ce que devra être l’humanité dans sa splendeur recouvrée! Instrument imparable de ma vengeance, tu deviendras l’Homo Spiritus Premier de beaucoup d’autres qui détruira les vestiges ridicules de l’ancienne et pitoyable race humaine!
- Chapeau bas, comte, s’exclama Opalaand. Pour un représentant biscornu humanoïde d’une civilisation à peine pré atomique, vous me la bayez belle!
- Te moquerais-tu une nouvelle fois de moi, sélénite? S’offusqua le comte. Prends garde à ma colère!
- Mais non, Galeazzo, s’empressa d’enchaîner le Haän. Au contraire, je m’incline fort bas devant votre intelligence… votre science est sans égale. Jamais je n’ai encore contemplé pareil spectacle moi qui viens du XXXe siècle selon votre calendrier. Maintenant, expliquez donc à votre humble serviteur ce dont il s’agit exactement… qu’êtes-vous donc parvenu à mettre au point ici, dans ce chaudron du diable?
- Tu fais donc amende honorable? Sincèrement?
- Sincèrement! Selon la foi jurée!
- Très bien, j’accepte ta soumission. Ma magnanimité, vois-tu, n’a d’égale que mon intelligence. Mon génie! Écoute et rapporte à ton peuple. Moi, Galeazzo di Fabbrini, présentement âgé de cinquante-deux ans, l’Unique, j’ai réunifié les quatre éléments qui étaient dissociés depuis l’aube des temps, la terre, l’eau, le feu et l’air dans un ciron, un atome œuf portant en lui à la fois la vie et la mort, la destruction et la renaissance, l’alpha et l’oméga, grâce aux écrits de Danikine que j’ai sortis de l’oubli! Ainsi, après maints tâtonnements, j’ai enfanté l’être multiforme que cette sphère contient, une créature modelable à l’infini, capable de se mouvoir librement aussi bien dans l’espace que dans le temps, dans toutes les dimensions existantes, autrement dit dans cet univers et tous les autres, ici et maintenant, là-bas et ailleurs, au-delà de tout ce que mon imagination peut concevoir et comprendre. Mon fils, tout dévoué à ma personne, n’est-ce pas à moi qu’il doit son existence après tout, un autre moi-même, va faire de moi le dieu absolu de toutes les civilisations à venir… et pourquoi pas celles du passé également.
Dans sa folie qui prenait dorénavant des proportions gigantesques, dans son orgueil démesuré, le Maudit leva les bras en direction de la tour nord, indiquant par ce geste l’emplacement précis de la chambre secrète à laquelle un escalier dérobé menait directement. Or, ladite pièce contenait toujours les précieux papiers du Russe enfermés dans le coffret d’ivoire. Dans le cerveau du Haän, une tempête rugissait, grondait et devenait impossible à stopper. 
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- L’insensé! Le fol! Il a recréé l’atome potentiel… traduisait Opalaand. L’ante big bang… l’arme universelle par excellence… celle dont rêve mon incomparable souverain bien-aimé Tsanu XV le Splendide! La réunification des quatre forces, ce qu’aucun chercheur terrestre n’a réussi et encore partiellement à faire qu’au XXIIIe siècle! Une fois cette découverte établie, elle a été placée sous séquestre… par tous les démons de la cosmogonie Haän, l’Enfer est avec moi! La chasse s’avère encore plus intéressante que je l’espérais. Décidément, il faut que je m’empare de ces écrits.
L’amiral, ses brillants d’une satisfaction et d’une envie mauvaises, reprit à haute voix:
- Comte, c’est ce que j’attendais… tu as été le sot qui inespéré travaillant pour un autre, en l’occurrence moi!
Alors, se jetant sur le Maudit et le renversant grâce à sa force surhumaine, Opalaand le projeta ensuite juste sur l’aiguille de l’horloge programme contrôlant le développement de l’Homunculus. Restant suspendu dans une position humiliante, Galeazzo tenta de se décrocher mais ne fit que détraquer encore davantage le mécanisme et accélérer ainsi le développement de la créature qui, désormais, grandissait dix fois plus vite que sa programmation d’origine.
Tandis que l’Homunculus entrait en phase terminale, Opalaand, d’un pas précipité, grimpait les premières marches de l’escalier dérobé. Il ignorait que Sarton, n’ayant pas suivi jusqu’au bout le comte de Kermor, avait aussi emprunté le chemin de la tour nord et n’allait pas tarder à se heurter à lui.

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