lundi 2 novembre 2009

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 23

Chapitre 23

Examinant de plus près le couloir qu’il lui fallait parcourir, Fermat dut admettre l’évidence. Il avait changé de lieu! Et pourtant, il n’y avait eu nul rayon de dématérialisation. Cependant, une nuance subtile de gris, une irrégularité sur les murs, tous ces infimes détails le convainquirent définitivement.

Habitué à faire face à l’imprévu, extrêmement bien formé et entraîné, ses pas sonores retentissant dans le silence, le commandant avança avec prudence. Vingt mètres plus loin, après avoir suivi un coude, il rencontra deux nouvelles ouvertures.

- Allons bon! S’exclama-t-il intérieurement. La situation se complique!

Ne perdant pas son sang froid pour si peu, il s’accroupit afin d’examiner le sol. Satisfait, il se redressa et emprunta le corridor de gauche. Une lueur diffuse lui permit de prendre un escalier qui le conduisit jusqu’à un ascenseur. Téméraire et circonspect à la fois, il appela le lift, souhaitant rencontrer enfin quelqu’un dans ce lieu inconnu.

- Tout ce que je vois m’indique que je me trouve bien encore au XXe siècle. Ah! La porte de l’ascenseur s’ouvre! Il n’y a personne. Que dois-je faire? Descendre ou monter? Je choisis de descendre. Il me faut des réponses.

Sa main effleura le bouton du niveau moins douze, l’étage le plus bas auquel il pouvait accéder. Lorsque l’ascenseur s’immobilisa, Fermat se trouva nez à nez avec un grand gars baraqué, un MP portant l’uniforme américain et affichant les galons de sergent.

- Hey! You! Fit surprit le militaire.

L’Américain n’eut pas le temps d’en dire plus. Réagissant instinctivement, le commandant Fermat avait déjà touché sa carotide et, d’une pression d’une force et d’une délicatesse insoupçonnables de sa part, avait ainsi plongé dans l’inconscience l’armoire à glace!

- Ah! Je progresse! Parfait! J’ai donc atterri je ne sais comment chez les Yankees! Mais quand exactement?

Ses yeux se portèrent alors sur une porte comportant un panneau de mise en garde peint en rouge avec une tête de mort et des tibias entrecroisés ainsi que l’inscription habituelle, « FORBIDDEN AREA. KEEP OUT ».

- Ces interdictions ne me concernent pas, jeta André avec ironie. Je dois savoir!

De sa poigne, il enfonça le loquet de la porte qui resta dans ses mains! Cette fois encore, il émit une nouvelle réflexion accompagnée d’un sifflement.

- Tiens! Un vestiaire contenant des tenues archaïques de protection. Contre quel type de radiations? Et si je me trouvais dans la fameuse et improbable base 51, qui, officiellement, n’existe pas, celle sensée abriter une soucoupe volante et des cadavres d’extraterrestres échoués sur notre fichue planète? Ah! Je n’ai plus qu’à passer une de ces combinaisons afin de pénétrer plus avant dans cette base militaire.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Quelques minutes plus tard, Fermat déambulait tranquillement dans des salles qui s’enfilaient, au milieu de gens affairés, tous protégés par des tenues anti-radiations lourdes et encombrantes, d’un modèle démodé. Le commandant observait tout, tout en faisant mine de savoir où il allait. En son for intérieur, il pensait que la sécurité des lieux laissait franchement à désirer! Puis, il avisa enfin quelques caméras qui fonctionnaient en circuit fermé. Alors, un petit frisson le parcourut moins d’une seconde, mais sa peur rétrospective s’éteignit car, si on l’avait repéré, on l’aurait déjà arrêté!

S’enhardissant, comprenant que sa tenue l’empêchait d’être identifié avec précision longtemps encore, André s’approcha d’un antique ordinateur, un de ceux qu’il avait pus admirer dans des musées, sa curiosité archéologique émoustillée. Mais une main se posa sur son épaule, le faisant sursauter. Il se retourna brusquement pour voir à qui ou à quoi il devait faire face.

- Hey, Jim, dépêche-toi au lieu de musarder ainsi! Tu vas être en retard! Dit un grand escogriffe en riant, avec l’accent du Colorado. C’est l’heure du bain de tes mannequins!

- Hein? Souffla Fermat ne saisissant pas.

- Mais oui, voyons! Rétorqua Joey. Ne me dis pas que tu ne t’es pas remis de ta bringue d’hier soir! Allez, viens avec moi! Faut pas que le patron soit au courant. Tu connais le général Patterson.

Joey entraîna son compagnon jusqu’à un quartier à très haute sécurité. Sur la vitre sur laquelle sa silhouette se reflétait, Fermat put déchiffrer son badge identificateur: James Nielström. Son ami répondait au nom de Joey Inquart. Ayant pénétré dans le saint des saints, les deux ingénieurs militaires se séparèrent, chacun rejoignant son poste. Avant de s’éloigner, Joey ajouta:

- Fais gaffe! Les docs Langham et Andreus t’ont à l’œil.

Dans l’expectative, Fermat enregistra tous les détails du laboratoire. La salle, de taille moyenne, présentait une forme cubique, avec des parois de métal aux boulons bien visibles. En hauteur et sur le côté, il remarqua aussi un vitrage de protection. Derrière celui-ci, se tenaient une jeune femme et deux hommes en blouse blanche. Ils avaient des blocs-notes sous les yeux et comparaient de mystérieux résultats.

Avisant le nouveau venu, Anne lui fit signe que tout était ok et qu’un nouvel essai pouvait commencer. Ce fut à ce moment que Fermat vit enfin ce que la pièce comportait de remarquable: deux fauteuils-couchettes munis de courroies, sur lesquels étaient allongés, dans des positions grotesques, deux mannequins, effrayants au premier abord tant ils rappelaient les écorchés classiques. Mais André ne s’y trompa pas. En eux, tout était synthétique, sauf le squelette.

- Ai-je la chance inespérée pour un esprit tourné comme le mien de me retrouver au moment historique où les Américains procédaient à des expériences sur ces squelettes et écorchés mannequins de légende répondant aux noms ridicules de REMAB et REMCAL, afin de connaître précisément les effets de la radioactivité sur les organismes? Pour parler comme à cette époque de paranoïa: combien de minutes faudra-t-il aux Soviétiques pour crever sous les bombes américaines ou inversement?

C’était REMAB qui contenait le squelette. En outre, il était doté d’une paire de poumons en plastique ainsi que d’un système de tubes creux dans lesquels circulait une solution supposée absorber les radiations comme l’aurait fait un tissu humain! REMCAL, quant à lui, comprenait les différentes répliques des principaux organes: foie, rate, reins, poumons, thyroïde… Chaque élément était rempli d’un liquide radioactif.

Parfaitement à l’aise dans la peau du technicien, Fermat ajusta les mannequins, les sanglant solidement sur leurs sièges de torture. Puis, il descendit de quelques mètres le « canon » chargé de bombarder les cobayes de particules radioactives. Se tournant vers un micro incorporé dans la paroi, il jeta d’une voix ferme:

- Opération over! Lancez le jus!

Il faillit ajouter « demi impulsion » comme à bord du Sakharov mais se ravisa à temps!

Le bombardement fut très bref. Nul rougeoiement ou lumière. Les trois laborantins s’empressèrent de noter, toujours à l’abri derrière leur vitre, leurs observations, enrichies des informations du pseudo Nielström.

Mais un grondement furieux accompagné de mots indistincts interrompit le travail des ingénieurs. Un lieutenant, en combinaison de protection, hormis le casque, se mit à tambouriner avec force contre la porte du labo tout en criant:

- Arrêtez tout! Stoppez tout, bon sang! Vous ne voyez pas que c’est moi, Jim? L’autre est un intrus, un espion!

***************

Avril 1627. Quels avaient été les divers incidents par lesquels étaient passés Uriel, Violetta et les fidèles de l’agent temporel?

L’adolescente avait poursuivi paisiblement son exploration des merveilles contenues dans le cabinet de curiosités et dans le scriptorium. Le Chinois, rendu affable par les connaissances de la donzelle qui s’exprimait couramment et élégamment en mandarin, lui avait permis de toucher les précieux rouleaux, manuscrits, volumen et codex, dont les plus anciens remontaient à Charlemagne.

Violetta allait de surprise en extase et s’exclamait régulièrement:

- Incroyable! Que de richesses! Ce monastère possède les « Dialogues sur les secrets de la nature » entre César et Alexandre, l’opus maudit de Lucilio Vanini, le médecin libertin italien! Il y a aussi toutes les œuvres de Fra Vincenzo… Impossible! Ici, j’ai sous les yeux un codex maya qu’on croyait perdu. Et cette langue? Oui, c’est bien du nahuatl. Il consigne les paroles du dieu Quetzalcóatl en personne. Et là, encore plus renversant! Un exemplaire du Popol Vuh! J’aperçois un peu plus haut sur l’étagère, un traité de chevalerie arabe d’époque abbasside…

Ainsi, la jeune fille enrichissait ses connaissances déjà grandes d’autant plus agréablement qu’elle passait de longues heures le soir à discuter avec le père Uriel. Elle lui confiait avec candeur le développement des sciences de son XXVI e siècle et lui demandait confirmation des théories admises à son époque. Avec une certaine condescendance, l’agent temporel acceptait parfois de lui répondre et de satisfaire sa curiosité. Souvent, ces conversations à bâtons rompus atteignaient un niveau théologique ou philosophique élevé.

- Pour les esprits religieux et intolérants de ce siècle, vous et vos disciples n’apparaissez que comme des hérésiarques qui doivent être exterminés, faisait Violetta un jour semblable aux autres. Pourquoi donc avez-vous choisi et ce temps et ce lieu pour prêcher et former des frères? Il n’y a là aucune logique! Éclairez-moi!

Toujours avec son demi sourire ironique, le Michaël 132 540 dit d’une voix dépourvue de toute inflexion:

- Le début du XVII e siècle offre encore de nombreuses possibilités. A mes yeux, il est l’ultime époque où l’on peut rassembler en un seul lieu une connaissance universelle venue de toutes les régions, de toutes les religions et philosophies humaines. Dès la fin de l’âge baroque, le règne de la science occidentale ainsi que celui des théories mercantiles ultra matérialistes sera sans partage. Alors, l’homme rompra les ponts avec la Nature, oubliant de vivre en symbiose avec la planète qui le porte, son berceau qu’il saccagera.

Le monde dont je suis issu l’a appris à ses dépens. Ainsi, la Grande Catastrophe de 2045 aurait pu être évitée. Mais ce n’est pas là le sujet principal de notre conversation.

- Quel est votre objectif? Questionna l’adolescente tout en tortillant une mèche brune.

- Je poursuis le but assez démentiel de synthétiser dans un syncrétisme universel les religions, les philosophies métaphysiques d’abord des peuples à écriture, puis des autres peuples à traditions orales tels les Australasiens, les Bantous, les Amérindiens d’Amazonie… certains ne sont pas encore « découverts » en cette année 1627. Pour l’instant, j’ai réussi à assembler le savoir de la Chine, de l’Inde, du Tibet, de l’Arabie, du Mexique, du Pérou et du Japon.

- Oh! Mais cette tâche exige de votre part que vous parcouriez le temps en laissant vos condisciples livrés à eux-mêmes!

- Tout à fait! Mais je travaille pour les descendants, les successeurs de ces frères, de ces fidèles qui sont prêts à tout sacrifier, non pour le salut de leur âme, mais pour l’obtention de la connaissance universelle, la sauvegarde du vivant.

- Si la véritable bibliothèque de Babel existe, c’est ici sans nul doute qu’elle se trouve!

La conversation fut interrompue par la venue du frère K’Tou Nuru qui pénétra, tout essoufflé, dans le sanctuaire. Quelque peu agité, il s’écria:

- Père très saint! Les armées du Roy sont en train d’investir l’abbaye! Venez vite!

Uriel, Nuru et Violetta se précipitèrent jusqu’à la tour du guet. Là, effectivement, ils virent un régiment royal, celui du Perche, en train d’entourer le monastère fortifié. Grâce à sa lunette galiléenne, Uriel put observer les galons qui ornaient les cols des officiers, le type exact de canons qui étaient prestement assemblés par les ingénieurs.

En tout, cinq régiments s’établirent sur les collines cernant l’abbaye. S’étaient rajoutés le Royal Picardie, le Royal Provence, le Royal Bretagne et l’Aunis. La lunette astronomique d’Uriel fixa quelques instants la tente de commandement reconnaissable à la croix qui la surmontait et à ses fleurs de lys d’or brodées. Devant elle, le père Joseph déambulait d’un pas nerveux.

- Tsampang Randong! S’exclama l’agent temporel quelque peu contrarié.

- Je ne comprends pas! Fit Violetta. Passez-moi donc la lunette… Mais c’est là l’âme damnée de Richelieu si je dois en croire le portrait que j’ai vu reproduit dans les holographies du Langevin!

- Cet être lui ressemble, certes, mais ce n’est là qu’une enveloppe extérieure, un leurre! Le vrai père Joseph a dû mourir! Je puis dépasser les apparences grâce à ma véritable nature. Tsampang Randong, un maître du Temps… pourtant, son aura violette ne correspond pas… Si j’avais affaire à un clone de la sphère noire, au Commandeur Suprême?

- Expliquez-moi, une fois encore. Tsampang Randong était bien ce moine bouddhiste déviant qui fonda sa propre secte refusant de suivre Lobsang Rama?

- Au niveau humain de mon alter ego, oui… Mais cet affrontement, sa réalité dépasse le côté matériel. Dans les faits, Tsampang Randong a fait assassiner Lobsang Rama en 1449. Plus précisément, il s’agissait de l’agent temporel M 132 539 X 22 418, mon prédécesseur immédiat. J’ai encore la sensation de sa mort en moi, lorsque son énergie fut avalée par une proto étoile!

- Révérend, donnez vos ordres pour faire face à cette attaque, rappela fort justement Nuru.

- Voici les clefs de l’arsenal. Nous allons opposer aux canons d’autres canons. Les nôtres ne tireront pas que des boulets en fer!

- Attendez! Jeta Violetta. L’officier qui prend les ordres du père Joseph est une femme! Toute vêtue de noir, avec une cuirasse qui dissimule ses formes féminines. Mais il n’y a pas à s’y tromper. Je la reconnaîtrai partout. Il s’agit du capitaine Asturkruk Pamela Johnson.

***************

Comme l’avait annoncé le Commandeur Suprême, la navette Einstein était arrivée avec un mois de retard, alors que le siège de l’abbaye débutait. Déphasant légèrement son vaisseau afin qu’il ne fût pas visible aux yeux du régiment d’Aunis, le commandant Wu le posa juste derrière un colline, puis, mettant en sommeil les moteurs, il sortit après avoir pris la précaution de réveiller ses enfants et de leur ordonner de rester à bord.

Daniel avait déjà échafaudé un plan de rechange. Laissant arriver jusqu’à lui les pensées plus ou moins confuses des soldats, il avait l’intention de se faire capturer par les troupes royales dans le but évident de parlementer directement avec les chefs de cette armée. Toujours vêtu de son habit « dandy » 1900, il représentait une incongruité qui fut vite repérée par les deux gardes habillés de bric et de broc faisant le guet selon les ordres de leur capitaine.

Le plus grand des soldats pointa vivement sa hallebarde sur la poitrine de l’intrus et dit en un français plus ou moins chuintant:

- D’où sors-tu, toi, l’inconnu? J’t’avions point encore vu ici! Comment qu’t’es arrivé?

- Oh! Je passais, tout simplement! Répliqua notre personnage en badinant. J’ignorais que l’armée assiégeait ces bâtiments. Il n’y a rien de suspect quant à ma présence. Je ne suis qu’un inoffensif promeneur.

L’autre garde, méfiant, s’approcha à son tour et, sans ménagement, fouilla le prisonnier qui se laissa faire d’assez bonne grâce. Le type puait l’ail et le graillon tandis que son accent gascon rendait ses phrases difficilement intelligibles.

- Mordious! C’t’homme n’est pas armé! Cape de Diou!

- On le conduit au capitaine? Suggéra son compagnon.

- Non! Menons-le plutôt au Roué!

- Au roi? Éclata de rire Daniel. C’est exactement ce que je souhaite! Décidément, je suis verni! Après Déroulède, Louis le Juste! Que du beau monde!

La pointe de la hallebarde dans ses reins, le commandant Wu fut conduit jusqu’à la tente royale sous laquelle Sa Majesté Louis XIII achevait son déjeuner composé d’un agneau rôti et d’un flan. A ses côtés, se tenaient le père Joseph et Marillac. Onze heures du matin venait de sonner.

***************

Kutu avait craqué. La tentation avait été trop grande. Son effroyable mâchoire munie de cinq cents dents avait happé gloutonnement une des jambes difformes du roi des Alphaego. Aussitôt, la réplique était survenue. Gigantesque, le souverain aruspussien avait alors déroulé ses tentacules pour en envelopper le dinosauroïde.

Cependant, Kutu ne lâcha pas le roi car sa mâchoire était dotée d’une force prodigieuse. Ainsi, malgré la pression énorme qu’il subissait, il parvint à sectionner le tentacule ventral du roi vampire. Immédiatement, une lymphe gluante, pâle et irisée, éclaboussa le Troodon.

L’officier de la sécurité ressentit instantanément de cruelles brûlures comme si cette lymphe était composée d’un acide extrêmement corrosif. Aveuglé, devenu fou de douleur, Kutu eut alors le malheureux réflexe de saisir son arme désintégratrice de poche et de faire feu n’importe où! Les rayons d’une teinte orange détruisirent tout ce qu’ils touchaient: gardes Alphaego, c’est-à-dire des « zoés » d’Odaraïens, parois de la salle de commande, sièges, consoles d’ordinateurs, etc.

Au cœur d’une atmosphère empuantie par l’ozone et au milieu des crépitements des courts-circuits, les victimes s’enflammaient puis mouraient en poussant des hurlements insupportables. Un des horribles fœtus, transformé en torche vivante, fut pris d’une pitoyable danse désordonnée, un peu comme celle du tristement célèbre Bal des Ardents de Charles le VI le Fol.

L’être abominable tressautait, secouant ses flammes, cherchant maladroitement à les éteindre. Mais il ne parvint qu’à accélérer sa combustion. Il finit, au bout de longues secondes, par tomber sur le sol de plastacier et mourut totalement carbonisé. Rapidement, il ne resta plus de lui qu’une dépouille noirâtre, assez semblable à une momie, d’une laideur repoussante, recroquevillée, à peine reconnaissable.

Antor et Kiku U Tu se décidèrent à intervenir. L’ambassadeur sépara les deux antagonistes. Le roi Alphaego paraissait agoniser. Quant à Kutu, il n’était pas indemne non plus. Lui aussi franchissait les frontières de l’au-delà malgré sa très grande résistance. Sa cage thoracique avait été enfoncée par la pression exercée par les cordons ombilicaux royaux. Ce n’était pas tout. Le dinosauroïde avait été brûlé par le feu et l’acide. Maintenant, son épaisse peau racornie de lézard dégageait une insoutenable odeur de chair pourrissante tandis que ses trois cœurs pulsaient à vif!

A la seconde même où le souverain Alphaego mourut, un phénomène prévisible s’enclencha. De son énorme tête poussa une sorte de kyste grouillant de vaisseaux sanguins apparents, qui grossissait à vue d’œil, prenant peu à peu les traits du souverain défunt. Une parthénogenèse spontanée se déroulait en temps réel sous les yeux effrayés des membres du Langevin désormais sortis de leur sommeil hypnotique.

Comme Athéna sortant du crâne de Zeus, la parturition eut lieu. Le kyste se détacha d’un coup. Membres et tentacules en jaillirent et le nouveau roi s’éleva à deux mètres du sol, flottant avec une grâce irréelle. Il émit avec jubilation une pensée triomphale.

- Humanoïdes primitifs, rien ne peut m’anéantir! Nous, Alphaego, sommes le stade ultime de l’évolution! Nous absorbons tous les êtres vivants et les rendons semblables à nous afin que l’Harmonie, l’Unicité règne!

Ayant achevé, le cruel Alphaego voulut alors entraîner Antor dans l’inter dimensionnalité, mais un minime incident le fit changer brusquement d’avis. Kiku U Tu qui luttait vaillamment contre les gardes du souverain aruspussien posa son regard sur une des consoles d’alerte fonctionnant encore.

- Un des vaisseaux Asturkruks a réussi à nous suivre! Gronda-t-il avec stupéfaction.

Le souverain Alphaego parut presque sourire.

- Des proies plus nombreuses, plus tentantes! Nous allons nous nourrir, nous goberger, faire bombance!

Instantanément, les envahisseurs semblèrent s’évanouir dans le néant. En fait, les Alphaego, utilisant leurs facultés de déplacement transdimensionnel, s’étaient directement transportés à l’intérieur du vaisseau rabatteur qui avait donc réchappé au saut quantique non contrôlé.

Sur le Langevin, Chtuh et Eloum se relevèrent. Le cygne secoua lentement ses plumes et caqueta.

- Je pense que nous avons gagné un répit.

Uruhu, qui s’était planqué sous une console tactique proféra:

- Que les mânes de Bohrr et celles de Broorh nous protègent encore jusqu’à ce que le Soleil avale la Terre!

***************

A bord du rabatteur, tous les films gore du XX et XXIe siècles n’auraient pu rendre en détails l’horreur qui s’y déroulait. Toujours munis de leurs armures, les Asturkruks ne purent faire illusion que quelques minutes à peine face aux Alphaego. Le capitaine Dankak hurlait, furieux et abasourdi à la fois:

- Ils ont rompu le traité! Alerte totale! Tactique Wiwaxia!

Le calmaroïde oubliait tout simplement que son vaisseau avait remonté le temps bien avant la signature de l’alliance entre son peuple et les rescapés d’Aruspus. Cependant, les Alphaego, qui n’avaient nullement besoin d’une quelconque protection manufacturée, aussi agiles que leurs adversaires, trouvèrent instinctivement la parade. A l’inverse de la tactique Anomalocaris, ils pratiquèrent celle de la Dendera, du nom d’un arthropode ver qui parasitait ses hôtes. Au fur et à mesure de sa croissance, le ver changeait de corps en faisant éclater celui qui l’accueillait précédemment. Mais ici, le processus était accéléré!

L’inter dimensionnalité permettait aux Alphaego de se matérialiser au cœur même de l’organisme Asturkruk dont l’armure devenait alors parfaitement inutile. Aussitôt, l’hôte involontaire implosait en une bouillie écoeurante qui éclaboussait indifféremment Asturkruks, Alphaego et parties de cabines du vaisseau.

Certes Dankak parvint à tuer un Alphaego grâce à la tactique Anomalocaris. Le squelette du porcinoïde au crâne hypertrophié s’éjecta de sa chair, mais, finalement, le capitaine succomba comme tous ses officiers.

Leurs ennemis détruits, les Alphaego entamèrent le processus de nutrition rituelle. Avec délectation, les tentacules se collèrent, en des plops écoeurants, sur les restes sanglants et fumants des calmars humanoïdes. Avec des bruits de succion dégoûtants, ils absorbèrent ainsi les oligoéléments nécessaires à leur survie.

Quant aux Alphaego non mammaliens, ils utilisèrent pinces et embryons de bec, pour les « poulets », portant à leurs stigmates multiples les débris organiques nourrissants. Une fois tous les êtres carbone digérés, repus, les Aruspuciens envoyèrent l’épave Asturkruk à l’intérieur d’un tunnel transdimensionnel. Pour l’instant, il n’était pas question de retourner s’en prendre à l’équipage du Langevin.

***************

Bagne de Penkloss. Après leur victoire éclatante sur leurs geôliers esclavagistes, les rebelles tinrent une assemblée générale où fut proclamée, à l’unanimité, dans un vacarme assourdissant, une guilde. La piraterie y serait le type d’économie dominant. Dans un bel enthousiasme, le baron Haän fut porté à la tête de la république pirate, avec pour second Maximien!

Les Asturkruks survivants avaient abandonné Penkloss en laissant à la surface de l’ancien bagne des foreuses, des excavatrices et bien d’autres engins qui furent détournés de leurs fonctions d’origine. En quelques jours seulement, grâce aux précieuses compétences des nombreux ingénieurs venus de mondes différents, à la technologie spatiale distorsionnelle et supra luminique, furent montés des Praedators et des Raptors capables d’atteindre le luminique 4, ce qui suffisait amplement à nos pirates.

En quelques semaines, les Asturkruks comprirent à leurs dépens qu’il ne faisait absolument pas bon de circuler à proximité des aires de chasse de la guilde. Par ces multiples raids dans le quadrant Delta de la Voie Lactée, celle-ci se fit connaître et craindre. Les intérêts de l’Archontat furent bientôt mis en péril.

Saktar, l’Hellados, conseillait Maximien, lui apprenant la patience, mais aussi les théories commerciales. Bien évidemment, les commerçants ovinoïdes surent tirer profit du nouvel ordre apparu dans la galaxie. Afin de faire face à la concurrence de Penkloss, qui menaçait à terme leur propre réseau commercial, ils s’empressèrent de signer un traité d’alliance avec les 1045 planètes ainsi qu’un accord de neutralité avec l’Archontat! Parés des deux côtés, les Otnikaï se firent escorter par les deux adversaires durant leurs voyages d’échanges.

En six mois à peine, la guilde était donc parvenue à établir sa puissance, et chacun rêvait de l’abattre. L’amiral éléphantoïde Haarduin, qui dirigeait l’Alliance depuis l’an terrestre 2753, se vit obligé de prendre des mesures militaires drastiques.

Comment vaincre la guilde? Telle était désormais l’épineuse question qui se posait à tous. En sous-main, des négociations furent entamées entre l’Archontat et l’Empire. On établit même un contact fragile avec ce qui restait de l’hégémonie Haän. Acculé, l’amiral nomma comme conseiller et bras droit le plus grand explorateur de l’Univers.

**************

Mont Cenis, mars 286.

A la tête de ses légions, le coempereur Benjamin Maximien franchissait les Alpes à la rencontre des Bagaudes. Sitruk n’ignorait pas qu’Élien et ses troupes tenaient une partie des cols alpins et les vallées environnantes de ce qui, plus tard, deviendrait la Savoie, le Dauphiné et les Alpes de Haute-Provence. Un traquenard était plus que probable.

Tels les Vascons de Roncevaux, ou encore les Espagnols d’El Empecinado contre les armées napoléoniennes, les Bagaudes avaient effectivement tendu une embuscade aux légions romaines lourdement équipées, traînant péniblement derrières elles les chariots de ravitaillement. Armés d’arcs, de lances et de frondes, les paysans déserteurs assaillirent les fiers légionnaires alors que le ciel s’obscurcissait des projectiles lancés de part et d’autre du col.

Aux côtés de Benjamin, un centurion primipile, la face inondée de sang, touché en plein visage par une pierre, s’effondra. Les Romains eurent le réflexe de saisir leurs boucliers et de se protéger des projectiles. Malgré tout, quelques soldats eurent leur cuirasse percée de part en part par des lances projetées avec force.

Gardant son sang-froid, Benjamin hurla, s’époumonant presque :

« La tortue! En formation! Vite! »

Dans le même temps, il se disait :

« Ces Bagaudes refusent logiquement la bataille rangée en plaine, conscients de leur point faible. La tactique de la guérilla, le harcèlement des troupes régulières, ont permis à bien des nations fragiles de triompher. Ce que je craignais s’est produit. Je risque de perdre beaucoup d’hommes avant de faire plier ces rebelles. Je pense que le moment est enfin venu de faire basculer l’Histoire. »

Les corps à corps brutaux se multipliaient. Un optione utilisa son glaive comme un fil à couper le beurre. Désarçonné par un éclat de javelot dans l’œil, tel Henri II, un préfet d’aile de cavalerie auxiliaire fut achevé une fois à terre par trois Bagaudes enragés dégageant une forte odeur qui picotait au mieux les narines ou, au pis, vous prenait à la gorge. Cette senteur s’apparentait à celle d’un fromage de brebis fort rance. En fait, ces paysans puaient le suint, le beurre tourné et la sueur. Leurs corps musclés et trapus étaient vêtus de loques de laine hétéroclites, de braies en peau de chèvre et du fameux manteau gaulois à capuche, souvent en peau de mouton, tenant sur les épaules par une fibule en fer. Les pieds crasseux étaient protégés des chocs par des brodequins, des bandes et des lanières de cuir et de laine. Leur barbe mal taillée et mal entretenue les défigurait. Bien sûr, leur chevelure hirsute ignorait toute espèce de peigne. Pour résumer, leurs poils étaient entremêlés de terre, de foin et d’herbe. Afin de susciter davantage l’effroi de leurs adversaires, les rebelles poussaient des cris d’intimidation ressemblant à des grognements et des rugissements d’animaux sauvages, loups, ours, lynx et sangliers.

Benjamin avait compris la tactique des Bagaudes :

« Ils vont bientôt abandonner le combat et se replier en hauteur dans les alpages. », marmonna-t-il tout en taillant de taille et d’estoc comme s’il maniait la mythique Excalibur.

Soudain, par delà les cris et les bruits de la bataille, une sonnerie de corne retentit : c’était le signal de la retraite. Instantanément, les bergers et les paysans refluèrent, laissant l’armée romaine panser ses plaies et compter ses morts. Maugréer contre ces rudes montagnards était tout à fait vain.

***************

Sa majesté Louis le Juste était assis sur son siège de campagne, ses jambes croisées moulées dans des bottes du cuir le plus fin, son torse frêle emprisonné dans une armure de métal bruni.

Après s’être incliné, le Béarnais obligea le prisonnier à s’agenouiller devant le souverain par une pression puissante de ses mains sur les épaules de Daniel qui obéit obligeamment.

- Jarnicoton, Sire! Cet espion a été capturé alors qu’il rodait autour du camp!

- Merci, Gaspard, fit le roi sereinement. Je vais interroger moi-même cet homme.

Lentement, Louis XIII scruta de pied en cap l’inconnu toujours habillé de son impeccable costume gris perle et noir façon 1900. Le commandant Wu ne baissa pas les yeux ni ne cilla lorsque son regard crois celui du Roi.

- Quel étrange vêtement par ma foi! Se disait Louis. Monsieur de Buckingham n’en a point de pareil! Quelle impudence chez ce sujet que je dévisage! Il n’a point l’air faraud ou terrorisé à ma vue!

Enfin, Sa Majesté reprit la parole.

- Es-tu à la solde de ces hérétiques qui narguent mon autorité royale? Leur sers-tu d’éclaireur ou d’espion? Réponds!

- Sire, point du tout! Répliqua Daniel avec un léger sourire ironique sur les lèvres.

Le daryl androïde avait eu largement le temps de lire les pensées de Louis XIII et savait à quoi s’attendre. Il reprit toujours sur ce ton affable et léger qui le caractérisait.

- Votre Majesté, je ne suis le commensal de personne!

- Ici, tout le monde me doit allégeance! Que faisais-tu donc précisément aux abords de ce camps alors que je mène un siège? Dis-moi la vérité! Si tu te montres réticent, je puis te livrer aux mains de Monsieur de Paris!

Le père Joseph intervint alors.

- Sire, avec tout le respect que je vous dois, il vaudrait mieux que ce soit l’Église qui se charge d’une telle tâche! Ne sommes-nous point en train de conduire le siège aux déviants du monastère de Sainte-Catherine?

- Père Joseph, je n’ai point sollicité votre conseil! A qui donc croyez-vous parler ainsi? Attendez que je vous interroge avant de donner votre avis! Pour l’heure, contentez-vous d’observer! Oui, Marillac?

- Votre Majesté, peut-être devriez-vous me laisser le prisonnier! Mes hommes sauront lui extirper ses secrets!

- Holà! S’exclama Daniel. On dirait, qu’ici, tout le monde se dispute la faveur de me torturer! Je le proclame haut et fort : je ne suis pas d’accord! Un mien parent essaya jadis et ailleurs d’appliquer sur mon corps les supplices chinois. Il s’en repentit pour l’éternité, je vous l’assure!

- Monsieur, répliqua Louis XIII fort marri, si vous ne voulez point subir la question, révélez donc de votre plein gré ce que vous faisiez en ce lieu!

- Rien de spécial!

- Certes, mais encore? Oh! Et si nous commencions par le tout début? Vous avez bien un nom? Pourtant, vous n’êtes point vêtu comme une personne de noble ascendance…

- Sire, ne vous fâchez point mais mes ancêtres remontent plus loin que les vôtres! Pour l’instant, vous pouvez m’appeler Daniel Grimaud. Mais je n’ai aucun lien de parenté avec le valet du comte de La Fère!

- Le comte de La Fère? Jamais je n’ai ouï ce nom! A supposer que vous disiez vrai, pourquoi rôdiez-vous, aux alentours?

- Je n’ai aucune mauvaise intention! J’abhorre toute forme de violence. Votre Gaspard m’a fouillé. Il peut donc…

- Je le sais, monsieur. Il n’a trouvé sur votre personne aucune arme, aucun flacon suspect…

-Vous le voyez! Je puis donc vous révéler que ma venue n’est pas un accident. Il faut absolument que je pénètre dans le monastère…

- Pourquoi donc , monsieur Grimaud? Pour prendre langue avec ces hérétiques?

- J’en serais marri si vous ne m’en accordiez point l’autorisation! Ces moines retiennent ma nièce Violetta!

- Pensez-vous naïvement que je vais croire pareille fable?

- Je vous assure cependant de ma sincérité la plus grande!

- Sire! Jeta en cet instant le père Joseph qui n’en pouvait mais. Je me permets de vous mettre en garde contre les talents de persuasion de cet homme…

- Gaspard, reprit Louis XIII, ignorant la sortie furieuse du religieux et se tournant vers le garde, vous confirmez que cet individu n’avait rien sur lui de dangereux et de prohibé lorsque vous l’avez capturé?

- Exactement, not’ Sire!

- Puisque je m’escrime à vous répéter que je ne suis pas une menace!

- Majesté, se mêla alors Marillac, peut-être qu’après tout, nous n’avons véritablement rien à craindre de cet homme seul!

- Il peut être un messager! Insinua le père Joseph.

- Je n’ai pas dit que nous cédions à sa requête! Rappela sévèrement le roi. Milady de Glenn nous a certifié que les moines allaient bientôt se rendre faute de munitions!

- Espérons qu’elle ne se trompe point! Que me conseillez-vous, Marillac?

- Tout simplement de garder cet homme à vue, soigneusement ligoté!

- Judicieux conseil que je vais suivre, mon garde des sceaux!

- Sire, s’écria le père Joseph qui faisait montre d’une agitation étonnante de sa part. Pardonnez-moi, il faut que je sorte au plus vite!

Après un salut rapidement expédié, le prêtre passa la porte de la tente pour se heurter à Pamela Johnson!

- Enfin, vous voilà! Que tramiez-vous donc?

- Votre Uriel! Il prépare quelque chose! Avant qu’il s’échappe, ordonnez l’assaut!

- Holà, ma chère! Je ne me nomme point Louis XIII! Ici, je ne possède pas son autorité!

- Vous, le Commandeur Suprême du Temps, avez commis une erreur de ce calibre! Avouez que vous craignez cet MX!

- La question n’est pas là, souffla vexé, le clone. Je dois préserver ma couverture! Bon, je me rends à votre désir… je passe outre mes scrupules. Je m’en vais me transporter directement dans le scriptorium.

- Vous m’en voyez soulagée.

- Cependant, ne vous réjouissez pas trop vite! Surveillez plutôt Daniel Wu. Il a réussi à remonter notre piste.

- Cet empêcheur de tourner en rond va regretter d’être né!

- Oh! Je pense toutefois qu’il est affaibli après s’être mesuré à mon autre clone…

- Dans ce cas… je m’empresse d’utiliser mes pouvoirs télépathiques afin d’influencer Louis XIII. Nous vous rejoindrons tantôt. Désormais, l’assaut final ne saurait tarder…

***************

Le dispositif de surveillance de frère Uriel, efficace, avait permis de détecter l’arrivée du commandant Wu. Dans l’expectative, l’agent temporel se hâta d’en informer Violetta.

- Ainsi, ce que vous prévoyiez est survenu. Mon oncle vient de se jeter volontairement dans la gueule du loup. Allez-vous continuer à résister aux troupes royales?

- Certes, mais pas de la façon dont vous l’entendez! Ce qui m’importe, je ne puis vous dire pourquoi, c’est la vie sauve du commandant Wu. Le véritable danger ne provient pas des troupes de Louis XIII. Vous vous doutez bien que si je l’avais voulu, il y a longtemps que j’aurais anéanti ces humains ordinaires.

- Puisque vous le dites…Vous dissimulez vos sentiments.

- En ai-je? Le piège s’est refermé, soit, mais la proie n’est pas celle que vous pensez. A son tour, Pamela Johnson s’est amenée, attirée par l’aimant Daniel.

- Oh la la!

- Mon enfant, du calme. En suivant la trace de votre oncle, mais cédant aussi à son tempérament vindicatif, Johnson a perdu de vue quelques instants son but réel, celui de manipuler le multivers à satiété. Quant à moi, depuis le début, je savais que j’étais le gibier du Commandeur Suprême. Ne le sentez-vous pas? Il est déjà dans ces murs!

- Je saisis! Seul ce combat vous préoccupe, en vérité! Vous nous abandonnez et jouez cruellement avec nous.

- Que non pas! Voyez ce qui va advenir. Méditez. De plus, vous êtes capable de vous en sortir sans dommage aucun.

Inopinément, frère Timothée, le parfait ascète, surgit. On aurait cru que l’agent temporel l’attendait. D’un calme olympien, le moine annonça :

- Vénérable, l’assaut est donné.

- Suivez mes ordres. Il faut retarder les troupes royales le plus longtemps possible.

- Nous mourrons avec joie, mon père!

Repartant de son pas furtif, le frère rejoignit ses condisciples. Ceux-ci s’étaient réparti les armes, utilisant à bon escient toutes les ouvertures possibles afin de viser les assaillants. A la grande colère de Marillac, les canons des mousquets parvinrent à maintenir un tir cadencé, et ce, grâce à la dextérité de ces moines soldats, qui, depuis quelques années déjà avaient été entraînés par frère Uriel. Ils visaient avec une précision remarquable et faisaient mouche à chaque coup. Disposant aussi de nombreuses bouches à feu, les boulets fauchaient les gens du roi comme paysans au temps des moissons. Ainsi, un mestre de camp du Royal Perche fut blessé et mutilé en vidant les étriers ; de même, un anspessade et un trompette moururent tandis que les fantassins s’égayaient comme une volée de moineaux apeurés par la mousqueterie.

La canonnade s’intensifia, l’artillerie royale répliquant quelque peu dans le désordre. Nuru, le moine néandertalien, frémissait à la fois de rage et de frayeur. Néanmoins, fort habile au maniement des armes, chacune de ses balles tuait sa cible. Il abattit sans aucun remord un grand escogriffe blond au visage criblé de taches de rousseur et un tambour, un adolescent âgé d’une quinzaine d’années à peine.

Toutefois, malgré cette résistance acharnée, un boulet royal atteignit les assiégés, faisant s’effondrer une partie de la muraille derrière laquelle s’étaient nichés le moine au lupus et un novice aux cheveux châtains et au visage boutonneux. Frère Gilles fut tué net tandis que le moinillon eut les jambes écrasées par les pierres qui l’ensevelirent à demi.

Du côté sud, les soldats royaux étaient parvenus à glisser des échelles par des brèches et par des fenêtres. La troupe pénétra dans les cuisines et dans l’herboristerie. Frère Laurent se porta alors à la rencontre de l’ennemi mais une cornette ne lui laissa pas le temps de résister. Il fut descendu d’une balle en plein front par un pistolet à rouet.

Rapidement, il apparut que les moines assiégés avaient désormais le dessous, face à une troupe galvanisée télépathiquement par Pamela, qui, de son côté, ivre de sang et de fureur, grimpait à son tour les barreaux d’une échelle, ne voulant pas être la dernière à admirer de près un Homo Spiritus.

Quant à Daniel Wu, il était toujours prisonnier sous la tente de Louis XIII, l’agent temporel lui ayant intimé l’ordre de ne pas intervenir tout en lui garantissant que Violetta s’en tirerait saine et sauve. L’Homo Spiritus savait déjà comment son affrontement avec le Commandeur Suprême allait se terminer : par sa défaite, mais il s’en moquait. En effet, il voyait son successeur combattre à son tour la Sphère Noire. Après un long échange mental avec Michaël, le daryl androïde accepta d’obéir à son injonction.

Enfin rassuré sur ce point, frère Uriel commanda alors aux moines survivants de se replier vers le scriptorium, le cœur névralgique du monastère, qui depuis une dizaine d’années avait été aménagé pour cet instant précis. Tandis que la dernière robe de bure se faufilait dans la salle, et que les lourdes portes étaient rabattues, le Supérieur vérifia que Violetta ne manquait pas à l’appel.

Le scriptorium lui-même était précédé par un sas dont les portes métalliques n’avaient que l’apparence du fer. Toute la pièce était truquée. Obéissant aux ondes vocales d’Uriel, les parois pivotèrent pour laisser apparaître une salle tout à fait nouvelle. Les panneaux des rayonnages des livres ainsi que le cabinet de curiosités avaient disparu. Il en alla de même pour les moines qui basculèrent à l’intérieur d’un monte-charge formé des murs mêmes du scriptorium retourné. Sur un ordre muet de leur Supérieur, les frères s’étaient saisis des précieux manuscrits et objets d’art afin de les sauver d’un autodafé inévitable. Une fois tous les rayonnages vidés, le monte-charge put descendre automatiquement dans les profondeurs souterraines. En haut, il ne resta plus que frère Uriel et Violetta.

- Mademoiselle, je vous invite à suivre mes fidèles.

- Frère Uriel je puis détourner l’attention de cette troupe de sauvages qui nous assaille, gagner ainsi de précieuses minutes qui vous permettront vous et vos hommes d’être en sécurité. Laissez-moi agir!

- Violetta, j’ai promis à votre oncle…

- Je m’en doute. Mais tout à l’heure encore, vous disiez que j’étais capable de m’en tirer seule…

- Qu’envisagez-vous?

- Voyez cette robe abandonnée là. Je la revêts et je défie maintenant tout humain du XVIIe siècle de m’identifier!

L’agent temporel apprécia à sa juste valeur la métamorphose de l’adolescente.

- Vous êtes douée! Se contenta-t-il de murmurer.

Violetta ne vit même pas le MX disparaître. Elle n’en avait cure. Repassant de l’autre côté du monte-charge, elle attendit de pied ferme les troupes royales et le courageux capitaine gascon qui conduisait le détachement accompagné de Milady de Glenn. Les soldats s’étaient arrêtés, immobilisés par l’obstacle constitué par les lourdes portes de métal. De longues minutes durant, ils essayèrent de manipuler les serrures compliquées ou encore d’entamer ce qu’ils prenaient pour du fer.

D’une voix qui perdait patience, Pamela leur lança:

- Ôtez-vous de mon passage! Cette porte n’existe pas pour moi! Hop!

En un millième de seconde, la jeune femme se retrouva de l’autre côté, ses troupes ne réagissant pas à ce tour de magie, toujours plongées dans un état second. L’ex-lieutenant Johnson se contenta d’examiner le mécanisme quelques instants avant d’en trouver le fonctionnement. Puis, dans une succession de grincements inquiétants, la porte s’ouvrit, laissant ainsi le passage libre aux soldats du roi. Le capitaine gascon s’étonna:

- Sangrediou! Mais il n’y a rien d’intéressant ici! Une paillasse infecte, un moine sénile en haillons, une bougie, un missel qui tombe en poussière… Holà, le vieux!

Sans ménagement, il secoua le vieillard, lui projetant ses postillons à la figure.

- Où sont donc tes frères?

Le vieil homme ouvrit alors une bouche édentée, rit sottement, puis psalmodia.

- Gloire à Dieu au plus haut des cieux! Et paix sur la Terre aux hommes qui L’aiment!

- Mordedious! As-tu compris ce que je t’ai demandé?

Un sergent répliqua.

- Laissez-le, mon capitaine. Visiblement, il est gâteux.

- Dans ce cas, ne nous attardons pas. Essayons plutôt de trouver une porte dérobée.

- Déodat, très cher, fit alors Milady de Glenn. Vous vous laissez abuser par les talents de cette jeune personne. Voyez comme je dis juste! Contemplez maintenant la réalité!

Mais Pamela, dans son orgueil, avait oublié la rapidité des réflexes de la métamorphe. Violetta avait anticipé les paroles perfides de Winka. Au lieu d’apparaître sous l’aspect d’une adolescent innocente brune ou rousse selon son humeur, elle revêtit la forme effrayante de l’Améranthropoïde, l’atèle géant imaginaire d’Amazonie. Tous crocs dehors, la bête hurla comme si elle protégeait ses petits.

- Un démon! S’écrièrent les soldats royaux en reculant, en proie à une terreur justifiée.

L’hypnose de Pamela semblait s’atténuer.

***************

Pendant ce temps, les moines en fuite avaient atteint une grotte illuminée par des torches suspendues aux parois par des crochets. Uriel, qui les avait rejoints, leur commanda de l’aider à placer les tonneaux de poudre emmagasinés aux endroits névralgiques de la roche. Cette tâche accomplie, il leur dit, serein:

- Allez, mes frères! Montez maintenant sur la plate-forme du fond et souvenez-vous de moi. Frère Huang, vous prendrez la tête de la communauté et transcrirez pour les siècles des siècles les secrets conduisant à la Lumière et à la Vérité. Que la Sagesse soit toujours avec vous!

Résignés, un à un, les moines baisèrent la main de leur révérend en guise d’adieu puis se placèrent sur ladite plate-forme. Ensuite, nimbés par un halo venu de nulle part, ils se dématérialisèrent avec leurs précieux bagages.

Ce fut alors qu’un rire sardonique retentit dans la grotte.

***************