samedi 31 mars 2012

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 9 2e partie.


Chez Tortoni, le restaurant à la mode en ce 1825,
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on y rencontrait tous ceux qui voulaient voir ou se faire remarquer, autrement dit tous les notables, les intellectuels, les lions et lionnes, les élégantes qui donnaient le la du bon ton,
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Galeazzo di Fabbrini, qui n’oubliait jamais son pedigree, aidait Irina Maïakovska, toujours revêtue de son costume de dandy achevé, à s’asseoir à la meilleure table. Tout souriant, ce qui était rare, Danikine s’installait auprès d’elle, sous le charme de sa compatriote. Celle-ci ne venait-elle pas d’évoquer dans sa langue maternelle quelques souvenirs de ses jeunes années et raconté une ou deux anecdotes concernant la tsarine Catherine II.
- Ah! Voici le serveur, fit le comte. Que nous suggérez-vous ce soir, Enzo?
- Madame, monsieur le comte, monsieur le baron…
( A noter que le jeune employé du restaurant avait identifié le sexe d’Irina malgré son accoutrement. Il était habitué à certaines excentricités de la jeunesse dorée de la capitale et d’ailleurs ).
- Le poulet aux écrevisses peut-être? Poursuivit Enzo. À moins que vous ne préfériez des tournedos…
- Tels que le maestro Rossini les recommande? S’enquit di Fabbrini.
- Oui, il n’y a pas d’autre façon de les présenter…
- Bien. Et comme accompagnement? Assez léger, n’est-ce pas… Nous avons encore des choses à voir ce soir…
- Dans ce cas, des petits pois primeur d’une tendresse… ils fondent dans la bouche. Ou encore des haricots verts très fins cueillis de ce matin.
- Va pour ces deux légumes. Et les vins?
- Un Bourgogne de 1782...
- Grande année s’il en fut! Se réjouit Galeazzo. Je vous fais confiance Enzo et me range à votre avis. Pour les desserts, nous déciderons plus tard.
- Comte, je ne suis guère portée sur les sucreries, informa Irina avec une esquisse de sourire.
- pourtant, une gelata à la sicilienne ne se refuse pas! S’exclama Danikine.
- Una cassata, Pavel, rectifia machinalement Galeazzo.
Quelques minutes plus tard, le trio mal assorti savourait une viande tendre et juteuse à souhait, arrosée d’un Bourgogne incomparable.
- Je n’ai pas pour habitude de parler affaire en soupant, rappela Maïakovska poliment.
- Tout a déjà été dit. Discutons donc de choses agréables, convint le comte ultramontain. La représentation d’hier soir du Barbier de Séville par exemple…
- Enchanteur! Admit Irina. C’est la première fois que j’écoutais cette musique dans de telles circonstances.
- Tiens? S’étonna Galeazzo. Là d’où vous venez, il n’y a donc pas de représentations théâtrales ou autres?
- Avec des acteurs ou des chanteurs en chair ou en os, pas vraiment. Nous disposons cependant d’enregistrements personnalisés, de montages holographiques… euh… je vois que vous ne comprenez pas. Je m’explique…
Pendant ce temps, trois tables derrière notre trio, un homme de grande taille, les yeux gris, le nez un soupçon trop long, le cheveu noir, le visage mince, ne perdait pas notre groupe des yeux. Vêtu avec une élégance raffinée, qui sentait son grand seigneur, il espionnait particulièrement Galeazzo lui-même, bien qu’à l’origine, il pistât la Russe.
L’Ultramontain ne l’avait pas reconnu. Et pourtant, il aurait dû se tenir sur ses gardes car il avait été le maître de Frédéric Tellier. Toutefois, l’Artiste était un as du grimage. Son maquillage lui donnait dix ans de plus et modifiait à la fois la disposition générale de ses traits et l’ensemble de sa physionomie. À la décharge du compte, il faut ajouter que ce dernier ignorait encore la présence du danseur de cordes en cette année 1825.
Mais il n’y avait pas que Victor Martin qui s’intéressât ainsi à notre trio. Dans le fond du restaurant, près des portes donnant sur les cuisines, un Asiatique mis à l’occidentale, la barbe blanche coupée presque à ras, observait à la fois Irina Maïakovska et Frédéric Tellier. Si, à cet instant Daniel Lin était entré dans la salle, il n’aurait pu retenir un cri de surprise. Sun Wu père, le chef de la triade nommée Le Dragon de Jade dans les pistes temporelles 1721, 1722 et 1723 avait également effectué le saut quantique et était de la partie. Pourquoi épiait-il les deux adversaires? Une énigme de plus à résoudre pour le daryl androïde…
***************
Si, sur le papier, l’assemblage et la mise au point du matérialisateur transtemporel ne posèrent aucun problème, le passage à la pratique s’avéra un véritable casse-tête. En effet, les réfugiés de l’Agartha n’avaient à leur disposition que du matériel de seconde main, le plus souvent incompatible et non les matériaux et les appareils adéquats et performants. Ainsi, des plaquettes composites en fibrocarbone et en duracier devaient remplacer les couches manquantes de nanites téléguidées, autoreproductibles du téléporteur amélioré. Les plots eux-mêmes de l’engin n’étaient pas conformes aux élémentaires normes de sécurité. Et les bio gels de conservation des données manquaient cruellement. Quant aux câbles de transport d’énergie, énormes et encombrants, il couraient un peu partout dans le laboratoire, à même le sol. Maintes fois Craddock s’était emmêlé les pieds et avait chu brutalement sur ses muscles fessiers.
N’évoquons pas les ordinateurs. Des veaux qu’il fallait sans cesse réparer, reprogrammer et reconnecter entre eux.
Daniel Lin se dépensait sans compter pour remédier à cette pénurie; il travaillait seize heures par jour au bas mot et oubliait le plus souvent de se nourrir. Il n’en démordait pas. Il lui fallait réussir, obtenir le succès escompté. Le succès! Le maître mot, le mantra…
Le vice amiral ne savait plus s’il devait admirer cette obstination ou faire entendre raison à celui qui avait jadis servi sous ses ordres. L’idée du matérialisateur transtemporel ne l’enchantait guère. Antor ne devait surtout pas réapparaître trop tôt et encore moins entrer en contact avec le Surgeon. Le devenir de l’Expérience l’exigeait.
Il était environ deux heures du matin en ce mois de mai 2152. Presque tous les tempsnautes prenaient un peu de repos sauf Daniel Lin bien évidemment mais aussi André qui lui donnait un coup de main. En fait, le Ying Lung voulait surveiller de près le Surgeon.
- Cette dérivation de conduit plasmatique peut attendre, faisait le vieux soldat avec une lassitude feinte.
- Non! Ce matin, il nous faudra purger une nouvelle fois les bio gels et cette tâche nous prendra au moins douze heures.
- Daniel Lin, vous n’êtes pas raisonnable. Depuis quand n’avez-vous pas dormi? Deux jours? Trois?
- Cela ne vous regarde pas, André. Si vous êtes si las, je puis parfaitement poursuivre seul.
- Moi, ça va encore… c’est vous qui êtes au bord de l’épuisement.
- J’ai l’habitude de dépasser mes limites physiques.
- Pas ce corps-ci!
- Qu’en savez-vous? Sur Bolsa de basura dos, les conditions de survie étaient bien plus extrêmes. Or, je n’en suis pas mort. J’ai résisté à vingt heures de travail par jour et ce, durant un mois. Avec les gardes-chiourmes sur le dos, qui plus est! Sans oublier leurs coups de fouets, les bagarres quasi quotidiennes des Kronkos affamés…
- Hum… je remarque que vous ne vous êtes pas mis en mode ordinateur. Il n’y a qu’à vous observer pour s’en rendre compte.
- Impossible pour l’instant. Mais laissez-moi donc me concentrer sur ma tâche.
Fermat comprit le reproche à demi formulé; il se tut.
Le silence s’installa une nouvelle fois durant de longues minutes fort précieuses. Le daryl androïde les mit à profit pour accélérer encore. La dérivation nécessaire fut effectuée; maintenant, il fallait vérifier si elle fonctionnait.
- Je m’occupe de la console centrale, dit André fermement.
- Laissez-moi plutôt m’en charger, le contra le commandant Wu. Surveillez les auxiliaires.
Fermat préféra objecter avec douceur.
- Daniel Lin, vos yeux se ferment malgré vous. Une donnée peut vous échapper.
- Amiral, il me reste assez de conscience et de réflexes pour réagir à temps! Jeta Daniel Lin durement.
- Dans ce cas, j’envoie le jus…
Rien de notable ne se produisit.
- Voyez, reprit le maître espion lentement, cela ne marche pas… la dérivation n’est pas appropriée. Sans doute, avez-vous commis une erreur… pas étonnant vu votre épuisement…
Excédé au plus haut point, le daryl s’écria:
- André, taisez-vous! Je ne me suis pas trompé. Ma nature m’en empêche. Sachez que j’ai vérifié et repassé tous mes gestes en accéléré depuis trois heures. Tout allait de mon côté.
- Que signifie votre dernière phrase?
- Il y a que je soupçonne un sabotage…
- Un sabotage, Daniel Lin, le coupa aussitôt le vice amiral. Vous n’y pensez pas sérieusement. Qui y aurait intérêt? Nous sommes si peu nombreux ici…
- Vous connaissez la réponse.
- Seriez-vous en train de m’accuser, commandant? La fatigue brouille votre entendement.
- Pas du tout, amiral. Depuis plus de deux mois, j’enregistre tout ce qui vous concerne. Et j’en ai déduit que vous refusiez et refusez encore aujourd’hui la construction de ce matérialisateur temporel pour d’obscures raisons. Mais ce n’est pas tout; il y a plus grave encore.
- Plus grave encore! Ça ne tient pas debout! Je suis à vos côtés depuis le début. Pour vous apporter mon soutien, j’ai été jusqu’à foutre en l’air ma carrière.
- Certes, mais… vous m’avez menti. Trente-huit fois à ce jour. Par exemple, ce n’est pas Sarton qui vous a remis le chrono vision.
- Comment cela?
- Laissez-moi achever… j’ai émis comme première hypothèse qu’une Entité s’était fait passer pour Sarton. Et cette Entité ne pouvait être que Penta p. ne m’objectez pas que vous ignorez qui il est. La Dimension p qui nous a donné du fil à retordre dans les chronolignes 1721 et 1722... Elle vous manipule… Avouez-le.
- Avouer que je vous trahis? Absurde! Dans quel but, commettrais-je pareil crime? Ah! Daniel Lin, vous souffrez de paranoïa.
- Jamais je n’ai été aussi lucide, au contraire! J’ai des preuves. Vos connaissances concernant ma personne, le moindre de mes gestes, la littérature que je préfère, l’art que je pratique, la technologie des autres univers bulles. L’utilisation immodérée du chrono vision n’explique pas tout. Vous avez personnellement voyagé dans ces mondes différents. Comment? Grâce à un translateur? Que non pas! Grâce à l’aide de Penta pi. pour lui, n’est-ce pas un jeu d’enfant de franchir les feuillets du Pantransmultivers? Vous avez passé un accord avec lui.
- C’est le grand n’importe quoi… mais admettons que vous ayez raison…
- Nous progressons, enfin.
- Supposons donc… ce Penta pi nous a aidés lors de la crise avec les Velkriss, les Haäns et votre jumeau dévoyé Daniel Deng…
- Voyez que vous savez des choses intimes me concernant… mais ce « nous » dans votre bouche, cela fait plutôt étrange…
- Revenons à Penta pi… il s’est sacrifié pour sauver votre équipage du Langevin. L’oubliez-vous?
- Non… je n’ai développé que ma première hypothèse.
- Et votre deuxième supposition?
- Elle fait de vous un être double, un comploteur, une créature malfaisante…
- Daniel Lin… je suis véritablement votre ami, votre allié, votre seul soutien…
- C’est faux. Vous poursuivez un but dont j’ignore encore précisément les tenants et les aboutissants
- Ah! Vous m’insultez et m’humiliez! Puisqu’il en est ainsi, je m’en vais.
- André, je dois savoir qui vous êtes réellement, pourquoi vous me mentez encore et toujours.. Qui servez-vous? Quelle créature supérieure? Quelle Entité? La même à laquelle Oniù le change forme faisait allusion? Et si c’était vous cet être à qui le garde-chiourme rendait des comptes?
- J’ai dit que je m’en allais, Daniel Lin Wu! Débrouillez-vous! Quelle ingratitude après tout ce que j’ai fait et allais faire pour vous!
- Non! Vous ne partirez pas tant que vous ne m’aurez pas tout dévoilé!
Le ton du daryl androïde n’admettait aucune réplique. Mieux. Incroyablement, Fermat stoppa et immobile, attendit le bon vouloir du plus jeune. Il semblait hypnotisé par la volonté du Surgeon.
Daniel Lin s’était approché du vice amiral, ses yeux brillant d’une sorte de folie, mais avant tout emplis d’une détermination si forte qu’elle s’imposait même au Ying Lung connu sous le nom d’Observateur. Le Prodige de la Galaxie reprit:
- André Fermat, il existe un moyen infaillible pour moi de connaître ce qui vous mène. Je dois savoir ce qui vous pousse. Peut-être alors pourrais-je vous pardonner tous ces mensonges et faux-semblants?
- Vous voulez lire dans mes pensées? Je m’y refuse! Catégoriquement!
- André, je vous en prie… au nom de ce que nous avons partagé ailleurs et jadis, au nom de notre amitié… combien de fois m’avez-vous tiré d’un mauvais pas? Et moi? Que n’ai-je accompli pour vous sauver? Car, je le sens bien, là-bas, c’était vous, et non votre alter ego… ne le niez pas!
- Je vous ai dit non!
Pourtant Fermat restait et la raison de son immobilité présente semblait échapper au plus jeune. Il n’avait pas conscience de la puissance de sa volonté, de la force de son esprit.
- Que craignez-vous? Que dissimulez-vous de si abominable, de si secret?
- Vous n’avez pas à connaître mes raisons. Vous ne pouvez m’y contraindre, vous avez juré…
- Certes… mais si la sécurité, la survie même de mon petit groupe dépendent de mon serment, si le sort de l’humanité tout entière se joue en cet instant, hé bien, je suis prêt à me parjurer, à supporter le poids de ce crime…
- Aïe! Daniel Lin, que faites-vous?
Le commandant Wu avait avancé résolument en direction du vice amiral. Son visage était dur et fermé et les iris de ses yeux luisaient dorénavant d’une étrange lueur orangée. Fermat eut beau faire, il ne parvint pas à retrouver son libre arbitre. La main brûlante du Prodige se saisit de la paume du maître espion et le contact mental s’établit.
- Vous êtes en train de violer mon esprit, émit péniblement le plus âgé…
- Taisez-vous, ordonna celui qui se croyait un simple daryl androïde.
Les premières couches de l’esprit de Gana-El ne révélèrent rien de spécial au Surgeon si ce n’est qu’une colère qui grondait effrayante, évoquant l’Etna en fusion. Puis se furent les images du précédent sabotage commis une quinzaine de minutes auparavant.
Alors, un sourire amer se glissa furtivement sur les lèvres du violeur mental.
Dans sa tête, le vice amiral entendit ces paroles:
- Vous voyez que j’avais raison de douter de votre soutien…
- Vous vous trompez sur mon compte, enfant! Je ne faisais que vous protéger!
Le dialogue psychique cessa tandis que les voiles, presque tous les autres voiles se déchiraient peu à peu, laissant apparaître un mur de duracier. Cela aurait dû décourager notre opiniâtre daryl. Or, il n’en fut rien.
Refusant de s’avouer vaincu, transpirant, luttant contre ce qui restait de la volonté du Ying Lung.
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Observateur, l’Exilé parvint à abattre la muraille mentale, l’obstacle immatériel, l’obligeant à retourner au Néant.
Sous cet effort intense, au-delà de l’entendement humain, Daniel Lin s’agenouilla, contraignant Fermat à l’imiter. La souffrance, fulgurante au début, se fit brûlure sourde, éblouissement, écartèlement…
Désormais, les deux êtres, les deux Entités partageaient la même torture. Et Dan El refusait de lâcher prise…
- André Fermat… Ce nom n’est pas votre véritable nom… Il n’est que l’identité de votre avatar humain…
- Daniel Lin, je vous en conjure, lança mentalement le Ying Lung, n’allez pas plus loin… Votre cerveau va être détruit…
- Il ne le sera pas…Je suis le plus fort, je l’ai toujours été… non, vous n’êtes pas un humain, encore moins un p comme je l’ai un instant supposé… mais un Juge, un Dragon répondant au titre d’Observateur… il y a des éons, au début du Monde, vous avez librement choisi de sacrifier votre immortalité, votre immatérialité pour observer les humains, ces ridicules et pitoyables petites vies, ces inconséquentes créatures saccageant leur planète, une planète unique, si belle, si merveilleuse… mieux, vous avez séjourné parmi les hommes que vous méprisez pourtant profondément pour être aux côtés d’un être hybride, pour l’aider à réaliser tout son potentiel… pour sauver les humains d’eux-mêmes… Incompréhensible? Non! Admirable dévouement!
À bout de forces, blême autant qu’un Pierrot lunaire, Daniel lin finit par lâcher la main du vice amiral. Roulant sur le sol, il murmura:
- Gana-El, le Riu Shu, le Ying Lung… Telle est votre véritable nature… les légendes ne mentaient donc pas…
- Vous savez… répondit Fermat dans un souffle. Or, cela ne se peut pas, enfant… c’est trop tôt… beaucoup trop tôt… Tout risque de dérailler…
- Pardon… Pardon pour mon obstination cruelle et infantile… pardon pour ma stupidité…
- Vous comprenez ce que vous m’obligez à faire, Daniel Lin, le Prodige de la Galaxie…
- Gwenaëlle vous avait identifié ce matin… elle vous a appelé le Serpent sacré, celui qui donne mais qui reprend aussi… pardon… je vous ai vu dans son esprit. J’ai partagé sa terreur… une ondulation résille opalescente puis surbrillante, plus éblouissante que mille milliards de Soleils… après avoir fait l’amour à Gwen, après être redescendue de la vague impétueuse du plaisir, j’ai hurlé lorsque le troisième voile a été arraché. Alors, une douleur atroce a déchiré ma chair et j’ai sombré dans le doute… pardon…
- Je ne souhaite pas ton anéantissement, Daniel Lin… Non… Bien au contraire… je dois te préserver de toi-même, encore et toujours… je suis là pour cela…
Épuisé au-delà des mots, le Surgeon perdit connaissance, persuadé toutefois que Gana-El allait l’effacer de la réalité.
Or, André, qui tenait à peine debout sur ses jambes tremblantes, se releva, aussi déterminé que le plus jeune il y a peu. Tâtant le front du supra humain, il laissa couler une larme. Puis, s’asseyant à ses côtés, il berça son corps inerte tout en chantonnant une étrange litanie:
« Mon enfant, je suis en train non pas d’anéantir ton esprit, cela je ne le puis, mais d’effacer de ta mémoire les dernières heures. Tu croiras qu’il ne s’est rien passé de notable. Tu penseras que Gwen a fait un cauchemar et toi aussi… tu oublieras mes fausses trahisons.. La confiance sera rétablie…
Mais mon enfant, mon pauvre fol, ce corps-ci, trop étroit désormais, te brûle et te consume. Or, je suis dans l’impossibilité de soulager ta souffrance. Pour ta sécurité d’abord, pour celle du Pantransmultivers ensuite… Dont l’existence prochaine repose sur tes fêles épaules actuelles. Si tu vis ce cauchemar présentement, c’est que tu l’as pensé nécessaire à ton accomplissement… et j’ai promis de te dissimuler l’Expérience jusqu’à sa résolution presque finale… et donc, te voici-là par ma faute, exilé, malade, mutilé, dans cette prison inviolable et cruelle; plutôt ce sort cruel que l’Infinité de la Mort… si tu faillis, l’effacement nous menace tous… pas que tes petites vies… nous, les Yings Lungs, nous l’Unicité…
Ce sacrifice auquel tu as consenti, je le trouve atroce, abominable, odieux, que sais-je encore? Mais toi seul peux réussir Dan El…
Lorsque tu naquis, lorsque tu apparus dans toute ta splendeur, toi, le dernier Juge, le plus fort, le plus beau, le plus sublime des Yings Lungs, le plus courageux, le plus impétueux et le plus incontrôlable aussi, le Principe Vital du Tout, les sphères ont chanté tes louanges, mon bel Ange…
Tu portes tous les espoirs du Vivant. Je suis fier de toi, de ta témérité sans limites, de ta générosité, de ton obstination sans pareille, mon fils… tu complètes et parfais la Totalité… Sans toi, elle serait impuissante à impulser la Création… Mais en toi demeure le déséquilibre fondamental. Conscient de cela, tu t’es engagé à y pallier, à effacer l’erreur… Réussis, c’est tout le mal que je te souhaite… mûris vite, très vite…
Mais en attendant, dors, oui dors, mon enfant, repousse au loin ta peur, ton anxiété, ta méfiance et tes démons intérieurs… accepte cette valse avec l’Entropie et sois bien persuadé que tu la vaincras, que tu l’attacheras à ton Char si lumineux, si fabuleux…
Mais tu as le Temps, car, ici, et maintenant, il y a le Temps, la matière, la Lumière, la Vie… repose-toi… reprends des forces… du courage… évacue ta fièvre, rêve au bonheur qui sera le tien auprès de Gwenaëlle, la Celte, une partie du Principe fécondateur.
Mon Rebelle qui jamais n’a accepté la Défaite, la Mort, si déterminé à repousser l’Infra Sombre… si prometteur… Révélateur, conscience et compassion du Chœur Multiple… tu as vu le jour pour accomplir ton destin. Vaincre l’Entropie, l’enchaîner, composer et te servir d’elle… et cela t’a terrorisé… alors, tu t’es fait humain…
Expérimentateur par excellence, poursuis la Leçon, mène-la jusqu’à son terme… préserve-toi aussi… ne t’oublie pas… Dan El, je n’ai pas honte de pleurer et d’admirer ce que tu es… écoute…
« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur? »
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Mon enfant, mon fils, je n’ai plus honte à t’appeler ainsi… je te demande pardon… je t’aime et ne puis te le dire… pardon pour ce que je t’inflige, pour ce que tu t’infliges, pardon pour… tout… pour ta solitude, pour ton ignorance que j’ai renforcée car il n’était pas temps encore… »
Avec une grande tendresse, André prit le corps inconscient de Daniel Lin dans ses bras et le porta jusqu’au sas qui servait de chambre au commandant Wu et à sa compagne. La Celte qui veillait en se mordant les poings d’inquiétude n’osa pas lever les yeux sur le vice amiral. Elle se contenta de murmurer un rapide merci lorsque le maître espion lui recommanda de laisser dormir son amant en veillant à le maintenir au chaud sous les couvertures.
- La fièvre sera descendue d’ici quelques heures. Ah! Et j’ai aussi occulté les dernières heures de sa mémoire… Alors, inutile de lui rappeler que je suis un Juge…
- Serpent, si c’est pour notre bien à tous… si cela permet de repousser Sherma et ses acolytes…
- Tu as compris… alors… tiens-toi sur tes gardes…
- Je t’obéis pour sauvegarder mon maître…
Tout ayant été dit, André s’inclina et se retira avec une hâte marquée.
***************
Le second voyage temporel vers le 1868 des Napoléonides fut mémorable. Cette fois-ci, Craddock officiait en tant que copilote. Tellier, Pieds Légers et Brelan sentirent leur dernière heure venir. La mort les frôla et le Vaillant ne réchappa à la catastrophe d’un éparpillement de ses atomes dans l’espace quantique que d’un cheveu. Gana-El lui-même, s’il avait été aux commandes, n’aurait rien pu faire. Il n’était pas outillé pour remédier à ce qui advint.
Pourtant, tout avait bien commencé.
Daniel Lin, d’humeur affable, n’allait-il pas bientôt s’exercer sur un piano, avait pris le pilotage et s’était connecté avec une certaine désinvolture , comme s’il s’agissait d’une opération de routine, à l’ordinateur central de bord, pompeusement baptisé IA, mais en fait un engin de dixième génération. Cette connexion s’était bien entendu doublée avec celle du chrono vision.
Pour le commandant Wu, la nuit avait été douce et agréable, Gwen s’étant montrée une partenaire idéale. La Celte avait raconté l’histoire des siens, une histoire qui remontait jusqu’à une période antérieure à celle de l’agriculture. La jeune femme donnait vie à son récit, le colorait d’expressions surprenantes et d’anecdotes attachantes, fournissait une multitude de détails sur ses ancêtres, son clan, les différents lieux de chasse et de halte, les plantes, la faune, les séances d’initiation au chamanisme, les coutumes et les interdits à respecter.
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Daniel Lin visualisait parfaitement chaque scène. Il en captait les odeurs, les saveurs, les couleurs avec une netteté rare et se les appropriait totalement, les absorbant, les faisant siennes. Son cerveau hyper positronique enregistrait tout et lui permettait de se substituer à sa compagne dans ce vécu tandis que son corps s’unissait à celui de la Celte, se confondant avec elle. Tandis qu’il s’enfonçait toujours plus loin dans Gwenaëlle, il sentait une nouvelle vie naître en elle, grandir, frémir, une petite vie qui l’acceptait tel qu’il était, dans sa complexité et ses contradictions, une petite vie qui n’ignorait plus rien de lui, une vie qui le remerciait pour lui avoir permis d’exister, une vie dont il était le père.
Or cela l’emplissait d’une joie sans équivalent, d’une exaltation sans borne. Pour elle, il pouvait accomplir des prodiges, traquer dans son antre l’Entropie et la lier pour les siècles des siècles. Galeazzo di Fabbrini et Johann van der Zelden, il les vaincrait! Oui! Assurément! Aucun filet de voix pour le contredire et ternir cette espérance.
Au paroxysme de sa félicité, il ne pleura pas mais embrassa avec reconnaissance le ventre de la future mère.
Puis, comblé et apaisé par cette étreinte intense, il s’endormit, repoussant loin, très loin,les soucis et les mauvais rêves. Son visage irradiait de bonheur. Gwen, quant à elle, n’avait plus assez de mots pour exprimer sa reconnaissance. À son tour, elle sombra dans le sommeil.
De son côté, Gana-El soupirait. Lui savait ce qui attendait le Surgeon le lendemain. Il ne devait pas lui retirer la coupe amère.
- Moteur quantique central enclenché. Luminique 1.
- Aucun incident à signaler. Mon gars, tout baigne, et j’en suis drôlement satisfait.
- Luminique 3, reprit le commandant Wu après un court laps de temps. Légère défaillance du polarisateur alpha. Moins 0,7%.
- Oui, je compense. Correction effectuée.
- Écliptique de 17,8°. Conforme aux paramètres.
- J’en suis ravi!
- Hyper luminique 9,2, dit Daniel Lin toujours aussi détaché après quelques minutes. Surchauffe de 3° Kelvin dans la chambre intermix.
- Pff! Une broutille! Commandant, vous êtes trop pointilleux, reprocha Symphorien.
- Réfrigérant pulsé. Accélération constante; soleil à 500 000 kilomètres. Écliptique 24, 5°.
- Hum… Là, ça ne me convient pas, mais pas du tout alors!
- L’ordinateur affiche un retard de 0, 74 seconde. Je le mets hors service et le supplée totalement.
- Bonne idée! J’approuve entièrement et j’applaudis même.
À l’arrière, Louise de Frontignac soufflait à l’oreille de l’Artiste:
- Je trouve cet échange fort ennuyeux mon ami, pas vous?
- Il doit avoir son utilité.
- Certes. Mais pourquoi deux pilotes?
- Sans doute à cause de la multiplicité des tâches et des cadrans à surveiller, Louise.
- Il n’empêche, c’est lassant. De plus, Daniel Lin n’a pas sa voix habituelle. Maintenant, elle est… comment dire? Impersonnelle…
- Parce qu’il s’est mis en contact direct avec la machine pensante du vaisseau.
À l’avant, le commandant, toujours concentré, constatait:
- L’accélération se poursuit, toujours conforme au schéma initial.
- Ouais, sans doute. Mas ça vibre, là! Ça tourne bougrement. Mais bah! Puisque ça ne vous fait ni chaud ni froid, pourquoi se tourmenter pour ce phénomène semblable à celui d’un manège de Luna Park de quatre sous?
Craddock avait raison. Le vaisseau entamait brutalement une vrille sur lui-même à la vitesse de 1500 km/h tandis qu’il poursuivait son parcours dans l’hyper espace à peu près correctement.
- Personne pour arrêter cette toupie? Se plaignit Louise.
Apparemment, nul n’entendit sa supplique.
- Bombardements de particules méta ioniques sur bouclier ventral, articula le daryl androïde froidement, alors qu’il s’agissait d’un incident d’une extrême gravité.
Craddock réagit au quart de tour, professionnel jusqu’au bout des ongles lui aussi.
- Compris. Je le renforce par une couche de tétra dur acier. Merci, les Otnikaï pur cette invention!
- Accélération. Passage en hyper supra luminique.
- Ouche! Là, ça va pas! Mon Vaillant est en train de se transformer en foutu shaker!
- Distorsion du spectre lumineux de 0, 21%, répliqua le commandant. Correction en échec.
- Commandant, je me bouge, je vous l’assure!
- Échec de la correction. Je répète, échec de la correction… accentuation de la distorsion… 0,64%.
- Ouah! Le diable me patafiole! Je fais ce que je peux!
- Déphasage temporel amorcé à l’intérieur de l’habitacle. Vortex en formation droit devant à Zéro heure.
- Foutue vieille carne! Rossinante à la noix de cajou! Explosa Symphorien en tapant violemment du poing sur son siège.
http://www.linternaute.com/livre/magazine/gustave-dore-illustre-la-litterature/image/don-quichotte-sancho-pancha-1174649.jpg
Mais le capitaine n’eut pas le temps d’achever son geste, le temps ralentissant fortement dans la cabine.
- Fr..ac..ta..les.. 9,9..8..6... Localisées au… pilotage…dans… la soute… ainsi… que dans… le moteur… quantique…
Daniel Lin se força à reprendre un débit normal. Pour ce faire, il dut combiner le mode ordinateur dans lequel il était placé depuis une vingtaine de minutes à celui de l’hyper vitesse.
- Risque de rupture du micro continuum local. Confirmation. Chambre intermix… panne dans quatre secondes… deux…
- Bougre de gypaète bariolé! Faites donc quelque chose, un miracle, quoi! Rugit le Cachalot poussé par une panique sans bornes.
Sa terreur était telle qu’il était parvenu à parler au même rythme que le daryl androïde.
- Impossible! Lança celui-ci, glacial. Rupture du continuum local désormais effective.
Les ténèbres épaisses du vortex s’en vinrent et avalèrent goulûment le Vaillant, l’emprisonnant dans une glue visqueuse. Alors, le temps mosaïque prit de l’ampleur et s’étendit aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du vaisseau. Mais Daniel Lin parvint à ne pas perdre conscience au contraire des autres humains qui avaient pour noms Guillaume Mortot, Louise de Frontignac, Frédéric Tellier et ce sublime Symphorien Nestorius Craddock. Les susnommés, réduits à l’état d’ébauche, à une simple et dérisoire esquisse tracée sur la toile hésitante du Pan Cosmos, oscillaient entre l’être et le non être, au gré de la fantaisie ou du caprice d’un démiurge ivre, moqueur et dépassé.
Mais étrangement, pas notre daryl androïde. Pourtant, lui aussi subissait un sort peu enviable, écartelé, endurant mille et mille brûlures, déchiré, pantelant, luttant pied à pied contre une souffrance inouïe, dépassant tout entendement. Daniel Lin, plus opiniâtre que jamais, s’acharnait à vouloir conserver son intégrité et combattait le continuum spatio temporel fractionné, divisé, pointilliste, avec toute la puissance de sa volonté pourtant bridée.
Atteindre le stade de l’ultra hyper vitesse. Jamais tenté. Il essaya. C’était dans ses cordes. Mais il échoua. Alors, il recommença. Encore et encore, splendide d’entêtement. Pour rien. Ce n’était pas la bonne solution. Que faire? Qu’envisager?
Il lui fallait réfléchir, logiquement, en faisant abstraction des hurlements de tout son organisme, de toutes ses cellules, de tous ses atomes. Oser le transdimensionnel tant redouté. Oui, c’était cela… là, tout devenait possible, envisageable…
Il le fit et se retrouva… chez lui. En terrain familier. Ce chemin autrefois emprunté des milliards et des milliards de fois, si connu qu’il pouvait s’y mouvoir à l’aveuglette. Cette sensation, cette caresse, ce murmure… ah! Si délicieux…
Autour et à l’intérieur de lui, de Dan El, les super cordes entonnèrent une musique ensorcelante et joyeuse. Elles vibrèrent de toutes leurs harmoniques folles, accueillant le retour de l’enfant prodigue. Quelle allégresse! Elles reconnaissaient leur jeune frère, elles le fêtaient comme il le méritait.
Dan El, envahi par une extase divine, empli d’un bonheur ineffable, s’enivra et ne résista pas à cet orgasme mille et mille fois plus fort et sensuel que celui qu’il connaissait lorsqu’il s’accouplait avec Gwenaëlle. Il but à satiété l’ambroisie des dieux, il y plongea avec délices, y nagea jusqu’à se noyer dans ce nectar divin. Il s’y perdit… il en oublia toute raison, pourquoi il était arrivé jusqu’ici. Paradis trompeur et menteur…
Quel plaisir sans pareil! Pourquoi donc y mettre fin? Cette Sublimité totale et absolue pourquoi la quitter? Il s’y refusait… pourtant une voix lui murmurait quelque chose à ses oreilles, quelque chose qu’il ne voulait pas entendre et qui pourtant ne lâchait pas prise.
Le triste devoir, la désolante obligation; la promesse faite jadis, à l’aube des temps…
Juste à cet instant, une discordance parcourut la véritable essence de l’Exilé volontaire, de retour dans son monde natal.
La conscience de Dan El se rappelait à lui, hurlait, s’accrochait désespérément à ce qui restait de sa raison.
Cet horripilant devoir… son EXPERIENCE…
Mais il aurait tant souhaité que cette épreuve qu’il s’était imposée finisse enfin! Pourquoi ne pas remodeler maintenant cette incongruité, ce mensonge d’une pseudo réalité, ce leurre?
Non! Surtout pas, insista la voix têtue. Ce serait commettre une erreur irréparable. Le piège subtil l’avait tenté. Mais il était fort, obstiné, courageux et… raisonnable.
Alors Dan El résista pour toute la bio diversité et pas seulement pour ses amis humains, pour ses petites vies chéries…
Daniel Lin sortit sans transition de cet état divin qu’il avait retrouvé un fugitif instant, pleurant des sanglots amers sur ce qu’il quittait sans être véritablement tout à fait certain d’avoir bien agi. Sa mémoire illuminée au-delà des mots et de la compréhension humaine devint brumeuse et s’emplit d’opacité. Puis, insidieusement, il perdit jusqu’au sentiment d’exister.
Dans la chambre intermix, tout fonctionnait dans un doux ronronnement, l’échange matière antimatière s’effectuant normalement. Les cristaux de charpakium avaient été inexplicablement régénérés et ils pourraient œuvrer encore durant au moins vingt sauts quantiques.
L’a-temps s’évapora, tel un mauvais songe.
Dan El croyant se perdre avait donc agi comme il le fallait; et le Vaillant, ce bon vieux vaisseau, cette poubelle de l’espace intersidéral, avait franchi les différentes bulles superposées du Pantransmultivers. Cahin-caha, il poursuivait son écliptique comme si de rien n’était, remontant les spires du temps avec la régularité d’un métronome électronique.
Une seconde à bord équivalait à quarante-quatre jours dans l’hyper espace.
Sans fracas, le vaisseau se translata dans la chronoligne désirée alors que, pourtant, plus personne n’assurait le pilotage. Les feuillets et les branes ne lui opposèrent aucune résistance. Qui était responsable de ce miracle?
Parce que le jeune Ying Lung était parvenu à vaincre un de ses démons, les siens le récompensaient… à moins que…
Émergeant de son cauchemar, Craddock eut un soubresaut nerveux.
- Tryphon de pacotille! Diva de caf’conc’! voilà que, maintenant, tu as des vapeurs dignes d’une midinette. Après tout le whisky que tu t’es enquillé, ce n’est pas normal! Mon colon, tout va… euh! Nom d’une pipe! Commandant! Bon sang! Commandant! Par le Grand Coësre!
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Encore un tour de foire!
Avec précipitation, bien que tremblant, Symphorien détacha sa ceinture et se porta au secours du commandant Wu. Le daryl androïde gisait sur le plancher métallique, inconscient, d’une lividité spectrale, le souffle court et les yeux obstinément clos.
Or ce n’était pas là le plus angoissant, loin de là.
- Sacré Djuu! Marmonna le vieux loup de l’espace. On dirait que ce gars est coincé entre deux univers et qu’il n’arrive pas à choisir dans lequel il doit se stabiliser!
Daniel Lin, toujours évanoui, était bel et bien en train de s’estomper, de quitter cette réalité pour un ailleurs tout aussi virtuel. Pourtant, il réapparaissait par à-coup, tour à tour translucide puis opaque, solide et immatériel, transparent et bien là…
Bien qu’un frisson irrépressible de peur et de répulsion mêlées le parcourût, Craddock, le courageux, s’agenouilla près du Prodige, entourant son torse qui oscillait entre deux réalités, et le supplia:
- Mon gars! Ah! Mon gars! Qui que tu sois, quoi que tu sois vraiment, tiens bon! Bats-toi… reste avec moi… reste avec nous… nous avons encore besoin de toi, Daniel Lin… Entends-tu? Oui, nous avons encore besoin de toi!
Sans le savoir, Symphorien transmettait toute sa résolution, toute son énergie au Riu Shu malmené, tout son attachement, tout son amour.
Le miracle espéré se produisit et le phénomène incompréhensible cessa enfin. Daniel Lin parvint à s’ancrer et à se stabiliser dans cette réalité, dans cette matérialité-ci.
Frédéric Tellier qui avait rouvert les yeux presque au même moment que Craddock et qui était resté silencieux, avait vu le dénouement de ce tour de magie. Frémissant, il soupira après coup.
- Dieu du ciel! Je crois que je vais laisser mon athéisme de côté!
Touché par la Révélation, l’Artiste se tut et se libérant de la ceinture de protection, il porta secours à Brelan et à Pieds Légers.
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Daniel Lin, après l’intervention de Gana-El était désormais persuadé que ce dernier n’était autre qu’un agent temporel, un Homo Spiritus associé au mystérieux Michaël. Sa mémoire altérée ne pouvait envisager une autre hypothèse. Ainsi l’Observateur avait-il gagné du temps. Néanmoins, il comprit qu’il ne devait plus s’opposer à la mise au point du matérialisateur temporel.
Ce fut pourquoi il déclara ce qui suit au commandant Wu ce matin qui suivit le terrible duel mental:
- Daniel Lin, je sais que je vous ai entravé et fâché… mais j’ai à cœur de me faire pardonner. Alors, pour le matérialisateur, j’ai quelques idées qui ne dépassent ni votre savoir ni vos compétences…
- Hum… à quoi est dû ce revirement?
- Hé bien, c’est plutôt difficile à l’avouer mais… l’agent temporel terminal m’a fait la leçon… Après tout, je suis là pour vous aider dans votre entreprise… nous poursuivons le même but: entraver Johann…
- Le renvoyer dans les cordes… j’accepte votre proposition… mais plus d’entourloupe, André!
- Je n’ai qu’une parole…
- Soit… soumettez moi donc vos suggestions. Ainsi je pourrai gagner du temps dans le sauvetage de Jacinto et des siens.
Quelques heures plus tard, les choses s’accélérant, après les dernières finitions sur ledit matérialisateur, les deux supra humains envisagèrent d’améliorer le translateur. Les heures supplémentaires s’accumulèrent mais le véhicule d’exception finit par fonctionner sans incident notable. Puis vint la phase délicate du couplage de l’appareil avec à la fois le Vaillant et le chrono vision.
Cette fois-ci, Symphorien fut sollicité. De plus en plus émoustillé et ravi de n’être pas délaissé, il se prêta à cette tâche ingrate de mécano, bougonnant juste pour la forme.
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Moins d’une quinzaine de jours après ce court échange qui concrétisait la réconciliation entre Daniel Lin et André, le translateur put partir pour sa première et importante mission, la récupération de la tribu amérindienne; après être parvenu à convaincre Lobsang Jacinto,
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et donc le Conseil des Sages, l’Agartha s’enrichit de près de deux cents individus.
Toutefois, les nouveaux venus durent s’adapter aux dures conditions de vie de la cité, au sein d’un milieu quasi polaire. Mais habitués à vivre de peu, aucun ne rechigna devant les privations.
Ainsi, les Amérindiens et assimilés amenèrent avec eux leurs affaires, leurs tentes, leurs graines et leurs tubercules, leurs ustensiles et… leurs coutumes! Bien entendu, ils n’oublièrent ni les précieuses statuettes du Bouddha ni leurs livres remontant pour la plupart à plusieurs centaines d’années.
Désormais, le commandant Wu voulait passer à la vitesse supérieure. Contrer Johann van der Zelden et son épigone Galeazzo di Fabbrini. Il en avait les moyens et s’en sentait tout à fait capable. Et c’était là un avis partagé par le précieux André Fermat.
Tenzin Musuweni, le Noir bouddhiste,
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avait été chargé de répartir les siens au cœur de la base; doté d’un grand sens pratique, il installa les plus fragiles près des jardins et des serres hydroponiques, veillant à ce qu’il bénéficiassent d’une chaleur confortable d’une bonne aération.
Les animaux, quelques vaches, moutons, dindes, coqs et poules, eurent aussi leurs lieux de vie. Mais comment nourrir bêtes et hommes?
De nouveaux raids furent donc organisés, particulièrement chez l’occupant Haän afin de s’approvisionner en fourrage, grains, médicaments, produits phytosanitaires, fruits, légumes et ainsi de suite. La plupart des membres de la tribu amérindienne se résigna à cette violence, toute relative car, sous l’égide de Daniel Lin, il n’y avait jamais mort d’homme. Toutefois les Anciens éprouvaient de la gêne, voire de la colère à se voir réduits à vivre des fruits d’un pillage odieux.
Mani Aniang, le plus âgé de tous, marmonnait et ratiocinait sans cesse:
- Des mendiants et des voleurs! Voilà à quoi nous sommes réduits! Des réprouvés. Des crachats d’esprits mauvais. Jacinto, je t’avais mis en garde, mais, comme à ton habitude, tu n’as pas voulu m’écouter.
Tant faire se pouvait, il évitait le chef de la base, le dénommé Daniel Lin. En soupirant abondamment, Lobsang subissait les récriminations de l’octogénaire édenté.
- Tu l’appelles l’élu, tu en as les larmes aux yeux! N’importe quoi! Poursuivait le vieillard en chuintant.
- Pourtant mon frère, objectait Jacinto, mon totem me l’a clairement désigné en rêve. Le Fils du Dragon tel est son véritable nom m’a dit le Bouddha.
- Tant que tu y es, pourquoi ne lances-tu pas qu’il est aussi une nouvelle incarnation de l’Éveillé? Ah! Lobsang Jacinto, tu t’es laissé séduire par la langue venimeuse de ce scorpion noir, de ce Serpent malveillant.
- Peut-être mais même le scorpion a son utilité.
- Aujourd’hui, si tous s’étaient rangés à mon avis, nos corps pourriraient dans l’honneur et nous serions en attente d’un nouveau cycle de vie.
- Une façon de voir les choses qui n’est pas la mienne je le reconnais. Tu oublies de rajouter que les envahisseurs auraient fait subir les derniers outrages à nos femmes et nos filles avant de les massacrer.
- Le Menteur t’a contaminé. Tu n’es plus pur. Ta bouddhéité laisse à désirer. Tu es tombé bien bas. Le Conseil devrait se réunir afin de t’exclure. Tu n’es plus digne d’y siéger.
- Mani, tes paroles si dures ne me blessent pas.
- Et sa compagne impudique? Elle se colle à lui comme une femelle jaguar en chaleur! Elle l’embrasse encore et encore devant tout le monde, elle affiche son ventre qui s’arrondit tel un trophée vaillamment acquis, mange de la viande saignante en abondance afin que l’enfant qu’elle porte soit aussi pourri, aussi ignoble que cette nourriture infecte dont elle se délecte. Je vous déjà notre prochaine incarnation: celle d’un vautour au mieux, d’un rat au pis.
Par défi, Mani Aniang rejeta la tête en arrière, ferma les yeux, refusant de regarder en face Jacinto. Comprenant cette attitude, ô combien blessante pour lui, Lobsang quitta le vieil homme et s’en alla faire un tour dans les serres.
Il tomba sur Aure-Elise et Gwenaëlle. Auprès des deux jeunes femmes, se tenait Raeva Rimpoché. Visiblement, le jeune Hawaïen contait fleurette à l’ex-épouse de l’ambassadeur d’Elcourt. S’apercevant de la présence de Jacinto, comme pris en faute, Raeva rougit;
- Je… m’apprêtais à partir, mentit-il.
- Les pois et les fèves poussent bien, dit Gwenaëlle naïvement.
- Oui, c’est vrai. Dommage cependant que nous ne puissions encore planter des iris ou des jacinthes, compléta Aure-Elise en soupirant discrètement. Ce sont mes fleurs préférées. Mais l’eau et la terre fertile sont trop précieuses pour être ainsi gaspillées.
- Cela viendra plus tard, sans doute, répondit le jeune homme. Nous ferons pousser toutes les fleurs chères à votre cœur…
Les yeux de Raeva souriaient et brillaient. Il était bien épris.
« Ces deux-là ne tarderont pas à former un couple », pensa Jacinto. « Ainsi va le cycle de la vie ».
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