Paris, Août 1941. 93
rue Lauriston. Hôtel où sévissait la
Gestapo.
Dans une des caves du
bâtiment, François Granier subissait la torture de la police allemande. Attaché
à une planche en bois, le jeune homme, le ventre touchant le dur matériau,
torse nu, subissait le supplice de l’immersion, supplice hérité du Moyen Âge et
« amélioré » par ces messieurs de la Gestapo.
Ainsi, les
tortionnaires, dont, hélas, il faut bien l’écrire, quelques-uns avaient la
nationalité française, - jusqu’où allait donc l’abjection ? – plongeaient
la tête de leur prisonnier dans une baignoire emplie d’eau glacée, et ce, à
intervalles réguliers. Mais le laps de temps accordé pour reprendre son souffle
s’avérait de plus en plus court et les immersions de plus en plus longues.
Comme François
gardait obstinément le silence, n’ayant pas même avoué sa véritable identité,
les bourreaux passèrent à une autre forme de torture. Leur victime fut ligotée
sur une chaise en fer à l’aide de câbles électriques. Ensuite, les pieds du
jeune homme furent trempés dans une bassine d’eau. Puis, il n’y eut plus qu’à
établir le courant.
Cette horreur dura
deux heures. François Granier, à part quelques gémissements, ne révélant rien,
les policiers haussèrent les épaules et lui laissant trois heures de solitude
dans sa sinistre cellule, s’en revinrent le chercher alors que la nuit était
tombée.
Après la séance
d’électrocution, vint le passage à tabac systématique à coups de règles en
caoutchouc et de bâtons. Comme cela ne donnait rien, les bourreaux choisirent
l’écrasement des doigts de la main droite, puis de la main gauche. Toujours
aucun aveu.
François présentait
un visage à faire peur, les lèvres enflées et sanglantes, les yeux pochés, les
joues marbrées, deux dents arrachées. Son corps était tout aussi meurtri.
Après quatre jours de
ce régime, messieurs les bourreaux allèrent encore plus loin. Les ongles de
leur patient furent arrachés, les doigts des mains et les orteils trempés dans
de l’acide.
Admirable dans son
mutisme, François tenait bon. Seule la haine le maintenait encore vivant. Ce
furent les tortionnaires qui cédèrent. Non pas qu’ils abandonnassent leur
prisonnier. Mais la décision fut prise de le transférer dans un camp de
concentration à l’Est.
A demi-mort, François
Granier se retrouva donc dans un camion dont la première destination était la
gare de Verdun. Ensuite, ce serait le camp de Ravensbrück, voyage effectué dans
un wagon de marchandises. Mais le convoi n’atteignit jamais le quai de la gare.
Une quinzaine
d’hommes attaquèrent le camion et son escorte. Tous étaient vêtus de noir, le
visage passé au brou de noix, solidement armés, munis de fusils et de
mitraillettes. Parmi ce commando, il y avait un individu qui, lui, n’était pas
grimé ou camouflé. De taille moyenne, mais musculeux et le torse puissant, ses
cheveux blancs dénonçaient son âge assez avancé.
François Granier ne
fut pas le seul à être délivré par ces inconnus qui ne manquaient pas d’audace.
Cinq de ses collègues de souffrance furent tirés des griffes des nazis cette
nuit-là.
Lorsque
l’ex-préparateur en pharmacie sortit de son semi-coma, grand fut son étonnement
de se retrouver allongé dans un bon lit aux draps propres. Ouvrant les yeux, il
ne reconnut pas le lieu.
- Je… où…
- Chut, fit un
étrange bonhomme, tout de noir vêtu. Il vous faut reprendre des forces au plus
vite, mon petit.
- Qui…
êtes-vous ?
- Un ami…
- Mais encore ?
- Un Français qui
déteste les nazis. Une sacrée épine dans les bottes de ces Boches, croyez-moi.
- Vous avez des
intonations… normandes…
- Ah ! C’est que
je ne fais rien pour les dissimuler, maintenant. Entre gens d’une même région,
c’est inutile, non ?
- Euh… oui, moi
aussi, je suis natif de Normandie.
- Je vais vous donner
à boire… puis, vous essaierez d’avaler un peu de bouillon.
- Merci…
Quelques heures plus
tard, François se sentait légèrement mieux. Non pas que ses plaies fussent
guéries, loin de là. Mais il put converser plus longuement avec son sauveteur.
- Je ne sais toujours
pas qui vous êtes, monsieur…
- Laisse tomber, le
monsieur.
- Mais…
- Bon, je te donne
mon véritable prénom. Cela suffira pour l’instant. Raoul.
- Raoul…
- Oui… et toi ?
- Euh… François.
François Granier… natif de Caen.
- Moi, d’Etretat…
- Comment avez-vous
su que nous allions être transférés ?
- J’ai mes oreilles
et mes yeux partout, François.
- Mes
camarades ?
- Dans d’autres
abris. Je ne mets surtout pas tous les œufs dans le même panier.
- D’accord.
- Vois-tu, l’âge et
l’expérience d’une vie aventureuse m’ont beaucoup appris… j’ai l’habitude
d’échapper aux forces de l’ordre… je pratiquais ce genre de sport bien avant ta
naissance, bien avant sans doute celle de ton père…
- N’êtes-vous pas en
train de me dire que vous faites partie du… milieu ?
- Quel vilain mot,
François !
- Mais…
- Tss ! Tss.
Oui, bon, je reconnais que j’ai des accointances avec une certaine pègre. Mais
jamais je n’en ai été membre. C’était plutôt elle qui faisait appel à moi dans
le temps… lorsqu’il fallait monter un superbe coup et ce, sans verser le sang…
ça jamais, vois-tu, François !
- Je…
- Ah ! Tu es en
train comprendre qui je suis réellement.
- Je pensais que vous
étiez une légende, un mythe…
- Parce que j’avais
mon hagiographe personnel, François. Il avait tendance à embellir les choses…
plus ou moins sur mes ordres.
- Vous êtes donc…
Arsène Lupin…
- Mon nom de guerre,
en effet.
- Je vous croyais…
mort…
- J’ai fait semblant
de prendre ma retraite… en fait, je ne vole plus depuis plus d’une décennie.
Désormais, je me livre à d’autres activités tout autant prohibées.
- Laquelle ?
- L’enlèvement des
prisonniers de la Gestapo, François. Un jeu dangereux, mais si exaltant.
- Je vous suis
reconnaissant pour ce que vous avez fait pour moi et pour mes camarades, Raoul.
- Maintenant, nous
allons attendre que ta santé soit moins chancelante. Ensuite, si cela te dit,
eh bien, je t’engage dans mes troupes.
- Vous me faites
confiance ?
- Pardi ! Je
sais que tu n’as jamais prononcé ton véritable nom et que tu n’as rien craché
des secrets en ta possession.
Ainsi, François
Granier rejoignit un groupe de résistants un peu particulier, des hommes et des
femmes entièrement dévoués à l’aventurier Raoul d’Arminville. Désormais, il
entrait dans la clandestinité la plus totale et ce, pour plus de trois années. Ni
son père ni sa sœur ni ses amis Marc et Antoine ne recevraient de ses
nouvelles. Tous allaient le supposer mort. Toutefois, l’ex-étudiant de Cal Tech
connaissait la vérité sur François Granier. Mais, bien que ce secret lui pesât,
il sut garder le silence. Lui savait précisément la date de décès de l’ancien
vendeur.
*****
12 Octobre 1993. LA.
De retour de leur
expédition sous la Terreur, Michaël et Stephen Möll déambulaient à travers les
larges avenues de la grande métropole californienne. Les deux hommes
s’entretenaient et pour cela, ne faisaient guère attention à ce qui se passait
autour d’eux. Le professeur était tout en amertume, l’agent temporel
manifestement plongé ailleurs, comme s’il était en contact avec un de ses
confrères. Il n’écoutait que d’une oreille distraite ce que lui disait le
chercheur. Comme à l’accoutumée, l’Américain était vêtu d’une manière négligée,
d’un pull qui aurait bien eu besoin d’être abandonné dans une malle et d’un
jean tout aussi miteux. Michaël avait enfilé ce qui lui était tombé sous la
main, une chemise et un pantalon dont la couleur était franchement hideuse,
vert pomme !
- Gosh !
Grommelait Stephen. C’était bien la peine de se tracasser pour aussi peu de
résultat ! En fait, dès le début, vous n’aviez pas l’intention de m’aider.
Vous ne désiriez que m’encadrer, me tenir en laisse comme si j’étais un marmot
en couches culottes.
- Oui, Stephen, mais
je ne m’en suis réellement jamais caché.
- Tenez… parfois je
me demande si vous êtes bien l’agent temporel que vous dîtes. Il m’arrive de
croire que vous êtes un sosie, un homme robot biologique aux ordres de Johann,
une créature originaire des années 2500 environ qui se serait substituée au
vrai Michaël Xidrù. Ce dernier aurait été éliminé par les sbires de l’Ennemi
depuis belle lurette sans que je m’en sois rendu compte. Hein ? Elle n’est
pas mal mon hypothèse…
- Pourquoi avez-vous
de tels doutes ?
- C’est tout simple.
Les affidés de Johann n’ont-ils pas pour but de contrecarrer toute action
visant à empêcher cette fichue Troisième Guerre mondiale ?
- Ma foi, cette idée
est séduisante, répliqua Michaël quelque peu amusé. Mais elle ne tient pas la
route, mon pauvre Stephen. Je vous rappelle que nous aussi, les Homo Spiritus
avons tout intérêt à ce que ce conflit ait lieu… mais qu’il ne déborde pas du
cadre prévu. C’est là ce qui nous sépare des machinations de Johann et de son
mentor. Mais, admettons une microseconde que votre raisonnement soit vrai.
- Oui, et
alors ?
- Qu’est-ce qui ce se
serait passé pour vous ? Je vous aurais supprimé depuis longtemps déjà.
Or, ce n’est pas le cas. Au contraire, je vous ai sauvé la vie de multiples
fois, et souvent, malgré vous. Reconnaissez-le.
Soudain, une voiture
banalisée, gris métallisé, qui suivait discrètement les deux hommes en train de
deviser, stoppa brusquement à leur hauteur. Tandis qu’à l’intérieur le
conducteur avait actionné un bien étrange appareil, deux individus portant des
lunettes noires et un costume sombre jaillirent de la Ford passe-partout. L’un
des agresseurs jeta une grenade lacrymogène dans la direction de Stephen.
Aussitôt, le professeur se mit à tousser, aveuglé par les gaz, alors que
Michaël, subitement sa volonté paralysée, n’avait pas d’autre choix que de
laisser agir les deux hommes en noir. Pourtant, l’homme du futur était déjà en
train de modifier les longueurs d’ondes émises par son cerveau. Mais ses
efforts s’avérèrent inutiles car l’annihilateur se montra plus prompt que la
réaction de l’agent temporel. C’était la première fois que l’Homo Spiritus
était ainsi en état d’infériorité face à trois adversaires aussi déterminés.
Docilement, Michaël
en fut réduit à suivre ses ravisseurs qui le poussèrent brutalement à
l’intérieur de la limousine. Alors qu’il était projeté dans le véhicule,
celui-ci démarrait en trombe, son moteur rugissant, tandis que Stephen Möll,
secoué par des quintes de toux, ne pouvait s’opposer à cet enlèvement. Les
trois individus étaient des clones du Commandeur Suprême, des êtres à
l’imitation des Homo Sapiens, activés uniquement pour cette mission.
La scène avait été si
rapide que les témoins qui y avaient assisté n’avaient pu intervenir. Pendant
que le professeur tentait de retrouver et son souffle et une vision plus
claire, - ses yeux et ses poumons le brûlaient – la Ford regagnait le flot de
la circulation.
Secouru par des âmes
charitables, Stephen apprit d’un jeune Noir le numéro d’immatriculation du
véhicule qui avait pris la fuite, son forfait accompli.
Conduit au
commissariat le plus proche, le professeur Möll déposa plainte, demandant que
l’on rattrape les ravisseurs. Mais la plaque minéralogique était fausse et les
kidnappeurs avaient déjà changé de voiture. Quant aux empreintes et autres
indices, les forces de l’ordre ne recueillirent rien de probant. La piste fut
donc perdue et durant de longues heures, Stephen se fera un sang d’encre,
accusant dans son for intérieur la CIA, la NSA, le Mossad, le KGB et tous les
services d’espionnage de la planète, MI6 et DGSE compris.
Cependant, à
l’intérieur de la Ford, l’un des clones du Commandeur Suprême
avait branché un autre appareil tout aussi sophistiqué que le premier. Plongé dans un sommeil profond, Michaël sombrait peu à peu dans une sorte de coma. Dans cet état, il était tout à fait incapable de contrôler son apparence. Recouvrant son aspect naturel, il ressemblait à un fantôme et sa silhouette perdait peu à peu ses contours humanoïdes pour emprunter la forme d’une espèce de S ou de serpent lumineux flottant sur le siège arrière de la voiture. Cependant, la lueur tremblotante allait en perdant de son éclat, la preuve que l’agent temporel se vidait de son énergie.
avait branché un autre appareil tout aussi sophistiqué que le premier. Plongé dans un sommeil profond, Michaël sombrait peu à peu dans une sorte de coma. Dans cet état, il était tout à fait incapable de contrôler son apparence. Recouvrant son aspect naturel, il ressemblait à un fantôme et sa silhouette perdait peu à peu ses contours humanoïdes pour emprunter la forme d’une espèce de S ou de serpent lumineux flottant sur le siège arrière de la voiture. Cependant, la lueur tremblotante allait en perdant de son éclat, la preuve que l’agent temporel se vidait de son énergie.
Après le transfert
dans un deuxième véhicule, la Land Rover roula durant près de deux heures sur
une route déserte. Soudain, alors que rien ne le laissait présager, le
quatre-quatre disparut d’un coup, comme gommé du paysage. En réalité, la
voiture et tous ses occupants venaient d’être avalés par un téléporteur
gigantesque, un engin mis au point par la première civilisation post-atomique
et fourni par Johann.
Moins d’une seconde
plus tard, Land Rover et pseudo-humains se retrouvèrent à quelques kilomètres
seulement d’un port islandais, dans une des bases secrètes du puissant et plus
ou moins occulte adversaire des Homo Spiritus.
Lorsqu’enfin Michaël
revint à lui, avec un corps humain, il vit qu’il était prisonnier à l’intérieur
d’un cube de cristal, un volume transparent et irisé par la lumière extérieure,
une prison inhabituelle ne laissant passer ni humidité ni air ni pression
atmosphérique.
Comprenant le risque
qu’il courait, l’agent temporel se hâta de recouvrer son état d’Homo Spiritus.
Mais quel était donc
ce cristal ? Que pouvait-il contre Michaël ? Ledit cube avait pour
fonction de servir de relais identificateur, relais ici dévolu à la
civilisation industrielle humaine du XXe siècle finissant.
Le plan du Commandeur
Suprême était d’une hardiesse étonnante. En effet, à l’intérieur du cube
identificateur, aucune vie n’était possible. Michaël, réduit à n’être qu’une
simple étincelle lumineuse, allait se vider lentement mais sûrement de tout son
potentiel énergétique. Lorsqu’il mourait, sa prison exploserait, oui,
provoquant aussi la fin de la civilisation de l’Homo Sapiens. Pas mal
manigancé, non ?
Or, ce beau plan comportait
un grain de sable. Le Commandeur Suprême, trop persuadé de son pouvoir, avait
oublié quelque chose. Michaël Xidrù n’était pas un agent temporel comme les
autres. Dernier modèle mis au point par les S, il était doté d’une capacité
étonnante de résistance.
Mais pour l’heure,
dans la base islandaise, un écran géant de télévision venait de s’allumer. Il
présentait la particularité d’afficher des images en relief à très haute
définition. Manifestement, cet écran appartenait au futur de cette chronoligne.
Vingt ans, davantage encore ? Allez savoir.
Trois hommes
apparurent. Parmi eux, le Président du Soviet Suprême, Nicolaï Diubinov.
A ses côtés, le clone préféré de l’Entité artificielle du quarante-et-unième millénaire. Enfin, derrière ces deux pointures, se tenait un petit fonctionnaire, un bureaucrate falot, à la solde du Soviétique. Mais ce n’était qu’une apparence car le pseudo-secrétaire du chef de l’URSS, qui dissimulait l’éclat de ses yeux bleu nuit derrière des lunettes rondes, n’était autre que Johann van der Zelden.
A ses côtés, le clone préféré de l’Entité artificielle du quarante-et-unième millénaire. Enfin, derrière ces deux pointures, se tenait un petit fonctionnaire, un bureaucrate falot, à la solde du Soviétique. Mais ce n’était qu’une apparence car le pseudo-secrétaire du chef de l’URSS, qui dissimulait l’éclat de ses yeux bleu nuit derrière des lunettes rondes, n’était autre que Johann van der Zelden.
Michaël avait
immédiatement identifié les trois individus, ceux qui avaient commandité son
enlèvement. D’un ton monocorde, non empreint toutefois d’une évidente
satisfaction, le Commandeur Suprême exposa le problème auquel était confronté
son obligé, le Secrétaire général du PCUS.
- Michaël, Diubinov,
que tu as sans doute reconnu, se demande depuis quelques temps déjà comment,
diable, peut marcher le translateur, le module temporel que tu as refusé de
remettre aux militaires américains. Alors, mon ami a décidé de profiter de la
bêtise des Occidentaux, incapables de te faire céder, pour obtenir, lui, les
plans de l’appareil. Je me suis rendu de bonne grâce à son désir et j’ai pris
le parti de lui donner un coup de main. Quel meilleur tour joué que celui de
ton enlèvement !
Dans son cube,
Michaël restait silencieux. Rien ne filtrait de ses pensées.
- Mon petit, que dis-tu de ce coup ? Bien.
Tu as décidé de ne pas me laisser accéder à ce que tu penses et ressens
présentement. Mais, tu commets une erreur si tu crois réussir à t’économiser en
agissant ainsi. Tu me connais, je ne te veux que du bien. Ceci dit, je
t’informe, vois combien je suis bon prince, que ton cube prison va être
transféré dans la chambre froide d’un cargo. Officiellement, le laboratoire
dans lequel tu seras conduit est un banal centre d’expérimentation et de
recherche génétique sur la nourriture des rennes du Grand Nord. Mais tu t’en
doutes, il s’agit d’un leurre car c’est là-bas que les savants du Secrétaire
général essaient de mettre au point le translateur temporel.
L’agent temporel
n’avait nullement l’air intéressé par les propos du clone. Mais cela n’empêcha
pas ce dernier de poursuivre. Décidément, cette caricature d’humain aimait à
s’entendre parler.
- Hélas, je ne puis
aider mon ami russe dans le côté technique de la chose. C’est pourquoi je dois
recourir à des subterfuges, des emprunts provenant d’autres civilisations. Tout
cela parce que j’ai dépassé depuis des éons le stade des connaissances
matérielles. L’annihilateur dont mes alliés se servent a été volé aux Cyborgs.
Comprends-tu le sel de la chose ? Tu sais, c’est un peu comme si on me
demandait de fabriquer le feu grégeois alors que la formule est tombée en
désuétude. Mes mémoires n’en ont rien conservé.
Toujours le plus
parfait immobilisme du côté de Michaël. Cette attitude commençait à contrarier
visiblement le gros homme. Néanmoins, après un infime temps d’arrêt, il reprit.
- Toi, c’est ton
rayon, en tant qu’agent temporel missionné dans n’importe quel segment de
l’Histoire, de te préoccuper de tels détails ! Connaître sur le bout des
doigts le fonctionnement des gadgets inventés par le genre Homo…
Une nouvelle pause.
Plus que jamais le Commandeur Suprême scrutait Michaël. Etait-il donc
inquiet ? Oh que non ! Il était bien trop imbu de sa supériorité pour
croire, ne serait-ce qu’une attoseconde que l’agent temporel pût le doubler.
- Ah… Ferais-tu la
moue ? Mais mon petit, tu n’as pas à t’en faire… la Troisième Guerre
mondiale n’éclatera que dans vingt-et-une heures, quarante-deux minutes et
douze secondes… moui… Alors, c’est parce que tu te sens un peu faible,
l’estomac chamboulé en quelque sorte. En cet instant, le taux d’énergie dont tu
disposes est loin d’être à son meilleur niveau. Il atteint péniblement 10%...
or, comme c’est encore trop pour moi, j’accélère la dispersion de tes réserves…
parfait ! Splendide ! Tout à fait ce que je souhaitais… n’est-ce pas
merveilleux de voir que tu n’as plus que 0,75% de ton potentiel
énergétique ? Non ? Alors, là, tu me déçois, mon petit. Avec un tel
pourcentage, tout à fait ridicule, tu ne peux plus appeler les Douze gâteux en
renfort. Et, cerise sur le gâteau, le cube se nourrit du peu qu’il te reste…
d’ici vingt heures tout au plus, c’en sera fini de toi, pour l’éternité… il ne
restera de ton existence, somme toute assez brève, qu’une minuscule, qu’une
très faible lueur qui s’éteindra dans le vide.
Une seconde de
respiration et le clone jeta :
- Michaël, tu as le
choix. Ou résister autant que tu le peux et mourir dans… disons une petite
vingtaine d’heures, ou ne pas résister et mourir immédiatement. A moins que tu
optes pour une troisième voie. Parleras-tu ? Dévoileras-tu les subtils
secrets de la mise en pratique de la réalité quantique à ces messieurs les
Russes ? Oh ! Tu te méfies encore ! Tu penses que je te propose
un marché de dupes. Mais non, mon cher enfant…
Subitement, le
Commandeur Suprême changea de langue et se mit à s’exprimer en araméen.
- Mon petit, je suis
obligé de faire croire à ce stupide Nicolaï que je désire avant tout te garder
en vie et que c’est dans cette optique que je tente de te faire cracher le
morceau. Bien évidemment, il n’en est rien. Mon véritable but, tu l’as compris,
c’est la destruction totale des civilisations humaines, des civilisations
imparfaites, stériles qui n’ont jamais abouti à l’exploration de tous les
mystères de l’Univers. Ces imbéciles de Soviétiques croient en mon altruisme.
Quelle farce ! Le cube identificateur n’accepte aucun corps étranger. Tu
le sais tout comme moi. Il va sauter bien avant que n’éclate ce conflit de
singes débiles…
Une nouvelle pause et
le clone reprit en russe.
- A propos de cette
Guerre qui s’approche, je ne la veux pas totale. En m’arrangeant, je ferai en
sorte que ce qui restera de l’humanité se traîne jusqu’à la fin… disons… du
XXIème siècle… pourquoi ne vivrais-tu donc pas jusque-là toi aussi ? Un
petit effort… Dégoise tout ce que tu sais à mes amis.
Le clone du gros
homme finit son monologue par un rire strident.
Alors que le
Commandeur Suprême téléportait par la seule force de son esprit le cube prison
dans la chambre froide du cargo et qu’aussitôt le navire appareillait pour
Leningrad, les techniciens préposés à la maintenance de la prison de l’agent
temporel contrôlaient ce qui restait d’énergie vitale à Michaël Xidrù. Mais les
ordinateurs chargés de cette tâche étaient inféodés à l’IA du futur et
n’affichaient que de fausses données.
Le cargo rejoignit
son port d’attache en cinq heures à peine et, ce, grâce au moteur photonique
dont il était doté. Puis, le prisonnier, toujours enfermé dans le cristal, fut
embarqué pour une autre base secrète soviétique, bâtie sur la presqu’île de
Kola.
Si l’agent Michaël
Xidrù paraissait résigné à son sort, s’il sommeillait, cela n’était qu’une
fausse impression. En réalité, l’homme du futur calculait au plus près la
dépense d’énergie qui lui était nécessaire pour envoyer un SOS aux Douze Sages.
Il lui fallait trouver le chemin le plus court pour que son message atteignît
au plus vite S1.
*****
Nuit du 31 août au 1er
septembre 1941. Hollande.
La Gestapo
tambourinait violemment à la porte de David van der Zelden, le marchand
d’armes. Celui-ci ne se laissa pas capturer facilement car, avec son petit
pistolet de nacre, il n’hésita pas à faire feu sur la police allemande.
Toutefois, sa résistance ne dura pas longtemps, les policiers étant plus
nombreux et plus aguerris avec ce genre d’incidents que lui. Assommé, David fut
amené en Allemagne à bord d’un bimoteur.
Puis, les hommes de
la Gestapo torturèrent leur proie sans état d’âme, celle-ci n’étant à leurs
yeux qu’un de ces vils ploutocrates. Battu, dépouillé de ses luxueux vêtements
malgré la pénurie qui frappait son pays, van der Zelden ne serait pas de taille
lorsqu’il comparaîtrait devant Gustav Zimmermann. Solidement ligoté à une
chaise, n’ayant pour tout vêtement qu’un pull troué et un pantalon souillé, il
était déjà vaincu, condamné à une mort prochaine.
Levant les yeux sur
son bourreau, David le reconnut aussitôt. Il s’agissait de l’Oberstsurmbannführer
Zimmermann dont la sinistre réputation n’était plus à faire. Alors, il ne put
s’empêcher de murmurer avec effroi :
- Vous ! Que
Dieu me pardonne…
-Silence ! Hurla
Zimmermann. Je ne vous ai pas encore autorisé à parler. Herr van der Zelden,
nous savons comment corriger les traîtres. Nous les punissons impitoyablement
lorsqu’ils se dévoilent. Je sens que nous allons passer ensemble quelques
instants intéressants, non ?
L’officier SS sourit
d’un air narquois et poursuivit :
-Mais il nous faut
fêter nos retrouvailles ! Je vous offre donc l’apéritif.
*****
1917. Irak.
Des tribus bédouines
au service du colonel Lawrence,
au cours d’une fouille dans un village, mirent la main sur un vieux manuscrit remontant au XVe siècle dont l’auteur n’était autre que Fra Vincenzo. Poursuivant leurs investigations, les Arabes découvrirent également dans un réduit sordide, dissimulé derrière un amas de caisses en plus ou moins bon état, un automate visiblement de facture italienne, datant d’à peu près la seconde moitié du XVIIIe siècle. Un émir, proche ami de Lawrence, décida de conserver ledit automate dans sa collection d’objets précieux au sein de son cabinet de curiosités.
au cours d’une fouille dans un village, mirent la main sur un vieux manuscrit remontant au XVe siècle dont l’auteur n’était autre que Fra Vincenzo. Poursuivant leurs investigations, les Arabes découvrirent également dans un réduit sordide, dissimulé derrière un amas de caisses en plus ou moins bon état, un automate visiblement de facture italienne, datant d’à peu près la seconde moitié du XVIIIe siècle. Un émir, proche ami de Lawrence, décida de conserver ledit automate dans sa collection d’objets précieux au sein de son cabinet de curiosités.
Cependant, quelques
années plus tard, sur les instances d’un richissime businessman américain,
enrichi par le pétrole, l’émir vendra l’automate, croyant effectuer une bonne
affaire. Or, cet Américain était une des connaissances de Stephen Mac Garnett.
*****
1841.
L’expédition de
Nitour y Kayane s’avérait être un échec patent. Il n’existait aucune trace de
l’Atlantide au Sahara. Lassés, les guides bédouins avaient abandonné Nitour,
laissant l’homme synthétique essuyer les reproches des autres membres du
groupe, les archéologues et les scientifiques embarqués dans cette histoire.
L’Atlantide n’avait
jamais existé dans le désert du Sahara. Sa localisation erronée n’avait été
déduite que par tout un recoupement de textes plus ou moins fantaisistes.
Réprimandé sévèrement par Johann van der Zelden, Nitour y Kayane se rendit en
Crète
vers l’an 1450 avant Jésus-Christ, pensant que le mythique continent atlante avait influencé la civilisation crétoise. C’était là une hypothèse assez recevable…
vers l’an 1450 avant Jésus-Christ, pensant que le mythique continent atlante avait influencé la civilisation crétoise. C’était là une hypothèse assez recevable…
*****
64 Après
Jésus-Christ. Rome.
L’incendie faisait
rage dans la capitale de l’Empire. Les flammes insatiables ravageaient les
quartiers insalubres de la ville. Le peuple de Suburra, affolé, fuyait le feu,
tentant désespérément de trouver un refuge sur les bords du Tibre.
Parmi les fuyards, un
jeune homme de haute taille portait sur ses épaules un enfant. Autour de lui,
la foule se faisait pressante. Bousculé, le Romain butta sur une borne et
s’étala de tout son long. L’enfant roula durement sur le sol.
Une femme, au lieu de
venir en aide au jeune sauveteur, hurla avec haine :
- C’est un
chrétien ! A mort !
Effectivement, au cou
du jeune homme pendait une discrète petite croix de bois.
Alors, ameutée par
les cris de la matrone, la populace cessa un instant de courir pour s’en
prendre au chrétien.
- Si Rome brûle,
c’est sa faute ! Jeta un marchand d’huile.
- Il détourne les
gens des vraies croyances, poursuivit un autre bonhomme maigre.
- Allons. Vous dites
n’importe quoi, proféra un vieillard d’une voix ferme.
De son regard
d’acier, il calma la foule hostile. Comme hypnotisée, cette dernière reprit sa
fuite brièvement interrompue, abandonnant là le jeune homme qui se relevait en
se frottant la cheville.
Le vieillard tendit
une main secourable au Chrétien et lui dit discrètement :
- Agent MX,
savez-vous qui a allumé l’incendie ?
- Maître du Temps, il
s’agit d’un des hommes au service du Commandeur Suprême. Or, cet individu est
un proche de l’Empereur Nero.
- Hum… Une
information de première importance. Mais pourquoi voulez-vous sauver cet
enfant ?
- Maître, dans une
vingtaine d’années, ce garçon deviendra un des plus valeureux généraux de
l’Empire. C’est pourquoi je dois veiller sur lui.
- Soit. Suivez donc
les ordres des S. Mais ne prenez pas trop de risques. Le Commandeur Suprême a
déjà détruit plus de vingt mille de vos semblables selon les dernières
informations dont je dispose.
- Tant que
cela ?
- Oui. Les Douze
Sages ne vont pas tarder à entreprendre la construction d’un autre agent.
- Hem. Cela signifie
que je suis condamné à disparaître à brève échéance.
- Pas du tout. S1 a
décidé de vous envoyer en Mésopotamie. Vous partirez dans une semaine terrestre
de ce temps-ci.
*****
27 août 1941. France.
Laval et Déat
réchappaient à l’attentat de Collette à Versailles.
Le 29 du même mois, le lieutenant de vaisseau d’Estienne d’Orves était fusillé comme gaulliste.
Le 29 du même mois, le lieutenant de vaisseau d’Estienne d’Orves était fusillé comme gaulliste.
Le 9 septembre, les
Allemands encerclaient Leningrad et commençaient le blocus de la ville. Un
blocus terrible qui allait durer plusieurs années et qui allait se solder par
des centaines de milliers de victimes, toutes ou presque mortes de faim.
Le 5 décembre,
l’hiver s’installait dans l’immense Russie.
Tandis que les armées
russes déclenchaient leur première contre-offensive et parvenaient à rejeter
les troupes hitlériennes à quatre-vingt kilomètres de Moscou, le 7 décembre de
cette même année 1941, le Japon attaquait Pearl Harbor.
Dès le lendemain, les
Etats-Unis entraient dans la guerre et le conflit devenait mondial.
*****
Fin 1964. Château des
von Möll.
Otto réparait le
vieil automate italien, un copiste musicien offert par son vieil ami Stephen
Mac Garnett il y avait déjà quelques années. Le scientifique à la retraite
réussit à remettre en état la mécanique pluriséculaire après plusieurs mois de
travail minutieux.
En juin 1965, le
musicien serait entièrement restauré et ferait la fierté d’Otto. Détail
incongru : à la ceinture de l’automate était glissé un stylet de forme
orientale.
*****
9-10 Décembre 1941.
Le général Rommel
était contraint de reculer jusqu’à la Tunisie en évacuant la Cyrénaïque.
Le capitaine von
Hauerstadt participait à de nouveaux combats, ayant à cœur de s’y illustrer non
pour la gloire mais pour protéger sa famille, son frère cadet en premier lieu.
Pendant les
inévitables opérations de déminage, des soldats de l’Afrikakorps furent tués.
Cependant, lentement mais sûrement, les hommes du jeune capitaine reculaient
devant les Britanniques qui s’étaient visiblement ressaisis. Franz ne pouvait
laisser passer un tel affront.
Alors, faisant preuve
d’un courage magnifique, agissant quelque peu comme une tête brûlée, dopé
également par l’adrénaline, il prit des risques inouïs, tout cela afin
d’assurer la sécurité de la retraite de sa compagnie. Ainsi, seul face à un
assaut de tommies de la 8ème Armée, muni d’une mitraillette, de
quelques grenades et d’un pistolet, le jeune homme résista durant des heures,
retardant la progression de l’ennemi, totalement inconscient, splendidement
téméraire, méprisant la mort, la donnant et, sans doute, espérant la recevoir
en retour.
Un caporal-chef
moustachu fut abattu par le capitaine d’une balle en plein front, sans que cela
troublât Franz le moins du monde. Tout cela parce que l’Anglais voulait
l’ajuster avec son fusil mitrailleur.
Toutefois, les
Britanniques finirent par se rendre compte qu’ils n’avaient affaire qu’à un
seul homme qui leur offrait une résistance inattendue. Quel était donc ce fou
qui se sacrifiait ainsi ?
Une cinquantaine de
British durent se coucher sur le reg afin d’échapper aux rafales continues de
la terrible mitraillette.
Franz savait
pertinemment que son combat était désespéré. Mais il avait pris la décision de
ce dernier baroud d’honneur. A vrai dire, il ne supportait plus le mépris du
duc Karl qui refusait même de lui écrire ou de répondre à ses lettres emplies
de piété filiale.
Toujours, en face,
les Anglais tombaient, fauchés par les balles du Boche. Malheureuses victimes
d’un conflit qui les dépassait à plus d’un titre. En effet, le comte réglait
ses comptes personnels en se comportant ainsi, transformé en splendide machine
à tuer.
Tout ce combat se
déroulait dans une atmosphère surréaliste, onirique, sous un ciel trop bleu et
une chaleur écrasante qui faisait miroiter le paysage, lui proférant des
contours incertains, les collines gondolant, les lézards et les insectes tapis
sous terre, le tout comme peint par un artiste sous l’emprise de stupéfiants, le
sifflement des balles résonnant comme les accords démentiels et inharmoniques
d’un requiem discordant, sans doute composé par une entité maléfique, telle une
marche hallucinée, inexorable, vers la mort. Seuls Salvador Dali ou Munch
auraient pu rendre, et encore, la vision malsaine et irréelle de ce qui se
passait ici et maintenant, sur ce petit bout de la planète Terre, dans cet
espace apparemment sans fin, hors du monde, hors de toute réalité. Bartók,
Stockhausen
et Stravinsky eux-mêmes se seraient montrés impuissants à jeter sur le papier les atroces dissonances, les sonorités improbables faisant saigner les oreilles et la raison.
et Stravinsky eux-mêmes se seraient montrés impuissants à jeter sur le papier les atroces dissonances, les sonorités improbables faisant saigner les oreilles et la raison.
Mais, tout avait une
fin, n’est-ce pas ?
Le capitaine von
Hauerstadt n’avait plus à sa disposition que deux grenades qu’il balança sur
les tommies comme s’il s’était agi de simples disques d’argile. Cela ne lui fit
ni chaud ni froid de ne plus avoir de munitions. Il était au-delà de la peur,
au-delà de tout. Allez… encore quelques jeunes gens mourant loin de chez eux,
leur sang coulant certes en abondance, s’épanchant à petits jets réguliers,
mais pourtant vite bu par un sol assoiffé, aussi brûlant que le cœur même du
dernier cercle de l’Enfer.
La position de Franz
von Hauerstadt, on s’en doute, était intenable. Dès qu’il redressait la tête,
les balles émettaient des piip piip qui
auraient brisé les nerfs de quelqu’un de moins aguerri que le jeune homme.
Mas les Britanniques,
de leur côté, avaient décidé d’en finir avec ce fumier de Chleu ! Malgré
les tirs, qui s’étaient fait rares depuis quelques minutes, ils avaient ajusté
leur mortier. Un obus jaillit subitement de l’arme et s’en alla exploser juste
derrière le monticule où se cachait l’officier allemand.
Toutefois, le bruit
caractéristique de l’obus s’échappant de son tuyau prévint le jeune homme du
danger immédiat qu’il courait. Deux ans de guerre et de combats avaient
fluidifié et exacerbé ses prodigieux réflexes.
Alors que l’obus
atteignait sa cible, Franz roula sur la pente du talus pendant quelques mètres.
Mais l’ogive explosa un peu plus tôt que ce que l’officier avait escompté et le
capitaine se retrouva les épaules et le dos criblés d’éclats métalliques. Sans
connaissance, il finit de dévaler le monticule.
Avec soulagement, les
Anglais virent enfin leur ennemi neutralisé. Ils s’approchèrent du corps
inanimé, le retournèrent et le tâtèrent. S’avisant de la plaque
d’identification du capitaine, ils apprirent ainsi son nom.
- Capitaine von
Hauerstadt, grommela un lieutenant.
- Sacré tireur et
foutu soldat, répondit un sergent d’une trentaine d’années.
- Il est bien jeune,
constata le lieutenant. Allez. Partons. Nous avons assez perdu de temps comme
cela. Il nous faut rattraper le reste de la compagnie.
- Euh… mon
lieutenant, on ne l’enterre pas ?
- Non, soldat. Je
regrette. On ne peut davantage s’attarder.
- Mais… il va être
dévoré par les chacals ou les hyènes…
- Il nous a coûté
trop cher, ce fichu Boche.
- Un héros, murmura
le sergent.
- Un fanatique,
rétorqua le lieutenant. Maintenant, il rend des comptes à Dieu.
Le groupe de
Britanniques reprit son chemin, abandonnant le corps de leur ennemi dans le
désert.
Les heures
s’écoulèrent, insensibles à ce drame en train de se jouer. Maintenant, la nuit
était tombée, une nuit magnifique, toujours à ces latitudes, le ciel clair
ayant dissipé la chaleur de la journée. Le froid réveilla Franz. Durant de
longues secondes, il ne sut plus où il se trouvait. Cependant, tout en lui
n’était que douleurs, lancinements et brûlures atroces. Il comprit enfin ce qui
lui était arrivé. Laissé pour mort au milieu de nulle part. Déjà, il voyait les
charognards tournoyer au-dessus de lui dans le ciel bleu nuit. Mais il n’était
pas question de finir ainsi… surtout pas… Quel honneur y avait-il à mourir de
cette façon ? Personne ne saurait comment il avait péri. Sa disparition ne
profiterait pas à sa famille…
Alors, Franz se
releva, ignorant les vigoureuses protestations de son corps, la tête lui
tournant quelque peu, la vision trouble. Respirant par saccades, il attendit
encore quelques minutes, son malaise se dissipant légèrement. Enfin, le jeune
homme se mit en marche, s’orientant sur les étoiles. Il lui fallait aller vers
l’ouest, là où les forces de l’Axe s’étaient regroupées.
Après deux jours
d’une marche au cœur de l’enfer, les deux jours les plus affreux de sa courte
existence, le capitaine von Hauerstadt rejoignit les soldats de Rommel, dans un
état d’extrême épuisement, presque délirant, le sang séché sur ses blessures
lui faisant une carapace si collante sur la peau qu’il fallut découper sa
chemise avec mille précautions avant de le soigner.
*****
Octobre 1941. Quelque
part à Berlin dans une des prisons de la Gestapo.
Le pseudo-apéritif
offert à David van der Zelden par Gustav Zimmermann était en fait du vulgaire
alcool à brûler.
- Mon très cher
David, buvez donc de cette délicieuse liqueur. Mon homme de main que voici, qui
répond au nom de Ludwig Hans, va vous en faire apprécier la délicate saveur et les
subtils arômes.
Le jeune SS ajouta à
l’intention de sa victime :
- C’est le nectar des
dieux !
Passant aux choses
sérieuses, le séide de Zimmermann tira en arrière la tête de van der Zelden
avec la plus grande brutalité et le força à ouvrir la bouche. Puis, il lui fit
ingurgiter une demi-bouteille de cet affreux liquide.
- Hum… J’estime que
cette quantité est suffisante, ironisa-t-il.
- Oui, soldat, cela
suffira.
-
Oberstsurmbannführer, notre hôte désire sans doute fumer une cigarette pour
aller avec l’alcool, non ?
- Oui… Notre
hospitalité doit être irréprochable, opina le sadique officier.
-Dois-je la lui
allumer ? Reprit le jeune SS.
-Mais faites-donc,
soldat Hans, dit Zimmermann avec une affabilité propre à vous glacer les sangs.
S’empressant d’obéir
avec un zèle proprement odieux, Ludwig Hans craqua alors une allumette et
l’approcha de la bouche de van der Zelden avec un sourire atroce. Or, cet
orifice contenait encore de ce maudit alcool à brûler.
Immédiatement, la
gorge et le larynx de David s’enflammèrent. Hans laissa griller sa victime une
quinzaine de secondes. Devant cet abominable spectacle, Zimmermann se contenta
de lancer :
- Soldat Hans, ne le
tuez pas. J’ai encore besoin de lui.
- Compris, monsieur.
Avec sauvagerie, le
SS précipita alors le prisonnier, chaise comprise, dans la baignoire emplie
d’eau qui attendait à proximité. Aussitôt, les flammes s’éteignirent. Mais van
der Zelden était muet à jamais, son visage n’ayant plus rien d’humain tant il était
défiguré. Il avait plus à voir désormais avec une horrible poupée de cire à
moitié fondue et calcinée qu’à un individu aux traits jadis agréables à
regarder.
Cependant, nullement
dégoûté par ce spectacle, Zimmermann alluma à son tour non une cigarette mais
un volumineux cigare et tirant dessus, il jeta avec un humour révoltant :
- Monsieur van der
Zelden, je suis sincèrement désolé de ce qui vous arrive. Mais reconnaissez,
tout comme moi, que vous êtes le premier responsable de cet état de fait. Vous
avez amplement mérité cette petite punition. Avant-goût de ce qui pourrait s’ensuivre
si jamais j’avais les preuves définitives de votre trahison. Comment ?
Quelqu’un qui a été l’époux d’une grande patriote allemande frayer avec les
ennemis de notre Reich ? La bande à Churchill et consort ? Mais dans
quel monde de faux-semblants vivons-nous donc ?
Après avoir fumé son
cigare, le triste sire reprit :
- Vous voyez
certainement à quoi je fais allusion, n’est-ce pas ? Vos accointances avec
l’armée anglaise… vous lui avez vendu quelques fusils mitrailleurs, quelques
mortiers… et j’en oublie. Sous le fallacieux prétexte que la livre sterling
valait plus que notre mark… vous seriez-vous montré aussi stupide si vous aviez
su que nous vous surveillions de prêt ? J’ai toujours eu un doute quant à
votre loyauté… car vous avez toujours résisté aux recommandations de madame
votre défunte épouse. Vous n’avez jamais adhéré au NSDAP…
Nouvelle pause, le temps pour Gustav
Zimmermann d’écraser le mégot de son cigare sous la botte de son talon.
- Mon enquête n’est
pas terminée. J’espère, pour vous, ne pas découvrir encore d’autres
cachotteries de votre part. Or, si jamais c’était le cas, je me montrerais sans
pitié ! Mais, pour l’heure, je vais vous remettre entre les mains de nos
spécialistes en médecine réparatrice. Vous serez très bien soigné… le temps de
vous refaire une santé… avant le coup d’estocade ultime.
L’officier SS acheva
par un ricanement son monologue.
Mais qu’était-il donc
advenu du jeune Richard van der Zelden ? L’enfant avait été envoyé dans
une maison de redressement. Ainsi, il dut affronter à la fois la haine de ses
gardiens et celle de ses petits condisciples à cause de ses origines à demi
néerlandaises. Mais, heureusement pour le jeune garçon, le vieux jardinier de
la pension venait de temps à autre réconforter le malheureux orphelin en lui
donnant, pris dans ses réserves personnelles, du pain avec de la margarine ou
de la pâte de coing.
Ce vieux jardinier
était aux ordres du Commandeur Suprême.
*****
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