samedi 10 février 2018

Un goût d'éternité 3e partie: Johanna : 1925 (2).



En cette année 1925, David van der Zelden atteignait les trente-cinq ans. Il était dans la plénitude de ses moyens, tant physiques qu’intellectuels. Toutefois, ses cheveux châtains commençaient à se dégarnir sur les tempes. Sa corpulence s’était élargie et un début de ventre dénonçait qu’il ne méprisait pas la bonne chair. Bref, il respirait l’homme d’affaires enrichi, satisfait de lui-même.
Soucieux de paraître à son avantage, il portait une chevalière d’un prix fabuleux à la main droite tandis qu’un gros cigare était le plus souvent suspendu à ses lèvres. Vêtu avec la plus grande élégance, à la mode de Paris, il faisait couper ses costumes dans la capitale française et se chaussait en Italie. Toutefois, ses chemises étaient commandées à Londres. 
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De taille élevée, près d’un mètre quatre-vingt-dix, doté de magnifiques yeux d’un bleu faïence qui toisaient froidement ses interlocuteurs, une physionomie agréable mais emplie d’un air d’autorité indéniable, monsieur van der Zelden en imposait à ses clients. Tous lui faisaient confiance et ne le regrettaient pas.
Johanna, quant à elle, se montrait aussi intransigeante que son mari mais dans un autre domaine. Sur sa figure empreinte d’une langueur fort aristocratique et d’une carnation maladive, elle suscitait chez les inconnus qui la rencontraient pour la toute première fois un élan sincère de pitié. De grands yeux bleu clair ornaient son visage souffreteux mais la froideur qu’ils laissaient entrapercevoir venaient contredire assez rapidement le sentiment de vouloir protéger la jeune femme.
D’une taille au-dessus de la moyenne pour l’époque, soit un mètre soixante-cinq, mince, voire maigre, Johanna portait avec grâce les cheveux attachés en chignon malgré la mode en vigueur. Elle n’aimait pas être coiffée à la garçonne, pensant, non sans raison, que cette coupe la désavantageait. Ses cheveux blonds, d’un blond pâle, très nordique, étaient en fait sa seule parure naturelle.
Fort snob, prenant des attitudes étudiées longuement devant sa psyché, Johanna van der Zelden aimait à s’encombrer d’un caniche nain gris nommé Praline. Elle le traînait partout, le tenant le plus souvent dans ses bras, mais évitant de le gaver de sucreries comme elle l’aurait fait jadis.
Ce matin-là, l’opulence incarnée, mais ne respirant pas la santé, la jeune femme avait passé un tailleur parfaitement coupé. Toutefois, elle préférait porter des robes de crêpe noir ou encore de soie claire, sans fantaisie dans le décolleté. Tout cela parce que son tour de poitrine ne le lui permettait pas. 
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Johanna laissait traîner dans son sillage des parfums exotiques et luxuriants, composés d’essences les plus rares, des flacons achetés dans les boutiques Guerlain et Lanvin de Paris. Pour l’heure Jicky avait fait son bonheur.
Madame van der Zelden prenait garde lors des soupers copieux, du moins pour son cher et tendre époux, à ne boire que du bout des lèvres une coupe de champagne et à éviter de fumer des cigarettes.  

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En cette matinée du 5 juin 1925, madame donnait des ordres brefs mais précis à toute sa domesticité ainsi qu’aux extras embauchés afin que la réception prévue pour le soir-même fût impeccable et que les invités des van der Zelden repartissent, tout à fait éblouis par la munificence du couple richissime.
En l’honneur de ce raout mondain, Johanna avait sélectionné une longue robe de mousseline rouge à petits plis, surbrodée de fils d’or. Par-dessus ses maigres épaules, une veste kimono du même tissu retombait avec grâce. Les manches de ladite veste étaient agrémentées de grosses roses en dégradé, d’une forme très stylisée. Quant aux pieds, ils étaient chaussés d’escarpins assortis à la robe et les cheveux étaient embellis par des perles et de discrètes fleurettes printanières en soie et en satin.
David s’était contenté de passer un frac classique ce qui le faisait ressembler à un Arsène Lupin légèrement enveloppé.
Piikin, quant à lui, avait désormais les cheveux blancs d’un sexagénaire débonnaire et une épaisse moustache ornait sa lèvre supérieure. Dans sa livrée de majordome – pour mémoire, il était avant tout régisseur – on pouvait le confondre avec un paysan endimanché.
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Enfin, tout était prêt pour que la réception fût un succès. Les invités pouvaient arriver en étant certains d’être accueillis dans le luxe non pas dispendieux et nouveau riche, mais dans le raffinement de bon ton. Parmi les nombreuses cartes qui étaient revenues à Johanna avec un accord non formel, y figuraient des noms connus de tous, notamment ceux de généraux de la Reichswehr, de représentants de la haute finance et de l’industrie, Thyssen, Krupp, deux ou trois comédiens de premier plan, Rudolf Klein-Rogge, Emil Jannings,
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 un noble britannique, Lord Home, un pseudo-comte brésilien, don Luis Perenna, en fait Raoul d’Arminville qui utilisait là une de ses nombreuses couvertures, cinq citoyens américains appartenant aux Van der Bildt, aux Morgan, aux Rockefeller, un archevêque, celui de Cologne, le consul italien à Weimar et le duc et la duchesse von Hauerstadt, bien entendu.
Hanna Bertha et son mari avaient été volontairement oublié, puisque juifs.
Karl et Amélie arrivèrent à la réception avec un léger retard. Immédiatement, ils s’excusèrent poliment auprès de la maitresse de maison mais cette dernière, d’un geste d’une suprême élégance, empreint de cette grâce alanguie qui lui était devenue toute naturelle, leur déclara fort aimablement :
- Mais il est tout à fait inutile de vous excuser, chers amis. Je comprends fort bien qu’avec deux enfants en bas âge, il vous soit difficile de vous dégager, surtout si, vous, ma chère Amélie, vous vous montrez une mère aimante et attentionnée.
- Comme c’est gentil à vous, Johanna, répondit la duchesse avec un sourire sincère et non de commande.
En réalité, le retard du couple von Hauerstadt était davantage dû à la toilette d’Amélie qu’au besoin de donner un dernier câlin à Peter et à Franz. Ainsi, rivalisant d’audace à chaque sortie, à chaque grande occasion, la jeune femme apparut chez les van der Zelden vêtue, ou plutôt dévêtue, d’une très courte robe chemise de crêpe et de mousseline blanche et rose, laissant voir le genou, à fines bretelles s’entrecroisant dans un dos dénudé jusqu’à la chute des reins. De plus, dans les cheveux courts, à la garçonne, en réalité une perruque brune puisque Amélie était blonde, était épinglée une espèce de toque, avec, pour seul ornement, mais quel ornement, un énorme solitaire de 240 carats, excusez du peu !
Or, il fallait le savoir, ce cadeau émanait du comte brésilien, un des innombrables admirateurs de la duchesse, qui, pour ses beaux yeux, n’avait pas hésité à visiter le Louvre d’une manière toute particulière, il y avait déjà huit années. Quant au mari, le duc Karl, il avait préféré ne pas trop s’interroger sur la provenance dudit diamant. A l’époque, il combattait sur le front et savait que son épouse accueillait des soldats et des officiers blessés dans leur propriété de Bavière. Il supposait que la pierre était fausse…
Johanna van der Zelden avait manqué s’étrangler de jalousie à la vue de la tenue plus qu’excentrique d’Amélie.
« Ah ! Décidément, il n’y a que la duchesse qui puisse supporter des déshabillés de ce genre, marmonnait-elle, furieuse, entre ses dents, sachant toutefois dissimuler sa colère. A trente ans pour le moins, elle a le culot de porter cette… chemise ! Mon Dieu ! Et le duc Karl n’a pas l’air de s’en offusquer. Pourtant, je vois ici bien des messieurs en train de…zyeuter Amélie, presque bavant même… ».
Karl von Hauerstadt, blasé, acceptait avec philosophie les compliments adressés à son épouse. Il y avait longtemps qu’il avait pris l’habitude des tenues extravagantes d’Amélie. Il lui pardonnait tout, du moins presque tout. La jeune femme, après plusieurs fausses couches et grossesses difficiles, ne lui avait-elle pas donné deux fils en excellente santé ? Franz, l’aîné, promettait beaucoup déjà. Garçonnet béni des dieux, il se montrait avide d’apprendre et s’était pris d’amour pour la musique. Ainsi, à sept ans, il était déjà capable d’interpréter sur son violon des sonatines et la célèbre aria en Ré de Bach.
Cependant, il est bon de s’interroger sur la présence de nos Tempsnautes à cette soirée. Comment les membres de l’expédition temporelle étaient-ils donc parvenus à s’introduire parmi la foule ? Stephen Möll et Nikita Sinoïevsky avaient revêtu l’uniforme des extras engagés expressément pour la réception avec des papiers parfaitement en règle. Franz, Otto von Möll, Giacomo Perretti
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 et William O’Gready se faisaient passer pour des invités du couple van der Zelden. Pour ce faire, ils s’étaient substitués à des convives qui avaient refusé de venir en dernier lieu. Cela, ils le savaient. Alors, ils étaient parvenus à voler une partie du courrier et à remplacer lesdites cartes d’invitation retournées avec un refus, par les leurs, parfaitement imitées. Comme on le voit, cette expédition avait été longuement travaillée.
A la vue d’Amélie de Malicourt, Stephen, en train de servir une coupe de champagne au pseudo-comte brésilien, ne put retenir un sifflement d’admiration.
- Mes aïeux ! Quelle beauté ! Quelle aisance ! Pour l’époque, c’est plutôt inattendu… C’est tout juste si elle n’est pas nue…
Avec condescendance, le Sud-Américain répondit à l’extra avec un léger accent étranger.
- Cette dame que vous admirez avec raison, n’est autre que la duchesse Amélie de Malicourt, épouse von Hauerstadt… hélas ! Une de mes anciennes connaissances à Paris… un peu avant la guerre et juste après…
- Oh ! Pas possible ! Alors, il s’agit de la mère de Franz…
- C’est exact. Ainsi se prénomme son fils aîné.
Stephen n’en dit pas davantage, O’Gready s’approchant afin de se faire servir un verre de punch. Lui aussi, sous le charme de la jeune femme, il fit part de son émerveillement à l’Américain.
- Bloody Hell ! Quelle pin ’up ! Il n’y a pas à dire. Elle est mille fois mieux que Marilyn ! 
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Stephen s’autorisa à rappeler à l’ordre le colonel.
- Bill ! Silence voyons ! Votre accent américain est trop prononcé. De plus, vous oubliez que vous jouez le rôle d’un muet ou presque…
Pendant ce temps, de leur côté, Otto et Franz réagissaient tout à fait différemment à la tenue d’Amélie.
- Ainsi, il s’agit donc de votre mère, faisait von Möll, sans bien croire ce qu’il voyait. Je n’en reviens pas. Sur les photos que vous m’aviez montrées, elle n’était pas… elle faisait… si … sérieuse.
Comprenant qu’il s’enfonçait, l’avionneur stoppa.
- Euh… Il me semblait que les mœurs relâchées ne touchaient que les artistes dans les années vingt, reprit Otto après une hésitation.
- Otto, vous faites erreur, jeta Franz, dissimulant tant bien que mal sa colère. Ma mère, bien qu’aimant arborer des tenues extravagantes, a toujours été une épouse comme il faut et n’a en rien eu des mœurs débauchées. Cela était de notoriété publique…
- Ne montez pas sur vos grands chevaux, mon ami… je regrette de ne pas avoir connu madame la duchesse, voilà tout. Une femme remarquable…
- A tout point de vue, oui, je le reconnais…
Quant à Giacomo, il n’avait eu qu’un bref haussement d’épaules lorsqu’il avait compris qu’il s’agissait de la mère de Franz von Hauerstadt.
Ceci dit, le chercheur Américano-germanique avait bien des raisons de se montrer quelque peu fâché. Lui savait pertinemment certains secrets familiaux, secrets ignorés de son père. D’ailleurs, il avait reconnu dans l’assistance don Luis Perenna, autrement dit Raoul d’Arminville et c’était d’un air contrarié qu’il avait évité le douteux personnage.  
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Mais il est temps de revenir au déroulement de la réception.
Un petit orchestre, composé de douze violons ou apparentés, de deux violoncelles, de deux flûtes et de deux hautbois, recruté pour l’occasion, interprétait valse sur valse. Le souper ne fut servi qu’à minuit. Il était digne des plus grands restaurateurs et comprenait quatre services avec un choix prodigieux de potages, de bisques, de plats, de viandes, de poissons et de desserts compliqués, bref, un véritable gaspillage de nourriture. Les vins étaient à la hauteur et le champagne, rosé, coulait à flots.
Johanna était la seule à ne grignoter que du bout des lèvres. Pourtant, elle fit un extra pour les profiteroles au chocolat, qu’elle aimait par-dessus tout.
Le souper se poursuivit jusqu’à trois heures du matin, au milieu d’échanges aimables, de conversations policées et d’une ambiance détendue. Mais il faut avoir une pensée charitable pour les larbins, les extras qui officiaient, debout depuis des heures et qui avaient l’obligation de ne montrer aucune fatigue.
Puis, le bal reprit, entremêlé de paroles chuchotées, de tangos, de valses de Strauss, et de deux ou trois charlestons. Il fallait être de son temps, que diable ! 
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Il est temps de décrire nos intrus temporels et pour cela mettons à profit une pause chez les musiciens en train de se réaccorder. Ayons également pitié de ces forçats qui jouaient presque sans discontinuer depuis huit heures du soir.
Naturellement, les déguisements des Tempsnautes étaient impeccables, il n’y avait aucune erreur dans leurs costumes, leurs coupes de cheveux, leurs chaussures et tous les accessoires obligés. Comme nous le savons déjà, William O’Gready avait endossé l’uniforme d’un commandant de la Reichswehr, ayant refusé de porter un smoking et d’être un banal civil. Il avait condescendu à une rétrogradation et cela lui avait demandé un gros effort. Toutefois, bien qu’il s’exprimât correctement dans la langue de Thomas Mann, son allemand était tinté d’un fort accent du sud des Etats-Unis, et sur les conseils d’Otto, il avait été convenu qu’une blessure à la gorge l’avait rendu quasiment muet. 
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Quant à l’ancien baron, il avait passé sans problème un smoking noir, cependant la veste plissait légèrement sur sa bedaine. Il était loin le temps où Otto était encore assez mince. Notre sexagénaire allait et venait dans l’immense salon où le bal se déroulait, observant les convives, échangeant des paroles avec quelques invités.
Stephen et Nikita, de leur côté, en parfaits extras, servaient rafraîchissements, cafés et petits fours à la nombreuse assistance, ne marquant aucune lassitude. Les deux hommes s’étaient quelque peu entraînés ces dernières heures. Le champagne, les punchs, les jus de fruit et la limonade étaient à l’honneur ainsi que quelques alcools, comme le Cognac, le sherry, les liqueurs de prune, de poire ou le Curaçao. Notre chercheur américain n’avait pas prononcé plus de cinq mots durant son office, étant conscient de l’insuffisance de son allemand. Du moins comprenait-il la plupart des échanges verbaux.
Si Franz était parvenu à se faire accepter par la majorité des convives, discutant politique, économie ou musique avec les invités, notamment un membre de la famille Rockefeller, O’Gready, légèrement éméché, commençait à fortement s’ennuyer. Son rôle de muet lui pesait. Les discussions des militaires de la Reichswehr lui paraissaient tout à fait ineptes et le traité de Versailles, toujours mis sur le tapis, plus que critiqué, l’agaçait. Un instant, il se rapprocha d’Otto et fit :
- Bon sang ! Tu n’en as pas assez de toutes ces singeries ? Quant à cette musique, elle est bonne à endormir. Des valses et encore des valses… ils ne connaissent que ça, ma parole.  Pas un seul air entraînant. J’ai bien envie de demander à l’orchestre de jouer un rock ou encore un de ces bon vieux be bop.
- Bill ! Fais davantage attention, l’interpela son ami. Les be bop et le rock sont anachroniques.
- Ah ouais… tu as raison… il n’empêche. Cette musique qui balance fort me manque bigrement…
Alors, pour lui-même, William se mit à chantonner, faux d’ailleurs, et à contretemps, la Bamba puis enchaîna avec un classique Rock around the clock. Heureusement, personne ne sembla remarquer cette incongruité. 
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Pendant ce temps, Franz et Giacomo échangeaient des propos animés avec quelques-uns de ces messieurs, citant Stravinsky, Prokofiev, le Groupe des Six, Debussy, Ravel, Satie et Dvorak. Le Germano-américain et son ami prirent la défense de la musique française et russe, tandis que leurs interlocuteurs louaient abondamment Wagner, tout en trouvant que la musique avait dégénéré depuis ce compositeur.
Cependant, à quelques mètres de ce petit groupe de musicologues, assise nonchalamment sur un divan, Amélie écoutait avec la plus grande attention les échanges de ces messieurs, oubliant les inepties de ses compagnes. Souvent, ses yeux se portaient sur un individu qui lui rappelait vaguement quelqu’un. Naturellement, il s’agissait de Franz, et ce dernier tenait les propos les plus sensés et les plus avertis en matière musicale. On le sentait porté par une passion sincère.
Or, la maîtresse de maison, Johanna se rendit compte de la distraction de la duchesse von Hauerstadt.
- Mais… enfin, chère amie, fit-elle un instant, qu’avez-vous ? Vous voilà bien sérieuse soudain…
- Pardonnez-moi, Johanna. Vous êtes si aimable, si attentionnée… voyez-vous cet homme là-bas ? Oui… il a une grande prestance…
- Oh ! Celui qui se tient penché aux côtés de Herr Friedmann ?
- Oui, c’est cela. Il parle musique avec beaucoup de compétence.
- Je n’y connais pas grand-chose, mis à part, bien sûr, Bach, Schubert et Wagner…
- Il me rappelle quelqu’un… mais je ne parviens pas à mettre un nom sur lui…
- Il s’est présenté comme Herr Morgan Smithback. Un Germano-Américain, installé à Boston depuis 1908. Mais il effectue un long séjour en Europe, pour affaires, je crois. Peut-être l’avez-vous croisé à l’opéra de Vienne, ou encore sur les champs de courses… ou même à Paris… à ma connaissance, il jouit d’une fortune plus que conséquente. Désirez-vous que nous lui parlions ?
- Non… inutile, Johanna. Notre curiosité lui paraîtrait déplacée. Il s’agit sans doute d’une ressemblance lointaine avec quelqu’un de ma famille ou encore de celle de mon mari.
Or, la conversation des musiciens convaincus glissait maintenant sur les arts en général et plus particulièrement sur les mouvements avant-gardistes allemands. Intéressé, Otto vint donner son avis.
- Je reconnais, commença-t-il, que je suis un défenseur acharné de toutes les nouveautés, de toutes les innovations. Après tout, nous sommes au XXe siècle et celui-ci doit justifier sa modernité. Alors, pourquoi s’enfermer dans le passé ? Répéter à l’infini ce qu’ont essayé nos ancêtres ? Osons ! De l’audace ! Encore et toujours…
Un comte badois réagit défavorablement à cette apologie des arts contemporains.
- Tous ces pseudo-artistes que vous citez ne sont que les dignes représentants de la décadence morale de notre malheureux pays. Notre patrie blessée a besoin, un besoin pressant à mes yeux, d’une régénération en profondeur. Ce Bauhaus que vous encensez n’est qu’une gigantesque escroquerie. Oui, j’ose l’affirmer haut et fort. Quant aux toiles d’Otto Dix
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 et de Georg Grosz, elles m’apparaissent comme d’abjects immondices. 
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- Bravo ! Renchérit un autre invité. Oui, ce sont de véritables insultes à l’art et à la beauté, à la réalité. Walter Gropius et Mies Van der Rohe ?
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 Des fumistes tout simplement, qui abusent les crédules qui veulent être trompés.
Otto se permit de répliquer avec sang-froid.
- Messieurs, il me semble que vous y allez un peu fort. Vous ne pouvez tout de même pas dénier à ces tableaux géométriques tels ceux de Paul Klee ou de Mondrian une esthétique harmonieuse cadrant parfaitement avec notre temps qui n’est et ne se veut que l’exaltation du progrès et de la vitesse comme, rappelez-vous, l’avait si bien annoncé le Manifeste futuriste de Marinetti publié en 1909. Une automobile est plus belle que la Victoire de Samothrace. Quelle mélodieuse symphonie que celle d’un moteur Mercedes lancé à deux cents kilomètres/heure !
Le duc Karl, qui venait de participer à cet échange, interrompit Otto.
- Loin de moi de vouloir à tout prix paraître anglophile, mais les moteurs Rolls Royce sont incomparables.
- Vous savez de quoi vous parlez, bien sûr, reprit le noble badois.
- Euh… oui, évidemment, je possède quatre Mercedes et trois Rolls.
Toutefois, une nouvelle interruption eut lieu car un homme jeune, au teint basané, aux cheveux sombres et aux yeux noirs s’en vint saluer le duc Karl. A son approche, Otto Möll ne put s’empêcher de tressaillir et de murmurer in petto :
« Mais… C’est Georges Athanocrassos ! »
Cependant, le futur banquier s’inclina également devant l’ex-baron.
- Mes respects, monsieur…
- Merci… mes respects aussi, répondit Otto le visage fermé. Pardonnez-moi… je dois parler illico au major Schmidt, là-bas, près de la desserte…
Laissant là le petit groupe, l’avionneur accourut vers Bill en train de boire une coupe de champagne rosé et de se servir de petits canapés présentés sur un plateau par un domestique.
- Euh… toussota fortement O’Gready. Ce champagne est … infect… Il ne vaut pas le champagne californien. Un bon Dry, voilà ce qu’il me faut…
- Cher Wilhelm, s’il n’est pas à votre goût, laissez-donc là votre champagne…
Puis, Otto serra fortement le bras de William et l’entraîna subrepticement vers une porte-fenêtre entrouverte afin de laisser passer l’air doux de la nuit.
- Combien de fois me faudra-t-il vous répéter de faire plus attention ! Murmura l’avionneur à l’oreille de son ami. Un peu de discrétion, c’est si difficile pour vous ?
- Euh… Non…
- Bien. Je reprends, mais en anglais afin d’être certain d’être tout à fait compris.
- Je ne suis pas si ivre, Otto, gronda le colonel O’Gready.
- D’accord. Bill, imaginez que, présentement, nous sommes sous couverture, au milieu des Reds…
- Oui ?
- Vous voyez ce jeune homme là-bas, vêtu d’un smoking blanc ? Il discute avec le duc von Hauerstadt…
- Ah… Avec Franz ?
- Mais non ! Avec Karl… ne le montrez donc pas ainsi du doigt. Cela ne se fait pas. Vous allez vous faire remarquer… les deux hommes se séparent… Sortons… le duc vient vers nous…
- Ce type, qui est-ce ?
- Georges Athanocrassos. 
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- Oui, mais en quoi est-ce important pour notre mission ?
- Vous le faites exprès ou quoi ? Athanocrassos est à l’origine de la fortune de Johann. Or, il est là, à quelques mètres à peine.
- Hum… Vous envisagez de modifier l’objectif de notre mission ? Au dernier moment ? Je doute que Franz et Giacomo soient d’accord… sans parler de Stephen, votre petit-fils…
- Oui, justement, je préfèrerais l’enlever plutôt que ma cousine…
- Je doute que cela soit une bonne idée, Otto.
- Je n’ai jamais été chaud à l’idée de capturer Johanna… vous le savez plus que quiconque, Bill. Mais, ce soir, on peut faire d’une pierre deux coups…
- Hem… Cela demande réflexion… je m’en vais approcher Nikita et l’informer du changement de plan… ceci dit, quel culot, Otto. Vous auriez mérité de servir dans les forces armées…
William quitta alors l’ancien baron et chercha le Soviétique des yeux. Avisant ce dernier, il se dirigea vers lui d’un pas vif et l’interpella.
- Hep ! Ici… mon brave… j’ai un petit creux…
Ces mots furent prononcés en allemand avec un fort accent américain. Or, ils furent entendus de… Karl von Hauerstadt. Le duc avait également surpris la fin de l’échange entre Otto Möll et O’Gready. En effet, le père de Franz avait momentanément quitté le salon pour prendre l’air sur la terrasse proche de la porte-fenêtre entrouverte et il avait saisi les propos en américain des deux intrus. D’émotion, il en avait renversé sa coupe de champagne.
« Mein Gott ! J’ai bien entendu le major s’exprimer en anglais… or, officiellement, il est… muet ou presque… et cet accent… il provient du Sud des Etats-Unis… Qu’est-ce à dire ? Un complot ? Mais contre qui ? Pourquoi ? Quel est donc ce mystère ? Des espions, ici ? Ah ! Il me faut en surprendre davantage… ensuite, j’aviserai… ».
Alors, troublé, Karl prit la décision de suivre le faux major. Subrepticement, faisant comme si de rien n’était, il se rapprocha de la desserte et, dissimulé par une tenture, il écouta les propos échangés entre le pseudo-extra et William O’Gready.
- Attendons encore avant d’agir, Bill, disait le Russe à l’Américain.
- Tu es d’accord avec cette idée d’Otto ou pas ?
- J’hésite. Deux enlèvements, cela me paraît aventureux.
- Oui, mais, es-tu prêt à tenter le coup ?
- Je viens de te dire d’attendre. Il y a encore trop de monde dans le salon. Il était entendu que nous agirions à cinq heures du matin. Nous devons patienter encore une heure.
- Donc, tu refuses de prendre une décision. Bon… je vais essayer d’informer Stephen de la situation. Lui saura quoi faire. Assurément, il voudra également s’occuper de Georgios Athanocrassos et le ramener à Michaël.
- Sois prudent, Bill. On pourrait trouver ton attitude étrange à te voir me parler… Après tout, ici, je ne suis qu’un… domestique de passage.
- Je vais tâcher de me faire discret.
Aussitôt, William laissa là Nikita et s’enquit de Stephen Möll. Or, ce dernier assurait son service auprès de ces dames, leur proposant de la limonade ou encore du thé froid.
D’un pas quelque peu chaloupé, O’Gready, chez qui la fatigue et le champagne avalé commençaient à faire leur effet, s’avança vers le chercheur. Il l’apostropha ainsi :
- Garçon… hep… vous n’auriez pas une tasse de café noir ?
Or, le colonel avait commis l’erreur de s’exprimer à voix haute et en anglais. Cela n’échappa ni à Franz, qui laissa là ses interlocuteurs afin de ramener William à une attitude plus conforme au rôle qu’il jouait, ni à Karl qui, cahin-caha s’en venait en catimini auprès du serveur apostrophé, ni… tenez-vous bien, à don Luis Perenna, autrement dit Raoul d’Arminville, qui avait décidé de présenter ses hommages tardifs à la duchesse von Hauerstadt. L’aventurier mettait à profit l’absence momentané du mari. Il espérait bien n’être pas vraiment reconnu par Amélie.
Franz interpella William fermement mais le plus discrètement possible.
- Eh bien, cher ami ? Vous avez besoin d’une tasse de café ?
- Euh… oui, Franz… mais avant tout, je dois dire deux mots à Stephen.
Au fond de lui, von Hauerstadt se demandait si O’Gready ne le faisait pas exprès, s’il avait bien encore toute sa tête. Mais le pire était à venir. Karl, trop près désormais de Raoul d’Arminville, se heurta au faux noble brésilien.
- Pardon, monsieur… s’excusa-t-il. Je ne vous avais pas vu.
- Non… c’est moi le fautif.
Les deux hommes se saluèrent mais Karl, en se redressant, croisa alors le regard de Franz. Il le dévisagea et sursauta violemment. Puis, sous la surprise, il se figea, laissant tomber sa cigarette. Pâlissant, il bégaya, prenant le Tempsnaute pour la réincarnation de son père Friedrich, décédé depuis quelques années. Un fantôme des plus étonnants puisque réincarné à l’âge de quarante ans environ.
Réagissant enfin, Karl saisit le bras de Franz avec un air égaré et lui dit, d’un ton impossible à rendre :
- Je dois rêver. C’est impossible… Père, ce n’est pas vous… je perds la tête… la chaleur, l’heure tardive… mais… enfin… quelle étrange ressemblance !
- Monsieur, répondit von Hauerstadt d’une voix glaciale, je ne comprends pas ce que vous me voulez. Lâchez-moi, je vous prie. Je dois m’entretenir avec le major Schmidt.
- Même la voix ! s’écria Karl, de plus en plus ému. Ah non ! Il me faut vous dévisager en pleine lumière et non sous ces lustres aux ampoules tamisées. Oui… un sosie parfait.
- Un sosie ? Je ne vois pas de qui ? S’obstina Franz.   
 - Un sosie du défunt duc von Hauerstadt, jeta négligemment Raoul qui se demandait ce qui était en train de se passer. J’ai eu l’honneur de le rencontrer deux ou trois fois chez le nonce, jadis… 
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- Veuillez me libérer… Cette situation devient gênante, insista le chercheur germano-américain.
- Un ennui, monsieur ? S’inquiéta David, qui, étonné par le début d’esclandre, en bon hôte, venait ramener le calme.
- Rien de grave, souffla O’Gready.
- Major ? S’étonna van der Zelden. Vous avez retrouvé la parole ? Et vous répondez en anglais avec un accent américain ? Qu’est-ce à dire ?
- Euh… commença William.
- Qui êtes-vous exactement ? Un espion ?
- Que non pas ! Pas une taupe, déclara fièrement O’Gready.
Johanna van der Zelden, avec à son bras Amélie von Hauerstadt, venait au secours de son mari tandis que Franz n’osait user de la force pour se dégager de son père. Pendant ce temps, Otto, lui aussi, tâchait d’essayer d’arranger cette situation embrouillée. L’avionneur se disait que, peut-être, tout n’était pas perdu. Mais Stephen et Nikita ne pensaient pas de même. Le petit-fils d’Otto fit un signe à Giacomo qui lui signifiait de rejoindre au plus vite le groupe.
- Karl, pourquoi tenez-vous ainsi ce monsieur ? Demanda innocemment Amélie. Vous a-t-il porté tort ? Insulté ?
- Non… Mais regardez cette ressemblance, ma chère… on dirait père…
- Je ne suis pas votre père, monsieur, articula Franz avec force. Nous avons à peu près le même âge. Ce que vous dîtes est absurde.
- Monsieur le duc, s’exclama Otto von Möll avec politesse, je crois que vous avez dû abuser un peu trop de l’hospitalité de monsieur van der Zelden…
- Je ne suis pas saoul… Mon épouse non plus…
- Le duc Friedrich est mort depuis sept ans, renseigna Amélie… mais… mon Dieu… ces yeux… ce regard… la même teinte que celle de … non !  Je ne le crois pas !
Sans prévenir, la jeune duchesse s’effondra comme une poupée de chiffon dans les bras de Johanna. Cette dernière, plus blême et fragile que jamais, se mit à trembler et à sangloter.
- J’ignore quel drame est en train de se jouer ici, fit-elle. Je voudrais bien comprendre la situation.
Quant à Karl von Hauerstadt, voyant son épouse évanouie, il lâcha enfin Franz pour porter secours à Amélie. Aussitôt libre, le chercheur recula vivement, alors qu’Otto faisait de même tout en commandant à O’Gready de s’éloigner. Mais David, tel un bouledogue, revint à l’attaque.
- Monsieur Schmidt, puis-je voir vos papiers ? Les vôtres également, demanda-t-il aussi à Franz, Otto et Giacomo, ce dernier venu à la rescousse.
- Nos invitations sont en règle, s’inclina l’Italien.
- Je n’en doute pas. Mais je veux examiner vos papiers d’identité.
- C’est un outrage ! S’écria William, furieux.
Ne se dominant plus, le colonel sortit prestement de son smoking un revolver et hurla en américain, tout en menaçant le reste de l’assistance :
- Bloody Hell ! On n’est pas chez les jaunes ou chez les rouges, ici ! Vous tous, les richards, les mains en l’air ! Sinon, je tire ! C’est valable pour toi aussi, le duc… enfin… je veux dire… Karl, faut pas de confusion.
- Monsieur… Je ne vous permets pas…
- Ah ! Si tu veux pas comprendre, un bon coup de crosse te fera changer d’avis, presto ! Et je ne suis pas le seul à avoir un flingue…
Sous l’insulte, le duc Karl était devenu blême. Cependant, il soutenait toujours son épouse évanouie. Quant à Johanna, feignant un malaise, elle était parvenue à s’asseoir sur une causeuse, un meuble proche de la sonnette commandant au régisseur de venir prestement. Tandis que Giacomo, Nikita, et Stephen s’empressaient de montrer leurs armes, Otto, perdu pour perdu, jetait à Bill, sur un ton terrible :
- William ? Qu’avez-vous fait ?
- Franz était brûlé de toute façon, jeta le colonel. Alors, j’ai décidé de passer maintenant à l’action, voilà tout.

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