vendredi 3 novembre 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1920.



1920




1er Mai 1920, France. 
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Un peu partout dans le pays, les travailleurs manifestaient. Ils célébraient la fête du travail mais les défilés tournèrent à l’émeute violente et meurtrière à Paris.
Or, parmi les spectateurs involontaires assistant aux échauffourées se trouvait une jeune femme de mise élégante malgré la modestie de ses vêtements, les cheveux coiffés à l’ancienne mode, qui se rendait chez une tante logeant dans un quartier central de la capitale.
Cécile Grauillet avait hâté le pas lorsqu’elle avait vu la police, montée à cheval, en train de charger les manifestants. Inévitablement, ce fut la panique et la foule s’égailla en tous sens, n’ayant plus que le réflexe d’échapper aux chevaux. Les ouvriers et les travailleurs couraient, piétinaient tous ceux qui n’étaient pas assez rapides pour s’écarter d’eux. Telle une mer en furie, une vague s’en vint avaler les badauds sur la chaussée et sur les trottoirs des rues et avenues limitrophes à la manifestation. Rien ne pouvait ralentir ce reflux furieux. 
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Cécile, prise de peur et quelque peu désorientée - elle avait atterri brusquement dans ce segment de l’histoire, son esprit imparfaitement ajusté au nouveau continuum temporel - n’eut pas le temps de s’écarter, de se retirer à l’écart, dans un recoin de porte, loin de cette horde effrayée et sans réflexion.
Bousculée et renversée, la jeune fille fut alors piétinée malgré ses cris sans qu’aucun des fuyards ait eu un geste pour l’aider, la secourir et la relever. Il ne fallut pas longtemps pour que Cécile mourût. Son corps, cruellement contusionné, son visage défiguré dénonçaient la force paniquée dont avait fait preuve la foule sans état d’âme, mue par un instinct primaire de conservation.
Le cadavre de Cécile, gisant sur les pavés inégaux tout crottés fut ramassé le lendemain matin de l’émeute. Le calme revenu, la police dut se charger de l’identification des malheureuses victimes de ce 1er Mai. Le lendemain soir de l’émeute, les parents Grauillet apprirent enfin la mort de leur fille unique.
Les obsèques furent organisées dans la plus grande confusion et une tristesse immense. Elles devaient être modestes. 
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Quant au professeur Möll, il y avait longtemps qu’il connaissait le sort funeste de Cécile.
En cette paisible journée de juillet 1993, Stephen ne pouvait s’empêcher de penser à son premier véritable amour. Dans son cœur, se mêlaient tout à la fois le chagrin et la rage. Cependant, il avait compris la dure leçon que lui avait infligée l’agent temporel. Il savait qu’il ne devait rien faire, qu’il ne pouvait rien faire.
Le 4 mai 1920, Cécile fut enterrée à Passy à l’issue d’une cérémonie toute simple et pourtant émouvante. Suivirent le convoi mortuaire le père et les oncles de la défunte. A l’issue des obsèques, le corps reposait pour l’éternité sous une dalle de pierre grise. Pour seule épitaphe, son nom et son prénom avec deux dates, 1891-1920.
Cécile était morte bien jeune, trop jeune…
Stephen n’assista pas à la cérémonie malgré ses supplications. Michaël resta de bois.
- Votre présence là-bas n’est pas souhaitable, lui jeta l’agent temporel après quelques minutes de plaintes et de récriminations.
- Michaël, je ne veux plus changer le passé, son passé. Je souhaite simplement lui rendre un dernier hommage.
- A d’autres ! Je ne vous connais que trop bien. Qui a bu boira dit le proverbe. Je vous ai dit non et ce sera non.
- Alors, foutu donneur de leçons, pourquoi es-tu si soudainement revenu à LA ?
- Je vais enfin construire un deuxième module temporel. Avec l’aide de vos étudiants.
- Je m’en fous !
- Désormais, l’appareil ne fonctionnera plus qu’en ma présence physique. Les fréquences neurales de ce qui me tient lieu de cerveau activeront votre translateur.
- Et tu oses dire « votre » ? Tu te fous de ma gueule, enfoiré ! Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi il te faut un autre appareil. Tu t’en passes fort bien.
- Sait-on jamais ? J’anticipe un mauvais coup. Je ne pourrais pas toujours avoir assez de réserves d’énergie pour me déplacer à volonté dans le continuum spatio-temporel. Bientôt, je vais être accaparé par une tâche fort prenante et fort pénible… Arrêter vos foutus engins de mort par exemple, les expédier ailleurs dans le temps, le passé, où ils ne détruiront que ce qui doit l’être…
- Tu existes pour cela, tu es ici pour cela, Michaël. Alors, n’attends aucune compassion de ma part.
- Il y a peu, vous vous montriez plus charitable.
- Cécile n’était pas encore morte !

*****

Automne 1920. Munich.

C’était une soirée triste, grise et pluvieuse. Les rues mouillées, quasiment désertes, étaient à peine éclairées par quelques lueurs bien pâles provenant de quelques vieux réverbères ou encore de quelques tavernes où la bière coulait à flots ou bien de quelques cafés.
Dans un de ces lieux, sentant le tabac et la bière forte, ne parvenaient ni rires avinés, ni exclamations, ni cris ou altercations.
Les consommateurs du quartier, tous appartenant au petit peuple industrieux, aux représentants de la rude classe ouvrière ou artisanale, écoutaient dans un silence recueilli, quasi mystique, s’élever la voix âpre et rocailleuse d’un orateur encore jeune.
Or, l’individu qui parvenait à ainsi fasciner les clients de cette taverne n’avait rien pour attirer l’attention. En effet, il était de complexion malingre, de petite taille et présentait un teint pâle qui ne devait rien au modeste éclairage du troquet. Ses cheveux noirs et sa moustache ridicule ornant des lèvres trop fines auraient dû tout au contraire repousser les élans de sympathie qu’il déclenchait. Mais voilà, des yeux d’un bleu profond comme la nuit, presque hypnotiques, rachetaient le tout. 
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Un instant, le petit homme, un ancien combattant de la Grande Guerre apostropha un ouvrier, lui démontrant que tout le mal actuel dont souffrait l’Allemagne en cette année venait de l’alliance contre nature entre la ploutocratie juive et les Bolcheviks qui sévissaient en Russie.
A la fin de son discours sincère et vibrant d’émotion, il fut vivement applaudi.
Fier de cette ovation méritée, le tribun salua, tout heureux de ce succès. Ensuite, il s’attabla et prit une bière, pas hautain pour deux sous. Après avoir bu une gorgée du liquide ambré, il tira d’une poche de sa redingote râpée un vieux mouchoir effiloché et s’épongea le front. Il fut rejoint par un certain Gregor qui le félicita sans réserves.
- Adolf ! Sacré lascar ! Ce soir, tu étais véritablement inspiré. C’était un discours magnifique. Wunderbar ! Tiens, que je te présente ce jeune homme. Il est tout enthousiasmé et intimidé à la fois. Je crois qu’il veut adhérer à notre parti. 
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Le jeune homme en question n’avait pas plus de dix-sept ans. Il présentait une taille élevée et ses yeux d’une couleur indéfinissable s’enfonçaient dans leurs orbites. Ses habits en mauvais état avaient besoin d’être ravaudés. Après un salut, il dit, d’une voix faible mais convaincue :
- Monsieur, vous êtes le flambeau de l’Allemagne, le futur sauveur de notre patrie. Vous ressuscitez à la fois et le Grand Frédéric II et Bismarck. Je veux adhérer au NSDAP…
- C’est très bien, jeune homme, rétorqua Adolf en esquissant un sourire. Gregor va prendre tes coordonnées. Ah ! Comme je suis heureux de voir qu’il y a dans notre jeunesse des garçons comme toi qui brûlent de nous rejoindre ! Comment t’appelles-tu ? Ne m’en veux pas de te tutoyer. Désormais, tu fais partie de notre famille.
Rouge de plaisir, l’adolescent répondit à Adolf Hitler.
- Gustav Zimmermann. Je suis né le 9 octobre 1903 à Hambourg. Orphelin très tôt, j’ai exercé divers métiers, ai voyagé un peu partout afin de subvenir à mes besoins. Je ne voulais pas dépendre de l’assistance publique. Je me suis enfui… j’ai parcouru toute l’Allemagne et un peu les Pays Bas à la recherche d’un emploi stable. J’ai fait un peu de tout, et bien souvent, malgré ma fierté, ma bonne volonté, j’ai dû tendre la main pour manger.
- Il n’y a aucune honte à avoir, Gustav.
- J’ai appris à lire tous seul dans les journaux. J’ai fréquenté les asiles de nuit, les garnis miteux… la guerre ne m’a pas donné la situation que je désirais tant. A Stuttgart, Berlin, Bonn, Brême, Weimar, Ravensburg, on se méfiait des vagabonds comme moi. Pourtant, j’étais dur à la peine. En 18, j’ai bien tenté de m’engager. Mais je n’avais que quinze ans et je faisais bien trop jeune bien que je mentisse sur mon âge.
- Que te disaient les sergents recruteurs ?
- Ils se montraient méprisants et me jetaient comme si c’était une tare que je n’étais encore qu’un gamin. Un gamin alors que je voulais me battre, défendre mon pays, ma pauvre patrie qui me refusait un morceau de pain. Tous ces sous-officiers, ces lieutenants, ces capitaines, d’ascendance noble assurément ont pris plaisir à m’humilier. Eux, ils ne connaissaient de la vie que les salons dorés, les belles filles faciles, les festins et le champagne. Jamais ils n’avaient connu la faim, le froid… ne parlons pas non plus de ces commerçants, de ces bourgeois. J’étais tout juste bon à décharger les camions, les charrettes les vraquiers ou à recevoir les coups de bâtons des policiers. Sous les insultes, la même chose revenait : « Retourne donc à l’école, jeune chemineau ! Va étudier, jeune feignant ! ». Comme si c’était ma faute d’avoir faim, d’être pauvre, de ne pas avoir de foyer. De ne connaître personne qui voulût vraiment m’aider.
- Oui… La société ploutocrate est souvent sans pitié. Il faut changer tout cela, mon garçon… et je m’y emploie.
- L’an dernier, j’ai fait partie d’un corps franc. J’ai maté les spartakistes et les ouvriers bolcheviks enjuivés. Eux aussi m’avaient refusé leur aide. Enfin, j’avais des amis, je mangeais tous les jours, un repas chaud, vous vous rendez compte ? 
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- Oh oui ! Soupira Adolf.
- Puis, un jeune officier s’est occupé de moi. Oh ! il n’était pas riche, lui aussi, n’était pas issu de la haute, tout comme moi. C’était un fils de paysan…
- Les paysans seront le fer de lance la nouvelle Allemagne, lança Gregor avec un sourire.
- Il m’a appris à écrire, à penser, à ne pas me laisser faire, me laisser insulter. Il m’a rendu ma fierté. Tout le mal, m’a-t-il expliqué, vient des communistes, cette engeance, et de la bourgeoisie si égoïste. Il est mort aujourd’hui. Les corps francs ont été dissous parce qu’illégaux. Quel fallacieux prétexte ! Nos dirigeants crèvent de trouille voilà tout. Ils se sont vendus à l’étranger, à l’internationale socialiste, à la France ! Je me retrouve à la rue comme lorsque j’étais faible et naïf. Mais je veux plus tendre la main. La mendicité, c’est fini. Je veux vivre en homme, en Allemand, faire quelque chose pour mon pays avant qu’il dégénère et ne soit plus capable d’être relevé. 
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- Tu es des nôtres, maintenant, Gustav, fit Gregor en allumant sa pipe.
- Oui, nous te trouverons un emploi, le rassura Adolf. Nous achèverons aussi ton éducation. Nous te formerons, nous te donnerons de bonnes lectures.
- Ja… Eine gute Arbeit.
- Natürlich, Gregor…

*****

Propriété des von Möll, été 1920.

La belle saison avait fini par arriver avec ses journées ensoleillées et ses lourdes chaleurs.
Languissante, Johanna van der Zelden passait de longs moments allongée dans un transat installé sur la terrasse. Paresseusement étendue, la jeune femme avait étalé autour d’elle son ample jupe de tergal à larges plis. Son corsage de soie écrue laissait passer les rayons du soleil.
Près d’elle, sur une table de jardin peinte en blanc, était déposé une carafe emplie de citronnade et un verre taillé en cristal de Bohême.
Johanna s’ennuyait. Elle avait lu tous les livres, la presse était décevante et rien ne l’intéressait. David, son cher mari, était loin, toujours en voyage d’affaires, en Espagne pour ce qu’elle en savait…
Le régisseur, Piikin, alias Wilfried Baumgarten, vint lui présenter avec un sourire faux les derniers comptes de la gestion de la propriété.
Le serviteur se montrait toujours poli, voire obséquieux, mais, entre nous, il commençait à se lasser de cette mission.
- Alors, Wilfried ? Vous êtes venu m’annoncer que la moisson s’annonçait bonne ?
- Oui, c’est cela, madame.
- Tant mieux ! Dites à Martha qu’elle m’apporte mon thé… Cette citronnade est tiède et pas assez acidulée. Elle est en retard de cinq minutes au moins. C’est intolérable ! Que fait donc cette fainéante ?
- Elle achève de raviver les casseroles en cuivre madame.
- Qu’elle se dépêche un peu.
- Oui, madame.
- Wilfried, demain, c’est votre jour de congé, n’est-ce pas ?
- Oui, madame, c’est exact.
- Bien. Vous prendrez la voiture, la nouvelle berline… vous me conduirez en ville.
- Je suis à votre service, madame.
- Je veux voir ce qu’il y a dans les magasins, chez ma modiste…
- Euh…
- Quoi ?
- Vous avez acheté toute une garde-robe la semaine passée.
 - Je m’en lasse déjà.
- Oui, madame…
- Il n’y a que vous qui sachiez conduire au château, à part David, bien entendu. C’est malheureux. Je n’aurais pas dû renvoyer le chauffeur… mais il passait son temps à lutiner les servantes.
- Hélas, madame. La jeunesse d’aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était… à cause de la guerre, sans doute…
- Wilfried, si vous m’appreniez à conduire une automobile ?
- Madame ! Se récria l’homme robot. C’est dangereux…
- Vous m’initierez dès demain. C’est un ordre, monsieur Baumgarten. Understand ?
- Ja, Frau van der Zelden.
Soupirant ostensiblement, Piikin n’eut d’autre choix que d’accepter. En se mettant au service de Johann van der Zelden, il croyait en avoir fini avec une vie d’esclavage. Il se voyait déjà l’égal des humains. Mais non ! Il s’était trompé lourdement. Il n’était toujours qu’un simple rouage, un domestique méprisé et malmené.
Heureusement pour lui, notre homme synthétique avait à sa disposition le grenier du château converti en laboratoire futuriste. Personne ne s’y hasardait plus là-haut depuis que Wilfried était en charge de la gestion de la propriété, même pas le majordome en titre.
Tandis que Johanna languissait à Ravensburg, en Grande-Bretagne, Otto passait avec succès le doctorat de sciences physiques à la grande fierté de son père. Mieux. Il fut admis à donner des cours dans sa propre Université, à Cambridge. Waldemar, toujours répétiteur, n’avait plus à s’en faire pour le lendemain.
Gerta von Möll, l’aïeule, heureuse pour ses descendants, rassurée quant à leur avenir, n’attendait plus que la mort. La vieille femme avait pris son parti de ne pas reposer auprès de son cher époux. Cependant, il lui tardait de rejoindre au ciel le défunt deuxième baron von Möll.
Aux Etats-Unis, un certain Robert Fitzgerald York soutenait la campagne présidentielle de Cox,
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 le candidat démocrate, présenté par Wilson, le Président sortant. Fitzgerald, journaliste plein d’avenir, avait joué le mauvais cheval car ce fut le candidat républicain Harding qui fut élu. 
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En décembre, se tint en France, à Tours, le congrès marquant la rupture entre les deux tendances socialistes. La majorité allait devenir le PCF tandis que la minorité, conduite par Léon Blum, resterait alignée sur la IIe Internationale et conserverait le nom de SFIO.

*****

3 Mai 1960. Detroit, 50ème étage d’un building clinquant et moderne. Bureau du directeur de la Flying Power von Möll’s CO.
Au bas du gratte-ciel où le verre et le béton dominaient, les passants, s’ils n’avaient pas été si pressés, auraient pu remarquer deux vastes berlines à la taille imposante. L’une était une Cadillac dernier modèle couleur mauve pastel, à toit blanc surmontant un pare-brise panoramique.
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 L’arrière avait été adouci, pas aussi agressif que trois ans auparavant, mais les ailerons avaient été conservés. Quant à l’autre véhicule, garé juste devant la voiture déjà décrite, il s’agissait d’une Chevrolet Impala décapotable, munie d’un moteur V8, aux sièges en cuir – forcément vu le luxe de l’automobile – de teinte vert émeraude, à la carrosserie dotée de caractéristiques plutôt bulbeuses à l’avant, et au capot arrière en V, ce qui faisait le chic de ce modèle onéreux. 
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Les deux voitures appartenaient respectivement à Otto et à Franz. L’Américain moyen ne pouvait pas se payer ces folies…
Les murs du bureau de la société d’Otto von Möll, clairs, rendaient la pièce agréable à regarder. Mais les meubles en acier chromé, à la mode à cette époque, venaient refroidir l’ambiance et les profonds fauteuils de cuir blanc ne changeaient guère la donne.
Assis dans l’un d’entre eux, il y avait un homme âgé d’une quarantaine d’années environ. Il arborait une mine soucieuse et ses yeux bleu gris étaient assombris par un sentiment d’inquiétude.
Franz von Hauerstadt apparaissait contrarié et sa mise élégante ne changeait rien à son humeur. En effet, le duc était vêtu d’un magnifique costume d’alpaga beige clair, taillé à la perfection, une œuvre d’art originaire d’un des meilleurs tailleurs de Saville Row, sa chemise en soie était garnie d’une cravate en soie elle aussi, d’une couleur ton sur ton assortie aux chaussures fabriquées sur mesures par le plus prisé des bottiers italiens. Bref, Franz ressemblait à une gravure de mode, la classe en plus. Cependant, il ne fallait pas se fier à son allure. Ce n’était pas un individu qui ne vivait que pour les apparences.
Face à lui, se tenait, assis derrière son bureau, Otto von Möll, la soixantaine bien portante, le visage rondouillard, le nez chaussé de lunettes rondes. Lui aussi portait un beau costume gris, parfaitement coupé. Mais le gilet bridait sur le ventre du sexagénaire. Celui qui avait maintenant droit au titre de baron mais qui ne le revendiquait pas fumait rageusement un de ces cigares en provenance de Cuba. Des volutes bleutées venaient empuantir l’atmosphère du bureau et Franz chassait parfois d’une main aux longs doigts fuselés la fumée qui venait s’attarder près de lui.
Après quelques minutes d’un lourd silence, Otto reprit la parole. Il s’exprimait en un anglais teinté d’accent allemand. Ses phrases se faisaient hésitantes malgré plusieurs longs séjours en territoire anglo-saxon. Quant à son vis-à-vis, le duc von Hauerstadt, il parlait un anglais très pur avec un accent Oxbridge involontaire.
Pourquoi ces deux hommes d’origine allemande s’exprimaient-ils en anglais et non dans la langue de Thomas Mann ? En fait, Otto von Möll répugnait à parler allemand depuis que son pays avait succombé au joug nazi. La victoire des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale n’y avait rien changé.
Sur le bureau était étalé un journal local titrant sur l’incident de l’U2 piloté par Francis Gary Power. L’avion espion avait été abattu alors qu’il survolait le territoire soviétique. Le pilote n’était pas parvenu à se suicider et il avait été capturé par les Russes.
Otto ne pouvait dissimuler sa colère et sa crainte. Au contraire, Franz conservait son sang-froid.
- … mais moi, je vous dis que si nous enlevons Johanna, il nous faut la séquestrer quelque part, dans un asile d’aliénés… j’en connais justement un dont la réputation n’est plus à faire. Pas loin de New York.
- Hum… je vois de quelle institution il est question. Mais ses tarifs sont plutôt hors de prix.
- Je me refuse à la tuer. Après tout, il s’agit de ma cousine. Elle passera pour folle facilement. Personne ne la croira lorsqu’elle dira être originaire des années 1920 et être née en 1900.
- Otto, permettez-moi de réfuter vos propos. Je vous rappelle que derrière Johanna van der Zelden se tient Johann et derrière lui se dissimule le Commandeur Suprême.
- Je sais déjà tout cela. Où voulez-vous donc en venir, Franz ?
- A ceci. Supposons que nous réussissons à nous emparer de Johanna. Vivante, elle représente un danger potentiel. En effet, Johann fera tout pour récupérer sa grand-mère.
- Oui et alors ?
- Si nous nous rendons à Ravensburg avant que Johanna ait une descendance, que nous éliminons votre cousine, eh bien, le risque Johann s’efface de lui-même.
- Le risque Johann… ces mots me font frémir. Ah !
- Qu’y a-t-il Otto ? Exprimez clairement votre pensée.
- Pouvons-nous avoir une totale confiance en Stephen, mon petit-fils et en son ami Michaël ?
- Développez.
- Cette Troisième Guerre mondiale qui menace pourrait parfaitement éclater ce mois-ci.
- Il est vrai que la situation internationale est plus que tendue.
- L’homme du quarante et unième millénaire joue un double jeu. C’est plus qu’évident. Il se sert de nous. Or, à l’heure actuelle, nous nous trouvons en première ligne.
- J’aurais plutôt pensé que c’étaient votre petit-fils et Michaël. En 1995, la guerre fait rage, Otto.
- Pourtant Wladimir mort est la preuve de ce que j’avance.
- Disons que Wladimir Belkovsky est une victime collatérale.
- Franz ! S’offusqua Otto.
- Pardon… mais avouez que nous nous sommes lancés dans cette aventure contre l’avis de Michaël. Toutes ces expéditions de l’an passé qui ont échoué c’est parce que nous avons fait preuve d’imprudence… de naïveté. Nous n’avons pas bien mesuré ce à quoi nous nous exposions. Moi surtout suis coupable. Pierre Duval ou plutôt Sergueï Antonovitch Paldomirov… Un agent quadruple. Il ne faisait qu’exécuter les ordres du Commandeur Suprême.
- Vous vous en voulez toujours, n’est-ce pas ?
- Oui… j’ai horreur de l’échec. Je me suis montré stupide.
- Je comprends.
- Michaël nous demande de passer une nouvelle fois à l’attaque.
- De cela, je suis d’accord… mais…
- Nous sommes les avant-postes, Otto. Nous devons nous montrer durs, cruels et barbares parce que la situation l’exige. Pas de demie mesure.
- J’hésite. Il s’agit du meurtre de ma cousine tout de même. Stephen nous a-t-il bien dit la vérité ?
- Hélas oui !
- Dans ce cas, le futur qui nous est réservé est cauchemardesque.
- Tout à fait… C’est pour cela qu’il nous faut tuer Johanna… l’Ennemi aura ses griffes coupées. Il n’existera plus… alors, le cours de l’histoire s’en trouvera modifié…
- Certes… Mais Michaël n’a pas intérêt à ce que le continuum spatio-temporel le soit trop…
- Je suis persuadé qu’il a changé d’avis… ce qu’il voit, ce qu’il combat, ce qu’il subit ont transformé son approche de la réalité.
- Il n’empêche. Johanna, ma cousine, est une femme… désarmée… face à nous, elle ne fera pas le poids… Franz, comment vous dire ? je n’ai jamais tué personne et ce n’est pas à plus de soixante ans que je vais commencer.
- Je comprends vos scrupules. Je ne suis pas aussi froid et insensible que je le parais. Oui, apparemment, votre cousine n’est pas de taille à nous résister… mais derrière elle, l’Ennemi est à l’affût. Il nous faut donc le prendre par surprise, profiter du fait qu’il est actuellement, je veux naturellement parler de 1995, accaparé par le fait que Michaël parvient à stopper plus de quatre-vingt-quinze pour cent des missiles nucléaires. Il cherche par tous les moyens à contrer l’agent temporel… Or, il n’y parvient manifestement pas… un peu comme si le Commandeur Suprême s’avérait lui aussi hors-jeu, du moins en partie. 
- Peut-être est-ce voulu ? Un scénario joué d’avance ?
- Non, je crois que la partie est plus compliquée que prévue. Mais revenons à notre dilemme. Un proverbe français dit on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, alors…
- Ce proverbe vous caractérise Franz. C’est même votre leitmotiv.
- Ah ? Je n’en ai pas fait ma devise cependant. Bon, puisque j’en suis aux citations, je poursuis. Un ancien député opportuniste de la Révolution française, un conventionnel, Barère, a eu cette phrase qui a offusqué Robespierre : il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. Je ne suis pas un monstre d’insensibilité.
- Parfois, Franz, excusez-moi, mais… je me le demande…
- Comment dois-je le prendre ?
- Êtes-vous fâché ?
- Non… mais je reprends. Mettez dans la balance d’un côté la vie de votre cousine et de l’autre les méfaits dont elle se rendra coupable. Les crimes même. En 1933, vous avez fui.
- Me le reprochez-vous ?
- Ah ! Qui suis-je pour vous juger ? Peut-être mes parents auraient-ils dû agir de même. Je n’aurais alors pas commis la pire bêtise de ma vie.
- Vous étiez jeune et influençable.
- Un imbécile romantique. Un crétin, en somme.
- Il est vrai que j’étais revenu en Allemagne dès 1924. J’ai toujours professé des idées de gauche. Lors de l’arrivée de Hitler au pouvoir, je me suis expatrié une fois encore. Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur, je vous l’assure. En fait, je suis un pacifiste dans l’âme comme mon père Waldemar et mon grand-père Rodolphe. Je n’ai jamais participé en tant que combattant à la Seconde Guerre mondiale. Quant à la Première, j’étais trop jeune…
- Oui, je sais tout cela. Combattant sur le terrain… mais à l’arrière ?
- Je reconnais sans honte que j’ai fait bénéficier les Alliés et particulièrement les Américains de mes connaissances techniques. Ainsi, j’ai accepté de participer à l’effort de guerre, prodiguant des conseils judicieux en aéronautique.
- Otto, je vais me répéter, j’en ai conscience. Vous n’étiez pas là lors des grandes purges, vous ignorez donc, dans votre chair s’entend, la réalité abominable de cette époque cruelle et sanguinaire. Au contraire de moi, vous n’avez pas été endoctriné, fanatisé dès votre adolescence. J’ai été faible… jamais je ne me le pardonnerai… jamais…
- Vous vivez avec ce sentiment…
- Oui… toujours… Chaque seconde qui passe me le rappelle. Mais là n’est pas la question. Otto, vous avez été capable de participer à la mise au point des bombardiers B17, B19
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 et ainsi de suite, qui ont semé la mort aussi bien au Japon qu’en Allemagne. Brême, Hambourg, Dresde, ruines fumantes… non, en effet, vous n’avez pas tué… directement. Mais je n’ai pas de leçon à vous donner… je me revois encore à cette époque, lorsque la folie me prenait lorsque je tenais mon Mauser… Savez-vous ce que je me disais, stupide que j’étais ?
- Je vous écoute…
- Je me disais que la cause que je servais était juste… or, en face de moi qui avait-il ? Des civils, des vieillards, des enfants, des femmes, tous innocents. Des enfants, leurs petits corps dans la neige sale…
- Vous ne les avez pas tout de même…
- Non… Ce n’était pas moi… Mais j’ai laissé faire… Je me suis montré lâche… à la vue de ce triste et horrible spectacle, je me suis enfin réveillé. Trop tard, bien trop tard… le mal était fait…
- C’est peut-être en fonction de ce passé trop lourd que vous êtes persuadé de la nécessité de la mort de Johanna.
- Une sorte de catharsis ? Oui, sans aucun doute. Non pas que je veuille me dédouaner, loin de là… derrière elle, en perspective cavalière, la mort, encore et toujours… Robert Fitzgerald York, Stephen Mac Garnett, Wladimir Belkovsky… tous victimes, tous martyrs de cette guerre temporelle, descendus par un homme synthétique, esclave moderne, répondant au nom ridicule de Xaxercos.
- Johanna effacée, l’Ennemi n’existe plus…
- C’est ce que je m’évertue à vous faire comprendre, Otto.
- Le poids de vos fautes personnelles en sera-t-il moins lourd ?
- Vous me portez un coup bas… mais je vous pardonne.
- Franz, une idée me vient. Pourquoi ne pas tuer, non ma cousine, mais Georgios Athanocrassos ? Le financier serait une cible plus facile à atteindre que Johanna van der Zelden, non ? Sa fortune n’est-elle pas à l’origine de celle de Johann ?
- Otto, vous ne saisissez pas parfaitement l’enjeu. Tuer Athanocrassos ne servirait à rien. Johann existerait toujours, aussi puissant que l’on peut l’être avec la technologie du 41ème millénaire. Puisque nous en sommes à jouer cartes sur tables, eh bien je crois connaître l’origine de votre aversion envers l’Américano-allemand. C’est là un sentiment fort humain.
- Je…
- Ne dites rien. Je ne vous juge pas, je le répète. Je suis en train de me demander si Johann n’envisage pas une Troisième Guerre mondiale par anticipation, ici, en 1960 ? Or, Michaël nous assure que celle-ci n’éclatera qu’en 1993… peut-être se trompe-t-il, notre agent temporel ?
- Vous me faites peur, soudain.
- Il ne s’agit pas là d’une idée folle. Sommes-nous dans le segment de temps originel ? Ou bien dans une harmonique déviée ? Je suis tout à fait incapable de répondre à ces deux questions… Michaël non plus sans doute…
- Les implications…
- Sont renversantes… elles font vaciller notre raison… être ou ne pas être… effacement de ce que nous sommes… remplacement par nos doubles, pas tout à fait nous, pas tout à fait différents, non plus…

*****
N’Djamena, 1983. Bureau du président Hissène Habré.
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La température élevée se faisait sentir jusque dans la pièce richement meublée. Elle invitait les hommes à la torpeur. Mais le chef de l’Etat avait d’autres soucis que de s’adonner à une sieste réparatrice. Un de ses conseillers secrets se tenait à ses côtés. L’individu était de haute taille, particulièrement svelte et élancé. Vêtu d’une djellaba blanche, il était chaussé de babouches en cuir retourné. Agé d’une trentaine d’années, l’éminence grise du président répondait au prénom d’Omar. Mais, pour les S, il était avant tout l’agent temporel Michaël, immatriculé M 18 947 X 54 900.
Normalement, tous les agents temporels se ressemblaient, provenant du même moule. Mais pour passer inaperçus auprès des autochtones, quelques exemplaires adoptaient les caractéristiques des habitants de la planète Terre alors que les civilisations industrielles numéro 1, numéro 2, numéro 3 et ainsi de suite brillaient de tout leur éclat.
Bref, ici, Michaël pouvait passer pour un Tchadien pur jus.
Avec une pointe d’agacement, le président finit par s’exclamer :
- Mais, enfin, Omar, tu as bien un conseil à me donner ! Ou alors, toi aussi, tu soutiens en douce Kadhafi ! 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/thumb/8/81/Muammar_Gaddafi%2C_1973.jpg/220px-Muammar_Gaddafi%2C_1973.jpg
- Président, écoute-moi attentivement. Je reconnais, tout comme toi, que la situation est grave. Je sais que les armées libyennes ont franchi la frontière nord du pays. Alors, fais appel à la France.
- Quoi ?
- Cela est dangereux, j’en ai conscience. Mais nous n’avons pas le choix.
- Que vont penser les membres de l’OUA ?
- Tous vont dire que nous dépendons de nos ex-colonisateurs, que nous sommes à leur solde.
- Il existe une autre possibilité. Mais je ne veux même pas y penser. Solliciter l’aide des Etats-Unis.
- Entre les deux impérialismes, soviétique et américain, nous ne sommes rien qu’un misérable tas de sable. Je te le redis. Ecris au Président Mitterrand. Demande-lui au moins son appui logistique.
- Son appui logistique ? Ce sera insuffisant, Omar. Kadhafi dispose d’une armée nombreuse. Quant à nous, nous ne sommes même pas certains de la fidélité de nos troupes. La plupart des hommes sont gagnés à mon adversaire. En fait, tu te montres assez pusillanime. Cela, je le sens. Tu es réticent à faire appel à la France. Le reconnais-tu ?
- Il est vrai que cet appel n’autorisera qu’un sursis à notre pays. Mektoub ! Kadhafi vise l’hégémonie de cette partie de l’Afrique. Il ambitionne de refaire une grande Afrique musulmane dont lui seul sera le porte-drapeau légitime. Or, tu connais les Occidentaux. Jamais ils ne s’engageront au-delà du nécessaire pour quelques milliers de kilomètres carrés de sable, de désert. Je pressens que tout ceci sera porteur, dans un futur à moyen terme de problèmes insolubles.
- Omar, je représente le pays légal.
- Certes, mais il n’y a pas si longtemps tu étais un rebelle qui n’hésitait pas à faire le coup de feu et à monnayer des otages. L’affaire Claustre a révélé ton nom au monde entier.
- Alors… j’écris ou non ?
- Bien sûr. Nous n’avons pas véritablement de solution de repli. La guerre civile menace de se rallumer. Dans ces conditions, l’armée libyenne sera vite aux portes de la ville. Ecris. Allah en décidera.
- Oui, il faut sauver notre pays. Allah est juste.
- C’est ce que se dit également Kadhafi. Enfin, nous verrons bien. Tout délai est bon à prendre.
Dans son for intérieur, Michaël savait pertinemment que cet appel à la France ne donnerait rien sur la longue durée de l’histoire. Mais pour que les archives du Commandeur Suprême fussent complètes, il était nécessaire que le contingent français fût envoyé au Tchad.
L’attitude de l’agent temporel était plus qu’étrange. Au départ, il n’était pas chaud du tout pour cette mission en Afrique subsaharienne. Il n’avait obéi que du bout des lèvres à S1. Peut-être pressentait-il déjà sa mort prochaine lors d’une quelconque inspection de nuit sur le front nord, aux alentours d’Abéché… Il était las de mourir pour renaître avec une nouvelle programmation. Il n’était pas véritablement conscient de ce spleen. Mais tout de même…
Un jour viendrait où Michaël cesserait d’obéir aux ordres… ce serait le numéro M 22 435 X 71 642 qui en prendrait la responsabilité. Avec toutes les conséquences inattendues…

*****

20 Juillet 1993. Extrême-Orient.

Tokyo, la capitale du Japon, était aux mains des révolutionnaires extrémistes.
En effet, la révolution avait éclaté soudainement un peu plus d’un mois auparavant, et comme un typhon, avait balayé les cadres traditionnels de l’Empire. L’Empereur avait été déposé et s’était retrouvé obligé de s’exiler en Grande-Bretagne alors que la situation de ce pays n’était guère meilleure. Dans quelques semaines, Sa Majesté se réfugierait aux Etats-Unis.
Or, en ce jour, un communiqué officiel apprenait au monde abasourdi que le gouvernement révolutionnaire provisoire du Pays du Soleil levant avait pris la décision de s’aligner sur les positions de la Chine communiste. Ainsi, les nouveaux dirigeants nippons refusaient le marxisme-léninisme à la mode Tchernenko, Diubinov et Paldomirov.

*****

Epilogue du tome 1


Une petite fête sans chichis était donnée dans la Cité souterraine de l’Agartha afin de célébrer la fin de la première partie du feuilleton suivi par la plus grande majorité de résidents.
Le raout avait lieu sur l’une des places les plus courues. Parmi les convives, Saturnin de Beauséjour n’était pas le moins enthousiaste. A ses côtés, Michel Simon lui lançait des vannes tandis que Gaston de la Renardière savourait un verre de sangria tout en discutant avec Louise, son épouse et Lorenza di Fabbrini.
Les compositeurs se tenaient un peu en retrait et évoquaient les thèmes qui allaient illustrer la suite de ce divertissement.
Formant un groupe à part, Erich von Stroheim,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/06/Karamzinandwomen.jpg/250px-Karamzinandwomen.jpg
 Marcel Bluwall, Lenny Nimoy, Henri Verneuil échangeaient des propos d’ordre professionnel.
Les comédiens qui avaient œuvré à la réussite du feuilleton déambulaient parmi la foule, un rafraîchissement à la main ou encore dégustant des mini sandwiches au concombre, au tarama ou au raifort.
DS de B de B évitait tant faire se peut sa sœur Daisy Belle. Elle préférait s’entretenir avec Albriss. Or, l’Hellados était trop poli pour lui faire savoir que les propos légers qu’elle tenait l’agaçaient. Heureusement, son épouse Renate vint à son secours.
Louis Velle qui avait interprété avec tout son talent le rôle d’Arthur de Mirecourt et son collègue et ami Laurent Terzieff celui de Wilhelm von Möll s’en vinrent interpeller Erich.
- Erich, il était temps que notre partie s’achève dans cette œuvre chorale, dit Louis avec un sourire qui en disait long.
- Pourquoi donc, mister Velle ?
- Parce que votre mise en scène… était épuisante…
- Ah ! Mais j’ai toujours recherché l’authenticité…
- La démesure, lança sans aménité Laurent.
- Que me reprochez-vous précisément, mister Terzieff ?
- Lors des scènes de bataille, les tirs étaient à balles réelles… et les obus auraient pu nous tuer…
- N’exagérez pas… Les sécurités…
- Justement… la plupart du temps, elles avaient été désactivées. Nous avons vraiment risqué notre peau dans ce fichu tournage…
- Laurent ne fait qu’exprimer ce que j’allais dire, appuya le comédien français célèbre jadis pour son interprétation dans la demoiselle d’Avignon. Ainsi, lors de la scène de ma mort, j’ai bien failli être tué par un éclat de shrapnel.
- Là, c’est vous qui exagérez, mister.
- Non, je ne crois pas. J’ignore encore comment, mais j’en suis sorti vivant de ce tournage de dingue.
- Quant à moi, jeta Scott qui venait de faire son apparition, j’ai cru ma dernière heure venue lors du naufrage de l’Orgueil des mers… J’en frémis encore. Guillaume Mortot ne me contredira pas.
- Euh… bégaya le jeune homme… j’ai eu la trouille de ma vie… j’ai beau savoir nager comme un phoque, j’ai eu le souffle coupé et les poumons emplis d’eau de mer… je le jure.
- Alors, vous voyez que nous ne racontons pas des mensonges, insista Laurent.
- Votre calvaire est terminé, ironisa Erich. Marcel prend la relève.
- Quant à moi, je me demande comment Pierre va s’en sortir lors des scènes de batailles de la Seconde Guerre mondiale, s’inquiéta Scott.
Le comédien américain faisait allusion à Pierre Vaneck à qui avait été dévolu le rôle délicat de Franz von Hauerstadt.
Cependant, un esclandre éclata soudainement à quelques mètres à peine du petit groupe.
En effet, mademoiselle de Saint-Aubain s’en prenait à Deanna Shirley sur un ton qui dénonçait sa colère vis-à-vis de l’apprentie star.
- Toi, je te retiens. Tu m’as éjectée du plateau comme si j’étais une malpropre…
- Oui, et alors ? Lise, tu n’avais pas l’âge d’interpréter Johanna alors que celle-ci allait se marier. Tu aurais été ridicule.
- Pas toi, sans doute ? Je ne comprends pas comment Erich a pu céder à ton caprice.
- Eh bien, je dirais qu’il a reconnu mon talent. Il m’a fait confiance…
-  Pff ! Si je n’étais pas aussi bien éduquée, je te cracherais à la figure la véritable raison de cet accommodement si soudain.
- Allez, ose, fillette !
- Tss ! Tss ! fit Daniel Lin en se rapprochant des deux jeunes femmes.
- Superviseur, avouez que cette pimbêche exagère, commença DS de B de B.
- Hum. Je me pose la question de savoir qui, dans cette histoire, est la vraie pimbêche.
- Daniel Lin ! s’offusqua L’apprentie star. Vous me lâchez ?
- Pas du tout, Deanna. Cependant, reconnaissez que vous avez un peu trop joué de… vos charmes…
- Euh… Erich s’est contenté d’un sourire, pas plus…
- De quelques câlins aussi. Mais c’est fini… vous avez maintenant tout à fait le droit de fréquenter les plateaux de tournage d’un goût d’éternité.
- Merci, salua Deanna Shirley, soulagée de voir que cette réprimande suffirait à sa punition.
- Daniel Lin, vous m’avez laissée tomber, s’écria Lise. Je vous pensais mon ami.
- Mais je le suis, ma petite Lise… Un autre rôle t’est réservé un peu plus tard dans le feuilleton.
- Ah oui ? Lequel ? Ne risque-t-on pas de me reconnaître ?
- Pas avec le maquillage adéquat… je te préviens, ce sera difficile…
- Comment cela ?
- Tu incarneras Christina.
- Christina ?
- Oui, la sœur junkie de Johann van der Zelden.
- Que veut dire le terme « junkie » ?
- Droguée… je t’expliquerai lorsque le moment sera venu…
- Doguée… au laudanum ? à l’opium comme maman ?
- Tu savais…
- Oui, évidemment…
- Désolé…
- De quoi ?
- De ne pas avoir su assez te protéger…
- Je n’en ai pas particulièrement souffert, Daniel Lin… maintenant, je vis ici et je préfère oublier les mauvais jours…
- Oui, tu as entièrement raison. Il est temps de nous amuser un peu, non ? La conversation est en train de devenir sinistre.
- Quant à moi, je vais aller dire bonjour au comte de Kermor…
- C’est cela, fit perfidement Lise. Va conter fleurette ailleurs.
- Lise, tu deviens incorrigible. L’adolescence, sans doute.
- Je ne peux pas supporter Deanna Shirley et toutes ses simagrées. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/a7/Joan_Fontaine_1942.jpg/1200px-Joan_Fontaine_1942.jpg
- Changeons de sujet… Que dirais-tu de jouer à notre assistance une valse ?
- Une valse ou un impromptu ?
- Une valse… Valse de la forêt viennoise… arrangée pour piano à quatre mains…
- Euh… oui… mais je puis mieux… bien mieux…
- Je serai ton partenaire… viens. L’instrument a été accordé par mes soins ce matin.
- Daniel Lin, vous aviez anticipé le coup, n’est-ce pas ?
- Ma foi, c’est vrai. Le public sera conquis. Il a besoin d’un peu de musique…
- De musique un peu trop facile à mon goût.
- Ne te montre pas trop dure… Saturnin sera aux anges… Benjamin et Michel Simon aussi.
- Bon… entendu… pour vous faire plaisir, Superviseur.
Les deux musiciens gagnèrent donc l’estrade improvisée et s’installèrent sur un tabouret à deux places. Instantanément, le silence s’établit. Alors, Daniel Lin et Lise attaquèrent avec un bel ensemble l’œuvre de Johann Strauss au grand plaisir de l’assistance.

*****

Fin du tome 1





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