vendredi 6 octobre 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1918 (1).



1918

11 Juillet 1993.

Stephen, taraudé par l’inquiétude, rendait visite à ses parents qui s’étaient réfugiés, sur son conseil, dans une petite bourgade du Kansas nommée Dodge City. 
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Mais Dietrich, plus ou moins remis de son attaque, ne se trouvait pas auprès d’Anna Eva. Il avait dû se rendre à San Francisco afin de régler un problème d’assurance-vie.
Michaël Xidrù avait accompagné le chercheur, redoutant une nouvelle sottise de sa part.
Le déjeuner s’était déroulé dans une atmosphère morose. Les rares paroles échangées n’abordaient pas le sujet qui troublait tant le professeur Möll.
C’était maintenant l’heure du café. Les trois personnes s’étaient installées dans le salon, une pièce arrangée avec goût par Anna Eva qui avait su utiliser au mieux les faibles moyens dont elle disposait.
Après avoir avalé deux gorgées du noir breuvage, Stephen soupira et fit :
- Maman, je vois que toi et papa m’avez écouté.
- Tu t’es montré si insistant… dommage que Pat et son mari n’aient pas fait de même.
- Vous avez bien fait de suivre mes conseils.
- Pourquoi donc ?
- Les jours qui vont suivre vont être cruciaux. Je crois que la Troisième Guerre mondiale aura lieu bientôt, très bientôt.
- Mon Dieu ! Stephen, que me dis-tu là ?
- Ce sera un conflit nucléaire…
- C’est horrible !
- Je n’ai pas confiance dans le parapluie censé nous protéger d’une attaque atomique. Nos militaires ne sont pas à la hauteur… notre technologie non plus… le bouclier nucléaire ne remplira pas son office, c’est plus qu’évident.
- Tes paroles me font frissonner. Mais Michaël ? Vous, jeune homme, vous ne pouvez-vous rien ?
L’agent temporel, enfermé dans son silence, se contentait de tourner machinalement une petite cuiller dans sa tasse de café, les yeux mi-clos.
- Pourquoi ce silence, Michaël ?
- Oh, tu sais, maman, répondit Stephen à la place de son descendant, Michaël ne m’a suivi que parce qu’il s’y sentait obligé. J’ai lourdement gaffé il y a quelques semaines… quelques jours… je ne sais plus trop où j’en suis avec tous ces déplacements dans le temps.
- Donc, vous surveillez mon fils…
- On peut dire ça, murmura le chercheur en haussant les épaules.
- Vous semblez ailleurs, jeune homme. Vraiment ailleurs… j’ai du mal à vous cerner… vous n’étiez pas dans cet état la première fois que je vous ai rencontré.
- En fait, poursuivit Stephen, Michaël est arrivé en catastrophe hier soir, je ne sais d’où. Complètement déphasé… à côté de la plaque si j’osais…
- Ose… Mon hôte s’obstine dans son silence…
- Tu sais, depuis cette sale affaire de 1917…
- Tu ne m’as pas mise au courant, constata Anna Eva d’un air fâché.
- Oh ! Tu me connais. J’ai encore merdé. Je me suis rendu en 1917 sans l’aval de mon garde-chiourme…
- Pour quoi faire ? Retrouver cette Cécile ?
- Tu as compris… c’était une grave erreur.
- Ne m’en dis pas davantage. Ce voyage a eu des conséquences et Michaël a dû réparer les dégâts…
- C’est cela… des dégâts dont tu n’as pas idée. Bref, ensuite, de retour à LA, Michaël a passé trois jours et trois nuits à dormir… à se recharger, je dirais…
- Ensuite ?
- Ensuite, il a disparu quelque part… dans le passé ou le futur… à cause de lui…
A ces mots, Stephen jeta un coup d’œil en direction de l’agent temporel, un coup d’œil empli de rancune.
- … j’ai perdu Cécile à jamais…
- Je comprends ce que tu éprouves en cet instant, mon fils.
- Pour couronner le tout, le translateur a été détruit dans l’histoire…
- Aïe ! Par ta faute ? Par la vôtre, jeune homme ?
- Non ! Par mon inconséquence, reconnut le professeur tout penaud.
- Explique-toi…
- C’est si difficile… Tu sais… j’en avais plus que ras-le-bol de ce monde pourri en train de se déglinguer, de se suicider, atteint par une pulsion de mort. Guerre ou pas guerre ?
- Alors, tu as fui dans le passé. Tu t’es réfugié auprès de mademoiselle Grauillet.
- Je n’en pouvais plus. J’en avais assez de ce spectacle, de devoir porter sur mes épaules la bêtise de nos gouvernants. Bref, je n’en avais rien à foutre…
- Stephen ! Se récria Anna Eva.
- Pardon, maman… j’étais si en rogne contre le genre humain que j’avais oublié que j’en faisais partie, que j’avais un père et une mère qui m’aimaient… que je t’avais, toi… alors, je me suis tiré en France… je suis parvenu à retrouver Cécile…
- Puis, stupidement, tu lui as proposée de partir avec toi dans le passé.
- Oui, tu as deviné… dans les années 1880.
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https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a9/Tischler_1880.jpg
 Idiot de ma part, non ? c’était loin d’être une période idyllique. J’ai agi comme le plus grand des lâches et ainsi, j’ai permis à Johann de me pister. Il s’est démasqué.
- On ne peut rien contre lui ?
- Pas pour l’instant, maman. Il a des appuis occultes, des technologies démentielles à sa disposition…
- Volées, jeta doucement Michaël…
- Je ne sais pas comment il s’y est pris mais il a saboté le translateur. Cécile et moi, nous nous sommes retrouvés coincés à l’intérieur du module, transformé en piège démoniaque.
- Michaël vous en a délivré. Pas sans mal d’après ce que je vois…
- Je me demande qui a le plus souffert dans cette histoire, grommela le chercheur…
- Alors, Michaël, toujours aussi mutique ? Je comprends ce que vous devez éprouver en cet instant… vous êtes en train de vous demander si vous n’êtes pas un salaud de première…
- En effet, marmonna l’agent temporel presque à regret.
- Pour achever, vous êtes amoureux… j’ignore de qui… en tout cas, vous en avez tous les symptômes.
- Amoureux ? Tu veux rire, maman… C’est impossible. Michaël n’a pas de cœur. Il ne ressent rien. La preuve ? Ce qu’il a fait à Cécile !
- Tu te trompes, mon fils… au contraire, notre ami éprouve au moins mille fois plus fort que nous des émotions… habituellement, il est capable de les dissimuler, mais ton sauvetage l’a affecté… que répondez-vous, Michaël ?
Rien ne vint de la part de l’homme du futur qui, mécaniquement, tournait toujours sa petite cuiller.
- Quel mur de silence ! Jeune homme, vous ne buvez rien, vous ne mangez rien… je sais que vous n’en avez pas réellement besoin, mais…
- Mais en cet instant, Michaël est bien incarné, maman, renseigna le chercheur avec un sourire.
- Vous n’aimez pas mon gâteau à la framboise ? C’était là le dessert préféré de mes garçons lorsqu’ils avaient dix ans. Donc, si vous êtes incarné, vous devez avoir faim…
- Pardon, madame… je me montre un bien piètre hôte… je pensais…
- Hum… à quoi ? Lança perfidement Stephen.
- Je pensais à la chance qu’a Stephen de vous avoir. Vous êtes une mère si douce, si tendre… vous deviez être fort jolie à vingt ans… vous me rappelez un tableau que j’ai pu admirer à la Cour des Médicis, au XVe siècle… 
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- Merci pour ce compliment, sourit Anna Eva.
- J’avoue sans honte que je suis las… J’éprouve de la lassitude morale et physique, ce qui est fort rare chez moi… mais il n’est pas question de m’en retourner au quarante et unième millénaire… je ne dois pas m’enfuir, repousser le devoir qui est le mien…
- Michaël, vous n’avez pas simplement sauvé Stephen d’une mort abominable. Vous avez également sauvé son âme.
- Je veux bien le croire, mais la mienne ? Je n’ai pas hésité une seconde à expédier Cécile Grauillet au milieu de cette foule en colère… je l’y ai envoyée directement… sa mort m’incombe. Je suis responsable de son décès… si je n’avais pas été là, jamais elle n’aurait affronté ces manifestants…
- C’est ce que j’ai toujours cru ! S’écria Stephen avec rage.
- Je l’ai tuée… oui… assassinée… sacrifiée… au nom de la conservation de l’équilibre du continuum espace-temps… la raison m’y a forcé. Ai-je modifié la réalité ? Sa mort survenue dans ces conditions atroces était-elle vraiment inscrite dans nos archives ?
- Alors, quelle en est la réponse ? demanda doucement Anna Eva.
- Oui, bien sûr… Mais je suis à la fois la cause et la conséquence de cet accomplissement de l’histoire… c’est un bien lourd fardeau à porter… Jamais je n’ai éprouvé de tels scrupules, de tels remords… jamais…
- Je refuse de croire cet enfoiré, gronda le professeur.
- Tu as tort de t’entêter, mon fils. Il s’est passé quelque chose lorsque vous avez dû faire un choix, Michaël… Votre conscience s’est réveillée…
- Peut-être… ah ! Comme je voudrais avoir l’esprit léger, être libre de toute contrainte, me montrer lâche ! Partir dans un pays tranquille, dans une contrée éloignée des guerres… en fait, je ressemble trop à votre fils, madame Möll…
- Je n’ai rien en commun avec ce mec !
- Allons, la colère te fait perdre la raison, Stephen.
- Aimer à loisir. Aimer et mourir au pays qui te ressemble… 
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Un silence, puis l’agent temporel reprit, avec plus de force et d’assurance.
- J’ai vu la mort de près, Anna Eva… c’était comme un anti monde, une écharpe de néant, de vide… un ante-mondes… noir, noir total, d’où rien ne sort, ne peut s’échapper, une sphère creuse qui englobe la totalité de la réalité… nous ne sommes que des images, des marionnettes, des leurres et nous nous mouvons au sein du continuum telles des ombres emprisonnées dans la fameuse caverne de Platon… je me suis inexplicablement senti attiré comme un papillon par ce trou noir, ce trou de néant qui phagocytait tout ce qui venait autour de lui… alors, j’ai eu peur… vraiment peur et j’ai hurlé de terreur. Mais personne pour partager mon effroi et ma douleur… j’étais seul, si seul… personne pour me comprendre… pour me soulager… j’étais dépourvu de volonté. Je ressemblais davantage à une petite étincelle de lumière et d’énergie en train de se noyer, de s’éteindre qu’à ce ruban éblouissant que je suis à mon état naturel… oui… j’étais en train de mourir, de m’effacer… le vide m’entourait, m’avalait… plus rien, plus aucune sensation… une perte, la perte par excellence…
- A d’autres, ricana Stephen…
- Chut ! Veux-tu bien écouter, pour une fois ? fit Anna Eva d’une voix dure.
- Plus de contact… mais… soudain, alors que tout paraissait perdu, mais je n’en avais pas conscience, puisque je n’étais plus, deux mains chaudes et vivantes dans la mienne, moi qui n’avais jamais rien senti, éprouvé… jamais… j’étais vivant, j’étais encore vivant, plus que jamais même… ce contact, c’était comme une coulée de lave sur ce qui était froid, mort, immatériel… une eau vive, claire, une eau qui étanchait ma peur, qui me revigorait… qui me rendait à l’existence.
- Alors ? Interrogea Anna Eva avec curiosité.
- Alors, je me suis réveillé, je suis sorti de ce cauchemar… chaque fois que S1 vient me donner mes instructions, je redoute ce qui va suivre… je ne veux pas obéir, je ne veux pas céder, mais c’est mon devoir. Chaque fois, cela devient de plus en plus difficile… comme si j’acquerrai davantage d’humanité… vous ne pouvez pas me comprendre, comprendre. Je possède des souvenirs qui ne sont pas les miens. Comme si j’avais plus d’un million d’années… Comme si j’étais l’humanité tout entière…
- Vous savez ce que vous ressentez ? Se permit madame Möll. Vous avez besoin de repos… vous êtes en proie au spleen, la dépression vous menace, Michaël… Restez ici quelques jours… je vous entourerai de mon affection, je vous choierai tel un fils.  Après tout, vous n’avez jamais eu de mère… ainsi, vous en aurez une.
- Ah ! Là, je ne suis pas d’accord, jeta le professeur. Maman, tu en fais trop. Michaël ne mérite pas autant d’égards. Tu oublies que moi aussi, je souffre, que moi aussi, je suis amoureux…
- Toi, il y a longtemps que tu es parti du nid.
- Madame, merci pour votre sollicitude… mais je puis accepter. Il se passe en ce moment des choses capitales… oui, capitales pour l’humanité. Pour la civilisation post-atomique numéro 1. Ma présence est indispensable à LA. Il n’est pas question que je me retire du monde. Je dois également veiller sur les événements du Wurtemberg. Malcolm Drangston va commettre la pire sottise de sa vie tandis que Johann poursuit son action souterraine auprès de Johanna. Quoiqu’il m’en coûte, je dois être sur le terrain. Je vis pour cela.
- Vous êtes le pare-feu de l’humanité, constata la mère de Stephen avec à propos.
- Oui, c’est là mon rôle, la raison de mon existence. Mon vague à l’âme est oublié, rangé aux oubliettes. Allez, Stephen, en route !
- Vous repartez ainsi, tout de go ? S’inquiéta Anna Eva.
- Bien sûr. Nul besoin de véhicule obsolète pour regagner LA.
- Quand vous reverrai-je tous les deux ?
- Bientôt.
- C’est-à-dire ?
- Avant que tout foire, promit Michaël.
Instantanément, l’agent temporel et Stephen disparurent devant les yeux ébahis de madame Möll.
- J’ai assisté à un prodige… Michaël est bien un homme du futur… un instant, il est là, à vos côtés, la seconde suivante, il se transporte ailleurs… et mon fils le suit…
*****

20 Février 1918.

Johann avait anticipé le fait qu’il allait être démasqué par sa grand-mère. C’était pour cela qu’il avait affecté l’homme robot Piikin à Ravensburg. L’être synthétique, qui avait revêtu l’honnête apparence d’un quinquagénaire bonhomme et bouffi, aux moustaches imposantes, répondant au nom de Wilfried Baumgarten, devait surveiller Johanna et l’endoctriner.
La jeune fille, maîtresse de la propriété par l’absence de son père, officiant sur le front, engagea le pseudo Baumgarten comme régisseur sans demander l’avis de la veuve Gerta et de sa mère Magda. Mademoiselle von Möll tenait les deux femmes comme quantités négligeables. De toute manière, l’épouse de Wilhelm passait son temps à tricoter des chandails pour les soldats et à s’occuper de distributions de lait pour la population civile. Quant à l’aïeule, le plus souvent, elle restée cloitrée dans ses appartements, ne sortant de sa morosité que rarement.
Le 21 mars 1918, les troupes allemandes lancèrent leur grande offensive. Il fallait absolument percer le front ouest avant l’arrivée massive des Américains. 
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Le colonel von Möll ne se montrait pas un officier fair play, loin de là. Il traitait les prisonniers anglais ou autres comme du bétail ou presque. Il les rudoyait, les insultait.
Mais la deuxième attaque de Ludendorff se brisa dès le 30 avril. En fait, le soldat allemand était démoralisé. Il souffrait de la faim et de la dysenterie. Il en avait plus qu’assez de vivre dans la crasse et l’inconfort. Son martyre durait depuis quatre longues années. 
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Le baron von Möll dut mater durement une mutinerie qui menaçait de prendre de l’ampleur parmi ses hommes. Ainsi, un caporal qui refusait de rentrer dans le rang, fut salement abattu à coups de Mauser par Wilhelm. Mais le colonel se retrouva désarmé par les Poilus. La rébellion manifeste allait être suivie d’un Conseil de guerre. Les mutins ne furent pas fusillés, non, mais envoyés en mission suicide. Quant au colonel von Möll, il fut vertement tancé par ses supérieurs.
Alors que, du 25 au 27 mai, la troisième offensive allemande avait lieu, Wilhelm, remâchant sa rancœur, avait décidé de mourir héroïquement. Il ne supportait pas le blâme qui faisait tache dans son dossier. 
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Cependant, l’heure du baron von Möll n’avait pas encore sonnée puisque, chargeant à la tête de sa compagnie, il réchappa aux balles françaises et anglaises. Il s’en tira sans une égratignure de cet assaut désespéré.
Enfin, lors de la Seconde bataille de la Marne, le baron fut blessé, sans gravité cependant, atteint à la jambe droite. Avec soulagement, sa hiérarchie tenait là le prétexte pour renvoyer le colonel à l’arrière et de le rendre à la vie civile. Quelle humiliation pour Wilhelm ! 
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Mis à la retraite anticipée, le baron, de retour au château, découvrit que sa si chère fille, Johanna, était indifférente à la situation militaire de son pays. Nous étions le 15 août 1918 et mademoiselle von Möll n’était préoccupée que par une seule chose : son amour pour David van der Zelden.
Durant les premiers jours, elle ne pensait qu’à David, ne parlait que de lui, avait sans cesse son nom à la bouche.
Wilhelm allait de surprise en surprise. Ainsi, il découvrit que Johanna avait engagé un nouveau régisseur sans le prévenir. Quelque chose dans l’attitude de l’homme lui déplaisait. Peut-être se montrait-il trop obséquieux ?  En fait, rapidement, le baron soupçonna le sieur Wilfried de traficoter avec les Ravensburgeois, de faire du marché noir.
Avant l’automne, Johanna reçut une missive de David van der Zelden, une lettre qui lui fit chaud au cœur. En effet, le jeune homme promettait de venir au château pour la célébration des fêtes de Noël.
Alors, ne se tenant plus de joie, la mignonne jeune enfant se précipita dans les appartements de son père, enfilant les corridors d’un pas rapide, la jupe de sa large robe verte à manches courtes et à col Claudine tournoyant autour d’elle comme une fleur. L’uniformité de cette teinte était rompue par des damiers blancs. Pénétrant dans le bureau de Wilhelm, Johanna tenait d’une main le précieux courrier et de l’autre son chapeau élégamment assorti à sa toilette. Comme on le voit, la jeune fille s’apprêtait à se rendre en ville. 
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Elle apostropha son père d’une voix douce et impérieuse à la fois.
- Père, j’ai trouvé un mari. David van der Zelden. Je le veux et je l’aurai.
- Mais enfin, Johanna, n’es-tu pas un peu jeune pour penser à te marier ? tu oublies ta santé fragile… cela peut attendre… Tu peux changer d’avis… et puis, d’abord, ce David n’est point allemand.
- Que m’importe ! Je l’aime. Je l’aime, c’est tout.
- Hum… Tu fais fi de la situation, ma chère enfant. L’heure est grave. Je pense que notre pays a perdu la guerre. Des jours sombres vont suivre. Ce n’est pas le moment de songer au mariage, Johanna.
- Mon bonheur ne peut attendre, père.
- D’abord, es-tu certaine des sentiments de David ?
- Oui ! Lisez donc… je n’ai rien à cacher… il vient à Noël. Vous lui parlerez.
- J’aborderai ce sujet délicat avec lui. Je saurai le sonder.
- Ne vous montrez pas aussi méfiant, père. David est la sincérité même. Il est tel que je le souhaitais, plein de prestance, sûr de lui, intelligent, brillant… il déteste les Américains.
- Intéressant, jeta Wilhelm.
- Mais ce n’est pas tout. Comme nous, il juge que l’Allemagne a été trahie par les socialistes, la ploutocratie juive.
- Voilà des propos d’une lucidité qui me réjouit.
- Il dit aussi que nos soldats se sont faits embrigader par ces sales Bolcheviks. En signant la paix à Brest-Litovsk, nous avons cru faire une bonne affaire. Mais nous nous sommes laissés avoir. 
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- C’est en effet le cas, Johanna.
- Notre Empereur matera toute cette engeance. 
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- Je suis agréablement surpris de voir que tu t’y connais en politique, Johanna. Je croyais que tu ne t’intéressais qu’à tes amours.
- Oh non, père ! Je lis et je m’instruis. Tout comme vous, je suis pour une grande Allemagne. Mais, hélas, nous avons perdu cette guerre. Cela ne fait maintenant aucun doute. A nous de nous retirer après un dernier baroud d’honneur. Nous aurons notre revanche, père, bientôt, très bientôt, je vous le dis. Alors, acceptez-vous que David nous rende visite ?   
- Je dois réfléchir… un mariage…
- Dites oui, pour me faire plaisir. Je vous aime tant… vous souvenez-vous du temps où j’étais une petite fille ?
- Oui, bien sûr.
- Vous rappelez-vous également des robes blanches en coton que je portais l’été, de mes boucles anglaises, de mon cerceau avec lequel je jouais dans les allées du parc ? Vous m’appeliez alors votre petite poupée de porcelaine.
- Je m’en souviens fort bien, Johanna.
- Vous regrettiez de ne pas avoir de fils…
- Ce temps est révolu.
- Je l’espère bien. Lorsque vous avez vu ce qu’est devenu Otto, vous avez été fier de moi.
- Je ne sais pas où se trouve mon neveu à l’heure actuelle et je ne veux pas le savoir, jeta Wilhelm d’un ton méprisant.
- Moi de même. A mes yeux, oncle Waldemar et lui sont deux traîtres.
- Johanna, nous verrons David à Noël, je te le promets. Je sonderai ce jeune homme. Il ne pourra pas me tromper sur ses sentiments pour toi. Si je suis satisfait de ses réponses, eh bien, ta mère et moi, nous préparerons vos fiançailles.
- Oh ! Merci, père ! Mille et mille fois merci.
Alors, la jeune fille eut un geste délicieux et charmant à la fois. Elle embrassa son père sur le front et s’en alla, vive comme on l’est à dix-huit ans, retrouver Magda et l’informer de la joyeuse nouvelle. Dans les couloirs et les escaliers, les talons de ses bottines noires claquaient, accompagnés par le froufrou d’une jupe tourbillonnant.

*****

En ce mois d’octobre 1918, sur tous les fronts, la victoire des Alliés se concrétisait. Wilhelm, désespéré par la situation militaire, remâchait sa colère d’autant plus vive que la désertion de son frère était sue de tout Ravensburg. Lorsqu’il se rendait dans la petite ville, on jasait derrière son dos. Le colonel à la retraite avait beau avoir fait son devoir et même davantage dans le conflit, cela ne suffisait apparemment pas aux élites ravensburgeoises.
Cependant, la grande histoire suivait son cours.
Comme sur toute l’Europe, la grippe espagnole s’abattit sur la charmante petite ville. Wilhelm, affaibli par quatre années de guerre, prématurément vieilli, tomba malade parmi les premiers habitants de Ravensburg. 
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La fièvre terrassait le baron en titre avec une virulence à faire frémir. Atteint de délire, il revivait en une ronde infernale et macabre tous les assauts, toutes les batailles, toutes les offensives inutiles auxquels il avait participé, n’épargnant ni ses hommes ni sa santé. Sa vieille mère Gerta et sa fidèle épouse Magda le veillaient nuit et jour. Mais, il n’y avait plus Johann pour soigner Wilhelm à l’aide d’antibiotiques anachroniques.
Johanna, profondément affectée par la maladie si soudaine de son père, fut mise en quarantaine. Il fallait la préserver de cette grippe maudite.
Des jours mornes s’enchaînèrent alors que le baron en titre s’affaiblissait toujours davantage. Enfin, la mort survint.
Le 7 novembre 1918, Wilhelm murmura dans un dernier souffle, nie (jamais, en allemand), puis il se tut définitivement.
A quoi pensait-il donc, le troisième baron von Möll avant de succomber à cinquante-deux ans à peine à cette terrible épidémie qui fit plus de victime que tout le Premier conflit mondial ? Peut-être refusait-il la reddition des armées allemandes, reddition qui n’allait pas tarder ?
Le 8 novembre 1918, les plénipotentiaires allemands arrivaient à Rethondes et, dès le lendemain, Guillaume II abdiquait. La République fut alors proclamée. 
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Tandis qu’en France, on célébrait le cœur en fête l’Armistice du 11 Novembre, au château des von Möll, on enterrait Wilhelm tristement, sous les premières neiges d’un hiver précoce.
Le baron n’avait survécu à Rodolphe qu’un peu plus d’une année. Le dernier baron en titre avait eu toutefois le temps de rédiger un testament qui faisait de Johanna von Möll sa légataire universelle. Il ne réservait que quelques miettes à sa chère épouse Magda et à sa mère Gerta. Rien n’avait été laissé au frère renégat Waldemar ainsi qu’au neveu Otto, parjures et traitres tous deux.
Malgré la guerre qui s’achevait, que des jours encore plus sombres et plus terribles se profilaient, Johanna se retrouvait donc, âgée de dix-huit ans à peine, à la tête d’une fortune imposante. Maîtresse de celle-ci, libre de ses actes, elle pouvait désormais envisager sereinement son mariage avec David van der Zelden, une simple formalité à ses yeux. Satisfaite de la gestion rigoureuse de la propriété par Wilfried, elle conserverait ce dernier à son poste de régisseur durant plus d’une décennie.

*****

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