vendredi 26 mai 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1912 (2).



Bureau du Superviseur général de la cité de l’Agartha, dix heures du matin. Lise de Saint-Aubain évoquait sa prestation de la veille dans le feuilleton suivi par la majorité des résidents de la communauté secrète et privilégiée. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/be/Pierre_Auguste_Renoir_-_Portrait_de_Julie_Manet.jpg/247px-Pierre_Auguste_Renoir_-_Portrait_de_Julie_Manet.jpg
-Alors, Daniel Lin, qu’en pensez-vous ? Ai-je assez massacré ce petit morceau pour débutants ?
- Hum… Pas mal… mais tu n’aurais pas dû garder le tempo. Cela aurait été plus cool…
- Pauvre Clementi. Il a dû se retourner dans sa tombe ! Soupira Lise, en charge du rôle de Johanna von Möll.
- Mais non. C’était pour la bonne cause.
- Viendrez-vous cet après-midi me donner ma leçon ?
- Oui, évidemment. Où en es-tu sur la Rhapsodie hongroise numéro 2 en do dièse mineur de ce cher Liszt ?
- Pas trop de problème. Vous verrez tantôt. Par contre, la troisième Etude d’exécution transcendantale, eh bien, je ne l’ai pas encore dans les doigts. J’attends avec impatience vos conseils.
- Tu t’attaques là à une difficulté de taille, si tu veux mon avis.
- Ah ! Vous allez dire que je suis bien jeune…
- Non… je veux seulement dire que tu n’as pas encore les mains assez grandes et que les écarts sont encore trop importants pour tes doigts.
- Cependant, je veux m’y essayer. Tout comme vous.
- Tu fais preuve d’ambition, Lise.
- Ma mère n’était pas aussi douée que moi, non ?
- Ma foi, c’est là la vérité…
- J’aimerais tant avoir votre talent ! Le bruit court qu’au même âge vous interprétiez la Grande polonaise de Chopin,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/33/Chopin%2C_by_Wodzinska.JPG/220px-Chopin%2C_by_Wodzinska.JPG
 puis que vous enchaîniez sans marquer la moindre fatigue l’intégralité des Etudes d’exécution transcendantale d’après Paganini avec une fougue et une maestria fort enviables.
- Exact, ma chère enfant… mais tu oublies que je ne suis pas entièrement humain.
- Pff ! Un daryl androïde… Violetta m’a expliquée. Ceci dit, je ne vois pas vraiment ce que cela veut dire…
- Mon cerveau est en partie artificiel. Je suis amélioré et je possède donc des dons dépassant ceux de l’humanité ordinaire.
- Mais vous êtes plus, bien plus, n’est-ce pas ? Maman avait peur de vous… je m’en souviens.  
- Je préfère ne pas aborder le sujet, petite Lise. J’ai dû faire un choix…
Des plus délicats.
- J’ai compris. Maman n’était pas une bonne personne.
- Toi, tu es l’innocence même. Tu n’as rien à te reprocher et surtout pas les fautes d’Aurore-Marie. Ta mère a été victime des circonstances, de son époque et de ses origines. Elle n’a jamais disposé de son libre arbitre en fait.
- Vous ne lui en voulez pas ?
- Non, pas du tout. Je suis le seul coupable… de n’avoir pas su voir à temps que le ver était dans le fruit.
- Parfois, vos yeux se voilent comme en cet instant et j’y descelle une grande douleur.
- Oh ! Oh ! Voilà que tu te transformes en psychologue !
- Je sais ce que je dis.
- Tu es en empathie avec moi.
- Nous ne sommes pas si différents, si éloignés, non ?
- Tu as bigrement raison, Lise… mais maintenant, retourne auprès de Birgit. Vous devez répéter ensemble la prochaine scène.
- Une scène clé. J’aime travailler avec elle. Elle est si professionnelle !
- C’est fort gentil de sa part d’avoir accepté ce petit rôle, tu n’as pas idée.
- Lepaïola… oui… Daisy Belle m’a racontée qu’elle était une star à Hollywood… qu’elle crevait l’écran à chacune de ses apparitions…
- Daisy Belle n’a pas menti, tu peux me croire. Allez, ouste, Lise. Je dois voir Tenzin pour un problème très prosaïque, celui de l’infiltration des eaux usées dans l’arboretum.
- Oui, Daniel Lin, je me retire. Une bise, peut-être ?
- Volontiers.
Avec grâce, Lise de Saint-Aubain embrassa amicalement la joue de Daniel Lin Wu. Le pseudo daryl androïde lui rendit cette marque sincère d’affection.

*****

40 120.

Dans un univers presque onirique, éclairé par une douce lueur orangée, reposant dans une sorte de couchette transparente flottant au-dessus du vide, Michaël se réveillait d’un long sommeil réparateur. Une voix synthétique, venue de nulle part, s’éleva dans l’éther. S1 s’exprimait sur un ton monocorde.
- Agent Michaël, votre mise à jour est achevée. Vous pouvez partir assister aux obsèques de Mao Zedong. Ainsi, vous vous rendrez compte par vous-même si celles-ci sont conformes à celles enregistrées dans nos archives.
Alors, lentement, comme au ralenti, l’élément se redressa, sortit de sa couche, et entreprit de se vêtir conformément aux normes de la République populaire de Chine de l’année 1976. Puis, il alla se placer sous le rayon lumineux orangé, un téléporteur transtemporel amélioré. Aussitôt, Michaël disparut de cette réalité-ci pour se matérialiser à l’endroit et à la date désirés.


*****

En cette année 1912, la révolution chinoise chassait le dernier empereur du pays, un certain Pu Yi,
 data:image/jpeg;base64,/9j/4AAQSkZJRgABAQAAAQABAAD/2wCEAAkGBxMTEhUTExMVFhUXGB4aGBcYFxsdGxoaHx0dGBgbHSAeHSgiGhsnHRoXITEiJSkrLi4uGCAzODMtNygtLisBCgoKBQUFDgUFDisZExkrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrKysrK//AABEIAOMAsAMBIgACEQEDEQH/xAAcAAABBAMBAAAAAAAAAAAAAAAGAwQFBwABAgj/xABBEAABAwIDBgQDBgUCBAcAAAABAgMRACEEEjEFBhNBUWEHInGBMpGxI0JSocHwFDNi0eFDchUkc/FTgoOSk7LC/8QAFAEBAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAP/EABQRAQAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAD/2gAMAwEAAhEDEQA/AOvNJkKHLU3nQ07CM0EfF16D9f8AFcvRc+YX+f8Ab0rvZ+G4xS23JJ1I0HQ9hQZh8OFKEEqPYa+3SluGEm4UO1wfp8qMNlbKawyTFzqtxWsAX/2iJt3qv9r7wB51TgkJnyg9Ba9BIvuSXLGYTqfn6+tFWwh9gjUWOvrVfM4kqS5INsvvJ/Kj/dwg4ZuLiCaCQI76VlvSoTevbicMyShSS8YDbcypRJiyeZrjZIXw0N4xYD5/lqCoWRAkEx8WojtpQTita3k6GuCQaWbFBtLfc1qB1M1t5wJTKjAFN8O6lUlKgRMGPpQOk6VA7zKEt2vBMzyqcQY1ob3ocAdb8uqOnc8+VBP4BMso5eRP0rS0Ct7L/ktz+BP0rt5NzFAgUdZpNSY50uhMn8qjtsbfw+FUhDioW58KUpJJGk2GlA8tW570mnEz+EjketdKXzi9BFbzp+ysrVLmt78M1W6Fth3DkazzJgk8+0fpVgb2PQ0IVBhw/JH+arHEYmX8PqTJiRexuD6/pQXNs3YLbalKMrJNs8HL6QI/7VJobAmEgTrAH6UpH7FA/iNtxxktNtOFGYKUSkwSRAA0sOfvQdeIO8CWkjDJMqWJdg/Cnkk91T8getV6rFBRta2k6Cmrj2YlSlkknzE3JPWlGIN4iOvTnE0Enh8TIWIN8t+00cYjaZw2zULQfMoFKD0kkzHMgVWOFxYSVRJ+E+02Iijrbmz+PgcEjMEgLVJ1gFJv3oAdT4/mZSVgg5ypRWT1nl7UX7VZDuFYzY0v2SC2DGUwSCYNyLiVXok3f3TwrbYhkLP4nBmV/YVL/wDC8ONGEW6JAPrQRO5m2OOFtknOxCV5iCog/CbcrG9EyU2qA2Zu+jD4px5tRyvNgFCjOVSVTIPQgm3ap5RtQDG9+ISVJaN4TmUmTEzaQD5o+YkEdKT3dZcJKkiBAzJMhRHrEEi8GBPOnO09lFThdTNyExJ0URxD2gRUjsZkoSpJHwqUkaXTqB7UD5pgJEa9yZPvQzvdi8jiNLotOmp/xRPmoO30fh1udMhPbU60BZs8/ZNk80Jn5U6MUy2cuWWv+mn6Cm+0XnUlBbKYzDOki/DE5yn+oEp9qCUIqr/EBKcTjEoAQtLTeU3nzE5ikZScpiLkG50qy3XkgTUK7s/DrdnIjMFZyCmyrQTGhPUjtNAz3PwTCGErYbUhK9QrWef7Hap0ye1aZSEJCUzlEwCeXT0rlwE+vKgGt81fZAjkh3p+FI/WqzbUf4lmB39NdYqzd9/5aTP+m7HS/DFVViHcuIRpYeaD62oLm3n3jcwr2QICkLalF8sKBIMG88qDd68dh8S8lwvrS0hEJaS2c45kJnyST94n2ou8RNnF1pDrcFTJOZINyhQGbS5iAarTGOAnMkSMsHmZ5+tAnjsThFApaYcbV5YWt7OSL5gRlAHKPU0ihIAkqEW5X7anWnmy93cViT9k0Qgx5lWTHW+vtNTO2dz3sMwXVOtwDBvFuUEi57AUA1hHiC4YkWiABeZqxmmVO4FgpIACVEiPXzCxMgcu5qryLr7gDQ86tXZW0AzsgOuWAbUBBuZJCfQzyoJLamz1LSEpcbCbSFN5joZg5hlOkGOtO8Xh1KQlKVJsQDmGYHSbSJOvzrpOLQtgLJCUKQCSeQI6+5vTbYu0Q4cnHYcKRo2hSSe8EmB2vQOkpylAK7gGwsDMcuUR+dOg7EzSbTqVFUEHKrKY5GAY/OnCUxQJTYcqQWz5ioKUlRABva3Y2nvFPPr0pJ1YEDmbAd/2KDoLHWgLxCcCXmgYu37i50o6S6NJoC8R7vtaTwzc6anWgNdkCGGb/wCmn6CnDoBjQ+tc4AEMtiL8NM9NBXazFA0xN5mk2HBy+7+vKnLmhpMKHKbel6Dor+taaXPKsdw+a5Khe4SqAfX986yCDPvQDm/6/sPRtZiOWZsVT+IIL6I0A9tDVueIz0MRe7StO62xVSO3f805gnpJ05dNT8qD0W7sluI82uYX0POOk1GO7pYXjcZTeYxBST5SfxlPNXKiNSabYpQShSiYCUkk+gmgZbc2y1hWuI6YGiUDVRHJI/YE1TG8G3ncc7ncslNm2wfKkH6m11GudubXcxDnFeWcxEACQAOgE6UxbHMn+8xQKMNglVxfLcmrFxzaU7ESCpE5ZRmIuQqbdbVWr+LSiQDmXAgTYR1rWFbefTnha8qVQYJCEk9dEgn5xQFO7W9qcOkJeczMrmFC62z0Im6ZonxO+2GQ2U4d4rcVZJWpRSk/iJV06c6qTaWzwUnKqISM2Y84MwRaJi2t6cIZV8fDiTOQaAQItMib0BjszfFOBVwG0DEJUSt1wrKVFw/FlJBBFqLMHv3hMQjKlbjTh0QrKlR7BROX8xVV4RSZSMkwFQgzKTPmPoRSWJOYBPDSINotqZhR5+p6UFhHFRlgGSRKErBJvaVJuRfQa9aLsKgKSHIOaIGb7ttAB8PfnVf7khCnU4Z3yZ0FbRzZ0AiPKUKtGsRB9KM9l4Bxh1SVZVBV5CjKY5QdUfmk8zQSLSdTzIiaBt/1/bpkgfZenWj05hy5e/pQD4gOq/iU2/0hY+9BYeAUOE0JF0J+ldPIjsT21pPDP/ZNqjRCTHsKeRmE+4OtAwAjWM1Y20Ndb084MVC7yJxkJbwSW5VOd11VkDsgDzE9e1BJEhMZiB3P5VsoE0C7H35SVqZxYDZbMZgSolQ5qhIAAvp1FHOcEAgggiQoXt1oArxLIS3NpDWpOg4qJ5RVUt4WX+ZkEwTfTrVteI6QWyk82vl9qm9Vhh0rViRzyiOX4eXSg9GKWo3ToCQoFJknt+70Ob/PvjDONMMuOLWkhRQkkIRzn+o6AUP49GHuXNurgkkhB62tCjYAaUBL2y+FWfchsENqCiJEyTH3iec3oGWXXNNjcH159KJfDvZCcS84XU5m2kysSQCpVgPyJjtQti8epxa1xKlKKu5JOnzNXZu9sxGEbQ0k+dA+2BsVlcZljqAbe0WoKe2vskYbErYRLim7KzDKVc5Ak2MiKfYB5a2wgFYgzdZi05UgaWlUepqa8WAWcSw+ExxUFBMA3bMAT0KVgx2of2VjVPlKGmwtagQBmmTJ0AsOdBNbN2SjFYkNKSXISFKbbOUWt51GyQSddbWGtWmywWUwhlKE8wgT87An1g1A7jbIXhcIpbiCp51eZaURmAnKlNzBgSfc0RurKED41mYJT06mP0oB3bGx8PjCcuVt37r4TAKuQXyIPeqzcw6kEhLYLrZhSbgSDcXvNqsPfB1LSOIhWUOKCXBOpPwLH9QIvGoqs9vbWLji3YGZRmQTqLFXuRNBK+HDqn9otAwRkWSDokCLfMirqeYCwQfY3kHsZtVQ+EDanMct1WqWVEkCLqUBytyNXHlHPpQRLDJQkgqUb6LM/v1oD8Ql/wDMJM/6XsNTfrVi7UZSUFyCYHLmKrDf5YD4GUzwv0MHvzoLIwzx4TcEfAnl2FKYfEkRdOWNIi/zqJbbSEJbkxkBBJ55Rpeo17aykvBlvCqfCUgrUlwISgn8Uggq0tM0Bbh8YlZyhSSqJjnGhOumlLInqP370JM41pb+GQ0CVtuKLnlu0goOcLOgJVkgc4nSihCwfn2NAA754VLWLbWx5XCEkhJKRKiUjUZQDfQ/OjljMUplIQoiSggSDzFjHypPHbMQ4riFMqCcpSdFp1gjSQbg11wkqTBRHK+vT6UAj4iHyqOZJhtIiLg8W417VW2BcHHUoCLApkfT5VY+/wBhUZFAeWENwAB/4iu/bnVeNp+1IAsUz05epoHGMxmFIIRguHaAo4halTzkZYIpjhMGt5YbbAK1+UAmEz1M6CAT7Uq+ykT9iEkCTKnP15Cu2MUtqFoQExBSo5iCZBsTqO1BP4TclbLqFOKSvhFtZShKiFJUbQs+Ug5YnvRTtHex5KbYVZdBJBsqEkwSAkyoddBUJh94FI2YHgw0gNv8NsAkphSTnyD7l9BJF6FV71YjQrkaAXkCZyg8r2tQG2DxS3HsRhAG3HFMNjzKzJDnmDijIgEWsO1OtqbGDb2GdwzRWpkjiqbbsoCJiIBNl6TrVbbn7bGHxK31gqUQAnnEqGfXXy1ZGO3vfUAxgWVOuJH2iwiQkzZIGgPUkwIoCRvHZ2EqbRxORCVZVATrce94p1jWWoQXVAlBMEqgzoTY8x7VXKt8FqLc4RKCmczryhJT/SE5QZ6xA708wu3sE2lLzwQHST9m2AsKE21+GNOVBC7/AG1m3XRh0cRKUEchBB+9MzMUKA2UD3trJ6QKtNnfLArVK3PslApW2pvzT1tyi1B+8WxVo4yihtKcOUlJQqSULWoIC1ffUEiRzigceE222MM8tt1QRxkoSFmyQpJMA9CSoD2FW05iZTLYzctDE9T0SL1SOBwTbjIUiOK0CsJnKVgHMQec6mRPparG2PtVrGYVHnk8MKcbBUEpJs2lawJOmguo35UBEw82j/VJURdOYEKm2gtHSKrTxHYWjEyCcim/KYsQNQD1E6d6PNispKFD+GS2lIAktxxCZKlAXUBpY3vQz4kY4BhpsAXWSgg2CQMqxECLkCDQSy3ycqtIAgDsBPrUenEpBDeeASVq6FXUydacoWokiw8oPwzlATrah/BbXPHyt4XjQUy4oKcCUk6pQICTE/ETpyoCJ/eXD4VpLji3VIVpkbKwAmASogQBebm8GKab176OYVYQ3hwULALbyl+VVplKU3ULjUipbaG9a21qKEnhgCUuNqCjrMXFo5UMbzLw+MbW4y2lrEoTmUhditA1ykWKk9CNKAh3P3vXiULzoBcR/wCElcHsSfKk9s1FCiCZm/TtVObpJd4yUt4ngrVdo5PIpQ8ykKTIzAgi4/K1XEFKi+UKj2mLx2mgC/EhQCFSTBS1p/1F1WanftFhVxFuoECIjnVj+Ii/j0P2bNrfjcNV5gGk8RYiRlJkcrDnQPVYkAKCHQgBY8sqU2TcZ0ZgSB1B6jpTXazJSkS5nURKxnCoNtIURk7kD0qY2fuLj3fMWw0OXEMH/wBov9K63o2C9g8MhDpbWFKNwAVWv8XxW06CgEkqH4rCTA66SOWbS9S2zd2MRigVss5UJF1rJSnvBN1ewimuyWRxUlWgInpEifWrnaxPBSltBStwCcumZJUfh/qi8UAbsLw8w5Y4j7yysLE8JQCAJAyeZJPO5FF+P2KVFKEvJZwyZHBQiM3XMZ80/uab7wbUbOEf4SgFhIXAsfiE+pEXFBWB3gdfI4jmYi4sVQZuopTE+lARbRwvEUttthvDYdNnMU8kZiOYaSRbT4j8qb7v7JbDL3Gwyl4bNLawmXHEXE5fiT1Ck3NdqSp8/atDMLh5crWnnKGk+VBtqTau0qL8HAM8RIJC8W8pSvNzCEi6jczoKAG3i3cjEAYTM608FZcyVJLcQVBzMBAAMybRRjuNjVP4daVthQdK1uqyyYyBICBzXFu1qePbuFSHUPOvvurbUlBIKEJJFglAtcgSTNZuMllWEbDcgoADg0lcAqk6gTpFBVuBW9h1hei2FQsK+KRYgjoRINH/AIS7TP8ADrShtsJC1GBMhR80qOsAQkDoDQ/4i7F/59REJDyM4KrCRZXqf70R+EGHS3gnVg/zHSAY0CQEj85MUBmjabi/5SUrAN7qCrQDCbZhfrQb4mpL7SHUJgs5g4BPwrywqSBzTBBEiRRsnGBKwXHClJtKpyk6R0GtCfjC4A00nOQtWcFINlN2+Ic4VEepoFdslTTGLcSQlwYbyKKouRcCdVQDprRTsJppthptpISnKLDmYBJ7k9aA94MM5iEcFKVFPD4hF7lKTlR81T6Cp/d/ZRWjDOoWjhgZlJKAVhcAEIWDYSDIM8qAqdUDObQ2IOlVF4lMNMFK2iUhUynUIX90pvZJuCm/bU1Ybmz3v4orKkFqJGYHOJEFCTmCQm0zHOh/ebZiVvtpUrDJQpSR9rBWpQIUG0CQfMJHyoG+4+zlOON4h5qJSSgiyZTEW5iF2IjSjzMAYuNaY4DENusIUgHhqAyC6bciOY/xXezcEtskF3OkmR5IUOxMwfkJ50Aj4juJBWCmQG2Ne63aB9lwp1yMwGVRgDSw70aeI5Mu3+5h7R/W9Vf4aCpwzAg9ZMx00oPQ61GaHd/WEr2fiM4BKEZkk8lWuOlNn/ELZ9vtHP8A4l/2oN313244UxhioMqTC1KT5l30g6JFAFs4vJrEKsf8UW7N3iddCWxmU4PgCBKjGhI5R1JAE0LYHZy31JQ2nMpZgDkOpJ5DvVu7C3XawzQbQpRccP2joFyOaRzSjW3PU0CWz9jvOLDuKc8pSBwUAAq0niLB80dB8zRZh1oTJQAM1yYAk/KtLwyR/wB9K1h8MkJygW1NzrQbVjQRIzr7JE/OnGEahIAQEJGgEC3oLD0putszI09TThCYFjIFtaCJ3jxC0NZWAouuqDSVAE5So3WeyRJqA2Xs5GzHnELdQ3hiAWnHFgFR0ym/mKew5ijZCOk0y2/gGnmVJeaQ4kQQFiQLi45i1AIbz4FjabCRhX2XXmlTZ2QErPnBsbGBHpTXddpzAsKwjqFLdUrO2hgjM4LlcFUAERJ9aMNlYNtCQlttCBAsEgQOXrT57AtuZQq6kmUqA+A8iJ6UDHZ+2EvNtr/hTldbUrKSgqEQFIUCB5rxHY0AeLOLSpbKcqkhDSxlUkhU5ha9lJiIInnU/tTdPaSHFOYTHqWFZvK5lSUFRGYghJEWHIVWm9+Jd45adxH8QplJSXOWY3WBPIG3tQEuxN4cR/BYvGqS2lIAYYSBq4uMyiSbgACozcvfVTTSsK8pvIoqyrdzEJk6HKUwJ5zamz+JDeysC2slIdefdJyz8MITAPOFHWprd7dXBvNJeSha1E/yyQUR0MJ7GZPOgmtob+sYRkJzMOrA8qWSVJ7hRzqjkZmgTa+2FuYvh4o5PtUKeWqCptIIOVqFEBI1kGTPaiw7qYVp1ocIk55hKwAfvHNIM2Ecq72s20t3DMIabyhSlkpTbKBCZgzEmfagMmMe082lzCLbcb08p+A9x9066il8NiVGJAk3iaq3eRxvBOodSHGpOVJbOVRGpUDrlA5EEa1YmxXVKbStakFyPNw4KTfymJtmEW6zQDHiYuFOCBdGH5H8TxuaAcEoF1QEm3TQGNeoox8TXjxHdAcmH0NvidmBz9e9CewWwHTcXGp6c6CUdxqoEtBX9QtTTHhamnJYUkCJVawn86jsVjCAbJ+Rj601dxRggpRFrgXoJnd3abuHcHAycR37MFacwTmULj96CrJ2dvKtsPO4htS8pUlrgpnOhsDiLgmEi6aqHCPhC23DFlgxP1/fKrHwmJUlhIEN8NalBWaAUrGhJ+dA92tvTjcgcZwCE8TKAp1eYyowJCYCRzuqp7aO1FtFDQCXXuGFqIKEAgyniDNbKFawZuNZplsJz+ORAH/L3C1yftzEEJECG51Vz0FRu+zIw7mGKRIIW2G0eY8M5VWT0SrSPxRyoJPaO38SjD8RtgOuI+NvMolaQLqCkgZVc8sHtUTg/E8vFCEYZCFKHxOvgNp6lRy6WPcxTLZm0yZSy4y4M2iSSpM6yLEaakRXG0sbhEOHjsBxYlMhASEkwSrzfEdBMcu9BKbF3z4zhD2Mw6AlcZWvhKOuYyTMdqUxruV4BL5WFpSZW5mCpUo282UQCB6CoDZ+9aGzmaZKUhEEJKAJt54iMxv1FSO7WLexGISW1IW2PO4XWkhSYslIUDF5JAAGh0oD3ANECTE8+Q7d6fp6zy0GlJOOpAMkW1EVtp3yykfOwoHKCar3xH3COIzYnCpAfjzt6B3oR0X9aPmnCR+x9a6Uq0mg8w7fxectNjMAw0loIWCClQu5KTpKtfQU72BvY9h5ylZBvAcKUzEfCARBtRt43bFAcYxLaP5gUhzKJJUiFJUevlKvlVYvbLxBlzgulMZipKCUx1lIgCgMU76hbqVKTwxlIPNKZ5zE30/Sk8Rv1k4pSklweVpU2ykyc3XqKB3UKBiYt+/akm8KtR8qSrrAJIHsDFAtjdpPOkF1wrIBAKjMCZt0ol3S2/iEHIkz1Uq+VOsATckioLbLeHHC4AcSrKeKlweYKmx9CD+VZgsWpEKSRmFxeyT1PegOt9Hi4t12bBOHzC9lS8Ig/wBqYbGw4LigqZI5afKs2iwo4cOOuKUp8tySNUN50BQPQqV8oNKbAKeOY+GCdfS+tAPYpNvem6FWMzqnUE8/ypy+JItbl1pmsXPt/igcvJK4QhOZRMBIEkk6ADnzq8th7mMobbGIHHdSkBWc5kA88qfhtpJBNqg/CDYyQwvFqAU4peVtRuUpSIVHQlR/IVYiUxpHeaDMNh0pEJCUgCwAAik3cIhSs+VOYCAqLxMkfOloraEW1oGS8G0TKmmyepbE/SnDiEK+NKD/ALgDb3FKAVy6BbQ0ERitiYVZMsIUSIkJCfpT/B7OQ0CltKUDokAfs13nEmf7+9dl0RYUHSkhIm0nnzNItuKJgkadO9Y8L9acNNxFAoia6g864BkmlhQAfjLhc+zs9paeQoHpMoP5KqoMBtjE4SSFBSVi4K9Rzggyk8v0q9PEpmdl4rsgK+RBrz24kJuCgzPlINra9v70GttvZ3C4G+GhfmSCU6QBPlAGoPIelJYZ5TMLSlaV6pVmKQY9vNHrT7bODCU4coSfNhkLUQNJJBJt6U2wGIU4Bh1LbbbKswW5MIMRMwYB0gCgRf2e8pCn1aG5J+p6e9dbCUgO5nHA2EgnMW89+QCZ1PU2qXxOMS1LHGDrcpLi25Jc7BSrADQWAocdCSolIOUm1xMesUFhMYs4jCPO4hZzWbwpX8a5UCvIlI5QBIESab7JdCXlGAkRGUm4uJB7yIqX3LwzyyHf+HrfWtISVOKShpDQulDZPmPr6VGvF3EYvEHDsKQoypbZygpKTCtBHxT86AZeSZ0ifrTZ+IMHpb35UskSYJASDe+ntSbzevMAj1saC7fCV/Ns62qXVg9rz+tFpVY8qrLwZx0KewxAAWkOJPOU2VyvYj5VaCxQdJH1pRGlJMk3vSsiKDX5VpYGs1zl/cUotNqBpAmw967ze/tWwntXDiiDqPU0HShN/wC1bZdv7VsNyNbUo2gDSgWrpNJg11qNaCM3swodwWJbJ+JlYHqBP6VTm5G4reLl19a0tg/CmxV1lRHlGn+KvR9AUkpOigR8xFUlszaSlNISFQlIhQ7+mhP7tQTO+W6brjiDg3kNtJYSxkUsgkJJsdc2s+1QWE8H8aVeZ1hA6+Y/lANHGEdQygvLcKso8rLXmWoxcTFh+5ow2c+pbaVqTkKgDl1ib3NAAbE8HcO2QrEvre/oSMiPc3UR2BFONr7vNM5HGm2WuIhxr4BP3S2Ez8JgOX79qPybetR28ew2cXhyw8FZJSfKYII6H5j3oIXB707OwzaWP4xC1NAJOUFRty8qYielCGDxTZ2ri3MK+FNuNBZUZGVSyM6bgXBvfrUBvtgV4B9xlta0sqhTca5CDKSdTCpvPOmu4+ISlbsECUDXlCgY+lAkrHhXmLGG6QG4A7gBXP8ASmWMx6VSOCyCSDmSlYPOdVm3tUknYzwEHIBJ0PS1Mcdsp1KeKQggLAN7WvB7UD/dbaKcPisO7mACXMqhGqVeUnpaZ9qv0iK8xFJMDnMg/vlpXpLY2KLrDTihCigZhzChZX50DxCQBa03rpItXX0rEig4mtlY051jh/cVtKRQNlEDnWBMmuVEf3tXQJtH00oHCkGtpBrM1dE3oNGb1tKq6VWZbRQbA5mqO2nsn+GxC0EEhKyEgmCZ0MaHUXq6cfjWWEZ3nUNI/E4sJH5m57Cqt3x22w9iG38K6lxMFK1BOikkEHzDSDy6UBBu6psIlSRMgQgSE2+8bzqLmifA48OiUBVjHmBEflf2of3f3oOJ+zyJJHMaQIuRoKJm2Qnqe00C8d6w6XNbI0gCkcSogC03uByHOgFfEzdc43CpU0JdZJUkc1II86O5MAgdRVRbplUu5YOZAuPUq56SIr0Vh8QCRlv17evQ1Uu7+zUs7R2g2W5CT5RECFLKgR2gigcf8KAkZTp+L/FqjtrbChhwj4QnNEjkOhvRg7gBmggAyZtr6Temu2sJDL0qUoBpVlCOXLSgp82FxbQ6VeHhjjUOYZaEqKsi50Mwq411EhQnS1Vlue0P4nzJNkKMZZvb5etHe6m00YXirUFKDgSAmQCIKjEEf1a0FhEa1gFqrHebxLfaCeAyyATcrzK09CAKZ47xDx6UhSf4cSAQOETqJ5qvQWyo6Vsn1qkR4r7QBEjDH/0la+yxUph/FjEgDOxh1GBcFaf1VQWoZ/zSqE/Sqre8UH5UEtYZMaZis/8A6E1HPeJGOJP2jSLfdaH6k/OgukJPemG0dsYbD3fxDTVrBbiQe8CZPyrz/tzfDFuzmxLpBGgVlF/9sUNOvFWqiT3MnvrQeh8R4kYBJyocU6TAltBKZPcxQLvl4i4pbrjeHcDLaAAMnxKPMlRH0iq7wmKKJUNRH1ilVvFXEUuASJ9fSgKN3d50PraZ2kFvs5khFx8U6uEmYvyInnIqQ2xh2S2y2nEqbVxiglTeXKlRsCIHlEQD3vUXu1u4y6pkul1DThKCtNilyMyCCREKEj2o72W5gX0FgvYh1DjamnAtqBmEKzhQHlUPXmKBTBKRs3FnDJQpTLiAvqpKxOblztblRy24DeCPUGffpQvicDh8S+cjy+MEJiEEZQm2Y2E61N4TDPJADroUQbFKMsjoZJ68ooHOPxQbQVEgCOZgdNaSaeJyhFm4jMUwI5BM3J7wa0tokkrCEpHNRk27qhI5cjTLEbcSVFOHSMQvmQtOVMdb39qB+681hm/KhRkkwgFS1qNye5J5mgndrj4jaOJxD+EcZCgkJDiYskiL6Ekaxa1E+DW6QFOIUVn4vhASNbCdKk8Nc3Ee9BBMYFZxWVRVDYzybhRNpv737U72rh+Iw+ltRz5CANPNFo+lSoZSVqXfMBl15akR70k4kCD05UFMbCRiA8VjC4gwlQEMrF1RqYAItRCxhsSpJBaWm4BBGnz1Paj3g5iglRlJiEyAeliTy71tzBA+UrJv1v8A99KCnd6NluBCDlKsxPwDNB5Ax+tRjxcUiMip8ogpI+7VyPbuovlJSdRzioZ7dFaioSIkebrbmKCm8lwD1NvrNLuIsI/D86O9p+Gzk8VDoR5oUlYJBHIpKQSOeopkjcp1SfiSVRADaVqA6kqKQE/n7UAZh0iD7QDpWnkEgX/Yqwtg+GxWCpTpSCYMAE+UxAkW50TYfwwwgHnU6v8A8wAPTQfSgp1vZa318NpOdzKSlPNWW5A6mLx2qNbYm/zn961eSvDDDSlSHsQ2tJkKSoAgjQi2ore1PDhvECXFjjRd9CcilnqtAlCldwBNBSaWvIq4vH1tTpWx3iD9k7EC+RV/yq8thbh4XDJ5LUI8yh68jOtFDeHSNALCNBQeacKnFMxl4yEpUFCysuYRBAIifSpDB78YxlIbllQSZGdrzSZmSkgma9DlsRBAjvpTLH7Ew7ySFtIJiJCQCOl410oKJc39xIVmLOFCtMxYJPLTMs1jviJtNYPnAlMJKGgkp/2wO1X4llpwA8NB9UDUWIunkaU/gkaZUxyGVP8Aag82HB47FrCnEYp3nKkuEAdpED2q2twtiLbSOIHBKbhSYE6mOlHwTax7cq6A7mfQUCCQNJFu1Y23cGTSoTcyfSYpRIExag4UIFhEzNcLQP371qsoEOGNY6Ui2b+5+lZWUCwvM/vWlnGxGnStVlBsJ1rhw/St1lAy2GPs1f8AUX/9qkG9DWVlBnOukc6ysoNgeU1iK3WUHCtaUAtWVlBiUAaDv7nWsIrKyg0RW4sa3WUGJF67QkTWVlB//9k=
 tandis que la République était proclamée le 12 février. Mais qui s’en souciait à Ravensburg ?
Une certaine fièvre régnait dans la propriété des von Möll. Tout le monde se préparait à la fête prévue dans moins d’un mois. En effet, pour dissiper la morosité ambiante depuis le départ de Stephen et la venue inopinée du sieur Schmidt, pour célébrer également le retour à la santé de mademoiselle Johanna, le baron avait décidé, avec l’accord de Gerta, l’approbation de Wilhelm et à la joie de Magda, de donner un grand bal où tout ce qui comptait dans la région et au-delà serait convié.
La vedette de la soirée participerait un petit peu, mais ne pourrait toutefois pas danser avec les hôtes, son jeune âge le lui interdisant. Tant pis ! Ce serait pour plus tard.
La soirée du 10 mars débuta donc sous les meilleurs auspices. Les dames, en longues et magnifiques robes brodées, à la coupe droite, aux splendides corsages de dentelles agrémentés de perles fines, parées de longs colliers portés en sautoir et coiffées d’aigrettes assorties dans des cheveux gracieusement relevés accentuant les cous de cygne, les mains gantées comme il se devait alors, des bracelets précieux enfilés par-dessus, tournoyaient à qui mieux mieux sous les lustres éclairés à l’électricité, pareilles à des fleurs à peine écloses dans la vaste salle de bal meublée en style Louis XV. Elles valsaient sous les airs incontournables de Johann Strauss, l’incontournable Le Beau Danube bleu, la moins non indispensable Valse de l’Empereur, et l’inoubliable Sang de la forêt viennoise.
Toutefois, aucune représentante du gratin ravensburgeois ou allemand n’arborait les derniers modèles créés par le couturier Paul Poiret, des tenues hardies, peut-être un peu trop. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/ca/Iribe_Les_Robes_de_Paul_Poiret_p.17.jpg/159px-Iribe_Les_Robes_de_Paul_Poiret_p.17.jpg
Les hommes, quant à eux, se contentaient de porter leurs déjà classiques fracs noirs, leurs cols en celluloïd, et, seules notes de gaité dans ces tristes habits qui les faisaient ressembler à des pingouins endimanchés, des cravates grises ou noires où étaient glissées des épingles en or surmontées de perles ou de pierres précieuses. Les gants beurre frais achevaient leurs tenues.
Parmi les invités, il y avait un certain Raoul d’Arminville, approchant de la quarantaine, la moustache discrète fort bien entretenue, un vicomte d’origine française en voyage touristique dans les environs, du moins c’était là l’explication qu’il avait donnée, qui dansait d’un pas souple et alerte, parfait cavalier pour ces dames, mais également un couple de retardataires qui fit sensation à son entrée. Descendant de leur limousine de luxe, une Rolls Roye Silver Ghost, dernier modèle, excusez du peu, les von Hauerstadt déclenchèrent des cris de stupeur parmi l’assistance. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a2/Rolls-Royce_Silver_Ghost_at_Centenary.jpg
Il y avait de quoi, vous allez pouvoir en juger. Madame la duchesse, pourtant pas de première jeunesse, avait passé un fantastique manteau couleur feuilles d’automne agrémenté d’une fourrure de vison assortie. Ledit manteau était entièrement brodé de passementerie de petites fleurs en boutons et le vêtement laissait entrevoir une robe imitée de l’antique. Sur le corsage de cette robe signée Paul Poiret, retombait avec élégance une guirlande de fleurs printanières.
Les dames faillirent applaudir lors de l’entrée de madame la duchesse dans la salle de bal. Mais il y avait mieux encore comme spectacle.
A leur tour, le fils von Hauerstadt, le comte Karl et sa jeune épouse Amélie descendirent de leur véhicule extravagant, une Mercedes couleur beige au capot profilé comme l’aurait été une fusée quarante ans plus tard. Le véhicule avait été dessiné par le comte lui-même et le constructeur avait dû céder aux desiderata de son richissime client.
Lorsque Amélie de Malicourt fit son entrée dans la salle de bal, les violons s’interrompirent alors, figés par la surprise, de taille, provoquée par la tenue de la jeune femme. Ce ne furent que « oh ! », « ah ! », « impossible ! », « Shocking ! » et ainsi de suite. Un lord anglais laissa échapper de ses mains une coupe de champagne en cristal de Bohême. Le vicomte d’Arminville ne put s’empêcher d’émettre un sifflement admiratif. Rodolphe, déjà âgé, vit son visage s’empourprer tandis que, dissimulée derrière les barreaux de l’escalier à l’étage, Johanna éprouva un violent pincement de jalousie dans son cœur.
Mais qu’avait donc de si remarquable, de si frappant la toilette de madame la comtesse ? La jeune Française avait tout simplement osé passer une des tenues les plus scandaleuses et les plus à la mode de Paul Poiret. 
 http://grandbattementdailes.com/wp-content/uploads/2016/04/Poiretdress.jpg
Comment décrire ce costume ?
Imaginez une sorte de culotte bouffante à la turque de couleur turquoise, une teinte sublime qui allait parfaitement à la carnation claire de la jeune blonde, surmontée d’une vaste tunique bleu nuit. Amélie était coiffée d’un turban assorti à son costume scandaleux. A la main, la nouvelle comtesse agitait négligemment deux éventails aux mêmes tons que sa remarquable tenue.
Magda, le souffle coupé, s’en vint saluer le couple et, fort diplomate, fit, tout sucre tout miel :
- Chère amie, je ne vous espérais plus… mais lorsque j’ai vu madame la duchesse, j’ai été vite rassurée. Comme vous voilà mise. Vous êtes… stupéfiante… sublime… pardonnez mon indiscrétion… qui est le créateur de cette robe ?
- Oh ! Monsieur Paul Poiret. Une création divine à mon avis. 
 https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgTJYnsawfxudnqbeq7QFuyx3YCSn4Fwbf6Xl7N_BUwdp4zXogSpl0aNYy06z_MHXc72fIIg4p2M52EgFnQYxAMTatbM_scPYVKR8HW0KeYlgY3PNJVmUDkolq0w_XJKnGmH5vkN7KwP-6Z/s1600/worth_pants.jpg
- D’une audace inouïe.
- J’ai voulu vous apporter un peu de l’air de Paris. Ah ! la capitale française avec son atmosphère si légère et si folle me manque !
- Déjà ? s’étonna Magda.
- Je ne devrais pourtant pas me plaindre. Karl est si attentionné…
Les murmures ne cessaient pas. Magda se sentait un peu comme un gros gâteau quelque peu ridicule dans sa robe verte et jaune. Ses anches amples n’étaient absolument pas dissimulées par le corset et sa poitrine généreuse avait du mal à être contenue dans son corsage surchargé.
Gerta, outrée, en oubliait sa bonne éducation, lançant à ses amies :
- Mais combien cette folie a-t-elle pu coûter ?
- Ma chère sœur, lui répondit Maria, la mine sombre, les traits tirés, cela n’est pas séant de s’appesantir ainsi sur l’extravagance de la jeunesse.
Madame Meyer, l’épouse du bourgmestre, le teint pivoine, crevant de jalousie, murmura, avec perfidie :
- Monsieur le duc permet à sa récente belle-fille de porter de telles horreurs ? Mon Dieu, où va le monde ? On voit bien que les von Hauerstadt ont largement de quoi jeter l’argent par les fenêtres…
Quant au baron von Möll, ému au possible de voir pour la seconde fois, si pimpante, si fraîche, la future mère de Franz, cette Amélie à peine âgée de dix-sept printemps, bredouilla un compliment.
- Madame la comtesse, Amélie, vous ressemblez à une fleur à peine éclose… Une rose couleur thé… oh ! pardonnez-moi, monsieur le comte…
Kar von Hauerstadt préféra esquisser un sourire poli et blasé. Un peu en retrait, Raoul lorgnait Amélie.
- Mazette ! Jamais vu pareille beauté, pareille audace…
Tout en haut, à l’étage, les enfants ne rataient rien de ces échanges. L’entrée fracassante d’Amélie de Malicourt avait interrompu la razzia sur les petits fours. Même Otto avait momentanément abandonné sa collation. Quant à Johanna, il lui tardait plus que jamais de faire partie des adultes et d’arborer de pareilles tenues. 
https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjrAMNE2QL2P_a_26YAgtd2XhbrQwwSn21-fwJamVdmCv6YTnNK8oVHa9Ro0b_drsFMNvWiqMkhoAwZtqUdIXOTUzmiRjmGts1lhNsWITVT9k89lZJFBJNqdUGKTJYSLooggEaevmxz6Q6e/s1600/carta2.jpg
Arthur de Mirecourt, qui comptait parmi les hôtes des von Möll, avait évité de venir en uniforme. Toute cette agitation le laissait de marbre, préoccupé surtout de faire danser Cécille Grauillet.
Enfin, galamment, il parvint à lui proposer une valse. La jeune fille ne pouvait rivaliser avec la perfection d’Amélie mais elle était gracieuse et fort jolie dans sa modeste robe blanche virginale. Elle avait aussi pris soin de coiffer ses cheveux relevés en chignon et de les garnir de petites fleurs blanches artificielles.
La soirée se poursuivait, certains invités choisissant de s’asseoir dans les salons limitrophes et d’aborder les sujets politiques, près des porte-fenêtre entrouvertes.
Les hommes fumaient le cigare tout en avalant un verre de porto et les dames, assises sur les divans, papotaient, parlant mode, enfants, échangeant les dernières nouvelles.
Champagne, punch, porto, orangeade coulaient à flots.
Tout en valsant avec Cécile, Arthur sentait dans l’atmosphère une certaine hostilité envers sa présence ici. Il se savait le point de mire de bien des regards.
Dans la salle de bal, la température montait à cause des nombreuses lampes électriques allumées. La foule se pressait toujours davantage. Il y avait là au moins deux cent cinquante personnes.
Incommodée par la chaleur, Cécile demanda à Arthur de l’accompagner sur la terrasse, puis dans le parc. La jeune fille avait passé un châle sur ses épaules.
Dans la nuit fraîche et humide, mademoiselle Grauillet respira à pleins poumons, et, d’un pas souple, se rendit sous la charmille pas encore en fleurs.
Arthur de Mirecourt s’assit sur un banc de pierre et fit signe à Cécile de l’imiter.
- Ma douce, ma très chère Cécile, vous savez les sentiments que j’ai pour vous…
- Je les avais devinés, Arthur…
- Il me serait agréable de vous avoir pour compagne le restant de mes jours. Je ne vous force pas la main, soyez-en assurée…
- Merci, Arthur… mes parents ne s’opposeront pas à ce mariage… je leur ai écrit la semaine passée…
- Vous m’aviez devancé ?
- Mais oui, il y a longtemps que je lis en vous…
- Mon amour !
- Je vous aime, moi aussi Arthur… j’ai demandé la permission à père… de me fiancer… il m’a aussitôt répondu qu’il ne voyait aucun obstacle à notre union.
- C’est magnifique ! Toutefois, je reste inquiet.
- Pourquoi cela ?
- La situation internationale s’aggrave chaque jour davantage. La France et l’Allemagne sont désormais des ennemies héréditaires. Il ne fait pas bon de rester davantage à Ravensburg.
- Euh… me conseillez-vous donc de retourner en France, mon amour ? je ne le puis actuellement, la situation financière de ma famille étant des plus précaires. Elle a besoin de mon salaire pour vivre. De plus, qui me dit que je retrouverais à Paris une place aussi bien rémunérée ?
- Cécile, loin de moi l’idée de vous obliger de quelque façon que ce soit. Je vous comprends. Mais mettriez-vous donc au premier plan les difficultés financières de votre famille en négligeant votre sécurité personnelle ?
- Arthur, que vous le vouliez ou non, vous raisonnez comme un militaire. Votre statut d’officier explique votre pessimisme. Je n’ai rien à craindre de la famille von Möll, même si la situation s’aggrave. En effet, monsieur le baron est à la fois un homme de cœur et un homme d’honneur. Il n’y a que monsieur Wilhelm qui pourrait me causer des ennuis. Mais, il ne pèse pas beaucoup dans la prise de décision et, surtout, il n’ose dévoiler davantage sa xénophobie, sa dureté car il craint de voir l’héritage lui passer sous le nez.
- Ah ! Chère Cécile ! Comme vous êtes lucide, comme vous jugez bien ! C’est le ciel qui m’a guidé vers vous. Je vous aime et je vous aimerai jusqu’à la fin de mes jours.
- Moi aussi, Arthur. Nous étions faits pour nous rencontrer. Votre nom sonne comme une promesse de bonheur à mes oreilles. Une douce ballade ancienne. Vous êtes tout ce que mon cœur souhaitait.
Après avoir échangé un chaste baiser, les deux amoureux regagnèrent le bal de peur que leur absence fût remarquée.
Toutefois, de Mirecourt soupirait intérieurement car il n’était pas parvenu à convaincre la jeune fille de revenir en France. Il lui avait dissimulé le fait qu’il avait reçu une lettre de son père. Hubert réclamait son retour et ses appels devenaient de plus en plus pressants. Arthur allait devoir repartir bientôt, plus tôt qu’il l’avait espéré alors que son congé de maladie était loin d’être terminé.

*****

La demeure des von Möll avait connu des transformations importantes concernant le décor et l’ameublement. Au grenier les meubles et les bibelots remontant au dernier tiers du XIXe siècle ! Désormais, tout était de style Art Nouveau, des guéridons aux divans, des fauteuils aux lits et aux tables. Même les tentures et les portes intérieures avaient été changées. Beaucoup de ces dernières étaient vitrées et arboraient des reproductions de Mucha. De nombreux vases et lampes Gallé ainsi que des coupes Lalique étaient disséminés à tous les étages. L’électricité avait été installée dans toutes les pièces et les chambres, y compris dans l’aile des domestiques. Désormais, les salles d’eau disposaient toutes de baignoires et de robinets d’eau chaude. Le chauffage était central et les poêles à bois remisés depuis belle lurette.
Devant toutes ces dépenses, Wilhelm avait d’abord affiché son ressentiment mais lorsque Rodolphe lui avait dit que ce confort était nécessaire à la santé de Johanna, le fils aîné avait cessé de faire la mauvaise tête.
Pourtant, alors que l’année 1912 s’écoulait aussi monotone et paisible qu’à l’accoutumée, Maria Neürer tomba malade au tout début de l’automne. Déjà fatiguée et souffrant de difficultés respiratoires, elle prit froid après une promenade dans le parc. Agée de soixante-quatorze ans, un bel âge pour l’époque, elle ne parvint pas à se remettre. Malgré tous les efforts de la gent médicale, elle mourut entourée des siens le 12 décembre 1912. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/8a/Emile_Friant_La_Douleur_1898.jpg/399px-Emile_Friant_La_Douleur_1898.jpg
Cette perte chagrina profondément le baron. Maria avait toujours été là pour lui, le soutenant, étant à son chevet lors de ses ennuis de santé. Rodolphe sombra dans une mélancolie profonde, se détachant du monde, n’ayant plus la volonté de tenter quoi que ce soit pour empêcher ou retarder l’inévitable, la Première Guerre mondiale. Il avait compris depuis longtemps qu’il ne possédait pas les moyens techniques suffisants pour s’opposer à l’inéluctable destin sanglant de l’Europe. Les paroles de Michaël, aussi dures avaient-elles été, étaient d’une justesse redoutable.
Deux jours après les belles obsèques de Maria, assis dans son fauteuil favori tout tendu de velours bleu, le baron se remémorait la conversation qu’il avait eue avec cet étrange individu, ce Franz venu de 1959, se demandant parfois s’il n’avait pas fait un mauvais songe. Hélas ! Il n’en était rien.
Sa conscience était confrontée à un terrible et insupportable dilemme. Soit laisser en vie Johanna, sa petite-fille et condamner ainsi son fils préféré Waldemar à mourir empoisonné par sa nièce dans un avenir encore indéterminé, soit laisser mourir sa petite-fille et sauver Waldemar, mais pas que lui, c’est-à-dire bien d’autres habitants de Ravensburg, soit encore devoir lui-même l’assassiner !
C’en était trop, bien trop pour ce vieil homme qui avait subi de dures et longues épreuves. Il se demandait pourquoi le sort s’acharnait sur lui et sur sa famille. Quelle Entité cruelle jouait donc avec les von Möll ? quelle faute payait-il, lui, Rodolphe, et à qui ?
Malgré lui, le baron devait reconnaître qu’il avait cru aux paroles de Franz. Quelque chose dans le regard de cet homme l’avait convaincu de sa sincérité.
Rodolphe se souvenait également du mariage de Karl von Hauerstadt, le fils du duc Friedrich et d’Amélie de Malicourt auquel il avait été invité. Les noces s’étaient déroulées dans l’immense propriété bavaroise du duc au tout début du mois de février 1912. Le séjour du baron avait été enchanteur. Il avait été traité comme s’il était un membre de la famille. Karl, qui approchait de la trentaine, avait immédiatement plu au vieux baron. C’était un homme franc, loyal, qui savait mettre de côté tout ce saint-Frusquin d’étiquette et qui était tout à fait conscient de la beauté candide de sa jeune épouse.
Le lendemain de la cérémonie, Rodolphe, l’air de ne pas y toucher, avait conversé avec Amélie, gracieuse dans sa robe matinale.
- Chère madame…
- Euh… Amélie, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, répondit la jeune femme. Monsieur mon beau-père vous tient en haute estime…
- Oui, eh bien, chère Amélie, avait poursuivi Rodolphe en français, vous comptez sans nul doute avoir des enfants rapidement ?
- Oh ! Mais oui. Toutefois, cela dépendra de mon mari, monsieur le baron. J’espère grandement avoir d’abord un fils… dans ma famille, nous sommes une nichée de filles… Mon père était déçu jusqu’au jour où ma mère lui a enfin donné satisfaction. J’ai donc un frère qui n’est encore qu’un enfant… il vient de faire sept ans.
- Hum… Si Dieu vous accordait ce fils, comment le prénommeriez-vous ?
- Je n’y ai pas encore songé, voyez-vous… François, peut-être… En allemand, Franz… cela sonne bien, non ? J’aime tant la musique de Liszt !
En cet instant, il la revoyait la tranquille et gentille Amélie, avec ses cheveux blonds sagement relevés, ses yeux bleus si calmes, son sourire sincère.
« François, m’a-t-elle dit. Amélie tiendra parole… Franz ignorait que j’ai eu cette conversation. Il ne m’a pas menti ».

*****

En ce 7 juin 1993, le drapeau israélien flottait sur Damas. La Syrie était entièrement occupée.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/68/Syrian_Civil_War_map.svg/langfr-260px-Syrian_Civil_War_map.svg.png
Or, parallèlement, les Soviétiques amassaient des troupes à la frontière afghane. Le rusé Premier Secrétaire du PCUS avait ainsi le prétexte pour déclencher la Troisième Guerre mondiale. Pourtant, un dernier scrupule retenait encore Nicolaï Diubinov. Le vieil homme ne se souvenait que trop bien de la Grande Guerre patriotique et des souffrances qui en avaient résulté pour le peuple russe.
Pendant ce temps, à Washington, Malcolm Drangston avait convoqué le Premier Ministre israélien, Mosché Chaarem. Or, celui-ci faisait la sourde oreille et ignorait superbement les demandes réitérées du président américain.
Quant à Stephen Möll, de retour à Caltech, la présence de Michaël lui apparaissait de plus en plus insupportable. De plus, l’angoisse du prochain conflit devenait telle que le professeur était prêt à s’enfuir n’importe où … et tout d’abord en France… pourquoi ne pas profiter des ultimes jours de paix pour prendre des vacances ?
A la stupéfaction du Doyen, le chercheur se tira en France mais pas tout seul. Il se rendit à Paris en compagnie d’Inge Kopfer qui n’en croyait pas sa chance.
Il n’y avait pas que Stephen Möll pour réagir de manière puérile à ce qui se préparait. Michaël Xidrù lui-même avait ses petits secrets. Sans prévenir quiconque, au contraire de son hôte, il partit pour le passé, dans un endroit inconnu… ce n’était pas sa mission qui pouvait expliquer cette fuite soudaine. Une femme était-elle responsable de cette absence ? Allez savoir ! Notre agent temporel avait déjà connu quelques aventures amoureuses, dans la Crète du XVIe siècle avant Jésus-Christ notamment, à Paris mais sous Louis XV, à Moscou vers 1900 – là, il avait été au mieux avec une princesse Romanov – mais aussi en Espagne, au temps de Charles Quint.

*****

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire