mercredi 30 novembre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1895.



1895


Bonn, 3 mai 1993. 

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Seconde tentative d’assassinat contre le général Gregory Williamson, commandant en chef des forces de l’OTAN.
À la sortie d’une réception donnée par le chancelier de la RFA, le militaire était agressé par un homme armé d’un revolver. L’arme avait
pu être introduite dans le bâtiment gardé car elle était démontable. L’assassin sortant d’un renfoncement, tira à bout portant sur sa cible. Mais, alors que le général se couchait afin d’éviter les balles meurtrières, le revolver s’enraya. Gregory, légèrement blessé, port d’un gilet pare-balles oblige, roula sur le sol tandis que l’entourage du général survenait et maîtrisait le terroriste. Celui-ci fut mal fouillé car, quelques secondes après son forfait raté, il décédait empoisonné par une capsule de cyanure dissimulée dans une fausse dent. Mordant dans la capsule, le Syrien n’eut pas le temps de révéler qui était son commanditaire. Or, son passeport était faux.
L’enquête n’aboutit à rien de précis, qu’à des présomptions.
Loin de tout cela, Stephen Möll poursuivait ses cours de physique appliquée à Caltech. Revenant du campus, il eut la surprise de voir son frère cadet sur le seuil de sa petite villa qui l’attendait patiemment.
- Quelle joie de te voir! S’exclama Stephen. Cela faisait longtemps.
- Je suis muté en Belgique, commença Franck.
- Euh… ça m’inquiète. Mais entre donc.
- Pourquoi donc?
- Le gouvernement fédéral a une idée derrière la tête. Assieds-toi.
Le pilote fit comme son frère lui disait et choisit de s’installer sur le sofa.
- Sans doute à cause des attentats visant le commandant en chef des forces de l’OTAN, reprit le cadet. À mon avis, il va y avoir du nouveau…
- Oui, sans aucun doute et ça me déplaît, tu n’as pas idée. Sois prudent, Franck.
- Je ne suis pas un gamin, un boutefeu…
- Tu peux te retrouver dans une situation bouillante malgré toi. La tension internationale s’accentue chaque jour davantage et…
- J’ai choisi de servir mon pays en tant que pilote, Stephen, ne l’oublie pas.
- Certes, mais il n’en reste pas moins que le bien le plus précieux est la paix.
- Ne me dis pas que tu fais partie de cette troupe de pacifistes bêlants.
- Non, ce n’est pas mon style.
- Alors, pourquoi es-tu si soucieux? Explique-moi…
- Mon travail ne m’empêche pas de m’intéresser à la situation internationale. Je sais qu’Israël vient d’annoncer une offensive décisive contre Damas.
- Oui, eh bien?
- Tu as conscience que le conflit qui s’enlisait est entré dans une nouvelle phase…
- Bien sûr! Si Israël réclame l’aide des Etats-Unis pour consolider une éventuelle avancée contre la Syrie, nous interviendrons.
- Franck, ce serait folie!
- Pas du tout, au contraire.
- Mais jamais les Russes n’accepteront cela! Ils vont entrer dans la danse et…
- Penses-tu! Tu crains une guerre mondiale… ne t’en cache pas…
- Tout à fait et toi, tu fais comme l’autruche… tu refuses de voir l’évidence… tu vas te retrouver en première ligne là-bas en Europe…
- Je suis un soldat discipliné et il n’est pas question que je refuse cette mutation.
Alors que Stephen ne s’y attendait pas, Michaël fit son entrée dans le living, vêtu d’un jean et d’une chemise à carreaux.
- Bonjour monsieur Möll, dit-il à l’adresse de Franck. Vous n’êtes pas en uniforme?
-  Non, j’ai une permission. Vous devez être Michaël…
- En effet.
- Au fait, as-tu soif? Demanda le professeur à son frère. Veux-tu boire quelque chose? J’ai du coca light et de la bière…
- Jamais d’alcool, tu me connais… mais laisse-moi chercher les boissons. Qu’est-ce que je prends pour vous, Michaël?
- Du jus d’orange… merci…
- Fais donc comme chez toi, Franck.
Le pilote se leva du sofa et se dirigea vers la cuisine. Le chercheur en profita pour interroger l’agent temporel.
- Quoi de neuf? Vous n’étiez pas là ce matin…
- J’ai assisté à un cours de physique, d’astronomie plutôt, donné par votre doyen. J’ai trouvé cela fort amusant.
- Pourquoi donc? Je parie que vous lui avez posé une colle!
- Absolument pas… Il s’est enfoncé tout seul. Il a abordé le sujet de l’attraction des corps célestes et il a été bien en peine d’expliquer les raisons de l’explosion d’une planète dans le système solaire il y a des centaines de millions d’années.
- Vous faites preuve d’irrespect envers le doyen. Vous avez dû vous moquer de lui ouvertement…
- Pour qui me prenez-vous? Je sais me conduire bien que vous croyez le contraire. Mon savoir est infiniment plus étendu que votre sommité. Mais je n’en fais pas étalage… Toutefois, je ne prétends pas posséder toute la connaissance de l’Univers… les Douze Sages également…
- Vous allez me sortir l’éventuelle existence d’un Être Suprême…
- Elle coule de source, non? Lui seul est en possession de l’intégralité de l’Information… aucune donnée ne doit se perdre… C’est assez logique. Vous n’êtes pas d’accord avec moi?
- Là, vous me sciez les bras.
Franck était de retour avec un assortiment de canettes et de jus de fruits.
- J’ai trouvé ceci dans le frigo… Du jus de pomme, du jus de raisin mais il n’y avait plus de jus d’orange…
- Tant pis. Je me contenterai d’un jus de pomme…
- Tiens, un coca pour toi et une eau minérale pour moi.
- Merci…
- De quoi étiez-vous en train de parler tous les deux? Questionna Franck avec curiosité.
- De Dieu, pouffa Stephen.
- Bigre!
- Mais nous allions changer de sujet, monsieur Möll, proféra Michaël.
- Tant mieux. Mon frère n’est guère religieux. Moi non plus d’ailleurs. Je suis peut-être de trop?
- Non… vous savez qui je suis, ce que je suis… Patricia vous a tout raconté.
- Pat m’a tout dit et mère aussi. Mais j’ai du mal à le croire.
- La suite de la conversation va vous convaincre, jeta Michaël avec assurance.
- Ah! S’exclama Stephen. Comment cela?
- J’ai reçu un appel télépathique de Rodolphe il n’y a pas quinze minutes.
- Il est encore menacé?
- Non…
- Rodolphe? Notre trisaïeul? Questionna Franck. Ça délire, ici!
- Franck, un peu de sérieux, grommela le chercheur.
- Alors que je revenais de Caltech dans un de vos folkloriques taxis jaunes, je dois m’économiser, le baron a tenu à vous inviter…
- M’inviter? En quel honneur?
- En fait, il vous invite tous, c’est-à-dire vous-même, moi -il m’a pardonné le tour que je lui ai joué il y a peu -Tamira, Antoine, Inge, Cynthia et Juan au mariage de son fils aîné Wilhelm en 1895...
- Tour? Quel tour? Je n’étais pas au courant…
-  Laissez tomber, c’est sans importance…
- Notre ancêtre ne nous a pas cités? Ricana Franck. Il nous a omis, moi, Pat, son mari et ses deux fils?
- Il ne vous connaît pas…, fit Michaël laconiquement.
- Cynthia, Inge et Juan non plus, répliqua le chercheur. Mais, vous n’avez pas nommé Mohammed.
- Sciemment. Le baron a quelque peu tiqué lorsque je lui ai appris que vous aviez un étudiant de confession musulmane. Il s’agit d’un mariage catholique, vous comprenez?
- Non!
- Cela devient délicat… vous connaissez le caractère de Wilhelm, les idées qu’il professe…
- Oh pour ça oui! Wilhelm est raciste et pangermaniste. Cependant, il a accepté Tamira…
- Il l’a déjà vue…
- Je m’en souviens.
- Alors, j’ai préféré ne pas insister…
- Donc Mohammed est persona non grata.
- En quelque sorte. Votre étudiant dévoué se contentera de garder vos labos, voilà tout…
- Je comprends…
- J’en suis soulagé. 
- Je ne sais pas si je dois regretter de ne pas en être de cette noce « rétro », ironisa Franck.
- Il nous faudra des costumes d’époque, jeta Stephen préoccupé.
- Je m’en charge, sourit l’agent temporel. Je sais où en trouver.
- Encore un emprunt?
- En quelque sorte… ce seront des costumes tirés d’un film qui sera tourné dans une vingtaine d’années. Au lieu de prendre la poussière dans une quelconque remise avant d’être revendus pour presque rien, ils nous seront utiles…
- Mais auront-ils la bonne coupe? Ne choqueront ils pas?
- Ils seront « authentiques »… avec des manches gigot pour les femmes et vestons seyants pour les hommes.
- Mon frère en veston avec cravate et chemise? Éclata de rire Franck.
- Rajoute aussi des bottines, des guêtres, un gilet, un pantalon étroit et un haut-de-forme, conclut Stephen.

*****

Ravensburg, le samedi 8 avril 1895.

« Stop!, s’écria Diane. Je me refuse à enfiler pareille horreur. C’est importable comme robe. J’étouffe là-dedans. 
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- Pourtant cette robe a été taillée à vos mesures, objecta Louise alias Brelan. Le synthétiseur fourrier n’a pu se tromper…
- Non, mais j’ai du mal à respirer… elle est trop ajustée.
- Vous n’avez pas l’habitude des corsets, très chère…
- De plus, ces dentelles me chatouillent. Est-ce normal qu’il y en ait tant?
- Oui, Diane… cessez de vous plaindre… ce jaune moutarde vous va à ravir…
- Que vous dîtes… mes cheveux paraissent avoir été teints en couleur pisse de vache.
- Mais non… n’arrachez pas vos postiches. Il va falloir recommencer votre coiffure.
- Madame de Frontignac, je ne fais pas un caprice… pas du tout. Mais cela ne me convient pas…
- Pourtant, vous avez déjà tourné dans des films en costumes, je crois savoir.
- Tout à fait. L’un d’entre eux se passait durant la Première Guerre mondiale… mes tenues étaient bien plus confortables…
- On les avait ajustées… truquées…
- Peut-être…
- Moi, dit Jodie, je préfère ma robe… elle est plus simple.
- Le bleu vous sied à ravir, en effet, sourit Louise.
- On échange? Proposa Diane.
- Nous n’avons pas la même taille, répondit l’Américaine.
- Le tournage va prendre du retard s’il vous faut changer de robe, marmonna Brelan. Erich va encore fulminer.
- Sans compter qu’il me faut reprendre ma coiffure…
- Laisse… je vais te donner un coup de main, jeta Jodie aimable.
- Bon… mais pour la robe, on fait comment? Demanda madame de Frontignac.
- J’emprunte celle dévolue à Anne… Elle ne m’en voudra pas… vous n’aurez qu’à reprendre les mesures, proposa Diane en conclusion.
- Soit. Mais elle ne va pas aimer. 
Avec une certaine impatience, la comédienne d’origine allemande ôta son costume et, marchant en petite tenue - c’est-à-dire brassière, corset et pantaloons - jusqu’au dressing, s’empara de la robe d’Anne. Elle était de teinte lilas. Puis, elle l’enfila et souffla, soulagée.
- Il n’y aura presque rien à reprendre… quelques pinces à la taille et à la poitrine, c’est tout.
- Tant mieux! Émit Louise.
- Tu es à croquer comme ça, ironisa Jodie.
- Tais-toi. Ne te moque pas…
Brelan s’en vint auprès des deux comédiennes, des épingles et du fil à la main.
- Je vais voir ce que je peux faire en quelques minutes…
L’incident était clos. Mais sur le plateau, Erich se demandait ce qui pouvait retarder les deux actrices. Il n’était pas dans leur habitude de se présenter en retard sur un tournage…
Au fait, lesdits costumes imitaient à la perfection ceux utilisés pour le film Crimson Peak, un chef-d’œuvre injustement ignoré de la chronoligne 1721.
*****

Donc, Ravensburg, le samedi 8 avril 1895.

Ce matin-là, Wilhelm von Möll, âgé de vingt-neuf ans, épousait d’abord religieusement puis civilement Magdalena Reuter qui avait un peu plus de trente ans. La nef de l’église de Ravensburg n’était pas assez vaste pour accueillir toute l’assistance tant les invités étaient nombreux. 
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La cérémonie se déroula sans incident. Toutefois, au moment de prononcer le « oui » fatidique, Magda éclata en sanglots et ce fut les yeux humides qu’elle passa l’alliance en or au doigt de son époux.
La cérémonie achevée, les nouveaux mariés, après avoir signé le registre, sortirent de la chapelle et furent acclamés par tous les invités ainsi que par la majeure partie de la population de Ravensburg. De partout, les cris de « vivent les mariés » fusaient alors que le couple était aspergé de poignées de riz censées leur porter bonheur. 
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Puis, en voitures découvertes, les jeunes époux ainsi que leurs parents se rendirent à l’hôtel de ville pour la cérémonie civile.
Pendant le long et sirupeux discours du bourgmestre, Stephen bâilla plus d’une fois et Tamira dut le rappeler à l’ordre.
- Pff! Je ne comprends rien à ce charabia, se défendit le professeur.
- Moi non plus. Mais, c’est malpoli de se conduire ainsi, lui répondit la Japonaise. Tenez, vous attirez l’attention.
- M’en fous.
Effectivement, un des hôtes qui avait eu l’insigne honneur d’assister à l’union civile, le duc Friedrich von Hauerstadt, fit, le visage fermé, s’adressant à un autre invité d’origine hollandaise:
- Mein Herr, avez-vous remarqué cette espèce d’Américain mal poli? Il se comporte avec la plus grande désinvolture. Quant à sa tenue! Sa redingote est boutonnée de travers…
- Vous avez raison, répondit le Néerlandais avec un sourire qui en disait long. Il me semble bien qu’il a oublié de mettre des gants.
- Vous avez raison. Monsieur le baron me déçoit profondément d’avoir invité un tel malotru. Je me demande qui il peut bien être…
- Un parent éloigné sans doute… 
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Un peu plus tard, tout le monde se retrouva dans l’immense salon du château afin de se restaurer. Pour l’occasion, la vaste salle était éclairée à l’électricité et les serviteurs arboraient des tenues impeccables. Peter présidait le ballet des domestiques et des extras, superbe de sang-froid et de professionnalisme.
Avant le festin, digne de Lucullus, trois services avec volailles, gibiers et poissons, salades, entremets et desserts variés, sans oublier les vins, de Bordeaux, d’Anjou ou de Bourgogne, champagne pour la pièce montée, véritablement d’une taille impressionnante, les étudiants de Stephen avaient été présentés au baron et à la baronne von Möll.
Juan avait salué avec grâce les maîtres des lieux.
- Encantado señora y señor…
Puis, il avait poursuivi en un allemand maladroit:
- Ich bin… Juan Gomirez… ein Student…
- Inutile de parler allemand, avait proféré Rodolphe avec un sourire amusé. Je connais et pratique l’anglais, vous savez…
- Muchas gracias… Je préfère…
Derrière le Chilien, Inge s’impatientait. Lorsque son tour vint, elle tendit la main, espérant un shake hand bien américain.
- Hallo, ich heisse Inge Köpfer. Sehr erfreut…
- Très heureux de faire votre connaissance, Fraulein Köpfer, jeta Rodolphe. Manifestement, vous êtes de nationalité allemande.
- C’est exact. Mon père est natif de Hambourg et il est dans les affaires. 
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- Quant à vous mademoiselle? Questionna Gerta.
- Cynthia Learry, s’inclina la jeune fille.
- Ce bleu est magnifiquement assorti à la couleur de vos yeux, proféra la baronne.
- Merci, rosit Cynthia.
- Mon compliment est des plus sincères, insista Gerta.
En son for intérieur, Inge en prenait pour son grade. 
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« Ouille! Ça veut dire que ma robe ne va pas… ah lala! C’est la faute de Michaël… »
Une voix mentale lui répondit avec ironie:
- Pas du tout! À force de porter des tenues excentriques, des robes à la coupe déstructurée, les costumes d’époque détonent sur vous…
- Mufle!
Le visage empourpré, Inge chercha des yeux l’agent temporel. Elle le vit qui se tenait en retrait et observait le duc et la duchesse von Hauerstadt avec curiosité.
Le repas de noce s’éternisa puisqu’il s’étala durant tout l’après-midi. Ensuite, alors qu’un orchestre jouait en sourdine Sang viennois, l’Or et l’Argent, de Strauss,
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 et que l’assistance, tout en devisant gaiement se dirigeait vers le parc, à l’arrière du château, afin de savourer une représentation théâtrale, celle de Beaucoup de bruit pour rien, en anglais, le must du snobisme, et que la domesticité débarrassait la table du salon, Michaël abordait l’hôte hollandais et l’apostrophait d’un ton ferme.
Les deux hommes s’attardèrent sur la terrasse, la discussion s’envenimant.
Pendant ce temps, la jeune épousée recevait les compliments de Stephen et de ses étudiants. La naïve Magdalena était loin de connaître les origines du professeur Möll et de ses amis.
Au fait, à quoi ressemblait la mariée? De taille respectable, un mètre soixante-deux, c’était relativement grand pour l’époque, les cheveux châtains et les yeux d’un vert délavé, la figure assez molle, la silhouette déjà alourdie, la poitrine généreuse, Magda paraissait plutôt mal fagotée dans sa robe de soie blanc écru, froufroutante de dentelles, un bouquet de fleurs d’oranger dans sa main gauche, coiffée d’un voile de mousseline retenu par une couronne de fleurs du même type que ledit bouquet. 
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Lorsque Cynthia s’inclina devant Magdalena, elle eut toutes les peines du monde à retenir un fou rire.
« Quel jambon! » murmura-t-elle en anglais.
Heureusement pour Magdalena, elle ne pratiquait pas cette langue. Quant à Stephen, il faillit s’étouffer dans son mouchoir.
Rodolphe s’en aperçut et lui demanda:
- Mister Stephen, que vous arrive-t-il donc?
- Rien, une simple quinte de toux. En fait, j’essaie de comprendre les raisons d’un tel mariage.
- Vous trouvez le couple mal assorti, n’est-ce pas?
- Monsieur le baron, c’est vous qui l’avez dit…
- Oh! J’ai conscience que cette situation frise le ridicule. Mais elle n’est pas de mon fait. Mon fils, qui est majeur depuis quelques années, a tout décidé. Tant que Magdalena se montrera bonne épouse et bonne mère, nous nous en contenterons, Gerta et moi-même.  
- Je vois, mais je plains votre bru…
- Pourquoi donc?
- Elle ne sera pas heureuse…
- Mister Möll, rétorqua le baron, chez nous, il n’est pas coutume de nous marier pour être heureux, mais pour fonder une famille stable et assurer la descendance. Le mariage d’amour, c’est bon pour les ouvriers, les gens de peu…
- Entschuldigung…j’ai commis un impair…
- Vous êtes tout excusé, Herr Stephen…
Mais que se passait-il donc exactement entre Michaël et Johann, car il s’agissait bien de ce dernier? Le richissime financier avait usurpé l’invitation d’une autre personne.
Coincé dans le chambranle d’un bow-window, van der Zelden affrontait l’agent temporel. 
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- Pardonnez ma curiosité qui vous paraît sans doute mal placée, monsieur, lançait Michaël avec ironie, mais je crois que vous n’avez pas une invitation en bonne et due forme. Vous avez omis de vous présenter qui plus est. Comment vous appelez-vous précisément?
- Monsieur! Quelle insolence! Je ne vous connais pas. Vous m’agressez…
- Tiens donc! Mais j’attends toujours que vous décliniez votre identité.
- Je n’ai rien à vous dire monsieur le sans gêne, le malotru. Pourquoi vous dire mon nom alors que vous-même taisez le vôtre?
- Ah? Étonnant. Pourtant, je ne suis pas un inconnu pour vous. J’ai encore en mémoire le tour que vous m’avez joué à Paris le 5 juillet 1889.
- Oh! Si c’est vrai, cela fait presque six ans.
- Vous savez compter. Félicitation. Vous n’avez pas vieilli d’un iota, monsieur. Votre déguisement et votre costume sont les mêmes. Étrange, non?
- Monsieur, veuillez me laisser le passage.
- Non. Cette fois-ci, je me tiens sur mes gardes et vous ne pourrez m’échapper.
- Je le répète: laissez-moi passer. Sinon, j’appelle à l’aide.
- Appeler à l’aide? De mieux en mieux. Mais qui donc? Quelle force mystérieuse? Oseriez-vous le faire devant témoin?
Le ton avait monté. Si fortement d’ailleurs qu’une partie de l’assistance, qui s’était attardée venait de se rendre compte que quelque chose clochait.
En bas, Waldemar s’était enquis de Stephen.
- Monsieur Möll…
- Qui y a-t-il? S’inquiéta le professeur.
- Votre ami Michaël… il est en train d’avoir maille à partie avec un des invités de mon père… Du moins, je le crois. Ça a l’air de tourner mal…
- Où sont-ils tous les deux?
- Là-bas, sur la terrasse.
Waldemar et le professeur Möll accoururent et assistèrent à la fin de la dispute qui menaçait de prendre une fort mauvaise tournure.
- Monsieur le Hollandais volant, allez-vous vous identifier une bonne fois pour toute? Comme lui, vous avez le pouvoir d’apparaître et disparaître à volonté…
- Monsieur, vous dépassez les bornes.
- C’est dans ma nature. Alors? Dois-je vous nommer à la face du monde? Et ainsi vous arracher le masque?
- Pour qui donc me prenez-vous ? Paltoquet! Jamais je ne vous obéirai. Jamais!
Alors, Johann donna un violent coup de tête dans la poitrine de l’agent temporel. Celui-ci, quelque peu désarçonné, n’utilisa pas ses pouvoirs afin d’immobiliser l’homme d’affaires. Peut-être, après tout, ne tenait-il pas à ce que Waldemar et les autres témoins vissent ce dont il était capable…
Johann parvint donc à s’éloigner de la terrasse. Descendant jusqu’au hall d’entrée, là où se trouvaient exposés des sabres et des épées de famille, il se saisit d’une arme et, toujours courant, franchit les marches du perron, et se retrouva dans le parc.
Mais il avait à ses trousses Stephen et Waldemar, sans omettre Michaël naturellement. Or, le jeune von Möll avait également eu l’idée de prendre un sabre. Il fut le premier à rejoindre Johann tandis que l’agent temporel, freiné par la venue de Rodolphe, fournissait de rapides explications.
De l’autre côté du parc, on ignorait le scandale en train de se produire. On s’étonnait simplement du retard du maître des lieux. Tout le monde attendait le début de la représentation.
Parmi les témoins inattendus, se trouvaient le duc von Hauerstadt et Juan Gomirez.
- Madre de Dios! Un duel… au sabre… Comme au cinéma…
- Donnerwetter! s’exclama le baron. Mais c’est mon fils cadet qui va se battre. Warum?
- Monsieur le baron, je n’en sais rien, articula Stephen. Je n’ai pas compris ce qu’il se passait.
- Il faut  empêcher cette folie.
- Non… jeta l’agent temporel. Laissons ce Hollandais volant se démasquer malgré lui.
Rodolphe et Stephen essayèrent de bouger, mais ils étaient paralysés par la volonté de l’Homo Spiritus. Il en allait de même pour le reste des témoins.
La rixe commença. Les deux duellistes étaient de force égale. Cependant, le plus jeune manquait quelque peu d’expérience, ce qui apparut bien vite. Johann, qui excellait dans tous les sports de combat, qui pratiquait la ruse avec un art consommé, qui savait donc détourner l’attention, d’un tour de poignet fantastique, para la botte de Waldemar et érafla de la pointe de son sabre l’épaule droite de son adversaire.
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 Le jeune homme, sous la douleur, laissa tomber son arme. Aussitôt, l’étreinte de Michaël cessa et le fils cadet du baron fut entouré par des invités qui souhaitaient lui porter secours.
Cependant, la blessure n’était pas grave.
Mettant à profit la distraction dont désormais l’assistance faisait preuve, Johann escomptait prendre la fuite. Or, c’était sans compter avec le duc Friedrich. Le Hollandais se heurta alors au noble personnage. 
- Mister, où espériez-vous donc aller? Questionna von Hauerstadt avec assurance.
- Je l’avais oublié, celui-là! Ricana l’homme d’affaires. Tel grand-père, tel petit-fils!
Alors, profitant du fait que le duc était désarmé, il se servit de son sabre et fit des moulinets dangereux avec son arme, obligeant ainsi le Bavarois à reculer.
Étant certain d’avoir désormais le passage libre, Johann tripota un de ses faux boutons ornant sa redingote gris perle. Sous les yeux éberlués de Friedrich et de Stephen qui avait rejoint le duc, le richissime banquier et homme d’affaires disparut, dématérialisé alors qu’il déclamait:
- Ô toi qui commandes le Temps, viens en aide à ton fidèle serviteur!
Une lumière violette venue d’un lieu inconnu l’avait enveloppé. Comme si de rien n’était, van der Zelden se retrouva paisiblement assis dans un fauteuil club confortable dans son bureau de New York, au dernier étage d’un gratte-ciel.
Soulagé, Johann se permit de soupirer.
- Il était moins une, je crois. Je préfère rire de cette situation absurde.
Prenant un cigare dans un étui luxueux, van der Zelden l’alluma, en tira une bouffée et reprit:
- J’ai envie de rire. Michaël doit être encore en train de se demander quelle peut être cette aide mystérieuse. Il a compris qu’il s’agissait d’un de ses supérieurs hiérarchiques. Mais voilà: qui? Un simple agent temporel chargé de la mission la plus cruciale de tous les temps. Ce serait amusant s’il ne s’agissait pas toutefois du dernier prototype mis au point par les Douze S. Que je le veuille ou non, la lutte est désormais bien engagée. Cela me plaît. Le combat va s’avérer passionnant et bien plus équilibré qu’on pourrait le penser. Mais il me tarde de te vaincre, Michaël, toi un Homo Spiritus… battu par moi, un Homo Sapiens… plus doué que la moyenne… oui… ta défaite apparaît comme inéluctable.
N’achevant pas, l’Ennemi ricana bruyamment.

*****

Or, en avril 1895, Michaël avait été terriblement secoué par la lumière violette. En effet, une langue venimeuse s’était détachée de l’aura maléfique et était venue frapper de plein fouet l’agent temporel. Lorsqu’enfin, il recouvra ses facultés, il ne put que constater deux choses:
- Johann s’était évaporé;
- l’assistance ne gardait en mémoire aucun souvenir des dix dernières minutes.
Cela revenait à dire que plus personne ne pouvait expliquer la mystérieuse blessure que Waldemar arborait à l’épaule droite. Néanmoins, un médecin qui faisait partie des invités de la noce se hâta de soigner le jeune homme.
Lentement, Michaël gagna l’arrière du parc, là où une estrade avait été dressée afin d’accueillir la représentation théâtrale. Le public s’agitait, comprenant de moins en moins à quoi était dû le retard qui persistait.
Stephen, qui, lui aussi, avait rebroussé chemin, le visage préoccupé, croisa l’homme du futur.
- Avez-vous reconnu l’homme qui s’est battu avec Waldemar? Questionna Michaël.
- Que me dites-vous là? Fit le professeur. Quel homme? Je ne me souviens de rien.
- D’accord! C’est un sacré tour de force. La puissance occulte qui a secouru notre Hollandais volant a effacé la mémoire de tous les Homo Sapiens se trouvant ici, dans le parc. Seul, je n’ai pas été affecté.
- Gosh! Expliquez-vous, Michaël.
- Pas le temps. Mais je m’aperçois que cette entité a néanmoins commis une erreur.
- Je ne comprends rien à vos propos.
- Constatez avec moi que Waldemar a été blessé et que, désormais, grâce aux bons soins de ce monsieur, il porte désormais le bras droit en écharpe.
- Tiens, c’est vrai. Alors, vous refusez toujours de fournir une quelconque explication?
- J’ai fait preuve de légèreté. J’ai sous-estimé la puissance du soutien occulte de Johann van der Zelden.
- Encore lui? Décidément, mon ami vous obsède… tout d’abord, êtes-vous bien certain que c’est lui notre ennemi?
- Oh que oui! Soupira Michaël. Mais, désormais, un autre problème se pose. Comment le sieur van der Zelden a-t-il pu entrer en contact avec un personnage haut placé appartenant au moins à mon propre monde?
- Quelqu’un, chez vous, jouerait double jeu? Ça ne tient pas la route! Proféra Stephen.
- C’est là ce que je suis enclin de croire. Donc, l’aide inconnue serait originaire d’une civilisation plus évoluée encore que celle des Douze Sages. Elle côtoierait le Mur du Temps…
- Ah? Le Mur du Temps…
- L’an 132 543...
- Pourquoi ce nom?
- Hé bien… comme tous les miens, je ne puis dépasser une certaine date, le point 132 543 après Jésus-Christ. J’ai essayé, croyez-moi… 
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- Que vous est-il donc arrivé?
- Quelque chose d’effrayant. J’ai failli me disperser au sein d’une tempête temporelle… à un point précis de cette date fatidique, tous nos servomoteurs
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 et temporels se détraquent et repartent en arrière dans un maelström d’une puissance effroyable. Au cœur de cette tempête, car il s’agit bien d’une tempête de particules et d’énergie brute, le spectre lumineux est également affecté par les tourbillons fous. Il se décompose et se déchire. Impossible de garder son intégrité intacte et de survivre là-dedans. Beaucoup d’entre nous ont tenté de franchir ce maudit Mur. Personne n’a réussi cet exploit.
- Assurément, vous ne me mentez pas…
- Pourquoi le ferais-je?
- Donc, ce Mur existe. À mon avis, il n’est rien d’autre qu’une protection destinée à isoler une civilisation qui ne désire pas être dérangée…

*****

Finalement, la représentation de la pièce de Shakespeare eut bien lieu, mais avec trois quarts d’heures de retard. Stephen, Michaël et les étudiants s’étaient esquivés sans bruit et avaient rejoint l’année 1993.

*****

Il n’y avait pas que le lieutenant Spénéloss et Albriss à avoir sollicité une entrevue avec le commandant Wu. L’amiral à la retraite Trabinor avait fait part de ses desiderata à Daniel Lin sur un ton sévère.
L’Ingénieur en chef ne s’était pas dérobé. Il devinait les raisons de ces demandes. Quelque peu embarrassé, le Prodige de la Galaxie pensait : « j’ai…merdé… pour parler comme Stephen. Jacinto a raison. Je souhaite être démasqué. Il est vrai que la solitude me pèse, du moins le lourd secret de ma condition réelle. Comment m’expliquer avec ces petites vies ? Accepteront-elles mes révélations ? Sont-elles prêtes ? Ah ! Parfois je me laisse emporter par des pulsions infantiles. Ce feuilleton est une véritable catharsis qui en dit bien trop long sur ma personnalité et les défis que je relève à chaque femto seconde qui s’écoule ou est censée s’écouler… je n’ai pas assez grandi et mûri. Je vois déjà se profiler dans le lointain l’inévitable… mais… Elle saura m’assagir… oui, Elle saura… ».

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Espagne, 1522.

Charles Quint, empereur et roi d’Espagne, était le souverain le plus puissant de ce temps-là. 
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L’agent temporel se trouvait en mission dans cette première moitié du XVIe siècle et visitait Madrid, Valladolid, Barcelone, Saragosse, Cordoue et Tolède. Il avait l’espoir d’être introduit à la Cour du jeune souverain Habsbourg. Sous l’identité d’un noble castillan, il était chargé d’étudier le comportement de l’entourage royal. Ainsi, il apprenait parallèlement les structures économiques et sociales du royaume des Espagne. Tout naturellement, son but était de permettre au cours de l’Histoire de se dérouler comme prévu. L’Espagne, grande puissance au XVIe siècle, deviendrait un pays mineur dans les siècles suivants grâce à l’action occulte de notre homme du futur mais aussi à cause de ses confrères qui lui succèderaient à ce poste.
Michaël était-il donc sans scrupules? On pouvait légitimement se poser la question car il ne tenta rien, bien au contraire, pour éviter aux Espagnols les multiples guerres contre le royaume de France. Le destin des différents Etats d’Europe occidentale ne subirait aucun contretemps.

*****

Mai 1993.

L’aviation israélienne bombardait Damas. Inévitablement, les civils fuirent la capitale syrienne. Les chaînes de télévisions s’attardaient à montrer les longues files de réfugiés désemparés qui s’étiraient sur les routes et les pistes désertiques. C’était un spectacle à vous serrer le cœur.
En Iran, Téhéran n’était plus qu’un amas de ruines. Le pays était désormais occupé par quatre forces étrangères, Israël, bien sûr, mais aussi par la Jordanie, l’Inde et l’Arabie saoudite.
En Europe, Frank Möll subissait un entraînement intensif de remise à niveau de pilote de chasse dans les bases aériennes belges de l’OTAN. Il avait pris le commandement de l’escadrille Silver Cloud avec une promotion à la clé. En effet, il avait été nommé major.
À Londres, le roi Charles III avait été contraint de trouver refuge en Ecosse au château d’Edimbourg à cause des émeutes sociales provoquées par un chômage et une misère effroyables touchant toutes les classes de la population. La loi martiale proclamée devait éviter au Royaume-Uni de sombrer dans la guerre civile.

*****

1896.

En Afrique du Sud, la situation pourrissait. Les Anglais menaçaient à la fois l’indépendance de la République du Transvaal et de l’Etat libre d’Orange. La guerre des Boers ne devait éclater que le 12 octobre 1899. 
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À Ravensburg, abonné à différents journaux européens, le baron von Möll apprit l’invention du cinématographe par les frères Lumière. Il déclara à toute sa famille:
- Cette curiosité de forains n’a aucun avenir.
Pour une fois, il se trompait.
À Paris, Arthur de Mirecourt, fils d’Hubert, fêtait déjà ses dix-sept ans. C’était un jeune homme élancé mais de taille moyenne, les yeux gris clair au regard vif, les cheveux bruns et le sourire engageant. Plus tard, il se fera pousser une fine moustache à la Arsène Lupin. Ayant reçu une éducation parfaite, il parle couramment l’allemand, mais également l’anglais. Généreux et chevaleresque, la tête cependant bien sur ses épaules, il était prêt à secourir son prochain.
Or, le père avait décidé que le jeune homme ferait carrière dans l’armée. Arthur, inscrit à Saint-Cyr, étonnait ses condisciples lorsqu’il développait ses idées personnelles concernant les prochains conflits qui marqueraient le XX e siècle.
- Nous devons déjà envisager la guerre du XX e siècle, faisait-il devant un auditoire attentif. Il faudra prohiber l’usage de certaines armes. Notre premier devoir: respecter l’adversaire tombé à terre.
- Comment cela? Questionnait un de ses camarades.
- Nous devrons soigner les blessés ennemis comme nous le ferons pour les nôtres. Il ne sera pas question d’humilier les vaincus.
- Ce sera difficile, émit un autre ami.
- Je le sais. Il nous faudra également combattre loyalement, sans sacrifier inutilement un trop grand nombre de soldats.
- Là, tu demandes la Lune, remarqua le premier de ses condisciples.
- Réfléchissez. C’est là une évidence. Les progrès de l’armement étant ce qu’ils sont, les conflits du futur devront donc être impérativement limités dans le temps.
- Ah! Ça, fichtre! Pourquoi?
- Afin d’éviter une extermination barbare et systématique des populations civiles. Avec les moyens modernes, elles risqueraient d’être cruellement touchées car prises pour cibles. La guerre doit conserver une dimension humaine.
- Je serais curieux de voir comment, persifla le deuxième ami.
- Eh bien, c’est tout simple. En cas d’occupation d’un pays vaincu, nous protègerons les familles des soldats ennemis tués au combat comme s’il s’agissait de nos propres familles.
- Tu nous fais rire.
- En fait, je trouve qu’il y a de la grandeur dans tes propos, déclara un troisième condisciple qui, jusque-là, avait gardé le silence.
- Merci pour ton soutien, Georges, répondit Arthur avec un sourire heureux.

*****

Los Angeles, 6 mai 1993.

Tamira avait rassemblé une masse de documents sur le Japon du temps de Mutsu Hito
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 car Stephen lui avait promis un petit voyage temporel sur sa terre d’origine. Un soir de mai, elle se rendit donc chez son professeur afin de lui rappeler sa promesse et lui montrer où en était son projet. Ce fut l’agent temporel qui ouvrit.
- Tamira! Quelle agréable surprise, s’exclama le jeune homme.
- Bonsoir à tous les deux, répondit la jeune fille.
- Je sens que tu es là pour me parler du voyage nippon, fit Stephen.
- Effectivement. J’ai fini d’amasser toute la documentation nécessaire, rappela la Japonaise.
- Asseyez-vous, Tamira, recommanda Michaël.
- Oui, je vois ça, souffla le professeur. Comme tu le sais, je tiens toujours mes promesses. Tu espères que nous partirons le plus tôt possible.
- Exactement. Mais nous devons d’abord nous mettre d’accord sur une date.
- Sans problème. Je serai libre avant la fin du mois, je me suis arrangé pour. Le directeur m’a accordé un congé pour la seconde quinzaine de mai. J’ai prétexté que je souffrais de surmenage intellectuel à cause de mes travaux. Ce n’est pas entièrement faux.
- Je dirais, articula Michaël avec ironie, que vous voulez plutôt oublier la parenthèse Marilyn. Donc, quoi de plus logique que de vous réconcilier avec Tamira? Il faut effacer les quelques petits nuages venus ternir vos relations.
- Ah! Michaël! On croirait que vous cherchez la dispute. Nous nous sommes pourtant entendus sur ce point à Ravensburg en 1885.
- Pour moi, l’heure est venue. Marilyn est passée à la trappe. Fixons donc l’année à laquelle nous devrons nous rendre.
- Laquelle te dirait?
- Employer le translateur pour les beaux yeux d’une étudiante, je trouve cela un peu fort de café, soupira l’agent temporel. Oubliez-vous, cher professeur, que Johann van der Zelden vient de nous démontrer qu’il n’avait nullement renoncé à pourrir l’existence de Rodolphe? Remarquez, si vous ne voulez plus aider votre ancêtre, libre à vous! Moi, je n’ai nul besoin de translateur pour me déplacer dans le temps et me rendre à Ravensburg. J’ai l’impression que votre invention devient un jouet pour épater vos petites amies.
- Michaël, jeta Tamira durement, vous faites preuve de cynisme.
- A qui la faute? Je vous fâche parce que je dis la vérité, voilà tout. À priori, je ne suis pas contre une petite incursion au pays du soleil levant. Histoire de vous changer les idées à tous les deux. Mais, une fois le travail accompli. Cependant, comme je ne veux pas passer pour un rabat-joie, je ne m’opposerai pas à ce voyage. Vous avez ma parole. Tenez! Je vous conseille pour celui-ci une période où le Japon n’est pas en guerre contre la Chine ou la Russie. L’année 1907 me semble idéale. Mutsu Hito est au fait de sa gloire. Il ne mourra qu’en 1912.
- Michaël, je retiens votre suggestion, répondit Stephen.
- Stephen, je viens de penser à une chose, émit la Japonaise avec son sourire désarmant. Nous ne pouvons en aucun cas apparaître comme cela, comme par enchantement, en pleine campagne. Certes, le translateur sera programmé pour regagner l’année 1993 ou pour rester garé dans un temps parallèle. Vois-tu, je préfèrerais que nous n’allions pas directement au Japon, mais en Europe.
- Hum, siffla le chercheur. Développe ton plan.
- Le translateur atterrira en Grande-Bretagne, à proximité de Londres. Le lieu de matérialisation noté, nous nous ferons alors passer pour des touristes fortunés désirant effectuer une croisière en Extrême-Orient.
- Rien que cela! S’exclama Michaël.
- Mais oui. Je serai une Japonaise établie au Royaume-Uni ayant épousé un excentrique Britannique. C’est tout simple.
- Tu as tout prévu.
- C’est vrai. Une fois le Japon visité, nous n’aurons plus qu’à prendre un autre paquebot qui nous ramènera en Angleterre. Puis, nous rejoindrons le lieu de notre première arrivée et en quelques secondes, nous serons de retour ici, à LA en 1993.
- Bravo! Applaudit Stephen. C’est splendidement réfléchi. J’approuve. Nous passerons des vacances merveilleuses.
- Puisque vous êtes d’accord, une petite collation pour fêter cela? Proposa l’homme du futur.
- Bonne idée, proféra Tamira.
- Il y a des sandwiches au concombre et au beurre de cacahuète au réfrigérateur, suggéra Michaël. Avec des sodas et du jus de pamplemousse.
- Cela me va, fit Tamira.
- Moi itou, renchérit le chercheur.
Une fois encore, l’agent temporel se dévoua et fit office de serveur.

*****

Ravensburg, 20 septembre 1897.

Wilhelm, cigare coincé entre les lèvres, arpentait d’un pas nerveux le fumoir. Son père, debout en face de lui, observait ce désarroi. Un instant, cessant là son manège, le jeune homme lança:
- Cela n’est plus possible. Voilà plus de deux ans que je suis marié et Magda s’avère incapable de mettre au monde un enfant mâle vivant!
- Tu as eu une réaction déplorable lors de sa dernière fausse couche, jeta le baron. Ma bru se remet difficilement.
- Deux fils morts nés. J’ai envie de me tirer une balle dans la tête…
- Tout de même pas. Tu dis des sottises. Si tu l’avais mieux traitée lors de ses grossesses, les choses ne se seraient pas passées ainsi.
Comme nous pouvons le constater, Rodolphe ne vouvoyait plus son fils aîné. Son attitude avait évolué. Désormais, il se voulait le patriarche de la famille et tentait de donner de bons conseils à tous.
- Ces vieilles pies de Maria et de Gerta rient dans mon dos. Le nierez-vous père? Je les ai vues. Même Peter, notre majordome, a un petit sourire qui en dit long lorsqu’il me croise.
- Tu imagines tout cela. Aie donc un peu plus de respect pour ta mère et ta tante.
- Je déteste être ainsi humilié!
- Je sais ce qui ne va pas avec Magdalena.
- Dites toujours.
- Tu tiens ta femme trop à l’écart de tes affaires, de tes problèmes. Tu l’ignores, tu la méprises. Tu la crois trop sotte pour s’intéresser à ton travail. Or, tu te trompes. Elle est plus fine qu’il n’y paraît.
- Alors, que me suggérez-vous?
- Change de comportement. Sois plus attentionné avec elle. Fais-lui de petits cadeaux. Je suis certain que sa prochaine grossesse aura un dénouement heureux.
- A moins qu’elle ne devienne stérile!
- Pourquoi cela?
- Elle prend de l’âge, père! Si Waldemar se marie et a un héritier avant moi, de quoi aurai-je l’air? Un officier qui n’est pas capable d’avoir une descendance… je vais être la risée de tous.
- Abandonne ces idées sombres et crois en ton étoile, mon fils.
Wilhelm répondit par un haussement d’épaules et par une bouffée de son cigare.
Mais qu’en était-il justement de Waldemar et de ses projets? Brillant agrégé de sciences physiques, le jeune homme voyait s’ouvrir devant lui les portes d’une carrière honorable à l’Université.
- Il montera jusqu’à Berlin, avait déclaré un jour Maria à son frère.
Le scientifique venait de faire la connaissance d’une jeune fille très comme il faut, la cadette de son professeur qui chaperonnait sa thèse. Jeune femme de vingt-quatre ans, au teint pâle, aux cheveux roux et aux yeux noisette, elle était de taille moyenne. Intelligente et raffinée, elle avait tout pour plaire à Waldemar. Sa culture étendue mais aussi sa gentillesse faisaient le bonheur et la fierté de ses parents. Un nuage pour assombrir ce tableau: ses nerfs fragiles.
Les fiançailles officielles avaient eu lieu à l’été 1897. Ainsi, nous comprenons mieux l’inquiétude et la mauvaise humeur de Wilhelm. Jusqu’au bout, l’officier souhaitera une rupture entre les deux jeunes gens, sous le fallacieux prétexte que la santé de Wilhelmine n’était pas très brillante. Mais cette rupture n’eut pas lieu. 
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Alors, le fils aîné de Rodolphe se rabattit sur le vain espoir que mademoiselle Bayer ne pourrait mener à terme une grossesse. Plus odieux que jamais, on pouvait penser qu’il était la proie de quelque démon intérieur. Le fait qu’il se voulait l’unique héritier des von Möll, le souci de son rang lui étaient montés à la tête… mais peut-être son psychisme avait-il été travaillé par l’Ennemi?

*****

Date indéterminée.

Dans les sous-sols d’un building ultra moderne, une salle aseptisée, emplie d’appareils électroniques à usages mystérieux.
Assis non loin de certaines cuves, installé le plus confortablement possible dans un fauteuil tournant signé d’un grand designer, fumant un havane d’une taille impressionnante, Johann van der Zelden s’adressait à une jeune femme de grande taille, à la complexion solide, aux yeux couleur acier, à la peau très claire, à la voix synthétique et au visage inexpressif.
- C’est votre tour Lepaïola d’accomplir votre mission.
- Bien maître. Je suis à vos ordres. Je vous promets que Ravensburg va connaître des heures sombres.
Puis, la femme artificielle prit la direction d’une petite pièce là où l’attendait une bulle temporelle. L’engin vibrait doucement tout en émettant une lueur bleutée. Sans exprimer la moindre crainte, Lepaïola pénétra dans la bulle et celle-ci disparut aussitôt avec un sifflement de plus en plus aigu.
Dans son fauteuil, Johann se frottait les mains.
- Lepaïola… tu es un atout dans ce combat. Qui se méfierait d’une femme? Certainement pas ce nigaud de Stephen!

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