samedi 15 octobre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1886 (1).



1886


Dès le lendemain de la soirée de réception, Michaël se retrouva dans le hall de la bibliothèque municipale de LA. Durant quarante-huit heures, Stephen n’allait avoir aucune nouvelle de lui.
La bibliothèque abritait une importante collection de journaux et périodiques microfilmés. L’agent temporel s’adressa poliment à la réceptionniste, une jeune femme noire d’environ trente ans, des lunettes sur le nez.
- Pardon, madame, je voudrais consulter tous les numéros des revues et quotidiens suivants parus depuis vingt ans.
Michaël tendit la liste des titres à l’employée municipale avec un sourire enchanteur. Celle-ci, à la lecture du papier, devint perplexe.
- La totalité des numéros de Newsweek,
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 du Times de Londres, du Daily Mail, du Washington Post,
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 du New York Times et de l’Herald Tribune
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 depuis 1973? Avez-vous une idée de ce que cela représente en masse de documents?
- Certes, mais je lis très vite. J’ai une mémoire photographique. De toute façon, ne les avez-vous pas faits microfilmer?
- Bien sûr. Même en disposant d’une mémoire exceptionnelle, vous en aurez pour plusieurs jours.
- Oh! Une heure me suffira largement.
La réceptionniste haussa les épaules pensant avoir affaire à un illuminé.
- Vous êtes un marrant, vous. Eh bien, cela vous fera vingt dollars.
- Hum… heureusement que j’ai pensé à prendre de l’argent dans le portefeuille de Stephen, soupira l’agent temporel. Rien n’est gratuit en ce monde.
Sans en rajouter davantage, l’homme du futur régla la somme demandée.
Quelques instants plus tard, confortablement installé, il visionnait les microfilms sur un écran vidéo à une vitesse phénoménale. Mais que cherchait-il donc à travers les articles de presse concernant le dénommé Johann van der Zelden? À cerner plus précisément l’image publique que donnait à voir le financier. Rapidement, il découvrit quelques numéros qui parlaient d’une manière ou d’une autre de l’homme d’affaires ou encore de sa famille.
Ainsi, l’Herald Tribune du 15 octobre 1973 dévoilait que le banquier d’origine grecque Georges Athanocrassos,
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 naturalisé américain depuis quelques temps déjà, avait accordé un prêt à très bas intérêt aux Syriens leur permettant de financer leur guerre contre l’Etat d’Israël. Sur une photographie, Georges apparaissait dans une tenue très chic, la septantaine, les cheveux gris crantés, le ventre rebondi, le teint hâlé, avec à sa gauche un jeune homme qui ressemblait beaucoup à Johann. Ladite photo avait été prise lors de la remise des prix de l’Université de sciences économiques. Elle portait la légende suivante:
« Le banquier Georges Athanocrassos remet à notre lauréat Johann van der Zelden le premier prix à l’unanimité en section gestion. A noter que le jeune homme n’est âgé que de dix-sept ans. Il s’agit de l’un de nos plus jeunes diplômés de toute l’histoire de notre Université ».
Le Daily Mail, quant à lui, s’étendait sur les circonstances de la mort du banquier, retrouvé sans vie dans sa salle de bains, victime d’un infarctus à l’âge de soixante-quatorze ans. Un résumé des plus intéressants suivait racontant la vie d’Athanocrassos, fournissant à Michaël des renseignements à ne pas négliger. Il apprit donc que Georges, orphelin d’un couple de riches propriétaires fonciers de l’Eubée, assassinés dans des circonstances restées mystérieuses, fut adopté à l’âge de quelques mois par Joseph Rosenberg alors en voyage en Grèce. Rosenberg, banquier de son état, était de confession israélite. Ceci se passait en août 1900. Coïncidence incroyable, Joseph était le principal banquier de la petite ville de Ravensburg dans le Wurtemberg.
À la mort de Rosenberg, survenue en 1954, Athanocrassos, qui avait fui le nazisme en émigrant aux Etats-Unis, hérita de la fortune de son père adoptif mais aussi d’un réseau bancaire considérablement accru qui avait étendu ses tentacules sur tout le continent européen, en Amérique du Nord et du Sud, sans oublier les Empires coloniaux.
Le journal signalait enfin que l’héritier d’Athanocrassos n’était autre que Johann van der Zelden. Pourquoi Georges avait-il donc déshérité ses enfants au profit de l’ancien lauréat? Se demandait à la fois l’auteur de l’article et notre agent temporel. Pour répondre à cette question, le journaliste terminait sa prose en donnant le lien généalogique existant entre les von Möll et l’épouse d’Athanocrassos, décédée en 1969. Elle était divorcée du chercheur Otto von Möll et avait épousé en secondes noces Georges Athanocrassos en 1928.
Cela voulait dire qu’il y avait réellement un lien de famille entre les enfants d’Athanocrassos et le père de Stephen, Dietrich. Celui-ci avait des demi-frères et des demi-sœurs.
Mais ce n’était pas là ce que cherchait Michaël. Il tenait à découvrir le rapport existant entre Johann van der Zelden et les von Möll. Qui était cette Johanna? Pourquoi figurait-elle dans la propriété de Rodolphe? 
Nullement découragé, l’homme du futur poursuivit sa consultation.
Le Washington Post du 18 avril 1977 lui apporta des éléments d’une autre nature. Peter Chelton, secrétaire de la FAO,
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 auteur d’un rapport publié en décembre 1976 dénonçant l’action concertée des multinationales de l’agroalimentaire à l’encontre de divers pays d’Afrique noire et d’Amérique latine, venait d’être assassiné à Boston. Or, parmi les multinationales citées, figurait le groupe géré par van der Zelden.
Une personnalité était notamment désignée comme dangereuse par Chelton: Humphrey Grover,
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 bras droit de Johann, présent le jour-même de l’attentat contre le secrétaire à Boston, où, accompagné de son patron, il devait signer un contrat avec la Colombie.
Or, Grover était soupçonné d’avoir des accointances avec la Mafia et les narcotrafiquants. Il avait disparu alors que le FBI s’apprêtait à l’arrêter. Nul ne l’avait revu. Où donc était-il passé?
Quant à Peter Chelton, il se trouvait dans la même ville afin d’assister à une conférence donnée par la FAO. Il aurait dû être l’un des principaux intervenants.
Il semblait donc y avoir un lien entre la mort dans des circonstances dramatiques du Noir Américain, ancien ami de Martin Luther King et la soudaine volatilisation de Grover.
Apparemment Johann van der Zelden n’y était pour rien dans cet assassinat, puisque c’était lui-même qui avait alerté le FBI et dénoncé les activités illicites de son bras droit avec qui il s’était brouillé lorsqu’il avait appris tous les trafics dont s’était rendu coupable son homme de confiance.
Un quatrième numéro éclaira davantage Michaël sur l’ascendance de Johann. L’ Herald Tribune du 3 mai 1980 présentait un portrait de l’homme le plus riche des Etats-Unis à cette époque; son curriculum vitae ainsi que ses ancêtres y étaient cités. Van der Zelden descendait de Rodolphe von Möll par l’intermédiaire de sa grand-mère maternelle, Johanna von Möll, petite-fille de Rodolphe, fille de Wilhelm. Elle avait épousé David van der Zelden en 1919. Leur fils Richard, père de Johann, avait été un des gérants de la banque Athanocrassos à Bonn, et ce de 1958 à 1964. De plus, Dietrich, le père de Stephen pour mémoire, était resté plusieurs années secrétaire et bras droit d’Athanocrassos. Trop honnête, empli de scrupules, il avait été ensuite remplacé par le dénommé Humphrey Grover. Le prétexte donné avait été que Dietrich était porté sur l’alcool. À supposer que cela fût vrai, il y avait longtemps que ce vice lui était passé. Dietrich Möll, hormis son cœur malade, avait paru sain d’esprit à l’Homo Spiritus.
La fin de l’article racontait comment Johann avait œuvré pour la chanson en finançant de nouveaux talents, dont le célèbre Rocky Travelling, de son véritable nom Toni Vecchiacchina. Les magazines et quotidiens des années 1980-1988 s’étendaient en long et en large sur la carrière du chanteur de rock.
Le numéro du Washington Post du 24 mai 1982 signalait la mort de Richard van der Zelden, victime collatérale d’un attentat de l’IRA, lors d’un voyage du père de Johann en Irlande du Nord. Il était âgé d’à peine cinquante-deux ans.
Décidément, il y avait beaucoup de morts violentes dans l’entourage de Johann, pensa Michaël.
Enfin, le New York Times du 17 novembre 1989 annonçait l’assassinat de Rocky Travelling, - encore? Se fit la réflexion l’agent temporel - dont Johann était l’impresario depuis le début de sa carrière. Les numéros suivants démontraient que le chanteur était devenu un passeur de drogue. La Mafia l’avait sans doute liquidé car, trop gourmand, il menaçait de tout révéler à la presse.
Dans cette triste affaire, encore une fois, Johann apparaissait blanc comme neige. Aucune preuve contre lui. Rien ne disait qu’il avait commandité l’assassinat. Mais pourquoi avait-il perdu son temps dans cette aventure véreuse? Van der Zelden était d’une autre envergure… cela sautait aux yeux.
Michaël voulut voir tous les faits qu’il venait d’apprendre. Il se rendit sur place, n’intervenant pas dans les meurtres et les disparitions suspectes.
S’il avait véritablement eu un cœur, il aurait eu la nausée devant tant de violence. Plus que jamais convaincu que l’Homo Sapiens était un être immature, avide de pouvoir et de sang, il s’en revint chez Stephen plus morose qu’à l’accoutumée.
Ce fut pour se retrouver mêlé à une dispute homérique entre Pat, la sœur de son hôte, et la maîtresse en titre, Marilyn.
Les hurlements s’entendaient jusque dans le jardin. La vaisselle semblait voler.
Pénétrant dans le living, exaspéré, l’agent temporel jeta:
- Arrêtez toutes les deux. On vous entend jusque dehors. Vous n’avez aucune intelligence. C’est votre cerveau reptilien qui fonctionne ou quoi? Votre comportement me fait regretter d’être de retour.
- De quoi il se mêle celui-là? Fit la secrétaire. Pour qui se prend-il?
- Mademoiselle, calmez-vous. Vous êtes-vous regardée dans une glace? Échevelée, rouge pivoine, votre rimmel qui fond… vous ressemblez à un clown grotesque.
- Ouille! Marilyn en prend pour son grade là, siffla Pat.
- Patricia, vous ne valez guère mieux, poursuivit Michaël.
- Quoi? Vous exagérez.
- Je ne mens pas. Votre coiffure est défaite. Vos yeux larmoient…
- Stop ou je me fâche!
- Quelle famille ces Möll, soupira l’homme du futur.
- Oui, des tarés, des fous, des menteurs…
- Garce! Je ne sais pas ce qui me retient de te buter, Marilyn.
Un assiette vola dans les airs et alla se fracasser contre un mur.
- Garce, moi? Parlons-en de Patty Hill! S’époumona Marilyn, plus écarlate que jamais. Plus ridicule aussi. Un pot de peinture, un carnaval! Finalement, je plains Stephen d’avoir une pareille sœur. Tu ressembles à une veille poupée peinturlurée, ridicule au possible, qui veut faire la jeunette alors qu’elle a passé la cinquantaine!
- Tu ne sortiras pas vivante d’ici, je le jure! Je n’ai que quarante et un ans. Espèce de cruche, dépourvue d’intelligence. Pas un neurone dans ta caboche… je suis certaine que si on passait ton crâne au scanner, on n’y verrait qu’un grand vide à la place du cerveau!
- Holà! Je vous ai demandé de cesser. Mes oreilles sifflent.
- Non, je ne m’arrêterai pas tant que je ne lui aurai pas dit ses quatre vérités à cette bimbo! Un hamburger trop cuit voilà ce que tu es à force d’aller te pavaner et bronzer sur les plages de Rio ou de Malibu! 
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- Je l’attendais celle-là. Mon voyage à Rio avec Stephen était un cadeau… cela t’étouffe, non? Ton mari n’a jamais eu ce genre de gentillesse pour toi, sans doute?
- Bon, mesdames, tant pis pour vous. Je passe à l’action.
Comme engluées dans de la colle, ou encore prises dans un papier tue-mouches, Pat et Marilyn se retrouvèrent immobilisées.
- Voilà qui est mieux, n’est-ce pas? Ironisa Michaël. Vous allez vous réconcilier toutes deux… plus vite que ça. Votre conduite est sidérante. Indignes de femmes adultes et responsables. Vous avez un comportement digne des Homo Habilis en train de se disputer une proie à coups de pierres. Et encore, je ménage mes mots. J’en viens à insulter ces malheureux hommes préhistoriques.
Peu à peu, Patricia et Marilyn recouvraient leur sang-froid ; elles se rendirent compte du ridicule de leur tenue... Les cheveux ébouriffés, le maquillage dégoulinant, elles étaient à faire peur.
Ce fut alors que Stephen se pointa, tout joyeux, un énorme bouquet de fleurs entre ses bras.
- Hello, Marilyn… salut, Pat… tiens… de retour, Michaël? Si tôt? Je ne vous espérais plus. Je croyais que vous m’aviez lâché les baskets…
- C’est pour qui ce bouquet de tulipes? Tu sais bien que je les déteste, assena la secrétaire.
- Je… J’avais oublié, bégaya le professeur. Je voulais te les offrir, tu sais.
- En quel honneur?
- Euh… voilà, Marilyn, j’ai réfléchi…
- C’est-à-dire?
- Comment te l’annoncer?
- Bon sang, jette-toi à l’eau!
- Hem, toussota Michaël… le jaune a une signification dans le langage des fleurs, ce me semble… je crois comprendre… mais il aurait mieux valu des roses de la même teinte, non?
- Je n’en peux plus, s’écria la secrétaire. Pourquoi Pat se met-elle à ricaner de son côté?
- Une cruche de chez cruches, je le répète, dit la sœur de Stephen, hilare.
- Tout le monde a compris, reprit le professeur, sauf toi, on dirait. Tant pis… en peu de mots, c’est un adieu. Mes occupations actuelles, les soucis qui sont les miens… ne me permettent pas d’avoir une vie privée… C’est tout.
- Quoi? Tu me laisses? Goujat! Mufle! Sale type!
- Miracle! Mon frère commence à avoir un peu de cervelle.
- Oui, c’est une rupture, articula Stephen piteusement. Marilyn, mets-toi à ma place…
- Non! Tu me largues parce que tu as quelqu’un d’autre en vue.
- Quelqu’un d’autre? S’interrogea Pat. La petite blonde? Le prodige?
- Oh, vous, taisez-vous, hurla la secrétaire en se tournant vers le bow-window.
- Ouille! Les choses empirent, soupira l’agent temporel. Cynthia se pointe avec un rien d’avance.
- Oh non! C’en est trop, frémit Stephen.
Effectivement Cynthia Learry sonnait à la porte. En sifflotant un air de jazz, l’homme du futur alla ouvrir.
- Bonsoir Michaël, fit poliment la nouvelle venue. On dirait qu’il y a du monde ce soir.
- Oui, il y a même de l’eau dans le gaz.
- Pourquoi donc?
- Stephen est en train de rompre avec Marilyn. En public.
- Je vois. Dois-je m’en retourner?
- Mais non. Plus on est de fous, plus on rit dit un proverbe. Entrez, mademoiselle. Je vous offre un verre?
- Un soda. Merci.
Tandis que Cynthia s’installait sur le divan sans avoir salué, la scène de ménage s’envenimait encore si possible. Michaël s’affairant dans la cuisine, il ne vit pas mais entendit la gifle retentissante administrée par Marilyn à Stephen. L’étudiante peinait à garder son sérieux. Sous le coup, le bouquet de tulipes
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était tombé sur la moquette. Il fut ramassé par la secrétaire qui partit en claquant la porte non sans avoir lancé à la cantonade une dernière pointe:
- Puisque c’est ainsi, adieu Stephen. Tu finiras ridicule vieux beau. Tout le monde va savoir sur le campus que tu ne vaux pas un clou.
Tout en se massant la joue, le professeur jeta:
- Hey! Quelle sortie!
- Un vaudeville, appuya Michaël de retour avec un Fanta orange. Tenez, Cynthia, pour vous.
- Merci.
- Pourquoi es-tu là, toi? Demanda Stephen.
- Vous ne vous rappelez pas, professeur? Nous devions nous rendre au cinéma voir le dernier Schwarzy.
- Ah? Ça m’était complètement sorti de la tête.
- Je n’en crois rien, siffla Pat. C’est comme ça que tu appâtes tes proies.
- Je ne me laisse pas prendre si facilement, risqua Cynthia.
Puis, la jeune fille avala une gorgée de son soda.
- Stephen, Pat en est témoin, vous avez une conduite infantile; mûrissez et vite!
- Encore cette antienne!
- Cessez de fréquenter le premier jupon qui passe à votre portée. Rangez-vous.
- J’approuve, assena la sœur aînée.
- Moi de même, renchérit la jeune fille.
- Mon frère, tu as largement passé l’âge de telles mésaventures. Pourquoi ne te maries-tu pas?
- Ah non! Ce soir, j’en ai ma claque.
- Ne me sors pas que l’union libre est devenue monnaie courante de nos jours. Cet argument n’est pas recevable.
- Votre problème, reprit Michaël vient que vous ne connaissez pas le véritable amour. Moi aussi me direz-vous…
- C’est assez amusant. L’hôpital qui se fout de la charité.
- En théorie, un Homo Spiritus ignore les sentiments propres à l’Homo Sapiens.
- Est-ce à dire que vous ne pourrez jamais aimer, Michaël? Questionna Cynthia avec intérêt.
- En principe… mais il m’est déjà arrivé d’avoir un « penchant » pour quelques-uns des spécimens de la gent féminine. Je préfère ne pas m’appesantir là-dessus.
- Oh! Oh! Vous êtes gêné. Je ne me trompe pas, ricana le professeur.
- Ce soir, en cet instant, c’est de vous qu’il s’agit, Stephen, insista l’homme du futur. Vous êtes un instable, incapable de vous fixer une fois pour toutes. Vous savez, si vous faisiez partie de la civilisation de fourmis qui succéda à la Grande Catastrophe, vous auriez vite été considéré comme un improductif, n’ayant aucune volonté de perpétuer l’espèce.
- Perpétuer l’espèce? Michaël, vous réduisez l’union d’un homme et d’une femme à cela seulement? S’offusqua Cynthia.
- Je suis révoltée moi aussi, rajouta Pat. Chez les couples vous ne semblez voir que l’aspect reproduction. J’ai accepté, non sans mal, le fait que vous veniez du futur, Michaël. Si c’est cela l’évolution humaine…
- Asseyez-vous auprès de moi, madame Hill, fit Cynthia.
- Vous avez raison. L’émotion, la colère me coupent les jambes.
- Patricia… vous étiez en train de penser que vous préfériez passer pour une microcéphale à mes yeux…
- Pff! Pouffa Cynthia Learry. Encore une maladresse de l’homme parfait.
- Je perds mon temps. Vous ne me comprenez pas. Pourtant, j’ai été clair.
- Bon. Je m’assieds à mon tour, dit Stephen. Michaël qui se défausse.
- Pas du tout. J’ai évoqué le sentiment qui doit attacher deux personnes, et ce, pour toute la durée de leur existence… or ce n’est manifestement pas le cas de Stephen. C’est plutôt lui qui se défausse et tente de détourner le sujet de la conversation.
- Michaël, seriez-vous sexiste?
- Mademoiselle Learry, c’est un coup bas, là…
- Mais non… je voudrais savoir s’il existe des agents temporels féminins.
- Pas à ma connaissance. Je n’en ai jamais rencontré.
- Mais des Homo Spiritus de sexe féminin?
- Euh… oui…
- Mais vous n’en êtes pas certain…
- Nous avons dépassé ce stade depuis des millénaires.
- D’ac. Je n’insiste pas.
- Pour revenir à notre sujet…
- Pour donner le coup de grâce à un pauvre innocent, ironisa le professeur.
- La plupart de vos amies sont trop jeunes pour vous. Vous avez déjà trente-sept ans. Donc, il est plus que temps de fonder un foyer.
- Or, je ne le veux pas.
- Tu vas nous seriner que tu n’as pas encore trouvé chaussure à ton pied, proféra Pat en sortant un poudrier de son sac à mains.
Lorsque la jeune femme se vit telle qu’en elle-même, elle pâlit. Sa chevelure méritait vite un coup de peigne et son maquillage devait être refait. Un raccord ne suffirait pas à réparer le désastre.
Tandis que Patricia se levait afin de gagner la salle de bains, le téléphone se mit à sonner. Stephen se hâta de décrocher le combiné. Quelques minutes plus tard, il expliqua qui  il avait eu au bout du fil.
- C’était mon frère Frank. Il plane complètement.
- C’est normal pour un pilote de chasse, dit Cynthia avec humour.
- Oui, mais là, c’est trop. Il vante ses galons de capitaine à tout le monde. Il meurt d’envie de balancer quelques bombes chez les « reds ».
- Laissons-le à sa folie, répondit Michaël. En attendant, je dois vous interroger sur Johann, votre vieil ami.
- Johann van der Zelden, l’homme le plus riche des Etats-Unis? Siffla la jeune étudiante. Ouah! J’ignorais cela. C’est super.
- Mademoiselle, ce qui va suivre ne vous regarde en rien. Alors…
- Oh! J’ai compris… je quitte la pièce… mais, professeur, vous n’oubliez pas que nous devons aller au ciné tout à l’heure.
- Non, je m’en souviens.
Se retirant dans le couloir, Cynthia vit la porte du living se refermer toute seule. Se penchant, elle tenta d’écouter, mais aucun son ne filtrait de la pièce. Penaude, elle fut prise sur le fait par Pat qui avait fini de réparer les dégâts subis par son maquillage et sa coiffure.
- Que se passe-t-il?
- Interdiction d’entrer, répondit la jeune fille. Cela m’a l’air top secret. Michaël a établi une espèce de champ d’isolation dans le living.
- Je vois. Nous n’avons plus qu’à prendre notre mal en patience.
- Exactement. Avant de quitter le divan, l’agent temporel venait de citer le nom de Johann van der Zelden.
- Un grand ami de mon frère lorsqu’il était étudiant…
Pendant ce temps, Stephen expliquait encore une fois le lien de parenté entre les von Möll et les van der Zelden. Michaël approuvait. Ensuite, il raconta plusieurs anecdotes, notamment sa première rencontre avec Johann, en 1974, lors d’un match de football. Cela se passait durant les fêtes de Noël. Ledit Johann avait été assommé durement et Stephen s’était empressé de lui porter secours. Ensuite, les pompiers étaient intervenus et le futur financier avait fini la soirée dans un hôpital. Pour le chercheur, van der Zelden était ce qu’il y avait de plus loyal.
- Bon… pourquoi cet air sombre?
- Je me méfie de ce Johann, proféra Michaël. Il est un complice de notre ennemi… un correspondant de celui-ci, au XX e siècle.
- Tiens? Je croyais que vous soupçonniez un certain Okland di Stephano, un mutant, créateur des hommes synthétiques d’être à l’origine de tous nos déboires…
- Johann et Okland pourraient parfaitement s’entendre… mais le fait que les hommes robots ne viennent pas tous de la même décennie, cela signifie qu’ils ont été volés… alors, Okland n’est en aucun cas l’Ennemi.
- Oui, je vois. Il y a un os…
- Si Johann est l’Ennemi, il dispose de moyens technologiques nettement postérieurs à 1993.
- Là, nous sommes d’accord.
- Les robots biologiques le secondent. Stephen, je dois vous révéler un point important. Non seulement je me suis rendu à la bibliothèque de LA où j’y ai consulté différents organes de presse, mais j’ai été vérifié sur place certains faits gênants…
- Bref, vous avez voyagé dans le passé.
- C’est cela.
- Sans translateur… Dont vous n’avez pas véritablement besoin…
- Cela dépend…Lorsque je veux économiser mon énergie, cet engin est des plus utiles. Dans ma collecte d’informations, deux noms se sont détachés. Joseph Rosenberg et Georges Athanocrassos. Tous deux sont à l’origine de l’empire financier de van der Zelden.
- Hem… Néanmoins, un mystère demeure, Michaël. Vous ignorez encore pourquoi Johann a hérité d’Athanocrassos. À l’époque, il avait été lui-même surpris. La mort du banquier en décembre 1974, peu avant notre rencontre, fut d’une soudaineté inexplicable. Certes, la presse a dit qu’il avait eu un infarctus, mais certains médias ont, sotto-voce, évoqué un empoisonnement.
- Vous ai-je parlé du dénommé Humphrey Grover?
- Non…
- L’homme de confiance d’Athanocrassos
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 a peut-être influencé son patron lorsque celui-ci a rédigé son testament. Il s’agissait d’une troisième mouture. Ce Grover, d’après la presse de l’époque, était en accointance avec la Mafia… les narcotrafiquants d’Amérique latine et ainsi de suite. Il s’évapora, littéralement, en 1977. Johann voulait certainement s’en débarrasser. Le bonhomme devenait trop gênant.
- Trop voyant? Il avait trop de casseroles?
- Oui, en quelque sorte.
- Ce Grover, l’avez-vous vu? Sondé?
- Non, je ne l’ai pas pu.
- Bastard! Pourquoi?
- Un de mes confrères, ayant en charge cette époque, m’a mis des bâtons dans les roues. Il m’a dit que j’empiétais sur son champ d’action, que je mettais en péril sa mission et sa couverture. Bref, il m’a sorti le grand jeu et m’a menacé de faire un rapport à mes supérieurs, les S.
- La queue basse, vous avez fait machine arrière.
- Je n’ai pas eu le choix. J’ai craint un rappel.
- Ouais. Est-ce si grave d’être rappelé?
- Vous n’avez pas idée! Une remise à jour, l’effacement de votre mission précédente…
- Hum… j’imagine.
- Il ne me reste plus… pardon… il ne nous reste plus qu’à obtenir d’autres renseignements par des moyens détournés… et tout d’abord à nous intéresser davantage à Joseph Rosenberg. Seul Rodolphe, votre ancêtre peut nous les fournir… à l’origine, la maison mère de la banque Rosenberg se situait à Ravensburg.
- Pourquoi pas? Ceci dit, ce nouveau voyage dans le passé ne m’enchante guère.
- Vous avez renoncé à modifier le continuum espace-temps?
-Oh! J’ai compris que la Troisième Guerre mondiale aurait tout de même lieu. Vous êtes là à mes côtés pour vous en assurer, non?
- Ma mission ne se résume pas qu’à cela, Stephen.
- Hem… revenons à votre hypothèse disant que Johann serait l’Ennemi. Elle ne tient pas la route. Pas du tout.
- Démontrez-le-moi.
- Nous ne savons même pas les rapports existant dans les années 1910 entre Rodolphe, ses enfants et petits-enfants et David van der Zelden, le grand-père de Johann. Johanna, la petite-fille du baron, s’est mariée en 1919. Soit deux ans après la mort de mon ancêtre. 
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- Oui, et alors?
- Or, nos différentes expéditions se sont déroulées entre 1870 et 1885. Les hommes synthétiques sont morts.
- Deux, seulement deux. Il peut y en avoir d’autres.
- Nous n’avons plus rien à faire à la fin du XIXe siècle. Si Rodolphe a été mis en danger, c’est bien parce que nous nous sommes mêlés de vouloir chambouler le cours du temps. Restons en dehors et il ne lui arrivera plus rien de fâcheux.
- Bref, vous baissez les bras.
- La situation internationale paraît se stabiliser.
- Nous sommes actuellement dans l’œil du cyclone…
- Maintenant, c’est vous qui insistez.
- Quatre de vos étudiants sont morts, Stephen…
- Ah! Surtout, ne remuez pas le couteau dans la plaie…
- Je n’aime pas tenir des comptes macabres, mais là, vous m’y obligez…
- Crachez ce que vous voulez vraiment me dire et vite! Vous êtes en train de me mettre en colère…
- La personnalité de Johann van der Zelden me… fascine… je l’ai sondé psychiquement… du moins ai-je essayé… en lui, je n’ai vu qu’un gouffre noir… un gouffre qui allait m’aspirer. Un vertige m’a pris… j’ai dû me retirer… c’est bien la première fois qu’un Homo Sapiens me résiste ainsi… or, même un mutant de la Troisième civilisation post-atomique ne pourrait échapper à mes pouvoirs mentaux. 
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Je ne renonce pas… à résoudre ce mystère. En fait, mes ordres sont simples. Empêcher non pas la Troisième Guerre mondiale, mais bien la Grande Catastrophe de se confondre avec cette dernière. Pour cela, je dois faire en sorte de préserver l’humanité actuelle, éviter son effacement… son annihilation. L’Ennemi, quel qu’il soit, œuvre dans le sens inverse. Donc, je continue…
- Jamais vous ne me direz quand débutera ce nouveau conflit… jamais… il sera nucléaire…
- Bien entendu…
- Aïe! S’il est nucléaire, il ne peut y avoir de survivants… les radiations…
- Je sais… Rien n’arrête les radiations… du moins en théorie…
- Vos ordres…
- Préserver l’humanité actuelle… jusqu’à la Grande Catastrophe…
- Je… Devil… j’ai compris… vous êtes le pare-feu…
- On peut dire les choses comme cela…
Dans le couloir, les deux jeunes femmes s’impatientaient. Soudain, le champ d’isolation cessa et la porte se rouvrit comme par magie. Aussitôt, Pat se précipita la première dans le living, suivie de Cynthia.
- Alors? Pourquoi ces messes basses? Demanda la sœur de Stephen.
- Nous n’avons pas le droit d’être dans les secrets des dieux, fit remarquer l’étudiante.
- Mais, Stephen, tu pleures?
- Non… Tu vois mal…
- Je ne me trompe pas… Que lui avez-vous dit, Michaël? Pourquoi avoir été aussi cruel?
- Je n’ai pas besoin d’une mère poule, se cabra le professeur.
- Patricia, je ne me suis pas montré  cruel, bien au contraire… je n’ai fait que décrire la réalité…
- Pat, s’il te plaît, laisse-moi… et toi aussi Cynthia…
- Le cinéma? Tu avais promis…
- Ce n’est que partie remise… demain, si tu es libre. Ce soir, je ne suis pas dans mon assiette.
- On dirait que vous lui avez fait avaler son bulletin de naissance, articula Patricia d’une voix dure.
- Pas du tout. Stephen vivra très vieux. Vous aussi d’ailleurs. Vous verrez le prochain siècle et même au-delà. Vous y compris, Cynthia…
- Vous essayez de rattraper le coup encore une fois, assena le jeune prodige. Qu’ai-je fait de ma veste?
- Là, sur le porte-manteau.
- Ciao. À demain, sur le campus. Bonsoir, madame Hill. Au plaisir.
- Je vous suis. J’ai à vous parler…
- Pat, tu peux revenir quand tu veux…
- C’est nouveau, ça… j’ai bien reçu le message. À bientôt. Attendez-moi, Cynthia… Je vous reconduis en voiture.
Les deux jeunes femmes parties, Stephen regarda fixement l’agent temporel quelques secondes puis dit lentement:
- Dois-je vous demander pardon pour tout ce que j’ai pu vous dire depuis que nous nous connaissons?
- C’est inutile.
- Vous n’avez pas menti? Je sortirai vivant de cette fichue guerre? Ma sœur et mes amis aussi? Ma mère?
- Stop! N’allez pas plus loin… je ne suis ni un augure ni un devin… je suis certain de l’avenir qui vous attend… mais il nous faut d’abord réussir à contrer l’Ennemi… compris ?
- Oui…
- Dans ce cas, laissez-moi me régénérer à ma façon…
- Ouille! Une panne électrique va suivre et concerner tout le district…

*****


Ravensburg, 25 avril 1886.

Dans son laboratoire installé dans une ancienne écurie, le baron von Möll se livrait à des expériences sur des rats albinos décérébrés. Il tentait de réparer leurs neurones en les réveillant par des impulsions électriques. 
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Sur des tables dont le dessus était recouvert de carreaux de faïence blanche et qui servaient de paillasses, se retrouvaient dans le plus grand désordre des cornues, des bonbonnes d’acide sulfurique, de mystérieux appareils en bois mal équarri auxquels se mêlaient des fils de cuivre, des lampes à incandescence modèle Edison. Sur un des murs un des premiers téléphones Bell,
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 et un peu plus loin une sorte de presse hydraulique, des maquettes de machines à vapeur à fonction indéterminée, des modèles réduits de voitures automobiles à essence, mais aussi des pipettes dégageant des effluves alcalins, emplies de produits plus au moins nocifs, des boîtes en fer comportant des étiquettes à l’intitulé abscons. Sur une des étagères, située contre le mur droit du laboratoire, il y avait la présence de quelques cages renfermant des colonies de souris et de rats. Les petits animaux criaillaient de peur.
Un peu en retrait, une méridienne avec des fauteuils en cuir assortis et un guéridon sur lequel reposait un vase en cristal garni de lys somptueux.
Alors que Rodolphe s’apprêtait à brancher des électrodes sur un de ses sujets d’expérience, soudain, une fulgurante boule de poils noirs et blancs bondit un peu partout dans le décor. Des miaulements de dépit se firent entendre. En langage félin, ils signifiaient:
- Comment? Ces rats sont faux? Des images? J’ai faim, moi…
Toujours aussi rapide, le chat des forêts norvégiennes sauta çà et là sur les éléments solides de la salle et alla jusqu’à renverser le vase de fleurs. Aussitôt, flairant celles-ci comme s’il était un chien, il se mit à boulotter les décorations. Apparemment, elles étaient constituées dans une matière dont le goût l’agréait.
- Devil! Hurla le réalisateur hors de lui. Foutez-moi ce fichu chat dehors!
Erich von Stroheim n’en pouvait plus. Cela faisait dix fois qu’il recommençait la scène. 
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- Moi, je veux bien, dit la scripte, en l’occurrence Renate Hillbrandt. Mais Ufo est rapide et pas facile à capturer.
Aussitôt, tous les techniciens partirent à la poursuite de la bête familière du Superviseur général.
Quant à Georges, s’épongeant le visage, il décida de s’asseoir sur un des fauteuils du décor. Mal lui en prit. Il n’avait pas vu le chat qui s’était confortablement installé sur le même siège que lui et qui entreprenait de soigneusement faire ses griffes sur le précieux cuir.
- Herr Descrières,
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 ce n’est pas vraiment le moment de prendre ses aises, jeta Erich d’une voix sèche.
- Aïe! Répondit en écho le comédien qui venait juste de tâter des griffes acérées de Ufo.
- Sale bête! Veux-tu bien venir ici? S’époumonait Grronkt.
Le félin changea une nouvelle fois de place et se faufila sous les fausses paillasses. De là, il calcula son élan et on le retrouva bientôt comme suspendu à la boiserie. Là, se balançant, il parvint à s’accrocher à un tableau représentant les trophées d’une chasse comme s’il voulait dévorer un faisan et une poule d’eau.
- Je suis blessé, jeta Georges d’une voix morne. Voyez, je saigne des mains et…
- … du postérieur, éclata de rire Renate. Pardon, c’est plus fort que moi. Mais ce qui se passe est risible.
- Hum. Pas pour moi. Il faut que j’aille me faire soigner.
-  Herr Georges, je vous interdis de quitter le plateau comme cela, ordonna von Stroheim.
- Minute, j’ai besoin de soins. Où est O’Rourke, d’abord?
- Là, répondit Denis. Heureusement, j’ai toujours ma trousse avec moi.
Sortant de derrière un panneau qui servait de décor, le médecin s’avança.
- Ce n’est pas grave, commença le jeune Irlandais.
- Oui, mais j’ai besoin d’aller à l’infirmerie.
- Personne n’est capable de mettre la main sur cette bestiole? Rugissait von Stroheim. Himmelgott! Ce chat est le diable.
Ufo s’amusait à échapper à ses poursuivants avec un malin plaisir. Il n’en faisait qu’à sa tête, bondissant de table en table, sautant sur les fauteuils, volant la casquette du réalisateur et la mordillant, s’aplatissant sous les lattes de bois, se faufilant jusque derrière les rideaux des fausses fenêtres.
Enfin, son maître apparut.
- Ufo! Cela fait plus de dix minutes que je te cherche. Viens ici, sacripant. Tout de suite…
Le félin regarda fixement Daniel Lin, le dévisageant une longue seconde, puis décida d’obtempérer.
- Ah! Enfin! C’est pas trop tôt, lança Grronkt.
- Alors, mon chat, on s’amuse à gêner les humains en train de bosser dur? Vilaine bête.
- Si c’est là toute la punition qu’il va recevoir, je mange mes postiches, ironisa Georges.
- Moi, je regrette d’avoir laissé mon Colt en Afrique, compléta Erich. Ce chat vous donne des envies de meurtre.
- Mister von Stroheim, tout de même pas, répliqua Daniel Lin. Ufo a beau être bien plus intelligent qu’un chat ordinaire, il n’en reste pas moins un animal innocent.
- Oui, vous le pensez… sincèrement, émit Renate. Mais voyez les dégâts qu’il a commis. Il nous faut refaire les décors. De plus, il nous toise avec un air de satisfaction qui ne trompe pas.
- Bon… Excusez-moi et excusez Ufo pour cette avanie.
- Hem… cela va prendre plusieurs heures pour réparer, assena Denis.
- Pff! Pensez-vous! Des jours, grommela le porcinoïde.
- Vous exagérez, Grronkt, comme à l’accoutumée, constata le Superviseur.
- Normal, Herr Grronkt est le pire tire-au-flanc que je n’aie jamais vu, fit von Stroheim d’un ton glacial.
- Ufo, je ne sais pas ce que nous pourrions faire pour nous faire pardonner, murmura l’ingénieur en chef de la cité. Un miracle?
- Pourquoi pas? Ricana le médecin.
- C’est une bonne idée… tenez. Votre décor est comme neuf.
- J’ai besoin de me pincer, marmonna Georges. Il n’y a pas que le décor qui a été réparé. Mes griffures ont également disparu. Quel tour est-ce là?
- Oh! Un tour de passe-passe, sifflota Daniel Lin avec désinvolture. Une remise à l’heure des pendules si vous voulez.
- Un peu comme les actions prêtées à Michaël, proféra Denis avec suspicion.
- Un trucage temporel tout simplement, conclut le Superviseur général. Mon chat, nous partons. Allez. Tiens tiens… tu as encore boulotté des trucs immangeables. À croire que je t’affame.
- Miaou, acquiesça le félin.
- Incorrigible menteur. Encore toutes mes excuses, la troupe. À bientôt.
Ufo dans ses bras en train de faire sa toilette, Daniel Lin Wu s’esquiva.
- Tout semble revenu en ordre, dit Erich. Alors, Herr Descrières, en scène.
- Oui, je regagne ma place.
- Scène 128, onzième, dit l’assistant réalisateur, Yannick Andreï. 
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Le clap retentit, les caméras filmèrent et l’intrigue reprit son cours.
Dans son for intérieur, Denis O’Rourke s’interrogeait.
«  Ce commandant Wu, je me demande de quel bois il est fait par instant… Hier, j’ai croisé Lobsang Jacinto et nous avons échangé quelques mots. Le vieil Amérindien m’a paru inquiet et contrarié. J’ai cru comprendre que la mauvaise humeur relative de notre Président concernait justement le Superviseur… bizarre… pourtant, Daniel Lin accomplit son travail avec toujours autant de sérieux et de dévouement… quoique… parfois, il paraît agir tel un gosse… ».

Le jeune médecin rapporterait l’incident à Albriss ainsi qu’à Spénéloss. Déjà perturbés par ce qu’ils voyaient à l’écran, les deux Helladoï demanderaient une entrevue avec le Superviseur général de la cité.

*****

Wilhelm entra en coup de vent dans l’ancienne écurie. Il interrompit sans aucun remord les travaux de son père juste à l’instant crucial. 
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- Wilhelm! Vous avez osé enfreindre mes ordres? Vous le savez, l’accès de ce laboratoire vous est interdit.
- Père… Vous n’entendiez pas la sonnerie du téléphone, jeta le fils aîné d’un ton empli d’acrimonie.
- Vous avez toujours un prétexte pour venir me déranger. Toute votre attitude démontre que vous n’accordez aucune valeur à la science qui construit le monde de demain.
- Ce ne sont pas quelques rats de plus ou de moins qui amélioreront le futur. La Grande Allemagne peut fort bien se passer de vos travaux de sorcier. Elle n’a pas besoin de vous pour éclairer de son flambeau les peuplades inférieures d’Asie ou d’Afrique. Vous n’œuvrez en rien à la Grandeur et à l’hégémonie de notre patrie.
- Vos idées et vos propos me révoltent, Wilhelm. En fait, vous rejetez le progrès.
- Mon père, vous faites erreur. Je l’accepterais volontiers à condition qu’il serve réellement à sortir tous ces nègres de l’anthropophagie et de leur nuit séculaire.
- Ah? Pour en faire sans doute de nouveaux esclaves?
- Au moins, ainsi, ils seraient utiles… au fait, j’étais venu vous dire que le dîner était servi. J’espère que vous n’avez pas oublié que le Père Gabriel était notre hôte ce soir?
- Nein, natürlich…

En colère, Wilhelm sortit du laboratoire et regagna la salle à manger. Nous l’avons compris, Rodolphe n’appréciait pas ce qu’était devenu son fils aîné. Âgé de vingt ans, c’était un jeune homme brutal et emporté, au regard dur et métallique et à la silhouette impressionnante. Les yeux gris bleu, le cheveu châtain, le futur baron von Möll  présentait un visage sévère la plupart du temps. Il professait des idées racistes et pangermanistes à souhait qui allaient empoisonner les rapports familiaux dans les années suivantes. Rodolphe allait essayer de le raisonner mais il devrait bientôt y renoncer devant l’entêtement de l’héritier.
Quant à Waldemar, heureusement, il possédait un caractère diamétralement opposé à Wilhelm. En cette année 1886, il n’était encore qu’un adolescent de seize ans, mais il promettait beaucoup. De taille élevée comme son frère aîné, sa musculature était déjà puissante. Il s’adonnait régulièrement à l’aviron et son palmarès faisait sa fierté. Sa tête carrée, son grand nez, ses yeux bleu clair et sa chevelure châtain clair, reflétaient et renforçaient l’impression de bonhomie et de générosité que généralement il donnait au premier abord. Son esprit curieux, réfléchi, bien au-dessus de son âge, le poussait à s’intéresser aux recherches de son père en particulier et à la science en général. Accumulant les premiers prix en mathématiques, en science physique, il faisait l’honneur de son Gymnasium. Il comprenait que le XX e siècle qui se rapprochait à grands pas serait éminemment scientifique.
Au grand désespoir de Waldemar, Wilhelm se détachait chaque jour davantage de la famille. Il ne cachait pas qu’il souhaitait que l’Allemagne ressemblât à une immense société de fourmis, une société militaire et agricole. Lui, poursuivait ses études dans une école d’officiers.
Or, justement, un beau matin de printemps de cette même année 1886, le vingt avril pour être précis, l’école d’officiers du Wurtemberg fut honorée par la visite du chancelier Bismarck en personne. Le Premier Ministre était accompagné du vieux von Moltke.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/8d/Helmuth_Karl_Bernhard_von_Moltke.jpg/250px-Helmuth_Karl_Bernhard_von_Moltke.jpg
 Bismarck félicita les aspirants les jeunes aspirants. Tous les jeunes gens posaient en uniforme au garde-à-vous dans la cour de l’école, tous à la parade.
Wilhelm fut personnellement congratulé par le chancelier de fer pour avoir été le meilleur élève de sa promotion. A n’en pas douter, au mois de juin, il sortirait major de celle-ci. Ainsi, le jeune homme se sentait particulièrement fier de ses mérites. Il bombait le torse, tout à fait digne de ses illustres ancêtres qui avaient combattu l’ennemi français au début du XIXe siècle.
Au début de l’été, Wilhelm reçut comme prévu le grade de sous-lieutenant. Plastronnant comme jamais, il organisa une fête à laquelle ses condisciples furent invités. La famille n’en fut pas, bien entendue. Ladite fête se transforma rapidement en beuverie où flacons de vins fins et chopes de bière furent descendus à une rapidité inouïe. Plus qu’éméchés, les jeunes officiers de la promotion entonnèrent des chants patriotiques, notamment l’inévitable et incontournable Deutschland über alles.
À Ravensburg, la situation devenait intenable. De retour dans sa famille, Wilhelm se demandait s’il ne valait pas mieux pour lui de demander une mutation dans les troupes coloniales, un empire allemand tentant de se constituer outre-mer, en Afrique.
Rodolphe l’en dissuada et Wilhelm resta donc en Allemagne, dans un régiment appartenant à la cavalerie.
Mais l’année qui suivit, 1887, fut troublée par un attentat qui réveilla chez le baron von Möll la crainte des hommes robots. Le 28 février, une explosion se produisit dans les écuries, à proximité du laboratoire. Heureusement, il n’y eut aucun dégât important. Sur le qui-vive, Rodolphe transforma alors ses gardes-chasse et ses domestiques en sentinelles armées. Désormais, pour pénétrer chez lui, il fallait montrer patte blanche.
Or, malgré toutes ces précautions, le 11 mai 1887, un membre de la domesticité fut assassiné en se rendant au marché. L’homme avait été descendu par trois coups de revolver par un inconnu vite enfui. Ainsi, l’ennemi maîtrisait l’art d’entretenir un climat malsain et de troubler les consciences des habitants du château de von Möll. C’était là le B.A. BA de la guerre psychologique.
À l’étranger, pendant ce temps, Alexandre III régnait en Russie d’une manière encore plus autocratique que son père, mort en 1881, abattu lors d’un attentat que la police secrète avait laissé survenir. Les agitateurs révolutionnaires, les anarchistes de tout poil subissaient une dure répression. Beaucoup étaient exécutés ou déportés en Sibérie, notamment dans les mines de sel. Le frère du jeune Wladimir Ilitch Oulianov, futur Lénine, fut pendu. 
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Ce crime ne serait pas oublié par le père de la révolution bolchevique. 
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