vendredi 24 juin 2016

Un goût d'éternité : première partie Rodolphe : 1871 (1).



1871

5 février 1993, New York.
Le conseil de sécurité de l’ONU se réunissait afin de tenter de parvenir à un accord concernant le conflit israélo-syrien qui mettait à feu le Moyen-Orient et qui menaçait d’embraser toute la région. Mais aucune résolution commune ne fut rédigée, tout ceci par la faute de l’URSS qui fit prévaloir son droit de veto, bloquant ainsi le vote des cinq Grands.
Parallèlement, à Moscou, le Soviet Suprême de l’URSS décidait d’une réunion secrète entre les Etats-Unis et leur pays. Diubinov, le Premier secrétaire du Parti, confiait au maréchal de l’Union soviétique, le dénommé Andreï Paldomirov, ceci :
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/84/Semyon_Konstantinovich_Timoshenko_(1895-1970),_Soviet_military_commander.jpg/220px-Semyon_Konstantinovich_Timoshenko_(1895-1970),_Soviet_military_commander.jpg
- Le Président des Etats-Unis, Malcolm Drangston, est de la race des sots. Il s’entête dans une position rétrograde. Je l’amènerai où je voudrai… ».

*****

En France, la situation intérieure du pays n’était guère réjouissante. Les grèves et les conflits sociaux se multipliaient car le chômage ne s’arrêtait pas de grimper en corrélation avec le coût de la vie. L’INSEE prévoyait une inflation de 10% pour ladite année ainsi que trois millions de sans travail pour le mois de juillet.
Or, les autres pays européens se retrouvaient confrontés aux mêmes problèmes. En Grande-Bretagne, après un coup d’Etat réussi, le roi Charles III gouvernait seul, se passant de Premier Ministre…

*****

Loin de tous ces tracas, malgré ses recherches et ses expériences sur le temps, le professeur Möll n’en avait pas moins une vie sentimentale agitée. Sa petite amie du moment, Inge, une de ses étudiantes, lui reprochait de plus en plus vertement son infidélité.
Ce soir du 11 février, Stephen rentra chez lui, une petite villa sans prétention, de très mauvaise humeur. Taciturne, après avoir avalé une canette de Coca, il s’enferma dans son bureau.
Malheureusement, sa sœur aînée Patricia - elle avait quatre ans de plus que lui - avait décidé de lui rendre visite. La jeune femme disposait des clés de la maison. Elle entra donc sans frapper, faisant comme chez elle.
Patricia Hill était une femme éduquée, aux yeux clairs et à la chevelure blonde parfaitement permanentée. Cependant, sa tenue vestimentaire, à la toute dernière mode, paraissait excentrique. Jugez-en un peu : une robe jaune safran, un foulard noué autour du cou bleu roi, des chaussures orange, un collier de fausses perles de toutes les couleurs, des bas beiges et ainsi de suite.
Son frère se contentait d’enfiler de vieux pulls aux fils tirés et des jeans délavés et usés jusqu’à la trame ou presque. Il traînait aux pieds le plus souvent des Doc Martens qui avaient connu des jours meilleurs.
Pat était mariée à un fondé de pouvoir de la banque Morgan, Donald Hill. Le couple avait eu deux garçons, Daniel qui approchait de ses quinze ans, et Patrick douze ans au compteur.
La sœur jugeait la conduite de son frère avec la plus grande sévérité. À son avis, la vie privée de son frère pouvait lui nuire dans sa réussite professionnelle.
Ce soir-là, elle reprit l’antienne habituelle. En peu de mots, elle tannait Stephen.
- Tu sais ce qu’il te faudrait, Stephen ?
- Et c’est reparti pour un tour ! Gémit celui-ci. Tu me l’as dit au moins cent fois, Pat…
- Tant pis, mais je me dois de te le répéter. Tu as besoin d’une épouse qui mettrait un peu d’ordre dans cette tanière, t’apprendrait la mesure des responsabilités et se préoccuperait également de ta santé. Qu’as-tu mangé aujourd’hui ? As-tu au moins dîné ?
- J’ai fait mes courses chez le traiteur chinois du bas de la route…
- Oui, sans faire attention à ton taux de cholestérol…
- De ce côté-là, tout va bien. Les derniers check-up le confirment.
- Tu permets que je m’en assure ?
- Je ne t’autorise pas à fouiller ainsi dans mes affaires. C’est d’ordre privé.
- Stephen, c’est pour ton bien !
- Tu n’es pas ma mère. Tu as des idées complètement dépassées.
- Je dois pallier le manque d’épouse, frérot !
- Je commence à en avoir plus qu’assez, Pat. Je vis ma vie comme je l’entends. Je ne suis plus un gamin.
- Alors, cesse de te conduire comme si tu avais dix ans !
- Pat, tu n’es pas la bienvenue ici…
- Me mettrais-tu à la porte ? Tu oserais ?
- Tu me portes sur les nerfs… j’ai eu une longue journée et…
- Dis plutôt que tu t’es engueulé avec ton directeur.
- Pas du tout, se défendit le professeur. Pat, tu me fais penser à une de ces riches bourgeoises, collets montés, préoccupées avant tout par le montant de leur compte en banque et le solde de leurs actions et stocks options.
- N’importe quoi ! Regarde Franck. Prends exemple sur lui.
- Lui aussi est célibataire.
- Certes, mais il vit depuis cinq ans avec la même femme… Elle sait très bien se conduire, elle. Notre cadet défend notre patrie avec enthousiasme. Il a à cœur la sécurité des Etats-Unis, lui. Pas comme toi…
- Là, tu abuses. Tu ignores le but de mes recherches.
- Ce ne sont pas celles-ci qui vont révolutionner le monde…
- Qu’en sais-tu ? Elles sont top secrètes… mais un jour, elles seront révélées au grand public et, alors, tu me rendras tout le mérite qui m’est dû.
La discussion se poursuivit et s’envenima même encore davantage au point que les voisins perçurent les cris de Pat se répercuter jusque dans les jardins aux pelouses bien tondues.
Au fait, cette scène avait lieu dans la cuisine moderne, kitch sur les bords, de la petite villa confortable et sans prétention de Stephen. Mais que ce soit dans le salon living, les chambres à coucher, les deux salles de bains, il y régnait un désordre pas possible. Le bureau était également encombré de livres, d’ordinateurs et d’antiques machines à écrire électriques. Le tout ne voyait que rarement le chiffon de poussière, l’aspirateur avait besoin d’être passé et les vitres n’avaient pas été nettoyées depuis des lustres.
La tanière d’un vieux garçon, on vous dit…
Or, alors que la dispute atteignait son climax, un individu entra dans la cuisine comme si de rien n’était, faisant comme chez lui, et, avec sa nonchalance habituelle, ouvrit la porte du frigo afin de se servir un jus de fruit quelconque.
Les yeux arrondis, Pat en eut le souffle coupé. Déglutissant, elle jeta au nouveau venu :
- Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
- Comme vous le voyez, madame Hill, j’ai soif. Je me sers à boire un jus d’ananas…
- Vous vivez ici ? Vous dormez ici ?
- Bien sûr.
- Stephen ne m’a jamais parlé de vous, monsieur…
- Michaël Xidrù. Ravi de faire enfin votre connaissance, Patricia…
Avec élégance, Michaël s’empara de la main droite de la jeune femme et y déposa un baiser.
- Je ne suis qu’un simple ami de Stephen, un hôte de passage. Votre frère m’a proposé son hospitalité avec la plus grande générosité…
- Vous vous exprimez d’une façon étrange…
- Périmée ? Obsolète ? C’est le déphasage… tantôt, mon esprit était ailleurs, oui, totalement ailleurs…
- Quelle profession exercez-vous, monsieur Xidrù ?
- Une profession ? Une activité rémunératrice ? Surveillant…
- Ah ? Dans quelle entreprise ?
- C’est assez délicat à dire…
- Vous aussi vous devez garder le secret. Décidément ! À moins que vous ne soyez…
- Pat, Michaël n’est pas mon… compagnon…
- Tiens donc ! Je n’avais pas envisagé cette hypothèse, fit l’agent temporel avec un sourire narquois. Je pensais que les Homo Sapiens étaient naturellement hétérosexuels… j’en apprends tous les jours…
- Les oreilles me sifflent.
- Madame Hill, je vous jure que je ne suis pas un… homo… pas du tout.
- Comme tu vois, ma chère sœur, Michaël n’est qu’un ami dans le sens le plus courant.
- Patricia, vous permettez que je vous appelle ainsi ? Oui, je le lis dans votre tête… vous ne ressemblez pas à Stephen… sur le plan physique, oui, un peu, mais sur le plan… moral, pas du tout. Vous êtes une femme d’ordre, vous avez de la personnalité, le sens du bon goût. Cette tenue vous va à ravir. J’aime le jaune. Il réchauffe les cœurs et met les gens de bonne humeur. Quant à ce capharnaüm, il me déçoit… je ne suis en rien responsable de tout cela… j’ai bien tenté de persuader Stephen de passer l’aspirateur et de jeter tous ces cartons vides et ces boîtes de conserves… mais j’ai échoué lamentablement.
- Pourquoi ne pas vous en occuper vous-même ? Lança avec acrimonie Pat.
- Il m’arrive de faire la vaisselle, vous savez et de m’occuper de la literie et de la lessive…
À ce rappel de l’agent temporel, Stephen rougit. Lui savait comment l’homme du futur s’y prenait pour rendre la villa moins bordélique. Cela n’allait pas sans une dépense énergétique faramineuse, du style panne de courant subite pour tout le quartier…
- Seriez-vous un… peintre amateur, un musicien lors de votre temps libre ?
- Pourquoi ces hypothèses ? A cause de ma tenue vestimentaire ? J’ai revêtu cette combinaison par sens pratique… Elle est confortable…
- Elle ressemble à un de ces « pyjamas » de la série Star Trek… 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/0/09/DataTNG.jpg
- Oui, j’aime ce feuilleton… je me suis passé en boucle vingt-cinq fois l’intégralité de la saison 3 ce matin… un must…
- Ah Bon ?
- J’avais le temps…
- Un fan de SF, monsieur Xidrù ?
- Non. Un voyageur égaré sur une planète de fous. Je ne suis ici que momentanément… en tant qu’observateur. Il m’arrive toutefois de suggérer des choses mais mes propositions ne sont guère prises en compte…
- Hum… Comment avez-vous fait la connaissance de mon frère ?
- Un soir, dans son labo à Caltech…
- Michaël… commença le professeur.
- Je venais d’arriver à LA… J’étais quelque peu perdu, désorienté…
- Le décalage horaire sans doute ?
- En quelque sorte, répondit l’homme du futur avec un sourire ironique.
- Il y a longtemps de cela ?
- Trois semaines à peu près… mon nom exact est : Michaël Xidrù, agent temporel M 22435 X 71 642...
- Vous plaisantez !
- Michaël, reprit Stephen en s’étranglant presque.
- Je suis aussi sérieux qu’un… pape, Patricia. Permettez-moi de vous offrir cette rose… la teinte sied à la couleur de vos yeux. Quant à son parfum suave, il ravira vos narines si délicates.
- D’où sortez-vous cette fleur ? Il y a encore dix secondes, vos mains étaient vides…
- Cette rose vient des jardins d’Ispahan… elle a été plantée il y a près de trois cents de vos année… afin d’honorer une princesse morte trop jeune… j’y ai fait un tour, il y a une femto seconde…
- Je n’en crois rien !
- Un tour de prestidigitateur, proféra le professeur entre ses dents… Michaël est particulièrement coutumier du fait… il aime les farces de ce genre.
- Comme c’est dommage que tous deux vous refusiez de me croire ! Tant pis. La rose se fane et n’est plus qu’un peu de poussière que je souffle…
L’Homo Spiritus fit comme il venait de dire. Aussitôt, la rose disparut de cette réalité temporelle-ci.
Puis, après un salut à Patricia, Michaël regagna sa chambre d’ami pour s’adonner à une mystérieuse activité.
Décontenancée, Patricia choisit de se retirer et, prenant son coupé, mit le contact et démarra. Cette nuit même, elle donnerait un coup de fil à ses parents…

*****

Deux fois par semaine, Stephen se rendait chez ses parents établis dans une coquette propriété privée près de San Diego. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c3/San_Diego_Reflecting_Pond.jpg
Ce matin-là, il ne dérogea pas à cette bonne habitude. Mais Michaël l’accompagnait. En effet, l’homme du futur voulait absolument connaître les géniteurs du professeur Möll.
Or Patricia avait téléphoné à Dietrich quarante-huit heures plus tôt. Elle l’avertissait que le fils aîné vivait depuis quelques semaines avec un individu au comportement étrange, vaguement homosexuel, et quelque peu artiste. Tare rédhibitoire à ses yeux, le jeune homme n’avait aucun métier.
À l’arrivée du fils prodigue, nous pouvons imaginer sans peine la joie des parents !
Dietrich, bien qu’âgé de 69 ans, travaillait encore comme représentant à l’étranger d’une importante firme américaine. C’était un homme sérieux, pondéré, plutôt strict dans ses idées et sur le plan moral. La mère, Anna Eva connaissait une retraite paisible, s’occupant de ses fleurs, des bégonias magnifiques concourant pour des prix, mais aussi d’œuvres charitables. Elle s’investissait beaucoup auprès des minorités, notamment amérindiennes. Cependant, elle était moins sévère que son époux, ayant eu quelques aventures amoureuses durant ses jeunes années et les débuts de sa maturité. Ainsi, vers la quarantaine, elle avait fréquenté un certain Adrian, bien sûr sans que Dietrich fût au courant. Stephen lui ressemblait donc sur le plan sentimental.
Dietrich avait un frère plus jeune, ancien explorateur, ancien baroudeur, ancien journaliste, ancien aventurier, Archibald. Désormais, rangé de tout cela, il profitait d’une retraite dorée grâce aux dividendes des multiples récits et ouvrages publiés contant ses aventures notamment celles vécues en 1952, alors qu’il parcourait le Mato Grosso.
L’oncle Archibald était considéré comme un affabulateur par l’intelligentsia mais également par son frère et sa belle-sœur. Mais il n’en avait cure, ne fréquentant guère sa famille. Parmi les invraisemblances contenues dans ses récits, il y avait l’affirmation saugrenue soutenant qu’il avait effectué un séjour forcé au sein d’un Univers parallèle, prisonnier des manigances d’un homme robot. Mais ce n’était pas tout. Dans un autre de ses livres, il narrait avec forces détails ses voyages dans le temps, aussi bien dans le passé que dans le futur.
Stephen Möll n’avalait pas les couleuvres racontées par l’oncle Archibald d’autant plus que ce dernier refusait de se confier à son neveu. Le baroudeur craignait-il donc de trop en dire ?
Stephen et Michaël s’étaient pointés chez les Möll à l’heure du déjeuner. Le repas, sans prétention, des avocats farcis aux crevettes, du maïs grillé accompagnant des steaks, et des pommes reinettes en dessert, s’était déroulé dans une atmosphère tendue. Cependant, Anna Eva avait vite accepté l’ami de son fils, le trouvant somme toute d’une fréquentation agréable. À la fin du déjeuner, elle lui proposa donc une tasse de thé que ce dernier s’empressa d’accepter.
- Hem… cela se boit comment ? Fit-il avec innocence.
- Chaud… avec du sucre si vous le désirez Michaël.
- Du saccharose ? Non merci… mais ce n’est pas du lapsang souchong…
- En effet. Du Earl Grey… tout simple…
- Savoureux… je ne connaissais pas…
- Le Earl Grey ou le thé en général ?
- Lors d’un séjour au Népal, j’ai pu goûter à cette boisson, pas préparée de la même façon…
- Et ? S’enquit Anna Eva avec curiosité. Cela vous a plu. ?
- Votre thé est … différent…
- Sans doute. Mais vous ne répondez pas franchement.
- Je préfère le vôtre, madame…
- Vous parlez sans accent. Mais je sens bien que vous êtes étranger. D’où êtes-vous originaire ?
- Maman ! S’écria Stephen. Si Michaël ne veut pas le dire, ne le force pas.
- Mon pays, si je puis l’appeler ainsi, ne connaît pas un climat tempéré permettant l’agriculture. À vrai dire, la nourriture que nous consommons est… artificielle. Alors, manger normalement des aliments qui ont du goût, cela me change, mentit l’agent temporel.
- Fort étonnant, jeta Anna Eva. Vous venez de l’Europe de l’Est…
- En quelque sorte… ajouta Michaël avec un léger sourire.
- Maman, je vois que tu as accepté Michaël et que celui-ci a fait de même pour toi.
- Jeune homme, vous m’êtes sympathique. Je vous pardonne votre orientation sexuelle.
- Mon… orientation sexuelle ? Ah ! Je vois !  Encore ce quiproquo idiot.
- Vous n’êtes pas…  Gay ?
- Pas du tout.
- Alors, cela vient de votre façon de vous exprimer… désuète et polie…
- Je déteste les expressions vulgaires et argotiques, madame Möll. Les insultes et les grossièretés m’insupportent au plus haut point…
- L’inverse de Stephen.
- On dit que les contraires s’attirent, siffla le professeur entre ses dents.
- Chère madame, Stephen est un ami… il a besoin de moi… et moi de lui… sur le plan professionnel tout d’abord…
- Votre rencontre a été fortuite…
- Pas du tout… mais laissons cela. Je me refuse à parler boulot ici, maugréa Stephen.
- Tout à fait, approuva Anna Eva. Je n’ai pas l’esprit scientifique… Tout comme mon époux…
- Au contraire de votre beau-père, jeta Michaël volontairement. Vous l’avez bien connu ?
- Assez bien. Il n’était pas un homme réservé, bougon… loin de là. Mais ses déboires professionnels, vers la fin de sa vie, l’avaient rendu amer et solitaire. Il est mort loin de nous, de notre affection, à Ravensburg…
- En 1965...
- Stephen vous l’a dit…
- En effet, mentit encore une fois l’homme du futur.
- Maman, nous devrions changer de sujet, tu ne crois pas ?
- A quoi vous intéressez-vous, Michaël, à part la science bien sûr ?
-… à la sociologie et à l’ethnologie… l’étude des comportements humains des… peuplades primitives me fascine, avoua l’agent temporel…
Le professeur Möll s’empourpra à ces mots. Il jeta un regard venimeux à Michaël puis, pour se donner bonne figure, avala une gorgée de son thé. Mais il faillit s’étouffer. Pris d’une quinte, il fut obligé de se rendre dans la salle de bains.
- Que se passe-t-il ? S’enquit Dietrich. Tu vas bien, mon fils ?
- Ce n’est rien, papa... J’ai avalé de travers, c’est tout, répondit de loin le professeur.
- Qu’est-ce qu’il lui a pris soudainement à Stephen ? S’interrogea la mère. On aurait dit qu’il était gêné.
- Une plaisanterie entre nous, renseigna Michaël.
 - Ah bon ?
- Ce n’est pas important, monsieur Möll.
- Anna Eva… vous permettez que je vous appelle par votre prénom ? Vous êtes charmante… la femme la plus charmante que j’aie rencontrée jusqu’à ce jour.
- Euh… Je vais rougir…
- Et moi, me montrer jaloux, rétorqua Dietrich.
- Il y a si longtemps que je n’avais pas été complimentée, fit madame Möll avec un sourire de regret.
- Grave faute… de la part de Stephen, proféra l’agent temporel. Un bon fils doit toujours dire à sa mère qu’elle est la plus belle et la plus merveilleuse femme qu’il connaît…
- Qu’est donc en train de dire Michaël ? Quels reproches ? Grommela le chercheur, de retour.
- Tu ne me complimentes pas assez selon lui, murmura Anna Eva d’une voix douce.
- Hum…
Mentalement, Stephen apostropha l’agent temporel ; il n’était pas dupe.
« Vous avez rattrapé le coup, non ? Vous alliez vous fâcher avec mon père.
« Effectivement… mais comme j’ai dû savoir-vivre…
« Au contraire de moi, je présume…
« Bien sûr ! ».
Après le thé, Stephen se rendit dans le jardin afin d’admirer les massifs de bégonias. Mais ce n’était pas la saison de la floraison. Il l’avait oublié et notre chercheur fut quelque peu déçu.
Le reste de la journée fut occupé par l’analyse politique et économique du pays. Le professeur dut supporter les déclarations de son père et garder un silence diplomatique.
Lorsque Stephen et Michaël regagnèrent leur voiture, le chercheur jeta d’un ton acide :
- Alors, cette étude sociologique sur deux Américains d’âge mûr de la classe moyenne ? Intéressante ?
- Plus que vous l’imaginez, Stephen. Merci de m’avoir permis de rencontrer vos parents…
- Vous avez pu les analyser… lire en eux…
- Tout à fait. Je puis même avancer que, désormais, je connais Dietrich et Anna Eva mieux que vous…
- Pff ! Cela reste à voir. Je suis bon prince avec vous, Michaël… Trop bon prince, même…
*****

Notre agent temporel, malgré ses multiples missions à travers les siècles, restait toujours aussi curieux. Il faisait tout pour étudier de près les comportements mystérieux pour lui, des Homo Sapiens. Bien évidemment, il savait que la division par sexe existait afin de perpétuer l’espèce… mais il trouvait cette technique de reproduction barbare, archaïque. Il ne saisissait pas très bien l’antagonisme homme/femme non plus. Il se demandait toujours pourquoi le sexe dit faible était le plus souvent laissé pour compte, voire persécuté…
Pour l’heure, Michaël était assez satisfait de sa mission.
Approfondissant son étude, il observait, tel un entomologiste, les attitudes et les interactions des étudiants de Stephen Möll entre eux. Avec ironie, il les voyait entrer dans une ronde amoureuse sans fin, oubliant quelque peu leurs études et la situation internationale qui allait en s’aggravant.
Cette désinvolture le dépassait.
Manifestement, Cynthia était amoureuse de Stephen… Un amour sans espoir… pour l’instant… car ce dernier fréquentait Inge avec assiduité… tout en accordant quelques heures à Tamira… L’Allemande venait souvent dans la petite villa du professeur, non pour étudier, mais pour son plaisir.
Lors de ces moments intimes, Michaël peinait à rester dans son coin et à se montrer discret. Plus souvent qu’à son tour, il avait surpris le couple au grand dam de Stephen et à la fureur de la Teutonne.
- Michaël, on ne vous a jamais dit qu’il fallait frapper aux portes avant d’entrer ? Rugissait le professeur.
- Non mais ! Quel voyeur ! Quel goujat ! Renchérissait Inge.
- Inutile que je m’excuse, je crois… je voulais savoir comment vous faisiez… pour recommencer après seulement dix minutes… votre cœur tient le coup ? Je l’entends battre à 150 battements par minute…
- Je rêve ! Fils d’en…
- Allez-vous faire foutre ! Glapissait Inge.
Et ainsi de suite…
Michaël se mêlant de ce qui ne le regardait absolument pas, avait osé dire à la Japonaise que Stephen continuait à voir l’Allemande. Hors d’elle, la jeune femme avait claqué la porte après avoir fait une scène à son amant infidèle…
Et tournait la ronde des amours et des amourettes…encore un tour, et encore un autre…
Inévitablement, Stephen et l’agent temporel se disputèrent.
- Je vais vous jeter à la porte, sale individu !
- Je n’en crois rien. Vous avez besoin de moi… Vous oubliez l’essentiel… Vous perdez du temps avec vos petits jeux amoureux, vos galipettes d’adolescents en rut…
- C’est ainsi que vous voyez les choses ?
- C’est ainsi qu’elles sont, Stephen. Mais vous vous refusez à entendre raison. Or, là-bas, la situation s’envenime…
- Là-bas ? Où ça ?
- A Ravensburg, professeur. Vous vous rappelez que vous y avez laissé Giuseppe, non ?
- Oui, et alors ?
- Alors, votre étudiant vient d’envoyer un message… un appel au secours plus précisément.
- Bon sang ! Quand ?
- Ce matin… il nous faut partir pour le passé.
- Quoi ? Maintenant ?
- Le temps de mettre le translateur sous tension après les ultimes vérifications… 
- Vous ne pouviez pas me le dire plus tôt ?
- Vous étiez hermétique à ce genre de préoccupation, Stephen.
Alors, bousculant le chercheur, il l’obligea à monter dans sa voiture, une Chevrolet, prit lui-même le volant, et, après maints feux rouges grillés, multiples embardées, stoppa enfin devant le labo du professeur Möll, dans le campus de Caltech.
- Au fait, Anton nous attend déjà…
- Vous l’avez averti avant moi…
- Exactement. Il vient avec nous en Allemagne.
- Bastard ! Mais que s’est-il passé là-bas ?
- Vous verrez sur place… Dieter a fait des siennes, Yaktam devrais-je dire…
- Yaktam ? Le saboteur ?
- Oui…
- Vous saviez qu’il avait emprunté l’identité du domestique ?
- Tout à fait…
- Fils de pute ! Vous avez gardé cela pour vous…
- Ne soyez pas aussi naïf, Stephen. Vous vous en doutiez-vous aussi.
Les deux hommes grimpèrent quatre à quatre les quelques marches conduisant au labo et firent leur jonction avec le Tchèque. En guise de bonjour, le jeune homme lança :
- J’ai déjà mis en route les principaux électro-aimants. Les ordinateurs suivent.
- Les sustentateurs ?
- Je préfère que vous vous en chargiez, Michaël…
- Très bien. Mais auparavant, je vais m’assurer qu’il n’y a personne alentour.
Après plus de deux heures de check-up, de contrôles et de vérifications, le translateur quitta enfin cette bulle temporelle.
Nous étions à l’aube du 20 février 1993 et déjà, les rayons d’un soleil timide se laissaient deviner à l’horizon.
À l’autre extrémité du monde, la Chine connaissait des inondations sans précédent. Le fleuve Hoang Ho était sorti de son lit à la suite de pluies torrentielles, provoquant la mort de centaines de personnes et laissant des millions de personnes sans abri.
*****

Pendant ce temps-là, à New York, l’homme d’affaires déjà entrevu s’apprêtait à monter à bord de son hélicoptère personnel stationné sur la terrasse d’un gratte-ciel. L’appareil volant permettait au richissime businessman de sortir de la ville sans encombre et de rejoindre en un temps record un aérodrome privé où un mini jet de type Falcon 900 l’attendait avant de décoller pour Chicago. En effet, le manieur d’argent devait assister à une conférence économique donnée par des professeurs tous bardés de diplômes et primés depuis peu. Lesdits économistes faisaient les beaux jours de Davos.

*****

12 mars 1871

Le module temporel se matérialisa avec lenteur dans le ciel de Ravensburg, un ciel bas et lourd, encombré de noirs nuages. Puis, il se posa sur la pelouse de la propriété du baron Rodolphe, au risque de roussir l’herbe encore rase. 
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Précipitamment, les trois occupants sortirent de l’habitacle. Toutefois, Michaël prit le temps de placer le translateur dans une harmonique temporelle parallèle non accessible à un individu originaire du XXXIe siècle. Ensuite, les tempsnautes se hâtèrent de grimper les quelques marches du perron.
Stephen mania la cloche et, aussitôt, Peter, qui patientait derrière selon les ordres de Giuseppe, ouvrit. Ce fut avec le plus grand soulagement qu’il reconnut les voyageurs.
- Ah! Vous voici. Monsieur Marocco avait dit vrai. Monsieur est sauvé.
- Que se passe-t-il donc ? Questionna le professeur Möll avec une certaine angoisse dans la voix.
- C’est le valet de chambre de monsieur. Dieter s’est barricadé dans le boudoir avec mon maître. Il menace de le tuer si monsieur Giuseppe ne lui livre pas ce qu’il nomme… le transmetteur télépathique.
- Bloody Hel ! Comment une telle chose a-t-elle pu se produire ?
- Monsieur Giuseppe se méfiait du valet… Il le surveillait depuis quelques temps déjà, commença à expliquer le majordome. Puis, tôt ce matin… le secrétaire de monsieur a démasqué Dieter…
- Professeur ! Vous êtes enfin venu. Merci ! S’écria l’Italien en descendant l’escalier central.
- Bon sang ! Giuseppe, dites-nous-en peu de mots ce qui s’est passé.
- Tout cela est de ma faute…
- Mais non… murmura Anton.
- Je me suis laissé avoir comme un enfant. Michaël, le baron von Möll n’a pas suivi vos conseils et directives… en fait, il s’est montré pangermaniste à fond. Certes, il s’est rendu à Berlin et y a rencontré le chancelier Bismarck… mais c’était pour fêter avec lui la proclamation de l’Empire… hier, comme je lui faisais des remontrances sur son attitude et le non-respect de la parole donnée, il a voulu me renvoyer. 
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- Oui, je vois cela, réfléchit l’agent temporel à haute voix.
- Mais ce n’est pas tout.
- Dégoise plus vite, Giuseppe.
- Professeur, je pense que Rodolphe n’est pas entièrement responsable de ses actes. Son esprit obéit à Dieter. J’ai découvert qu’il ne s’agissait pas d’un homme ordinaire… Il semblerait que nous ayons affaire à un robot humain commandé par une force inconnue… En tout cas, c’est-ce que j’ai découvert il y a quelques heures.
- Ce n’est pas un robot, renseigna Michaël, un robot ne dispose pas d’autonomie. Dieter n’est autre que Yaktam.
- Celui qui est responsable de la mort de Gary et d’Andrew…
- Exactement, acquiesça Stephen.
- Ce matin, très tôt, j’ai pu espionner Yaktam… je m’étais dissimulé dans un cagibi… là, je l’ai vu parfaire son déguisement… il rajustait sa perruque et vérifiait que ses sourcils tenaient bien. Ensuite, il a… comment dirais-je ? Ouvert, oui, c’est cela, ouvert son poignet et a manipulé quelques curseurs et remis de l’ordre dans des… fils…
- Yaktam fait partie de toute une série d’hommes synthétiques mis au point par un chercheur de votre futur… ses composantes ont été conçues artificiellement à partir de molécules organiques et de matériaux non encore découverts à la fin du XX e siècle… ces matériaux donnent aux chairs l’apparence et la consistance du tissu cellulaire.
- Yaktam est donc un androïde ! Jeta Anton.
- Hem… je n’irai pas jusque-là… Yaktam n’a pas un cerveau positronique…
- Que faisons-nous ?
- Nous allons forcer l’imposteur à se rendre.
- Ah oui ? Comment ? Ironisa Stephen.
- Laissez-moi agir. Yaktam est sans doute armé. Mais pas d’un simple revolver… le boudoir est là-haut ?
- Oui, répondit Peter d’une voix tremblante…
- Bien. Restez tous en bas…
Aussitôt, Michaël disparut du rez-de-chaussée et se retrouva quasi instantanément devant la porte de la petite pièce. Puis, comme si celle-ci n’existait pas, il franchit le seuil pour faire face à Yaktam muni d’une sorte de triangle creux dont une boule lumineuse se détachait au milieu, arme qu’il tenait serrée dans sa main droite.
- Un agent temporel ! Jeta l’homme synthétique en anglais en reconnaissant Michaël. Arrière où je tue ce type.
- Tss! Tss ! Yaktam, tu n’es pas de taille, tu le sais très bien.
- Mon maître me protège. Je suis en communication avec lui… par le biais de cette montre téléphone qui défie les lois de la physique temporelle.
- Joli gadget, en effet…
- Partez avant que j’exécute le baron…
- C’est toi qui vas te rendre, Yaktam. Relâche monsieur von Möll.
- Non. Mon maître va me secourir… la preuve ? Cette lueur violette qui apparaît…
Effectivement, une étrange lumière était en train de se manifester et à prendre de la consistance.
Comprenant qu’il lui fallait agir au plus vite, l’homme du futur fit disparaître d’un simple regard les liens qui entravaient Rodolphe, attaché sans connaissance sur une chaise. Puis, il transporta par la seule force de sa pensée le baron dans le couloir alors que la lumière commençait à englober Yaktam. Or, au même instant, Giuseppe, qui avait désobéi à Michaël, voulait enfoncer justement la porte dématérialisée subitement d’un coup d’épaules. Cette action eut pour résultat de le propulser à l’intérieur de la pièce alors que la bulle lumineuse s’emparait de l’homme synthétique. Enfermé à son tour dans l’étrange sphère, l’Italien reçut de plein fouet le tir de l’arme de Yaktam. Aussitôt, son corps fut réduit en particules infinitésimales.
Michaël, à ce spectacle, serra les poings. Pouvait-il inverser l’effroyable chose ? Cela lui aurait été facile s’il n’y avait eu la sphère violette. Il essaya… mais se heurta à une sorte de mur infranchissable. Comprenant l’inanité de ses efforts, il était en train de gaspiller au moins 50% de son énergie, l’homme du futur fut contraint de renoncer à son geste altruiste.
Pendant que cette tragédie se déroulait, Stephen s’était lui aussi résolu à enfreindre les ordres de Michaël.
Le souffle court, il questionna l’agent temporel.
- Devil ! Où est passé Giuseppe ?
- Il est mort… ses particules se sont dispersées dans une bulle temporelle engendrée par je ne sais quelle force…
- Vous vous foutez de ma gueule, là ?
- Hélas non. Je n’ai pu empêcher cela…
- Et Yaktam ? Il a fui, je suppose…
- En effet.
- Beau fiasco !
- Je le reconnais. Mais Yaktam a eu grand tort d’user de son arme de feu dans pareille bulle…
- Comment cela ?
- C’est pourtant évident. Son moyen de transport va connaître une panne. Une surcharge… m’étonnerait qu’il regagne le XX e siècle sans problème…
Michaël disait vrai. À la suite du trop-plein d’énergie, la bulle connut une sorte de dépressurisation temporelle. Alors, pris dans une tempête électromagnétique, l’engin se déplaça non dans le futur mais dans le passé ! Le tissu fragile se déchira à l’atterrissage et Yaktam se retrouva en train de couler dans les eaux d’un étang.
Comme l’homme synthétique ne savait pas nager, il se noya d’autant plus vite qu’il céda à la panique. Alors que la bulle se désintégrait, le communicateur toujours branché diffusait l’appel de plus en plus pressant du maître occulte.
- Yaktam ? Où êtes-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas atterri à New York ? Vos coordonnées vous situent toujours à Ravensburg, mais à quelques quinze kilomètres du château… Que faites-vous ? Vous jouez avec mes nerfs ?
Yaktam était bien en peine de répondre. Une main tendue vers le ciel émergeait des eaux sombres de l’étang, une main dépourvue de vie. Cependant, des paysans qui revenaient des champs s’étaient précipités pour porter secours au noyé.
Lorsqu’ils entendirent cette voix s’exprimant en anglais sortir de nulle part, ils s’enfuirent en se signant.
- Le diable ! C’est le diable. Il a pris possession de l’étang ! S’écria un laboureur.
Pris de panique, il courut encore plus vite, dépassant les autres.
- Yaktam ! Répondez ! Bon sang ! Répondez Yaktam ! 
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L’écran de l’ordinateur du maître affichait une année incongrue : 1758.
- Ah ! Je l’ai perdu ! Ragea l’homme d’affaires. Il y a de l’agent temporel là-dessous.

*****

Dans un des salons du rez-de-chaussée, revenu à lui, le baron von Möll se remettait de son agression en buvant un verre de cognac. Encore sous le coup de la terrible disparition de Giuseppe, Stephen arborait une mine sombre. Ses yeux jetaient des éclairs tandis que ses mains tremblaient de colère. Quant à Anton, plus pâle qu’à l’accoutumée, effondré sur un fauteuil, il avait du mal à respirer.
Michaël contrairement à ses habitudes, s’était assis sans demander l’autorisation. Il avait accepté avec un sourire reconnaissant une limonade proposée par Peter.
Personne ne faisait attention au fait que l’agent temporel n’était pas dans son assiette. En fait, il était épuisé…
- Baron, Giuseppe est mort à la suite de votre inconséquence ! Jeta le professeur durement.
- Oui, approuva son étudiant. Il voulait vous porter secours…
- Il m’a désobéi, marmonna Michaël d’un ton morne.
- J’en suis sincèrement désolé…
- Je ne vous crois pas !
- Vous avez tort. Je n’ai jamais voulu cela… Je m’étais attaché à mister Marocco…
- Mais vous n’avez pas suivi ses conseils pour autant, constata Anton.
- Il faut me comprendre, mister Verdok. Je suis un bon sujet de Sa Majesté l’empereur Guillaume Premier.
- Oh ça oui ! Un lèche-bottes… et je reste poli.
- Mister Stephen, je vous assure que je ne pouvais pas faire grand-chose pour dissuader le chancelier de changer d’avis à propos de la conduite à mener concernant la France… son commandement militaire était en-dessous de tout…
- Peut-être…
- Professeur, c’est un fait avéré que les généraux français n’étaient pas à la hauteur… argua Anton. Mais tout de même…
- Foutaise ! Rodolphe, vous avez échoué parce que vous n’avez pas essayé. Vous partagez les mêmes vues que Bismarck et que votre souverain. Vous vous foutez de l’avenir. De ce qui pourrait arriver à vos enfants et petits-enfants dans un futur pas si lointain que ça. Il est vrai qu’Otto n’est pas encore né. Mais votre fils Wilhelm ? Vous l’oubliez. Or, il y laissera sa santé dans la prochaine guerre.
- Was? Mein Sohn ?
- Ja, acquiesça Michaël d’un air las. Er werde sterben… am November 1918...
- Nein! Ich will nicht…
- Aber, es ist geschrieben…
- Tous deux, cessez de parler allemand. Je ne comprends pas tout, hurla le professeur.
- Michaël vient de donner la date de la mort de Wilhelm au baron, fit Anton d’une voix éteinte.
- C’était le seul moyen que j’avais afin de persuader Rodolphe, ajouta l’agent temporel.
- Fumier ! Vous avez osé ?
- Oui, hélas.
- Je ne croyais pas que la Grande Guerre était si proche, se défendit Rodolphe.
- Maintenant, vous me croyez…
- Ja, Michaël. Je ne suis ni un monstre ni un criminel. Avant tout, je souhaite être un bon père…
- Alors, prouvez-le et allez voir Bismarck. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7c/Franz_von_Lenbach_-_Portrait_of_Otto_Eduard_Leopold_von_Bismarck_-_Walters_371007_-_View_B.jpg
- Pour lui demander ?
- De ménager la France, lança Stephen. Il n’est peut-être pas encore trop tard.
- Comment ?
- Le traité de paix entre les deux Etats n’est pas encore signé. Le chancelier peut y retirer quelques clauses… si la France se sent par trop humiliée, elle ressassera sa haine durant des années…
- Euh… Professeur, ce n’est pas la France qui sera immédiatement la cause de la Première Guerre mondiale, fit remarquer Anton.
- J’en ai conscience… mais peut-être que cela freinera l’envie d’alliances…
- Messieurs, je ne puis dire au chancelier qu’une nouvelle guerre se prépare déjà en coulisses… il va me prendre pour un doux illuminé si je lui avoue que le prochain conflit éclatera dans le prochain siècle.
- Pourtant, monsieur von Möll, vous devez le convaincre. C’est une question vitale.
- Je vous promets d’essayer…
- Essayer ne suffira pas…
- Je ne puis faire mieux, Stephen. En attendant, votre présence ainsi que les derniers événements intriguent au plus haut point les membres de ma famille. Tous demandent des explications. Quant à mes serviteurs, ils sont persuadés que cette demeure est maudite.
- Les gens de cette époque sont naïfs et portés sur les sciences occultes, émit Anton en soupirant.
- Certes, mais avouez qu’il y a de quoi ! Rétorqua le baron.
- Vous n’allez tout de même pas leur dire qui nous sommes exactement ?
- Je n’irai pas jusque-là.
- Tant mieux ! Jeta le professeur Möll soulagé.
- Cependant, quoi qu’il arrive, mon majordome restera à mon service. Il m’est tout dévoué.
- Monsieur le baron, se mêla Michaël, vous pourrez dire la vérité à votre épouse. Il me semble qu’elle la mérite.
- Oui, c’est-ce que je pensais faire.
- Hem… grommela Stephen. Saura-t-elle garder le silence, au moins ?
- Mon épouse ne fait qu’un avec moi. Elle se taira, je vous le jure. Mais c’est mon beau-frère Klaus qui m’inquiète. Entre deux chopes de bière, il peut parler et m’amener des ennuis.
- Il faut lui raconter une fable qui tienne la route… mais je ne vois pas laquelle…
- Son esprit est imperméable au fantastique. Il a la raison et la logique chevillées au corps. Pétri de bon sens, il se montre bon gestionnaire dans ses affaires, et, lors de mes absences, aide ma femme et mon régisseur à administrer mes biens.
- Dites-lui que vous avez des ennemis puissants, articula le professeur. Intéressés par vos recherches scientifiques.
- Mes recherches sur la lampe à incandescence ont été abandonnées sur les recommandations de Giuseppe. Désormais, mon attention s’est portée sur les possibilités offertes par l’électricité et les champs magnétiques…
- Ah ! N’anticipez pas trop tout de même, lança l’agent temporel.
- Vous savez, nos ennemis ne vont pas abandonner comme cela la partie, reprit le chercheur américain.
- Mes ennemis également, dit tristement Rodolphe.
- Oui… Alors, monsieur le baron, il vous faut un garde du corps.
- Un homme armé qui me suivra comme mon ombre ?
- J’ai averti Anton Verdok de notre voyage avec l’intention de vous le laisser exercer cette fonction, fit Michaël avec un détachement feint.
- Ah ! Voici que vous recommencez, fichu Homo Spiritus ! Gronda le professeur.
- Permettez-moi, Michaël, mais vous ne m’avez pas demandé mon avis…
- Anton, c’est un ordre. Vous devez m’obéir sans sourciller…
L’homme du futur avait employé un ton qui n’admettait aucune réplique. Subjugué, l’étudiant s’inclina.
- J’ai compris. Je suis le nouveau pion sacrifié dans cette partie d’échecs à l’échelle du temps.
- Je ne vous laisse pas sans biscuits… c’est bien l’expression adéquate, non ?
- Comme pour Giuseppe… dit le Tchèque avec tristesse.
- Pas tout à fait. Voici un autre émetteur télépathique. Il est plus perfectionné que le précédent.
- Ah oui ? Je veux bien ranger toute ma maison si je dois avaler ce conte !
- L’appareil émet un signal continu. Mais en cas de danger ou de situation anormale, le signal sonore change… tous les soirs, vous me ferez un rapport circonstancié, sans rien omettre des événements de la journée.
- J’ai saisi, marmonna Anton d’un ton résigné.
- Celui qui se dissimule derrière les hommes synthétiques ne tardera pas à répliquer à cet échec qu’il vient de subir. Une fois de retour en 1993, je vais tout mettre en œuvre afin de l’identifier, poursuivit Michaël. En usant des hommes robots originaires de la civilisation post-atomique numéro 1, notre ennemi se trahit… du moins, je le pense…
- Civilisation post-atomique numéro 1 ? Was ist das ?
- Laissez tomber, Rodolphe. Je ne veux pas éclairer votre lanterne.
- Vous pouvez lui dire qu’elle se situe vers l’an 3 000, vous ne croyez pas ?
- Stephen ! Vous faites preuve de la plus grande imprudence, répliqua l’Homo Spiritus d’une voix dure.
- L’an 3 000 ? Bégaya Rodolphe. Mein Herr Michaël, de quand venez-vous donc, vous ?
- Suis-je obligé de vous répondre ? Je viens du fin fond de l’espace-temps… d’un futur si lointain que les humains ordinaires ne sont plus que des légendes… vous n’en saurez pas davantage. Mein Herr von Möll, verzeihen sie…
- Ich verstehe…
- Danke… maintenant, le professeur et moi allons partir. Vous direz donc toute la vérité à Gerta votre épouse… je compte sur vous pour qu’elle garde le silence… quant à votre domesticité, si elle veut vous quitter, libre à elle… je vous conseille de l’acheter en la payant grassement.
- Bien sûr, monsieur Michaël.
- Mais comme je ne suis pas un pique-assiette, voici pour vos frais… cinq diamants en provenance du Cap…
- Il y en a pour des centaines de milliers de marks !
- Au cours du jour, sept cent mille.
- Michaël, comment avez-vous fait ? Interrogea le chercheur.
- Je n’ai pas perdu mon temps en amourettes… pendant que vous flirtiez avec Tamira, que vous pratiquiez du sport en chambre avec Inge, j’ai effectué quelques petits déplacements sur le continent africain, moi. Ces diamants ne manqueront à personne, monsieur le baron. Je ne les ai pas volés toutefois. Rassuré ?
- Euh… oui…
- Parfait ! let’s go !
- Mais moi ? Qu’est-ce que je deviens ? Jeta Anton avec un accent de regret mêlé de tristesse.
- Venez donc, fit Rodolphe en se levant de son fauteuil. Je vais vous faire les honneurs de ma demeure. Parlons allemand… cela vous entraînera…
- Ja, Herr von Möll…
Le chercheur américain et l’agent temporel s’esquivèrent le plus discrètement qu’ils le purent.

*****

Lieu indéterminé, date inconnue.

Une villa à patio, de style espagnol, sous un soleil riant. Dans le fumoir, l’homme d’affaires déjà entraperçu à New York, prenait quelques heures de détente après un voyage hors des Etats-Unis. Sur un écran, il projetait quelques diapositives portant sur la Seconde Guerre mondiale.
Il s’agissait de photos prises sur le vif, en couleurs. Elles avaient toute un point en commun. Elles racontaient l’histoire d’un jeune officier allemand qui aura un rôle important à jouer dans cette intrigue couvrant plusieurs siècles voire plusieurs millénaires.
L’inconnu voyait ainsi le militaire combattre en Pologne, en France, servir dans l’Afrika Korps auprès du général Rommel, puis se battre dans les faubourgs de Stalingrad, réchapper de peu aux Russes et à la mort, et, enfin, en poste en Normandie peu avant le débarquement du 6 Juin 1944. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/75/Bundesarchiv_Bild_146-1973-012-43,_Erwin_Rommel.jpg/200px-Bundesarchiv_Bild_146-1973-012-43,_Erwin_Rommel.jpg
L’individu en question était un grand jeune homme blond, les yeux gris clairs, comme ceux de Michaël. Lorsqu’il souriait, il avait des airs de Raoul d’Arminville, un des résidents les plus éminents de la Cité… mais cela, le brasseur d’affaires ne pouvait le savoir…
Tirant une bouffée nauséabonde de son cigare, l’Ennemi se servit un verre de whisky et jeta à l’adresse de l’officier de la Wehrmacht:
- A votre santé, Herr Oberstleutnant von Hauerstadt ! Vous n’allez pas tarder à entrer en scène. Mais vous n’êtes qu’un pion dans cette gigantesque partie d’échecs dans laquelle je joue les noirs… une partie que je mène à l’échelle cosmique…

*****

Le 23 mars 1871, le baron von Möll informa Anton Verdok de son intention de se rendre à Berlin afin de fléchir son ami Otto von Bismarck. En effet, l’ex-étudiant de Stephen lui avait raconté que la signature du traité avec la France n’aurait lieu que le 10 mai de la même année. Cette funeste cérémonie se déroulerait à Francfort sur le Main.
Comme il était envisagé, la gestion du domaine des von Möll fut confiée à Klaus Neürer.
Le jeune Tchèque devait accompagner Rodolphe dans son voyage. Anton se montrait dubitatif quant à la réussite d’une telle expédition. Néanmoins, il préférait se trouver aux côtés du baron afin de le surveiller…
Rien de concret ne sortit de l’entrevue avec Otto von Bismarck…
Toutefois, et c’était un fait historique prouvé et enregistré dans les archives, l’action du ministre des Finances français, Pouyer-Quertier, aboutit à quelques adoucissements dans les exigences allemandes. Il y eut une minime rectification des frontières en faveur de la France, le droit également pour les Alsaciens et les Lorrains d’opter, s’ils le souhaitaient pour la nationalité française s’ils quittaient les départements rattachés au Reich. De plus, le paiement des indemnités de guerre d’un montant de cinq milliards de francs or pourrait être versé par tranche.
Nullement découragé, Rodolphe dit à Gerta :
- L’an prochain, je retournerai à Berlin…
- Oui, mon ami. Vous avez raison de vous obstiner…
- Klaus a fait du bon travail dans les derniers investissements. Ce soir, au souper, je le complimenterai…
- Il vous en sera reconnaissant…
- Si jamais je devais m’absenter une année entière…
- Vous envisagez de partir loin de l’Europe ?
- On ne sait jamais… peut-être y a-t-il quelque chose à espérer de ce nouveau monde…
- Mais c’est une terre de sauvages… elle relève à peine d’une guerre civile…
- Certes… mais tant d’opportunités s’ouvrent à elle. J’envisage d’y placer quelque argent… dans les aciéries et les mines du nord des Etats-Unis… là est l’avenir, ma tendre et chère Gerta…

*****

Berlin, la chancellerie, le 25 mars 1872.

Rodolphe avait obtenu une entrevue avec le chancelier Bismarck en personne. Anton Verdok, que le baron désignait comme son homme de confiance, se tenait assis en retrait du grand bureau.
Otto von Bismarck était un homme imposant, aux yeux inquisiteurs, toujours vêtu de sa tenue militaire, la bedaine déjà importante, les mains toujours en action. Il proposa un cigare à celui qu’il disait être son ami et ignora sciemment le Tchèque qu’il considérait comme un domestique.
Anton eut le bon sens de ne pas s’en offusquer. Il souhaitait se faire aussi petit que possible.
Rodolphe accepta le cigare et la conversation débuta. Peu à peu, le ton monta et les propos s’envenimèrent.
- Mein Freunde, il m’est impossible d’accepter votre suggestion, dit le chancelier d’un ton ferme après quelques minutes. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/8d/Bismarck_pickelhaube.jpg/250px-Bismarck_pickelhaube.jpg
- Ce n’est pas une suggestion… fit Rodolphe.
- Alors, il s’agit donc d’une demande.
- D’une requête.
- Elle est tout à fait irrecevable.
- Comment cela ? Pourquoi ?
- Il est hors de question de modifier la ligne politique du II ème Reich, baron. Celle-ci est nécessaire et juste pour l’équilibre européen actuel.
- Pour l’heure, comte, elle vous paraît juste. Mais les choses bougent, évoluent. Il n’en ira pas de même d’ici quelques années.
- Ceci est une évidence. Mais de quel droit, Rodolphe, vous mêlez-vous de haute politique ?
- Je suis un sujet tout aussi dévoué à l’Empire que vous, Otto. C’est à ce titre que je vous mets en garde sur les risques qui menacent notre continent.
- Hem… J’en doute fortement.
- Je suis sincère. Nous devons à tout prix éviter de constituer un réseau d’alliances visant à isoler la France sur l’échiquier européen.
- Si ma mémoire est bonne, vous nous avez écrit ceci dans votre dernière lettre qui visait à obtenir une entrevue de notre part : « Il serait préférable de ne point déclencher un processus qui entraînerait, d’une part, un pacte entre le Reich et le jeune royaume d’Italie, et, d’autre part, une rupture de l’entente entre Sa Majesté Guillaume, le tsar et l’Autriche-Hongrie. Je pense, par exemple, à une éventuelle alliance franco-russe, aléatoire à l’heure actuelle, j’en ai tout à fait conscience, et, pourquoi pas ? À un rapprochement, tout à fait improbable aujourd’hui, entre cette même Russie et le Royaume-Uni… »
- Oui, je le reconnais, je vous ai écrit ceci. Mais…
- Vous allez même plus loin. « … étendons notre regard jusqu’à un avenir lointain. Il nous faut oser envisager les conséquences de nos actes sur trente ou quarante années. La France, acculée, humiliée, peu satisfaite de ses conquêtes coloniales, serait prête à s’allier avec son ennemi multiséculaire, autrement dit la Grande- Bretagne, afin de contrer les ambitions d’un monarque capable de bouter le feu au continent européen tout entier ».
- Rodolphe, soyons sérieux ! Fit Otto après un silence. De telles suggestions de la part d’un homme qui n’occupe aucune fonction politique, qui n’est ni ministre dans notre conseil, ni membre de la Cour, ni ambassadeur, ni consul, sont inacceptables.
- Sous-entendriez-vous que je n’aie pas les capacités pour comprendre les enjeux ?
- Vous n’avez pas, tout du moins, toutes les cartes en jeu.
- Ah. Un Kriegspiel, encore et toujours…
- Non… La réalité, Rodolphe, voilà tout.
- Désolé d’avoir troublé votre conscience, mein Herr. Je constate, avec regret, que de simples gentilshommes comme moi, n’ont aucun pouvoir. Notre parole n’est pas prise en compte.
- Mon ami, retournez à Ravensburg reprendre vos recherches scientifiques et revenez me voir avec d’autres idées en tête… Des idées plus… allemandes…
- Monsieur le comte, je me pose une question philosophique.
- Laquelle ?
- l’Homme n’est-il donc qu’un simple grain de poussière incapable d’appréhender les conséquences de ses actes ? De contrôler la machinerie complexe qu’il pilote sur le chemin de l’Histoire, méconnaissant sa puissance destructrice ? ou bien, maître de l’Univers, ou s’imaginant l’être, car Dieu seul, Être infini, peut comprendre ce qu’Il a créé, ne sera-t-il pas finalement celui qui croira ériger la perfection en ce bas monde, alors qu’en fait, commettant le péché d’orgueil, parviendra à détruire l’équilibre millénaire, l’harmonie divine, mettant ainsi un terme à l’œuvre du Créateur ?
- Rodolphe von Möll, vous n’êtes pas un philosophe mais un rêveur ! Lança Otto von Bismarck avec une note de mépris dans la voix.
- Je préfère encore être un doux rêveur qu’un assassin.
- Ah ! C’est donc ainsi que vous me jugez ! Raus, Herr von Möll ! oui, dehors, et vite ! A ne plus vous revoir ! Je ne vous souhaite pas un bon retour à Ravensburg. C’est inutile.
Devenu rouge comme un fruit trop mûr, le chancelier fut pris d’une quinte de toux. Sonnant un huissier, il jeta à celui-ci d’une voix encolérée :
- Renvoyez ces messieurs, Gustav. Et que jamais plus ils ne viennent m’importuner ici, à la chancellerie. Ils ne seront pas les bienvenus.
- Jawohl, Herr Kanzler.
Sans saluer Otto von Bismarck, Rodolphe se retira, Anton sur ses talons.
Quelques minutes, plus tard, les deux hommes, sortis de la chancellerie, arpentant une des avenues de Berlin, conversaient amèrement en anglais.
- Vous savez, monsieur le baron, dit le Tchèque d’un ton empli de désillusion, la philosophie n’a jamais sauvé des vies. Quelles soient encore à venir importe peu. Michaël répète sans cesse qu’on ne peut changer le cours de l’Histoire.
- Mais il seconde mon descendant pourtant…
- Jusqu’à quel point ? Vous êtes contraint de vous battre parce que l’homme du futur est intervenu dans votre existence… mais cela ne veut pas dire…
- Je me bats, oui, je me bats, mais contre le destin, contre le temps, contre ses visions dantesques entrevues dans votre maudit livre.
- Contre une force qui dépasse l’entendement… Contre Dieu lui-même sans doute…
- Non Anton. Sur ce plan, vous avez tort. La lutte que nous menons, mon descendant, et vous aussi, est entreprise contre les puissances maléfiques engendrées par la chute du Serpent.
- Hum… je ne suis pas si porté sur la religion que cela… je pense de plus en plus que notre combat n’a d’autre but que de permettre à la civilisation de Michaël de voir le jour.
- Vos propos me font frémir, Anton.
- Monsieur le baron, réfléchissez… si nous réussissons dans cette entreprise folle, dans cette chasse au dahu, nous n’existons plus… nous nous effaçons… Nous sommes différents. Ce ne sont plus nous, avec notre mémoire, nos actions et gestes passés… or, il en va de même pour l’agent temporel.
- Ja… Je saisis. Mister Michaël n’aurait donc pas intérêt à nous voir réussir…
- Précisément…
- Alors, pourquoi s’être révélé à nous ?
- Afin que ce qui était écrit se réalise vraiment. Michaël Xidrù nous manipule depuis le début…
- Cependant… Ce Yaktam… cet ennemi invisible qui le commandait existent, ou ont existé, non ?
- Oui, monsieur le baron. Nous ne sommes que des marionnettes dans une histoire qui nous dépasse. Il nous faudra nous en satisfaire.
- Je me refuse à céder au découragement.
- Vous pouvez compter sur mon aide. Je ne vous abandonnerai pas.
- Vous n’étiez pas chaud au début…
- C’est exact. Mais je vous apprécie, monsieur le baron…
- Dans ce cas, je vous autorise à m’appeler par mon prénom, Anton.
- Merci… Rodolphe…
- J’ai gagné votre amitié, Anton…
- Il en va de même pour moi.
- Danke. Quoi qu’il arrive, nous n’aurons pas tout perdu.

*****

« Coupez ! » ordonna Erich. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/90/Erich_von_Stroheim.lowrey.jpg/220px-Erich_von_Stroheim.lowrey.jpg
Aussitôt, les caméras cessèrent de tourner.
- Ce décor ne convient pas.
- Comment cela ? S’offusqua Grronkt.
- Oui… Il ressemble à Berlin comme moi à une jeune mariée…
- Pourtant, nos archives disent qu’il est conforme…
- Au Berlin des années 1900, peut-être, mais pas à celui de trois décennies en arrière. Il fait assez Europe centrale, mais il n’est pas authentique.
- L’avenue n’a pas changé que je sache… je m’en suis assuré hier au soir, rétorqua le porcinoïde avec force.
- Vous n’avez pas bien regardé, mister Grronkt. Ce bâtiment n’existait pas encore à cette époque. Et le jardin non plus.
- Bien. Ce n’est pas grave… Je vais corriger cela par ordinateur.
- Faites au mieux. En attendant, je voudrais dire deux mots à mister Georges. Où est-il passé ?
- Dans sa loge, répondit Ralph avec un sourire.
- Déjà ? Allez le chercher, et dépêchez-vous.
- Tout de suite, s’inclina le Britannique.
Le comédien avait compris qu’il ne fallait jamais contrarier Erich.
- Ouille. Ça va barder, émit celui qui incarna un inoubliable Arsène Lupin à la télévision française.
Georges Wilson, revenu sur le plateau, gronda son mécontentement.
- Qui y a-t-il ?
- Vous n’êtes pas sur la scène du TNT, mister, en train de déclamer le rôle de votre vie…
- Celui de Danton ?
- Entre autres…
- C’est déjà plus que gentil de ma part d’accepter de jouer un caméo dans cette foutue production. Si en plus je dois me faire engueuler… allez chercher quelqu’un d’autre pour votre Bismarck.
- Qui donc ? Mister Spénéloss a dit que vous seul conveniez…
- Mais vous ne partagez pas cet avis…
- Je n’ai pas dit cela… Mais… vous pourriez faire monter votre colère graduellement… cela aurait beaucoup plus d’effet.
- Tiens donc… vous faites donc amende honorable, mister von Stroheim ?
- Je ne veux surtout pas d’esclandre… ni décevoir mister Daniel Lin…
- Il est vrai que c’est lui qui est parvenu à persuader les dirigeants de la cité de mettre en chantier cette production.
- Afin de renforcer nos liens… de maintenir une bonne entente entre tous les membres de notre communauté, lança Georges Descrières.
- Il a raison. Nous faisons œuvre utile, approuva Ralph.
- Bon… Je me rends à Canossa… je vais tenir compte de vos remarques, monsieur le réalisateur…
- Sehr Gut… Nous referons la scène ce soir…
- Tant mieux. Nous aurons ainsi le temps de dîner à la cafétéria, conclut le Britannique.
- Il y aura des cannellonis, selon mes renseignements, fit Georges Wilson… cuisinés par Lorenza di Fabbrini en personne.
- J’en salive déjà, reprit le pseudo Rodolphe.
Comme nous le voyons, tous les résidents de la cité étaient mis à contribution d’une manière ou d’une autre dans la grande œuvre en cours.

*****

Ravensburg, 22 Novembre 1872.

Rodolphe, Anton et Klaus conversaient paisiblement dans le petit salon bleu situé au rez-de-chaussée. La pièce était nommée ainsi parce qu’elle était décorée de rideaux et de tentures de cette teinte. L’ameublement cossu présentait aux yeux des convives et hôtes des bibelots variés avec quelques belles porcelaines chinoises des XVIIe et XVIIIe siècles toutes authentiques. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f5/Flickr_-_dalbera_-_Vase_%C3%A0_d%C3%A9cor_%22mille_fleurs%22_(mus%C3%A9e_Guimet).jpg/440px-Flickr_-_dalbera_-_Vase_%C3%A0_d%C3%A9cor_%22mille_fleurs%22_(mus%C3%A9e_Guimet).jpg
Si le Tchèque se tenait légèrement en retrait, sa condition de secrétaire et conseiller l’exigeait, le baron et son beau-frère, assis près d’un feu de cheminée pétillant agréablement, savouraient un verre de porto. Rodolphe était emmitouflé frileusement dans une robe de chambre à ramages bleus, assortis aux tentures de la pièce. Klaus, quant à lui, tentait de dissimuler sa bedaine qui, chaque jour, devenait davantage imposante, dans un costume à carreaux couleurs acajou et chêne. Une volumineuse chaîne en or ostentatoire était tendue sur son ventre proéminent. Comme on le voit, le négociant respirait la prospérité.
Les trois hommes discutaient des projets du baron. En effet, celui-ci avait décidé de poursuivre sa campagne pacifiste en se rendant aux Etats-Unis d’Amérique dans le but d’y rencontrer le président Grant.
- Klaus, faisait Rodolphe d’une voix feutrée, Anton et moi-même avons une information importante à vous communiquer.
- Ach ! Rodolphe ! Après votre échec de Berlin, que nous réservez-vous encore ? Quelle facétie ?
- Tous deux, nous allons plier bagages et traverser l’Océan Atlantique. Nous escomptons avoir une entrevue avec le président Ulysses Grant. Peut-être nous prendra-t-il au sérieux lui !
- A ma connaissance, c’est quelqu’un de pragmatique, lança l’ex-étudiant de Stephen. Il a fait brillamment la guerre. Il sait donc ce que cela coûte en vies humaines.
- Pff, pff, répondit Klaus en rallumant sa pipe.
- Je suis certain que le président s’intéressera à ma proposition de nouer le dialogue avec l’Europe, compléta le baron.
- Remettre en cause la doctrine Monroe n’est pas évident, fit Anton. Le Congrès va ruer dans les brancards… mais enfin, qui ne tente rien n’a rien… 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9b/James_Monroe_by_John_Vanderlyn,_1816_-_DSC03228.JPG
- Tout à fait. Anton, vous me serez d’un grand secours, là-bas.
- Comment cela ? Interrogea le négociant.
- Je suis familiarisé avec les mœurs des Américains. Je connais leur mentalité. Toutefois, le sentiment de la « destinée manifeste » n’a pas encore atteint la conscience de tous…
- «  La destinée manifeste » ? Une blague ? Ricana Klaus. Pourquoi pas le « peuple élu » ?
- Il y a un peu de cela. Les Américains sont un peuple orgueilleux avec lequel il faudra tenir compte dans les prochaines décennies, renseigna le Tchèque.
- Pour moi, siffla Klaus avec son bon sens bourgeois, ils ne sont encore que des sauvages ! On y parle de bisons, d’Indiens, de hors-la-loi, de cow-boys et que sais-je encore ? Quel folklore !
- Oui, vous avez raison pour aujourd’hui…mais le siècle prochain verra assurément cette puissance s’affirmer, affirma le baron von Möll avec force.
- Encore une de vos prémonitions ?
- Non, Klaus. Une certitude. Notre absence sera longue.
- Tant que cela ?
- Au moins une année. Nous comptons visiter tout le pays.
- Il est vaste, rappela Anton.
- Mon parent, vous prenez des risques. Qu’en dit Greta?
- Elle m’apporte son soutien. Un soutien sans faille.
- Cela ne m’étonne pas. En attendant, je suppose que vous escomptez me confier la gestion de votre domaine ?
- Tout à fait. Veillez également sur mes affaires et intérêts autrichiens et mes avoirs dans la Ruhr.
- J’aurai un œil sur la bourse de Vienne. Il n’y a pas de raison pour qu’il y ait des problèmes, dit Klaus en bourrant sa pipe une nouvelle fois.
- Hem ! Toussota Verdok.
- Qui y a -t-il ?
- La fumée de la pipe de monsieur Neürer, mentit Anton.
- A votre retour, mon cher beau-frère, Ravensburg sera en pleine prospérité, conclut Klaus avec son sourire satisfait.

*****

« Tout va bien ? Ça baigne ? Demanda le Superviseur général à tous les comédiens.
- La dernière scène vient d’être mise en boîte, répondit Donald.
- Alors ?
- Ces costumes tiennent chauds, souffla Ralph. Je n’ai guère l’habitude…
- Erich ne vous importune pas trop ? S’inquiéta Daniel Lin.
- Pas plus que d’habitude, sourit Georges.
- Jamais je n’aurais pensé tourner avec lui, reconnut Donald. Il a ses colères de « diva », c’est vrai. Mais quel génie !
- On lui pardonne ses crises, acquiesça le Français. Tenez, Daniel Lin, hier, il a exigé que nos vêtements reproduisent ceux d’un tableau de la Tate Gallery.
- Nos synthétiseurs fourriers sont tout à fait capables de vous fournir les tissus adéquats…
- En effet. Mais pour la coupe…
- Louise de Frontignac est une spécialiste de la mode de cette époque, non ? Et puis, nous avons des historiens ici… à commencer par Spénéloss.
- Vous êtes attaché à la plus grande authenticité, Superviseur.
- Cela va de soi, Georges. Sur ce plan-là, jamais je ne contredirai Erich. Pensez que ce feuilleton est suivi par nos quinze mille résidents. Tous les soirs, ils attendent impatiemment un nouveau chapitre.
- Or, au moins deux cents de nos concitoyens sont originaires du XIXe siècle, proféra Ralph sans marquer le moindre étonnement.
- Moi, je me demande encore comment une telle chose est possible, proféra Donald. Je crois me souvenir que je vivais au XX e siècle, peut-être même au début du XXIe… mais j’ignore comment j’ai pu me retrouver ici, dans la cité de l’Agartha…
- Moi itou ! Appuya Georges.
- Hem… je vous conseille de ne pas vous appesantir sur ce mystère, dit Daniel Lin avec un sourire désarmant.
- Ah? Mais vous-même ? Questionna le Canadien.
- Je vis dans la cité depuis ses débuts, tout comme Louise, ou encore Gwen…
- D’accord… vous n’avez pas été étonné de nous voir débarquer ici un beau jour ? S’entêta le Français.
- Pas du tout. Votre présence était même souhaitée…
- Souhaitée… pourquoi pas ?  Fit Ralph.
- Messieurs, je vous laisse. Le tournage va reprendre d’ici peu… la preuve, Grronkt revient avec sa mine grognon… Erich a dû encore émettre des remarques qui ne lui ont pas plu.
- Nous pourrions changer d’assistant…
- Non. Notre porcinoïde a besoin de travailler avec des humains. Ainsi, il sera plus… accommodant…
- Espérons, murmura Donald.
- En fait, c’est vous qui décidez, Daniel Lin…
- Pour ce tournage, oui, mais je ne suis pas seul…
- Il vous tient à cœur, reprit Georges.
- Effectivement… Sur ce, messieurs, à bientôt.
Le commandant Wu se retira en sifflotant la Marche turque de Mozart.
- Drôle de type ! Constata Ralph. Il dispose de bien plus de pouvoirs qu’il ne l’admet.
- Il fait la pluie et le beau temps dans la cité…
- C’est normal, non ? Siffla le Français. Si l’Agartha fonctionne, c’est grâce à lui… il contrôle tous les systèmes environnementaux, il s’inquiète du moral de tous les résidents… il vérifie la bonne marche de tous les ordinateurs…
- Alors, que veux-tu dire ? S’enquit Donald.
- Alors, nous pouvons lui pardonner ce petit caprice…
- Meine Herren, en piste! Ordonna Erich von Stroheim aux comédiens.
- Oui, monsieur le réalisateur, dirent en chœur Ralph, Donald et Georges.
- Scène 75, septième… ».

*****

Ce fut le 5 janvier 1873 que Rodolphe von Möll et Anton Verdok partirent de Ravensburg. Une absence de douze mois pendant lesquels les deux hommes devaient sillonner le territoire des Etats-Unis, en laissant toutefois de côté les terres pas encore occupées par les Européens.
Comme nos amis s’y attendaient quelque peu, l’entrevue avec le président Grant n’aboutit à aucun résultat concret. Certes, tous deux furent reçus avec la plus grande courtoisie. Anton et Rodolphe furent même invités à un dîner de gala à la Maison Blanche. Mais hormis cela, il n’y eut rien à noter. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/d7/Ulysses_Grant_1870-1880.jpg/220px-Ulysses_Grant_1870-1880.jpg
Ensuite, quelques épisodes pittoresques marquèrent leur périple.
- hold-up à Chicago ;
- attaque de la diligence par les desperados au Texas ;
- attaque du train transcontinental par les Sioux ;
- débordement du Missouri ;
- incendie dans l’Oregon ;
- inondations meurtrières en Californie…
Et ainsi de suite.
Le 23 novembre 1873, de retour à Washington, le baron von Möll écrivit ceci à son épouse Greta:
« Voici le temps qui approche pour nous de prendre le bateau pour revenir dans notre chère vieille Europe. Quel soulagement ! L’Amérique est si différente de l’Allemagne. Voici bien une future puissance majeure du XX e siècle ! Je comprends mieux désormais l’enthousiasme, l’appât des richesses que cette nouvelle terre promise suscite chez bien des aventuriers. J’y ai fait des rencontres étonnantes.
Certes, vous me connaissez… je n’approuve pas toujours l’attitude des gens d’ici. Ils sont rustres, violents… mais lorsqu’ils vous ouvrent les portes de leurs demeures, c’est avec la plus généreuse des hospitalités.
La criminalité et les tribus indiennes nous ont mené une vie plutôt éprouvante. J’y ai laissé ma montre en or ainsi que plus de huit cents dollars. Pour ce pays, c’est une somme importante. Heureusement que la plus grande partie de notre argent était conservée dans le double fond d’une malle de voyage gardée par Anton, un Anton étonnant, armé jusqu’aux dents d’une carabine et d’un Colt… de plus, il avait pourvu nos bagages d’un dispositif d’ouverture des plus complexes…
Notre ennemi - si ennemi il y a toujours - ne s’est pas manifesté aux States… j’en suis heureux. Cependant, peut-être nous attend-il à Ravensburg ? Faites preuve de prudence, ma chère Gerta et dites à Klaus de renforcer la garde du château. L’incident fâcheux de 1871 ne doit pas se reproduire.
Je souhaite retrouver au plus vite Wilhelm et Waldemar en excellente santé. Mes deux fils me manquent… autant que vous. Waldemar va sur ses quatre ans. J’espère qu’il ne m’aura pas oublié car vous lui aurez parlé de moi… Quant à Wilhelm, dans votre dernière lettre, vous m’écriviez qu’il était déjà un cavalier accompli….
Ma douce Gerta, je vous dis « à bientôt ». Portez-vous bien jusqu’à mon retour. Dieu vous bénisse,
Votre dévoué mari,
Rodolphe ».

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