Chapitre 15
26
février 1966, un après-midi d’hiver comme il y en avait tant, apparemment
ordinaire et immuable.
C’était
une belle journée de week-end où les Parisiens, moins pressés que d’habitude,
flânaient dans les Jardins du Luxembourg ou encore se promenaient sur le Champ
de Mars. Daniel Lin et Violetta, juste sous la Tour Eiffel, s’apprêtaient à
prendre un ascenseur afin de monter jusqu’au troisième étage du monument
emblématique de la capitale française. La fillette était vêtue chaudement d’un
manteau rouge en laine orné d’un col de fausse fourrure de chinchilla, de
collants, de gants et d’une cagoule aux couleurs assorties à celle du manteau.
Quant à ses pieds, ils étaient chaussés d’une paire de bottes en daim marron
foncé avec des lacets qui arrivaient jusqu’aux mollets. Sous le paletot,
l’enfant portait une robe avec des carreaux écossais verts et rouges.


Les
joues écarlates, pas tant à cause du froid que de l’excitation, Violetta tapait
dans ses mains, joyeuse à l’idée de grimper jusqu’au sommet de la Tour.
Cependant, Daniel lui faisait les ultimes recommandations.
-
Tu n’auras pas peur là-haut? Tu resteras bien sagement à mes côtés et tu me
tiendras la main.
-
Mais oui, oncle Daniel je serai très obéissante.
-
Ah. Tu te dispenseras également d’user de tes dons de métamorphe. Je ne tiens
pas à nous faire remarquer.
-
Oui… oui! Vite! La queue avance.
Vingt-cinq
minutes plus tard, au troisième étage donc, le daryl androïde et la fillette
dominaient la capitale. Le point de vue splendide fascinait l’enfant qui ne
souffrait nullement du vertige. Mais, au loin, le ciel se couvrait et le froid
s’accentuait.
-
Dis, oncle Daniel j’ai plein de questions. Tu m’expliques?
-
Oui… Que veux-tu savoir?
-
Pourquoi, tout en bas, les maisons sont vilaines et toutes noires?
-
A cause de la fumée des usines et des automobiles qui polluent.
-
Ah… alors, il y a beaucoup d’usines, dis donc!
-
Plus que tu n’en verras jamais… ici, elles ont des cheminées crachotantes…
-
Ben… elles n’étaient pas comme ça, il n’y a pas longtemps…
-
Hum… je vois à quoi tu fais allusion. Effectivement, elles étaient différentes
et surtout, moins nombreuses.
L’enfant
médita ces réponses quelques instants puis reprit.
-
Je n’ai pas bien compris… pourquoi les maisons étaient blanches avant Noël? Il
y avait aussi des voitures, non?
-
Hé bien, elles avaient été nettoyées et leurs façades ravalées.
-
C’est vite qu’elles se sont salies! Pourquoi…
-
Encore…
-
Pourquoi elles n’ont plus de peintures et de dessins moches sur leurs murs?
-
Des peintures? S’interrogea Daniel. Ah! Tu veux parler des graffiti, des tags…
ils n’existent pas encore ici. La mode est venue des Etats-Unis.
L’enfant,
avide de curiosité et de connaissances, poursuivit.
-
Oncle Daniel, les autos ne sont pas les mêmes. Elles n’ont pas les mêmes formes
ni les belles couleurs. Je n’aime pas le blanc, ni le noir ni le gris! Elles
sont aiguës…
-
C’est vrai que leur carrosserie était plus douce là-bas, opina le daryl androïde… mais elles avaient été dessinées par le même logiciel…
C’est vrai que leur carrosserie était plus douce là-bas, opina le daryl androïde… mais elles avaient été dessinées par le même logiciel…
-
Il n’y a pas que ça. Leurs phares n’éclairent pas de la même façon. Ils sont
ronds et les volants énormes. Les voitures, tu sais, me font mal aux oreilles
et me donnent mal au cœur, à cause de
leur odeur. Elles sentent mauvais. Surtout la 2CV.


-
Tu apprends vite, ma fille.
-
Et l’auto bleue qui était garée ce matin devant les poubelles? Comment elle
s’appelle?
-
Une 404 Peugeot à bâche. Il s’agissait d’une voiture de livraisons de la poste.
Oncle André avait commandé une maquette.
-
D’accord. Mais tu ne m’as pas dit pourquoi elles ne sont pas pareilles.
-
Euh… Les modèles sont plus anciens.
-
Ah… et le métro? Lui aussi a changé… des wagons sans pneus. Des voitures d’un
vert moche qui ne me plaît pas du tout. Les sièges sont en bois. Ça me donne
mal aux fesses. Et puis, il y a un monsieur en uniforme qui troue les tickets.
-
C’est un contrôleur.
-
On les passe plus dans l’appareil.
-
Parce qu’il n’y a plus autant de personnel. La RATP veut être rentable là d’où
nous venons.
-
Tu m’as dit aussi de faire attention à la porte qui pouvait m’écraser. Pourquoi
il n’y avait pas tout ça à Noël?
-
Pourquoi parles-tu de Noël? La dernière fois que nous sommes allés à Paris tous
les deux, c’était en plein été, en juillet.
La
fillette commença alors à bouder.
-
Oncle Daniel, tu mens! Je sais compter et je connais les mois. Nous sommes en
février. Il y a deux mois de passés. Donc, la dernière fois, c’était Noël.
Devant
tant d’innocence, Daniel Lin resta coi, ne sachant que répondre. En effet,
comment expliquer à une gamine de trois ans qu’une fois de plus l’équipage du Sakharov
avait effectué un nouveau bond dans le passé de la Terre?
Pendant
que le daryl androïde réfléchissait quant à la meilleure façon, la plus simple,
de faire comprendre à Violetta de quoi il retournait, la petite regardait tout
ce qui s’offrait à ses yeux curieux et vifs, tout en prenant garde à ne pas se
pencher.
Insatiable,
elle recommença bientôt à questionner son oncle d’adoption.
-
Oncle Daniel, la 4L, notre voiture, pourquoi elle est bruyante? Pourquoi elle
secoue? Pourquoi elle n’a pas de ceinture? Parce qu’elle est vieille?
-
Oui…
-
Hé bien, tu sais, je préférais la 106! Pourquoi on ne l’a pas emportée avec
nous?
-
Parce qu’elle était trop encombrante pour la navette.
-
C’est pas vrai! Tu dis encore des mensonges.
-
Mais non…
-
Pff… et pour traverser? Pourquoi maintenant, il y a des espèces de ronds en fer
et plus de bandes? Pourquoi il y a des pavés dans les rues? On s’y tord les
pieds dessus.
-
Parce que c’était ainsi, avant. On mettait des passages cloutés pour signaler
aux piétons où il fallait traverser.
-
Dis, tu as remarqué? Les policiers ne portent plus le même costume. Maintenant,
il est noir… ni les dames. Elles ne sont pas habillées pareil. Moi aussi. Je
n’ai plus de pantalon ni de jean. Tu me mets toujours des robes.
-
Tu te plains? Pourtant tu es bien plus élégante ainsi.
-
Et ça que j’ai dans les cheveux pour les tenir?
Violetta
tira alors le bandeau élastique qui maintenait en place ses longs cheveux
noirs.
-
Fifille, C’est un serre-tête. La mode a changé.
-
Tant que ça?
-
Oui, elle change tout le temps. Presque chaque mois.
-
D’accord. Mais la télé? Elle est plus grosse et les images ne sont pas nettes.
-
Ecoute, Violetta, ça suffit avec toutes tes questions. Tu m’agaces. On
redescend et on visite le Musée de l’Homme.
-
Où ça?
-
Là, répondit aussitôt le capitaine en indiquant les immeubles reconnaissables
au-dessus du Trocadéro.
***************
Dans
le Musée, Daniel ne fut nullement surpris par ce qu’il découvrit, sachant que
l’intérieur ne serait restauré et restructuré qu’à la fin de la décennie 1980.
Le
daryl androïde s’arrêta longuement devant les collections anthropologiques,
biologiques et tératologiques qui constituaient les vitrines d’ouverture du
premier étage du Musée de l’Homme. Admirant l’exposition de deux squelettes
comparés, un masculin, l’autre féminin, il remarqua combien ils avaient besoin
d’un coup de chiffon. Puis, il s’extasia devant l’alignement des dépouilles
osseuses primates - singe atèle, gibbon, chimpanzé, gorille, homme Homo sapiens
-. Cela le changeait quelque peu des tables anatomiques virtuelles.
Par
contre, on s’en serait quelque peu douté, Violetta ne trouvait pas l’exposition
à son goût. Elle tirait de toutes ses forces la main de son oncle, désirant
vivement visiter une autre salle plus ludique.

Enfin,
Daniel Lin sembla se rendre à son avis. Il avança de quelques pas pour stopper
devant une nouvelle vitrine qui contenait les restes de nains et de géants plus
ou moins célèbres. Le fou d’un souverain européen du XVIIe siècle, le squelette
d’un Masaï de deux mètres, celui d’un individu haut de deux mètres quatorze
dont la mâchoire inférieure était déformée.
La
fillette, effrayée, s’agrippait solidement à la jambe de son tuteur.
Puis
le regard du capitaine Wu se porta sur le crâne d’un hydrocéphale du XVIIIe
siècle dont la dépouille côtoyait celle d’un bébé de cinq mois.
Un
peu plus loin, le corps d’un enfant de cinq ans atteint de rachitisme prononcé
était également exposé. À quelques centimètres à peine, il y avait aussi une
partie du squelette du mathématicien et philosophe René Descartes.


-
Tiens… j’aurais cru son cerveau plus volumineux, murmura Daniel pour lui-même.
Cependant, il est vrai que l’intelligence ne se mesure ni au poids ni au cubage
de cet organe comme on l’a cru à tort pendant si longtemps.
-
Violetta, serrant fortement la main du capitaine, demanda alors.
-
Pourquoi le bébé, là, n’a pas de dents?
-
Parce que les dents poussent petit à petit, au fur et à mesure que l’enfant
grandit. Mais il ne s’agit que de la première dentition.
-
Moi aussi je n’avais pas de dents lorsque j’étais bébé?
-
Bien sûr, ma puce.
-
Et pourquoi, lui, est laid? Dit-elle en désignant le squelette d’un enfant de
six ans, dont la mâchoire sciée, laissait apparaître les germes des dents
définitives.
-
Hé bien, on lui a coupé la mâchoire pour montrer justement comment les dents
poussent après la première enfance.
-
Est-ce que moi aussi j’ai un squelette? Même maman?
-
Oui, Violetta.
-
Et toi?
-
Moi également. Comme tous les humains et humanoïdes, les dinosauroïdes… mais
pas les cristalloïdes, les médusoïdes.
-
Eloum aussi?
-
Naturellement…
Lentement,
ils poursuivirent leur visite, allant de découverte en découverte.
Lorsque
la fillette parvint jusque devant la vitrine contenant des embryons et des
fœtus formolés, elle prit peur et se cacha, toute tremblante, derrière les
jambes de Daniel. Elle lui fit connaître bruyamment son mécontentement.
-
Pourquoi m’as-tu amenée ici? C’est affreux et ça pue. Je n’aime pas ce lieu. Je
le déteste. Je préférais la dernière fois, à Noël. C’était plus beau, plus gai.
Il y avait des ordinateurs, partout, des grandes salles, de jolies couleurs,
des hommes préhistoriques, des cailloux et plein , tout plein d’images et de
films vidéos. Pourquoi il a lui aussi changé le Musée?
-
Ma chérie, tu as vu en fait le Musée de l’Homme tel qu’il sera dans presque
trente ans.
-
Dans presque trente ans? C’est loin! Je serai vieille. Une grande. Attends… Tu
mens encore… c’est pas possible, oncle Daniel. C’était il y a deux mois…
Préoccupée
par les explications de son oncle, Violetta se tut et se laissa conduire dans
une autre salle.
Cette
fois, Daniel Lin stoppa devant les vitrines présentant des têtes réduites par
les Jivaros et les Mundurucu. D’autres trophées tout aussi macabres montraient
des peaux humaines et des têtes tatouées façon Maori. Le daryl androïde
s’intéressa vivement aux déformations corporelles ainsi qu’aux jeunes crânes
Mayas, à l’allongement caractéristique indiquant la noblesse.
Puis
vint le tour des vitrines consacrées à la momification. Un planisphère
localisait les régions et les pays où celle-ci avait cours durant la longue
histoire de l’humanité. L’odeur qui se dégageait de ces momies empuantissait la
salle. Les dépouilles chiliennes, à la décomposition avancée, étaient responsables
de ces effluves. Il s’agissait d’enfants morts en bas âge, difformes et
terreux, entourés de cordes, victimes expiatoires offertes aux dieux
courroucés.




Leur
faisant face, avec des panneaux comparatifs consacrés aux différentes
techniques d’embaumement et de momification inca et égyptienne, se trouvait un
corps mal conservé, en position fœtale, d’un prince péruvien, encore coiffé de
longs cheveux noirs, aux côtés d’une momie de la XIVe dynastie des pharaons de
l’Egypte antique, allongée dans un sarcophage scié afin d’être vue du public.
Auprès
du défunt, il y avait des dépouilles animales, chat, poisson, ibis, tous sacrés
dans le panthéon zoomorphe, chargées d’accompagner le mort dans son voyage dans
l’au-delà.
Pratiquement
terrorisée, Violetta se mit à geindre.
-
Oncle Daniel, j’ai peur! Je veux partir. Ça ne me plaît pas ici. C’est vilain.
Je le dirai à maman que tu m’as amenée dans cet endroit. Na!
-
Fifille, voyons. Tu commences à faire la capricieuse. Je voulais revoir le
Musée tel qu’il était avant sa rénovation. Tu es trop jeune pour comprendre
l’importance historique de la chose. Je ne pouvais te laisser seule à la
maison. Antor a besoin de dormir le jour car il travaille la nuit.
-
Sniff…
-
Ecoute, tu arrêtes de pleurer, tu fais la grande fille et tu es sage. Tout à
l’heure, en sortant, nous irons manger des gâteaux.
-
Des éclairs au chocolat?
-
D’accord, ce que tu voudras.
Consolée
comme par magie, la fillette cessa de sangloter.
Pendant
que la gamine se calmait, le daryl androïde constatait que la technique de
momification des anciens Incas n’était pas, après tout, si ratée que cela car
il pouvait parfaitement reconnaître les tissus cellulaires et les vaisseaux
sanguins encore visibles dans ces corps aux yeux de l’expert qu’il était.
La
vitrine suivante contenait la célèbre Vénus Hottentote, qui, hélas, ne serait
plus exposée vingt années plus tard.
La
section préhistoire s’enchaîna. Près des fenêtres, toujours à l’abri dans des
vitrines basses, des bifaces, des pointes de flèches et des feuilles de laurier
s’alignaient, parfaitement classés.
Un
peu plus loin, les visiteurs pouvaient admirer des crânes d’hommes
préhistoriques allant de l’Australopithèque à l’Homme de Cro-Magnon. Au centre
de la même vitrine trônait la reconstitution de la tombe de l’Homme de
Chancelade.


Tout
le fond du couloir était consacré à l’art préhistorique. Daniel poussa un
profond soupir.
-
Il leur manque encore de nombreux squelettes avant de pouvoir compléter les
différents stades de l’évolution. Quelles erreurs grossières dans les
datations! Mais je ne puis les corriger. Je n’en ai pas le droit. Ah! La Dame
de Brassempouy. Regarde Violetta comme elle est belle et déjà si féminine.


Il
prit alors la fillette dans ses bras pour lui montrer la copie de la minuscule
tête sculptée dans l’ivoire dont l’originale se trouvait à
Saint-Germain-en-Laye.
-
Tonton, c’est vraiment tout petit.
-
Tu sais, mon enfant, c’est la plus ancienne figure féminine jamais retrouvée
sur notre terre. Au bas mot, elle a vingt mille ans. Là, les peintures
présentées sont celles découvertes dans la grotte de Lascaux. En regardant
bien, tu peux y reconnaître des chevaux, des aurochs, des bouquetins et des
rennes. Elles atteignent également les vingt mille ans.
-
Dis, oncle Daniel, pourquoi les anciens hommes peignaient-ils les murs des
cavernes? Ils n’y vivaient pas?
-
Non, ils n’y vivaient pas, fit le capitaine quelque peu embarrassé. Mon enfant,
à propos de ces peintures, justement, beaucoup d’hypothèses ont été avancées.
Mais nous n’avons toujours pas de réponse satisfaisante.
-
Oh! Même toi qui sais tout sur tout?
-
Oui, même moi, ma fille. Peut-être s’agissait-il de cultes religieux dans
lesquels les chamans essayaient d’attirer les bienfaits des dieux sur la
prochaine chasse… ou encore, ils avaient divinisé les animaux qu’ils allaient
chasser.
-
C’est quoi un chaman?
-
Un homme qui prie, un religieux en communion avec la nature.
Puis
les deux visiteurs traversèrent le couloir orné de reproductions des fresques
du Tassili qui assuraient la transition entre la section préhistoire et celle
de l’Afrique à l’endroit précis où, à la fin du siècle, serait présentée
l’exposition La Nuit des temps.
Ainsi,
Violetta et Daniel Lin parcoururent successivement les parties Afrique noire,
Afrique blanche et Europe. L’attention du daryl androïde se porta sur les
masques, le costume Touareg, la chapelle éthiopienne et la charrette
sicilienne.
L’étage
terminé, nos deux amis montèrent au deuxième niveau, où, cette fois-ci, ils
découvrirent les trésors de la section arctique. Dans la vitrine, le kayak
Inuit dégageait une forte odeur qui incommoda l’enfant. Violetta se cacha le
visage croyant que l’ours blanc empaillé allait lui sauter dessus.
-
De quoi as-tu donc peur encore? Interrogea le daryl androïde.
-
L’ours, répondit la fillette d’une voix geignarde. Il a des yeux méchants et il
pue.


-
Ma puce, il ne te fera rien. Il est mort depuis longtemps. Viens, là-bas, c’est
l’Asie.


Daniel
Lin parvint enfin aux collections chinoises qui l’intéressèrent
prodigieusement. Il déchiffra facilement les messages des différents moulins à
prières malgré une encre qui avait fortement pâlie. Ne portant aucune attention
à la présence d’un autre visiteur, il marmonna malgré lui en mandarin le texte
inscrit sur les petites bandelettes.
-
Ah! Mais il s’agit là du mandarin du XI e siècle, s’exclama-t-il. J’aurais cru
le papier plus récent.
Le
visiteur, un Asiatique septuagénaire, s’approcha du daryl androïde avec
l’intention manifeste de l’aborder, plus qu’intrigué par cet Occidental capable
de lire couramment les caractères chinois. Mais un scrupule le retint.
Pendant
quelques secondes, Violetta échappa à la main de Daniel et courut jusqu’à la
vitrine du Japon pour admirer de plus près les nombreuses poupées en bois
sculpté évoquant, à ses yeux émerveillés, les différents métiers de ce pays il
y avait quelques siècles déjà.
Quant
au capitaine Wu, il s’aperçut enfin de l’intérêt du vieil homme pour sa
personne. Il ne put s’empêcher de tressaillir car le Chinois présentait un air
de ressemblance certain avec Li Wu, son grand-père. Poliment, Daniel Lin
demanda en mandarin classique:
-
Pardon, vieil homme, puis-je vous renseigner?


-
Jeune homme, vous parlez admirablement la langue des lettrés de la noblesse,
celle d’avant les temps sombres. Aucune corruption, aucune altération… étonnant
de la part d’un Européen. Quoique… en vous observant bien… vous êtes un
Eurasien, un métis, n’est-ce pas?
-
En effet. Vous avez raison. Ma mère était française et mon père chinois.
-
Je m’en doutais, dit le vieillard satisfait. Je viens assez souvent en ce lieu.
J’essaie de me rappeler les temps anciens, le passé qui a fui et ainsi,
j’oublie les douleurs de ce monde.
-
Je vous comprend pleinement. Je suis ici également pour retrouver mes racines,
reprit Daniel Lin Wu. Me pardonnerez-vous l’impudence de ma curiosité si je
vous pose une question… indiscrète?
-
Posez donc votre question, jeune homme. Elle n’offensera personne.
-
Par mon père, je m’appelle Wu. Je sais qu’il s’agit d’un nom fort répandu en
Chine, mais… ne seriez-vous pas apparenté à une branche de ma famille? Je
cherche dans ma mémoire s’il n’y a pas eu des ancêtres qui se seraient réfugiés
en Europe à l’époque des Seigneurs de la Guerre…
-
Oui, jeune homme, c’est cela, fit le vieil homme en souriant. Mais j’ai d’abord
transité par la Californie… je me nomme Sun Wu… nous devons effectivement être
parents… comment s’appelle votre père?
-
Tchang, fils de Li, lui-même fils de Tchang, qui était fils de Deng, fils de
Houan… je puis remonter jusqu’à cent-vint-sept générations… vous devez être le
cousin de Deng, septième du nom… exact, n’est-ce pas?
-
Presque… celui du sixième du nom… j’ai un fils qui se prénomme aussi Sun…
-
Oui, le généticien. Voilà pourquoi je me suis trompé. Puis-je vous proposer de
venir prendre le thé en ma compagnie? Je connais un endroit où il est préparé
fort correctement.
-
Volontiers, cousin.


-
Violetta, viens, nous partons! Rappela le daryl androïde à la fillette.
L’enfant,
après avoir renoncé à voler les poupées japonaises qui lui plaisaient tant,
avait terminé seule l’exploration de l’étage et découvert ainsi les sections de
l’Océanie et celles des civilisations amérindiennes. Essoufflée, elle rejoignit
Daniel Lin.
-
Oncle Daniel, ils ont triché, commença-t-elle. Il n’y a pas les beaux
instruments de musique, ceux que tu m’as tous nommés il y a deux mois, ni les
cavernes avec les grosses pierres et pas les beaux bijoux. Ni, non plus, les
mannequins d’Indiens.
-
Je t’ai déjà expliqué que tout avait changé. Ma chérie, dis bonjour au
monsieur, en chinois, comme je te l’ai appris.
La
fillette s’exécuta avec grâce. Les trois visiteurs partirent ensuite pour
gagner un salon de thé qui offrait différents crus, en plein cœur du Quartier
Latin. Violetta n’aurait donc pas droit à ses éclairs au chocolat mais à des
pâtisseries d’un autre genre.
***************
Dans
le salon de thé, rue Saint-Jacques, Sun Wu et son lointain parent dégustaient
une tasse de Lapsang Souchong tandis que Violetta boudait ostensiblement son
assiette de cake vanillé au tofu et de beignets au sésame. Elle se permit
d’interrompre la conversation des deux adultes, de sa petite voix pointue.
-
Oncle Daniel, je préfère les éclairs au chocolat. Ils ont bien meilleur goût.
-
Tu as tort, ma fille. Ceci est beaucoup plus sain. Ces gâteaux ne contiennent
aucun sucre de synthèse rajouté et aucun cholestérol caché.
-
Mon jeune parent, tantôt, vous avez prononcé des paroles qui m’ont intrigué.
Mon viel âge me permet beaucoup. Comment remontez-vous à cent-vingt-sept
générations? Le fondateur de notre famille est Fong Wu, celui qui participa à
la conception de la Grande Muraille.
-
Oui, en effet. Nous sommes bien parents puisque nous avons le même ancêtre
commun.
-
Mon ami, comptez bien. De fong Wu à aujourd’hui, il y a cent une générations,
ou cent deux pour vous ou pour mon fils. En aucun cas cent-vingt-sept.
-
Oh! Je vois, dit Daniel Lin confus. Bouddha doit penser que j’ai perdu l’esprit
et que je ne sais plus compter. Cependant, il y a bien réellement
cent-vingt-sept générations depuis Fong jusqu’à moi.
-
Expliquez-moi donc ce mystère, mon jeune ami…
-
Le puis-je? Ce secret ne m’appartient pas entièrement… mon supérieur ne m’y
autoriserait pas…
-
Je vous promets de garder votre confidence enfouie dans mon cœur… ma promesse
est sacrée… et puis, nous sommes parents…
-
Vénérable ancêtre, je vous accorde toute ma confiance…
***************
Les
semaines avaient passé, aussi monotones et déprimantes pour nos rescapés du
XXVIe siècle. L’Aventure manquait à tous. Antor s’ennuyait ferme également mais
comme il disposait de longues heures de tranquillité dans son travail, il
entama, sans rien en dire au commandant Fermat, une enquête dont le but était
de retrouver la trace du mystérieux Axel Sovad.
Ainsi,
chaque nuit, à la même heure, notre vampire abaissait ses boucliers mentaux et
laissait son esprit vagabonder librement, captant les pensées émises par les
humains, comme s’il était une sorte de poste de radio émetteur-récepteur.
Antor
parvenait à moduler à volonté et recevait des milliers et des milliers
d’extraits de réflexions intimes et de psychés. Certes, l’expérience était
quelque peu douloureuse et dérangeante, mais le mutant s’en moquait, s’étant
juré de capturer Axel Sovad.
Ayant
trouvé le but de son existence, patient et méthodique, il espérait toujours,
peu pressé, assez satisfait de ses progrès.
Depuis
trois semaines qu’il pratiquait cet exercice particulier, Antor avait pu
recevoir les pensées d’un Bertrand Rollin beaucoup plus jeune mais aussi et
surtout celles d’un certain Humphrey Grover, un autre manipulateur en son
genre, le fondé de pouvoir d’un dénommé Athanocrassos, un banquier américain,
qui, présentement, séjournait à Francfort-sur-le-Main.
Or,
ce fut avec la plus grande surprise que le vampire découvrit les schémas de
pensée spécifiques de cet être plus qu’étrange.
-
Mémoires civilisation type pré-industriel numéro 28 enregistrées et classées.
De même pour la civilisation numéro 35. Fichier 00101100. Rapport au Maitre
numéro 3 du Temps: proposition A exacte; proposition B fausse. Proposition C
erronée partiellement. Élément carbone humain dénommé évêque Piggi en place, à
surveiller. Rapport affaire mexicaine. Agent M32X1. Négatif. Élément à changer
car dangereux. Destruction cube identificateur civilisation industrielle type
2, numéro 338 dans 1468 nanosecondes. Fermeture du fichier. Classement. Circuit
XXZZX ouvert. Rapport Kintu positif. À encourager. Harmonique temporelle année
1966 pas désirable. Surveiller élément carbone dénommé Georges Pompidou.
Possibilité d’avenir. Thomas Tampico Taylor en réserve. S7 contrôle circuits
principaux. Gênant. Stop. Obligé de me déconnecter.
Antor
ne comprenait pas à qui il avait affaire.
-
Que signifie pareil charabia? Qu’ai-je donc capté là? Un dysfonctionnement
d’une esquisse de pensée d’ordinateur, d’une IA en devenir? Pourtant, à ce que
je sache, aucune intelligence artificielle n’existe en cette année 1966. Or
celui ou celle qui s’exprime ainsi présente les mêmes structures de pensées que
Daniel Lin dans ses plus mauvais jours, lorsqu’il ne fait fonctionner, allez
savoir pourquoi, que la partie positronique de son cerveau. Sans doute pour
échapper à ses émotions. Cet être, cette chose, ne pensait pas avec des mots,
mais avec des signes mathématiques et logiques, en équations. Un peu comme si
des circuits s’ouvraient et se refermaient, comme si le courant passait ou pas.
Je l’ai vu à travers un miroir. Il m’est apparu comme un gros homme, un humain
difforme, se mouvant avec difficulté, s’essoufflant rapidement. Mais son regard
provoque le vertige, un vertige qui vous entraîne dans un puits sans fond. Une
entité? Quelle est son origine? D’où vient-elle? De quelle époque?
Le
vampire marqua une pause puis reprit.
-
J’ai de plus en plus l’impression que mes compagnons et amis, que moi-même,
sommes plongés dans une histoire beaucoup plus compliquée que nous le
supposons. Un peu comme ces poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les
autres. Après tout, peut-être devrais-je parler de cette expérience à Daniel
Lin? Il est mon ami. Jamais il n’a formulé le moindre reproche à mon encontre.
Il me considère comme une victime. Non! Ce serait le plonger dans des abîmes de
réflexions qui pourraient le perturber encore plus qu’il ne l’est déjà. Nos
tentatives précédentes afin de restaurer un Univers moins démentiel ont
enclenché chez lui un début de dépression dont il peine à sortir. Il dissimule
autant qu’il le peut ses souffrances mentales. Mais je les capte sans effort.
Il me faut étudier la question. Ensuite, j’aviserai.
***************
La
même nuit, en ce 27 mars 1966, dans sa chambre du petit pavillon paisible de
Boulogne Billancourt, Lorenza connaissait un sommeil agité, peuplé de
cauchemars. Elle se voyait sans cesse auprès de son mari, Benjamin, mais à
chaque songe, celui-ci disparaissait brusquement, ou encore s’éloignait sans
qu’elle pût le retenir. Pourtant endormie, le visage de la jeune femme
ruisselait de larmes.
Un
rêve montrait le jeune couple marchant enlacés sur le sable, au bord d’une mer
étale au bleu-vert émeraude lumineux. Lorenza élaborait à haute voix des
projets d’avenir que Benjamin approuvait.
-
Ma demande va être acceptée car j’ai le meilleur dossier de la flotte. Nous
allons travailler tous les deux sur le même vaisseau. N’est-ce pas merveilleux?


-
Oui, ma chérie, tout à fait. Voyager dans l’espace, ensemble… explorer de
nouveaux astres. Découvrir des mondes et des civilisations inconnus, et
peut-être même, qui sait, atteindre la limite de la Galaxie… la connaissance,
l’amour et l’aventure pour nous deux réunis. Je fais un rêve magnifique. Que
demander de plus à la Providence? Les moteurs du Sakharov ont été
révisés et améliorés sous la direction de l’ingénieur Anderson. C’est désormais
le vaisseau le plus rapide et le plus fiable de l’Alliance. Tout son équipage a
été durement sélectionné. Il est trié sur le volet. J’ai parlé au commandant
Fermat. Il a promis d’officier à notre mariage. Il encourage chaudement les
unions inter espèces. À bord, tu auras plein d’amis… a commencer par mon
témoin… le second de Fermat, puis la chef géologue Irina…
-
Une ancienne conquête? S’exclama mutine la jeune femme.
-
Pas du tout. Elle n’est pas mon type, tout simplement. Cependant, elle a un
cœur en or. Je crois bien qu’elle en pince pour le capitaine. Des rumeurs
courent à ce sujet…
-
Le capitaine….
-
Oui, Daniel Lin Wu Grimaud. Le génie de la Galaxie. Le prodige! Il peut tout
faire. Il excelle en tout. C’est justement lui qui a présidé à la révision de
l’IA. Il a aussi instauré des cours d’initiation aux arts des civilisations
ovinoïdes, médusoïdes et j’en passe. Mais son dada, c’est la musique. Il m’a
donné des leçons de solfège car il n’appréciait pas ma façon fantaisiste de
jouer du saxo et de la flûte.
-
Tu en as fait ton témoin mais tu n’as pas vraiment l’air de le porter dans ton
cœur.
-
Tu te trompes. Il n’y a pas plus chouette gars que lui… une fois qu’on s’est
habitué à son comportement.
-
Hum… Qu’a-t-il donc de si particulier?
-
Tu le verras bien assez tôt. Son dossier médical reste top secret. Seuls Fermat
et les hautes pontes de l’Amirauté savent à quoi s’en tenir sur lui. Le
médecin-chef également, bien entendu. Irina sans aucun doute…
-
Ah! Benjamin tu n’as pas idée comme il me tarde que nous soyons mariés! Dans un
mois… Dis-moi qu’un mois, c’est vite passé…
-
Oui mon amour… Encore un peu de patience.
Tandis
que Sitruk embrassait tendrement sa fiancée, au-dessus du couple d’amoureux
d’étranges ombres noires planaient et se rapprochaient.
Soudain,
l’Océan se déchaîna. Une tempête avait grossi et éclatait. Les eaux marines
prirent une inquiétante teinte gris-vert tandis que des cris de plus en plus
stridents d’oiseaux en colère dominaient le mugissement des vagues furieuses
alors que leurs ombres menaçantes cerclaient de plus en plus serrées à quelques
mètres à peine des deux humains. Puis, de gigantesques ailes noires se
détachèrent dans le ciel d’orage aux éclairs brillants.
Lorenza
frissonna. Elle se serra contre la poitrine de Benjamin qui, lui, n’avait pas
perçu le changement.
-
Benjamin, j’ai froid, j’ai peur. Vite! Partons d’ici.
Mais
une forte bourrasque arracha soudainement la jeune femme au lieutenant, le vent
la poussant au loin alors que Sitruk était emporté par un condor à la taille
démesurée. Ses ailes atteignaient une envergure de douze mètres, ce qui était
tout à fait invraisemblable. Tenant sa proie, la créature maléfique s’éloigna
dans un ciel de plus en plus plombé.
Enfin,
le paysage s’estompa comme épongé tandis que Lorenza hurlait: « Non! Non!
Réveille-toi! ».
La
doctoresse sortit de son songe, trempée de sueur. Elle n’osa allumer la lampe
de chevet, sa fille dormant à quelques mètres d’elle, dans son lit blanc
d’enfant.
Mais
la jeune femme craignait de se rendormir et de reprendre ce cauchemar. D’une
main fébrile, elle saisit le réveil au cadran lumineux.
-
3H45 du matin, murmura-t-elle. Dire que ce matin, à huit heures, j’ai une
opération des reins. Qu’est-ce que je fais? Je me lève pour me rafraîchir un
peu? Non… je descends plutôt à la cuisine boire un verre de lait.
***************
7h45,
le 28 mars 1966.
Antor
venait de rentrer, repu et les joues ombrées d’une belle couleur rosée car il
s’était nourri de deux malfrats qui avaient tenté de forcer l’entrée principale
d’une agence bancaire. Cependant, faisant preuve de la plus grande prudence, le
vampire avait pris la précaution d’enterrer les corps à quelques kilomètres de
là, dans le petit bois de Clamart.
D’une
voix ensommeillée, il dit bonjour à tout le monde et s’empressa de se coucher
non sans avoir au préalable clos hermétiquement les fenêtres de sa chambre. Des
boules Quiès dans les oreilles, il sombra rapidement dans les bras de Morphée.
Fermat
et Lorenza avaient déjà rejoint leur lieu de travail.
Dans
la cuisine, Daniel s’affairait devant l’évier tandis que Violetta, les cheveux
bruns ébouriffés, grignotait sans faim sa tartine beurrée. Le daryl androïde
rappela à l’ordre la fillette.
-
Hâte-toi de boire ce jus d’orange, ma fille. Sinon, les vitamines vont
s’évaporer.
-
Bah! Tu ne l’as pas sucré.
-Bien
sûr. À mon goût, tu avales assez de glucides comme cela. Hier, tu as dévoré
deux barres chocolatées dans mon dos.
-Oui.
Mais pourquoi tu me les as achetées si tu ne veux pas que j’en mange?
-
Une de temps en temps, pourquoi pas? Mais pas deux à la fois! Mais il n’y avait
pas que tes milky way. La boîte de lait concentré sucré que j’ai ouverte hier
dans la matinée afin de faire un gâteau. Tu en as avalé au moins trente
grammes. Cela ne m’étonne pas le moins du monde que, ce matin, tu boudes ton
petit-déjeuner. Avec tout le sucre que tu ingurgites, tu as l’estomac tout
retourné. Si tu continues ainsi à te bourrer d’aliments inutiles, tu deviendras
une petite boule de graisse.
-
Tu veux toujours me faire suivre un régime. Comme Ufo. Regarde comme ton chat
boude.
Effectivement,
l’animal familier de Daniel Lin lapait dédaigneusement dans son coin son
assiette de lait. Le félin s’attendait à mieux comme agapes. Il était
visiblement déçu par la nourriture qu’offrait cette époque. Primo, les boîtes
d’aliments pour chats n’avaient pas le même goût. Secundo, elles étaient
beaucoup plus difficiles à ouvrir. Ici, pas de languette pour tirer le
couvercle, pas d’ouvre-boîte électrique maniable. Il en allait de même pour les
portes du réfrigérateur. Elles s’avéraient bien trop lourdes pour ses
misérables forces. Ah! Son maître le surveillait sans cesse et le promenait en
laisse. Pas moyen de gambader dans le jardin en toute liberté. À propos: ce
jardin, justement… il n’avait qu’un bout de pelouse. Quant aux automobiles,
bruyantes et puantes, elles le terrorisaient. Les souris… il n’en avait pas vu
l’ombre d’une queue.
Décidément,
notre Ufo se jugeait le plus malheureux des chats.
-
Hé! Mon gros matou! L’interpella Daniel. Ne me dis pas que tu vas devenir
anorexique. C’est tout à fait impossible. Tout à l’heure, je vais chez le
poissonnier. Je te ramènerai du hareng. Promis. Tu aimes ça, le hareng?
-
Miaou! Répondit pitoyablement le félin.


Violetta
venait enfin de terminer et sa tartine et son jus d’orange. Elle s’attaqua à
son œuf avec la fourchette qu’elle utilisa pour faire des dessins dans
l’assiette avec le jaune.
-
Violetta, l’œuf doit se manger chaud sinon il est indigeste.
Haussant
les épaules, la fillette demanda de sa voix pointue:
-
Dis, oncle Daniel, pourquoi la télé ne marche plus le matin? Pourquoi il n’y a
aucune émission?
-
Euh… En France, aujourd’hui, il n’y a pas de programme avant midi. Mais aux
Etats-Unis, cela fonctionne jour et nuit. Avec le décalage horaire, tu pourras
recevoir les émissions enfantines d’ABC dans cinq heures.
-
Bof! J’aime pas quand c’est parlé américain! L’accent est moche et je ne
comprends pas bien. L’image tremble. Pourquoi, avant, la télé marchait le
matin? Il y avait Babar, Oui-Oui, les Minikeums… c’était super…
-
Tu as une bonne mémoire, fifille.
-
Qu’est-ce que tu crois? Je suis grande, j’ai trois ans. Maintenant, les
programmes sont le soir; et c’est court. Pas en couleurs. Le manège enchanté
avec Margotte, Zébulon, le chien Pollux. Tu sais, j’aime Pollux quand il se
dandine. Il a un accent anglais très posé. Lui, je le comprends…
-
Son accent est faux, ma petite…
-
Tant pis. Saturnin le canard… c’est un vrai?
-
Oui, ma puce; un caneton d’une semaine, pas plus. À chaque nouvel épisode, les
réalisateurs prennent un autre caneton.
-
Il y a aussi Kiri le clown et Nounours. Celui-là ne me plaît pas.
Il est laid. Il est tout gris et chante mal. Il est passé à la lessiveuse? Son
poil est affreux. Où est passée la couleur, oncle Daniel? Pourquoi Kiri est en
couleurs et pas Nounours?


-
Cela dépend si l’émission a été tournée en noir et blanc ou pas…
-
Et Zorro? c’est qui? Don Diego? Renard rusé qui fait sa loi…
-
Arrête! Tu chantes faux. Tu massacres le générique. Décidément, il faudra que
je t’apprenne la musique.
-
Chic! La harpe métamorphe à triple tonalité. Comme celle de grand-maman,
s’enthousiasma l’enfant.
-
Euh… c’est tout à fait impossible, ma chérie…
-
Pourquoi?
-
Premièrement, je ne sais pas en jouer…
-
Toi, tu veux rire.
-
Je t’assure que c’est vrai. Je connais tous les instruments à clavier. Pas la
harpe. Deuxièmement, il n’y en a pas ici, dans le passé. Tu comprends ce mot,
« le passé »?
-
Oh oui, oncle Daniel, soupira Violetta. Ça veut dire avant. On ne mange pas pareil,
on ne s’habille pas pareil, on ne parle pas pareil! On n’a pas la même télé, on
n’a pas les mêmes jouets. Ni les mêmes bonbons. On n’a plus de vaisseau. Ça ne
me plaît pas, mais alors pas du tout! Pourquoi on s’est perdu dans le passé?
Pourquoi on ne revient pas chez nous?
-
Violetta, commença lentement le daryl androïde, le commandant, ta mère, Antor
et moi-même essayons de trouver le moyen de rejoindre notre XXVIème siècle.
Mais ce n’est pas facile.
-
Je veux aller sur CentaurusB, geignit la fillette. Et aussi sur Metamorphos! Je
m’ennuie ici, j’ai pas de copine comme Dina. Où est-elle Dina?
-
C’était ta baby sitter?
-
Bien sûr! C’est une vraie grande. Tu sais, elle se transforme bien Dina. Une
fois, elle a pris l’apparence d’un gros chewing gum avec des pastilles rouges
sur un corps mou tout bleu. et plein de bras sans main.
-
Ah! Je vois… Elle s’était transformée en une sorte de méduse de DA. N’as-tu pas
eu peur?
-
Ben non, pourquoi? Dis, oncle Daniel, on sort cet après-midi?
-
Si j’ai le temps.
-
Tu n’as qu’à tout faire en vitesse rapide.
-
Hum… je verrais… où veux-tu aller?
-
A Paris… Il y a plein de gens et de choses à voir.
-
Dans ce cas, nous irons nous promener au Jardin du Luxembourg.
-
Avec la 4L à petits carreaux jaunes.
-
Nous prendrons le métro.
-
Et Ufo? Il vient avec nous? En laisse?
-
Naturellement. Je ne veux pas le laisser seul. Puis nous boirons une limonade
après une séance de théâtre de Guignol.
-
C’est quoi Guignol? Des marionnettes?
-
Exact, ma petite.
-
C’est comique? Ça fait rire? Oui?
-
Mais oui.
-
Maman devrait aller voir le spectacle de Guignol.
-
Pourquoi donc Violetta? Fit Daniel intrigué.
-
Tu ne l’as pas entendue? Elle a encore pleuré cette nuit. Elle pleure toutes
les nuits. Elle pense toujours à papa. Tu le retrouveras mon papa, dis?
-
J’essaierai, ma puce. Nous sommes venus dans le passé pour cela, répondit le
daryl androïde ému. En attendant, dépêche-toi de finir ton petit-déjeuner et de
faire ta toilette. Ensuite, je t’habillerai et t’apprendrai la lettre g.
***************
Bonn,
18 avril 1966.
La
réception de l’Ambassadeur de France battait son plein. Toutes les soirées
organisées par le diplomate étaient réputées pour leur apparat et leur luxe
raffiné. La haute société franco-allemande se gardait bien de les manquer. Y
paraître laissait entendre que vous aviez réussi.
Ce
soir-là, parmi les hôtes de l’Ambassadeur, les journalistes de la presse
spécialisée reconnurent le banquier Athanocrassos accompagné de son fondé de
pouvoir, Humphrey Grover, mais aussi le mystérieux et élégantissime Axel Sovad,
très entouré, très courtisé, le duc et la duchesse von Hauerstadt. Le couple
avait accepté de faire une apparition malgré le deuil cruel qui les frappait en
l’assassinat toujours non élucidé de leur vieil ami, l’avionneur
germano-américain Otto von Möll. Bien d’autres personnalités brillaient dans
cette soirée.
Franz,
préoccupé par de sombres nouvelles, n’en était pas moins intrigué par
l’attitude d’Axel Sovad. Celui-ci avait pris à part Humphrey Grover et, les
deux hommes ayant trouvé refuge dans la salle de billard, s’entretenaient. Tous
deux savouraient un énorme cigare en provenance directe de La Havane. Ils
discutaient sur un ton informel de la prochaine réunion de la société du Mont
Cassin. Sovad informait l’Américain sur les derniers invités et participants à
ladite réunion.


-
…exactement, mon cher. Jonathan Samuel et Thaddeus von Kalmann ont promis de
venir. Il en va de même pour Thomas Tampico Taylor.
-
Ah? S’étonna le gros homme. Je croyais ce dernier fini depuis qu’il avait
soutenu Goldwater. Il est vrai, cependant, qu’il se présente au poste de
gouverneur du Texas. N’y aura-t-il pas également Meg Winter, appelée selon moi
à un brillant avenir au sein du parti conservateur?
-
En effet. Vous voyez juste. Je l’ai eue hier soir au téléphone.
-
Mon patron est prêt à financer les différents cercles de la nouvelle pensée
économique, reprit Grover tout en tirant une bouffée de son cigare. Dans un
premier temps, sa participation se monterait à dix millions de dollars, je
sais, c’est une somme relativement modeste, mais nette d’impôts, songez-y.
-
C’est parfait! S’exclama Sovad. Je n’en espérais pas autant. Vous le conseillez
bien. Ce soir que de bonnes nouvelles! Nos idées ont besoin de la reconnaissance
internationale pour s’imposer. Nous devons agir encore dans l’ombre des cercles
du pouvoir. Toutefois, bientôt, oui, très bientôt, le pouvoir, ce sera nous…
-
J’ai une suggestion à vous faire, très cher ami. Vous jouissez d’une influence
occulte notable pour les initiés, fort
appréciée. Pourquoi ne pas pousser à la création d’un Prix Nobel d’économie?
Ainsi, nos idées triompheraient plus rapidement.
-
Oh mais j’y songeais justement. L’école de Chicago contient d’excellents
éléments qui vont dans le sens souhaité.
-
Pardonnez mon outrecuidance mais il me vient une autre idée. Que pensez-vous
d’une réunion annuelle qui regrouperait tous les partisans de la nouvelle
pensée économique? Bien entendu, il s’agirait d’avoir de notre côté les membres
les plus influents de chaque nation.
-
Humphrey, brillant, fort brillant. Pour balayer le keynésianisme et son
corollaire, l’Etat-Providence, ce concept nous empoisonne la vie depuis 1929,
le déclenchement d’une nouvelle crise économique majeure nous est plus que
jamais nécessaire. Il ne faut pas nous le dissimuler davantage. La crise
n’atteindra que les gogos, les faibles, ceux qui sont condamnés par avance.
-
Oui… tout à fait.
-
Il nous appartient, dès maintenant, de réunir les conditions préalables pour
qu’elle éclate.
-
Intéressant, Axel. Le facteur temps me semble essentiel cependant. Pourquoi ne
pas manipuler la jeunesse, le maillon faible de cette société occidentale. Des
gamins gras et gavés de confort matériel, réclamant toujours davantage des
nouveaux gadgets pour être in.
-
Mais le travail de sape a déjà commencé, mon ami. Les Internationales
rouges, les révolutionnaires d’Europe ou d’Amérique latine, les grands
gourous hippies, la flower generation, tous les contestataires du Welfare
State, que les RG du monde entier pensent être manipulés par Moscou ou
Pékin, sont en fait des marionnettes animées par quelques uns de mes agents
provocateurs. Dans quelques années, ces naïfs se retourneront non seulement
contre leurs aînés mais aussi contre le keynésianisme, l’accusant de leur
malheur, de tous les maux, se donnant ainsi le bâton pour se faire battre,
vaincus, cocus et contents… au nom de la doctrine de l’individualisme, ils
auront participé à leur propre hallali. Splendide mise à mort de la couverture
sociale. Réduits en esclavage, oh, pas officiellement, bien sûr, ils en
viendront à baiser les pieds de leurs tourmenteurs et à retourner leur colère
contre l’étranger.
-
Vous anticipez…
-
C’est là que se trouve mon génie. Puis-je vous l’avouer? Je suis en fait le
grand manitou du trafic de la drogue en Europe et en Orient.
-
Cela, je l’avais compris, très cher. Il faut affaiblir les esprits, les
empêcher de penser justement. Katmandou pour vous, le Mexique pour moi. Ne
suis-je pas, moi aussi, le chef des narco-trafiquants sud-américains? Nous
formons une excellente alliance car nous poursuivons le même but.
-
Le même but. Comme c’est bien dit!
-
L’éradication de l’humanité…
-
Chut!
Les
deux tristes sires éclatèrent d’un rire sinistre, ignorant que le duc von
Hauerstadt avait surpris une partie de leur conversation sans être détecté le
moins du monde par ces cruelles entités alors qu’à plusieurs centaines de
kilomètres de là, Antor, lui aussi, se branchant sur les pensées de Franz,
avait « entendu » ce qui était dit et qui augurait d’un sombre futur
pour l’ humanité de cette chronoligne.
***************
Il
était deux heures du matin à l’usine Renault sise sur la commune de
Boulogne-Billancourt. Antor devait prendre une décision.
-
Par les dieux des Haäns! Je sais enfin où se trouve ledit Sovad. Je suis
parvenu à le localiser. Avec cet Humphrey Grover, je ne sais pas lequel des
deux surpasse l’autre en crapulerie et rouerie. Grâce à Franz von Hauerstadt,
dont le nom revient régulièrement dans le testament de Sarton, j’ai réussi cet
exploit. Il me faut neutraliser ces deux monstres au plus vite. Aucun des deux
n’est humain. Pas même un humain manipulé génétiquement comme moi ou Daniel. À
mon avis, Humphrey Grover semble être un androïde originaire d’un futur
inconnu. Un androïde qui aurait mal tourné et qui, au contraire de mon ami,
ignore les quatre lois de la robotique énoncées par Asimov. Je me demande qui
sont ces 12 S qui le contrôlent chaque seconde. Ils sont manifestement dépassés
par leur tâche.
Quant
à Axel Sovad, c’est tout à fait impensable. Rien ne transpire dans son esprit.
Je me heurte à une sorte de mur, d’abîme… il est évident qu’il n’appartient pas
à notre Univers. D’où peut-il venir? Son enveloppe charnelle n’est qu’un leurre
amélioré. Il est capable de faire croire qu’il mange, boit, fume et dort… mais
tout cela n’est qu’illusions. Grover n’est pas dupe. D’ailleurs, sa couverture
a été percée par Sovad. Aucun ne trompe l’autre.
Dans
l’immédiat, que dois-je faire? Agir dès cette nuit ou attendre encore? Ah…
Combien de temps me faut-il pour gagner Bonn par la voie des airs? Quatre
heures je dirais, à condition de me faire porter par les courants ascendants.
Ni Grover ni Sovad ne déserteront l’ambassade avant sept ou huit heures du
matin. Mon objectif est Axel et non le gros homme. Par les yeux de von
Hauerstadt, j’ai vu l’apparence actuelle de cet être. Je me focalise sur le
chercheur et je pars.
Ah!
Mais non… je dois d’abord laisser un message, prévenir mon ami. Espérons que
Daniel capte mes pensées…
***************
Il
était deux heures cinq du matin et Daniel dormait profondément sur le divan
transformé en lit dans le salon du petit pavillon. Il atteignait cependant la
phase paradoxale du sommeil. Ainsi, il se revoyait quelques années en arrière
avec son frère Georges alors que tous deux, jouaient au volley sur le sable
d’une plage quelque part sur une île de l’Océan Pacifique. Mais les images
oniriques se troublèrent soudainement, gondolèrent, comme parasitées. En
surimpression, se superposèrent lentement les yeux lumineux et rouges d’Antor.
-
Daniel, écoute-moi… murmura distinctement la voix du vampire dans la tête du
daryl androïde. Je sais que tu m’entends. J’ai retrouvé Axel Sovad, notre
Némésis, par l’intermédiaire de von Hauerstadt. Mais c’est trop long à
t’expliquer. Je pars neutraliser Axel immédiatement. Si tout va bien, je serai
de retour demain dans la soirée. Ne te tracasse pas plus que nécessaire. Bonn
n’est qu’à deux coups d’ailes pour moi.
Le
capitaine sortit brutalement de son rêve.

-
Que se passe-t-il? Pourquoi Antor a-t-il si hâte d’agir? Quelle inconscience!
Oh mais il me faut à mon tour prévenir le commandant… non! Avant tout, je dois
me rendre à l’usine. J’ai peut-être encore le temps de le rattraper et de le
faire changer d’avis.
Danile
Lin passa en accéléré, sortit du pavillon, aussi rapide que le vent, et, en un
dixième de seconde, franchit cinq cents mètres. Quelques dixièmes
supplémentaires et le voici aux abords de l’usine Renault. Ses boucliers
mentaux étaient abaissés afin de capter clairement les pensées du vampire.
Mieux. Il lui lança un appel mental, espérant ainsi le retenir. Mais son ami ne
réagit nullement. Encore une poignée de microsecondes et Daniel pénétra dans la
cour intérieure. Or, déjà, il était trop tard. Antor s’envolait et le daryl
androïde le vit s’élever dans les airs, sans grâce aucune mais avec efficacité.
Daniel
Lin émit un ultime cri mental:
-
Antor! Non! Reviens! Tu commets une grave erreur.
Insensible,
le vampire préféra s’éloigner sans se retourner, prenant la direction du
nord-est. Quelque peu secoué, ému au-delà des mots, le capitaine recouvra sa
vitesse normale. Tout son corps frissonnait, non de froid, mais de crainte. Sur
lui pesait le terrible sentiment qu’il venait de perdre son seul ami, son frère
parmi les étoiles.
-
Que vais-je pouvoir dire au commandant? Marmonna le daryl androïde une larme
coulant silencieusement sur son visage.
***************
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