dimanche 5 juillet 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 9.

La violence physique et psychologique de certaines scènes de ce chapitre le rend inapproprié à un lectorat mineur.



Chapitre 9

Neuilly, mi-juin 1995.
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Un petit pavillon agréable, semblable aux autres avec sa pelouse bien entretenue, son petit tricycle rouge, ses œillets d’inde, son saule pleureur, ses glycines et sa pergola. Le soleil joyeux octroyait généreusement ses rayons en ce beau matin qui annonçait le proche été.
La maisonnée se réveillait.
Après s’être étiré et avoir fait quelques mouvements de gymnastique, sifflant faux une chanson à la mode, le commandant Fermat laissa entrer le soleil dans la cuisine.     
- Ma foi, c’est une bien belle journée qui se prépare, murmura-t-il. Aussi fructueuse que les précédentes, j’espère. Ah! Bonjour, Ufo. Tu es tôt levé. Tu viens réclamer ta pâtée… 
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Le chat tournait autour du commandant, miaulant et ronronnant. Puis, il avisa ce qu’il cherchait et, lestement, sauta sur la table. Il avança de son pas de velours jusqu’au carton de lait qu’il ouvrit d’un coup de griffes. Instantanément, le liquide se répandit dans une coupelle qui fut vidée en cinq secondes!
Ayant achevé ce frugal repas, Ufo entreprit de faire sa toilette, se passant la langue sur son poil lustré.
- Décidément, tu es un ventre-à-pattes! Dit André en riant. Je me demande ce que ton maître avait en tête lorsqu’il te créa.
À son tour, Lorenza pénétra dans la cuisine, les cheveux ébouriffés, les yeux encore gonflés de sommeil, le bâillement à peine discret. La jeune femme était vêtue d’une chemise de nuit bleue et d’une liseuse assortie.
- Ah! Vous êtes levé, commandant. Avez-vous passé une bonne nuit? Vous semblez content.
- Pourquoi ne le serais-je pas? J’ai dormi comme un loir. Mais vous?
- J’ai dû veillé Daniel une partie de la nuit.
- Encore une crise?
- Oui et non. Il avait surtout besoin d’une présence amicale et réconfortante. Il m’a ainsi parlé de son enfance, y compris des jours précédant sa naissance. Il n’était alors qu’un embryon à mi-chemin entre un têtard et un fœtus humain. Ses yeux, à peine formés, se rapprochaient jusqu’à obtenir une vision de face. Il nageait dans un liquide chaud et salé à forte valeur nutritive. 
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- Mon Dieu! S’émut André.
- Oui, commandant, ses souvenirs remontent aussi loin. Il tournait de plus en plus vite dans sa cuve, ressentant une sourde angoisse. Son cœur cognait fort dans son petit corps. De grandes choses roses et orangées à la fois, dures, le saisissaient souvent et lui incorporaient d’étranges éléments froids et métalliques, faisant fi de la douleur qu’il éprouvait alors. La peur, la solitude, l’effroi, le sentiment d’abandon et d’incompréhension… voilà son lot en ces jours anciens. Toujours recommencés. Le vide des questions sans réponse… les images déformées d’une existence perdue qui aurait pu être autre chose… terriblement déprimant.
- C’était son père qui le manipulait et lui greffait des micro processeurs.
- Exactement. Jamais Daniel n’avait été aussi précis dans son récit et ses aveux. Ce sont tous ces actes qu’il est contraint d’accomplir qui l’obligent à accéder à cette mémoire occultée.
- Vous me reprochez mes ordres, lieutenant!
- Non, commandant. Je remets en cause votre attitude, pas davantage. Je crains que le capitaine ne nous fasse défaut bientôt.
- Pourtant, actuellement, vous, Antor et moi-même nous nous partageons le lourd fardeau des exécutions multiples. Reconnaissez-le.
- Certes. Mais je ne suis pas faite pour tuer, me métamorphoser en bras armé de la vengeance.
- Moi non plus docteur! Cependant, hier, nous avons marqué des points.
- Ah! Vous voulez parler de ces gros et gras parvenus, insolents et écœurants.
- Quelle idée fameuse d’avoir emprunté un Canadair et d’avoir jeté son contenu amélioré dans la piscine cinq étoiles dans laquelle barbotait une quinzaine de touristes mafieux venus de l’Europe de l’Est! Les piranhas que nous avions pêchés auparavant ont banqueté plusieurs minutes.
- Oui monsieur, mais ne me rappelez pas ce que je suis obligée de faire.
- Lieutenant, ressaisissez-vous! J’ai besoin de vos compétences en matière de pilotage de ces engins archaïques. Seul Daniel est plus qualifié que vous sur ce terrain mais nous devons le décharger au maximum.
- J’en suis parfaitement consciente commandant, soupira la jeune femme.
- Qui y-a-t-il donc Lorenza?
- Je doute que nous ayons raison d’agir ainsi, André. Je me demande si ce que nous faisons est aussi efficace…
- Dans ce cas, lisez la presse internationale et regardez CNN. Les Etats-Unis ont été choqués par l’incendie qui a carbonisé tous les membres d’un conseil d’administration d’une transnationale célèbre. L’Europe n’est pas en reste. Après le carnage de Switzmilk, les assassinats de José Almí et de cinq députés tories, c’est la panique chez les puissants! Interpol paraît submergé. Tenez, je me dois d’évoquer avec plaisir la fin superbe du Premier ministre espagnol: précipité en haut d’une falaise, son corps n’a été retrouvé que quarante-huit heures plus tard tout à fait méconnaissable, les mouettes s’étant acharnées sur la dépouille.
- André! Supplia la doctoresse. André!
- Quant aux députés conservateurs de la Chambre des Communes, poursuivit Fermat comme s’il n’avait pas entendu les supplications de Lorenza, un malencontreux accident les a jetés directement dans la Tamise où ils ont fini noyés malgré tous leurs efforts pour ouvrir la portière du taxi ou casser la vitre. Il est vrai qu’ils étaient quelque peu affaiblis, Antor étant passé par là.  
- Commandant, veuillez cesser. Vous vous hissez à la hauteur des Asturkruks!
- Lieutenant!
- Pardon, monsieur. Cela m’a échappé. Je suis à bout, tout simplement.
- Bon sang! Pensez à votre mari, Lorenza, au père de Violetta. Présentement, il est dans les limbes et si nous échouons…
- J’y songe sans cesse.
Après une pause, le docteur di Fabbrini reprit avec un soupir de résignation fataliste:
- Quel est le programme de la journée?
- Assez chargé. Daniel a pour mission de s’occuper des animateurs des émissions de variétés ou du moins qualifiées de telles, qui portent en fait insulte à la dignité humaine. Ah! Le service public de la télévision française est tombé bien bas!
- Mais est-ce là une faute suffisante pour mériter la mort?
- Lieutenant, les noms de ces animateurs figurent dans la Liste de Sarton! Demandez donc au capitaine. Cela me suffit. Au fait, pourquoi n’est-il pas encore levé? Ce n’est point dans ses habitudes de paresser ainsi au lit…
- Monsieur, il dort. Il a fini par sombrer dans le sommeil à cinq heures du matin après lui avoir injecté  un léger somnifère. Mais notre mission d’aujourd’hui? Quelle sera-telle?  Aussi dure?
- Antor prend pour cibles les journalistes salonards qui ont oublié depuis longtemps toute déontologie.
- Vous ne m’avez pas dit ce que vous nous aviez expressément réservé.
- Nous nous rendons aux Etats-Unis afin de régler le compte de quelques stars hollywoodiennes dont les muscles font office de cerveau.
-Quels sont leurs torts? Je ne comprends pas bien.
- Ils véhiculent une idéologie primaire qui engendre la violence. Bref, je tue pour que tu ne me tues pas.
- C’est de l’humour noir commandant!
- Je ne vois pas en quoi.
- Rien. Oubliez ce que je viens de dire. Je déraille comme Daniel.
En son for intérieur, Lorenza songeait que, justement, Fermat appliquait la même idéologie simpliste de la survie. Mais pouvait-elle le lui dire tout de go alors que Benjamin, sa mère et ses sœurs avaient été effacés de la réalité?
- Je suppose, fit-elle après un instant de silence, que je dispose d’une heure pour me préparer et donner à manger à Violetta?
- Non, lieutenant. Daniel s’en occupera. Il n’entre en action que dans la soirée. 
- Oui monsieur. À vos ordres.
- Où allez-vous donc? Vous n’avez rien mangé au contraire de ce maudit chat qui vient de boulotter les brioches tandis que nous ne le surveillions pas!
- Me laver d’abord et réveiller le capitaine ensuite. J’espère qu’en se chargeant de ma fille, Daniel se sentira un peu mieux.
- Certainement. Il considère Violetta comme son enfant.

  ***************

Onze heures du matin le même jour.
Dans le pavillon anodin, il ne restait plus présents que Daniel, la fillette et Ufo. La petite, assise sur un tapis dans le salon, jouait avec des cubes de différentes tailles et couleurs qu’elle empilait les uns sur les autres afin de former une pyramide. Son oncle la surveillait plus ou moins, visionnant à l’accéléré quelques cassettes vidéo sur cinq postes de télé. Il s’agissait de bandes d’actualités du monde entier, émissions captées grâce au vaisseau Sakharov. elles présentaient ses exploits remontant à trois jours à peine, le meurtre de Thomas Payne notamment, le gourou du web, ainsi que la satellisation réussie du président russe, Igor Panine, projeté dans le vide de l’espace à bord d’un tonneau spécial équipé d’un moteur matière antimatière. Le célèbre buveur de vodka, dépourvu de scaphandre, avait fini par éclater à l’intérieur de son étroit habitacle avant que ce dernier d’ailleurs ne subisse le même sort. 
Quant à Thomas Payne, il avait péri par où il avait péché: son amour des ordinateurs. Ainsi, son cerveau avait été branché directement sur tous les réseaux informatiques mondiaux. La surcharge des informations reçues dont il avait été victime avait alors enclenché une sorte de court-circuit dans ses neurones. Ce court-circuit avait ensuite dégénéré en un incendie dévastateur qui avait tout ravagé dans le penthouse où il vivait, près de Piccadilly. 
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La police eut le plus grand mal à identifier le corps carbonisé, gisant enchevêtré au milieu d’un amas de fils et de câbles électriques.
Heureusement, les cassettes défilaient en mode rapide car les scènes qu’elles contenaient auraient pu choquer une si jeune enfant!
Enfin satisfait, Daniel passa à autre chose. Il mit sur la chaîne Hifi le disque de Jazz Suite de Chostakovitch, sélectionna une plage et… soupira.
- Il n’y a rien à faire! Je préfère et de loin, les vieux enregistrements des années 60, imparfaits, oui, je l’admets, mais laissant passer tellement plus d’émotions! Ici, le son est trop lisse, artificiel. Le vinyle et ses parasites, il n’y a que ça de vrai!
Violetta avait cessé de construire sa pyramide. Elle l’interrompit.
- J’ai faim, tonton Daniel. Tu me fais des frites?
- Mais tu en as déjà mangé hier! Il faut que tu respectes un certain équilibre alimentaire. Aujourd’hui, ce sont des épinards, du poisson grillé, un petit suisse non sucré et une banane. Voilà ton repas.
- Nan! Nan! C’est pas bon! Je veux des frites! Je veux des frites!
- Je viens de te dire que…
- Pourquoi tu veux me faire pleurer? Maman peut manger tout ce qu’elle veut! Elle se bourre de chocolat et croit que je la vois pas! Ton chat, c’est pareil! Il mange tout le temps. Tiens… regarde-le…
Effectivement, Ufo était en train de se gaver de croquettes de poisson.
Daniel préféra ignorer cela et s’apprêtait à gronder Violetta  lorsque quelqu’un sonna longuement à la porte.
Il s’agissait de la voisine du pavillon d’en face, madame Armelle Comte, une ménagère typique française, désormais à la retraite, une  veuve très comme il faut, qui avait élevé trois chenapans. Elle avait pris l’habitude, depuis peu, de venir demander quelques bricoles ou des aliments aux intrigants hôtes de cette maison. 
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Fort aimablement, Daniel la fit entrer.
- Pardonnez-moi, monsieur Grimaud, commença-t-elle, je suis étourdie. Hier, je suis allée au supermarché et j’ai oublié de prendre des œufs. Ne pouvez-vous m’en avancer deux? Je vous les rendrai demain.
- Mais bien sûr madame. Entrez dans la cuisine et asseyez-vous. Nous en avons une douzaine dans le réfrigérateur.
La vieille dame suivit alors Daniel jusque dans la cuisine de son pas traînant. La pièce était tenue fort proprement. Aucun désordre. Avant de s’asseoir, elle jeta un coup d’œil dans le salon et y vit cinq postes de télévision dernier cri, des modèles en fait non encore commercialisés en France. Il s’agissait d’appareils numériques extra-plats à cristaux liquides dont les écrans faisaient un mètre vingt en diagonale.
Les postes étaient éteints mais il n’en allait pas de même de la radio où le speaker interrompit une émission de variétés alors qu’en bruit de fond la chaîne Hifi diffusait toujours son Jazz Suite. Le journaliste annonça l’assassinat en plein tournage du film Killerman IV de l’acteur vedette d’origine européenne Arnulf Überschnaps, puis de celui de son concurrent qui savourait un repos bien mérité après la mise en boîte épuisante de Cœur de bagarreur, Michel Louis Van den Houtte.  Mais le journaliste n’en avait pas fini avec la rubrique nécrologique. 
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Cette semaine était une période noire pour le cinéma américain d’action. La preuve? L’acteur Italo-américain Salvatore Cipolla avait été retrouvé sans vie dans sa baignoire, son corps baignant dans son propre sang. Le speaker avait la voix emplie d’émotion car les trois comédiens, décédés à une heure d’intervalle, avaient été exécutés de la même manière: la tête tranchée, disparue, et le corps recouvert de blessures profondes, comme s’il avait été la proie d’un fauve.
À ces nouvelles, Armelle eut les jambes coupées et du s’asseoir précipitamment sur le premier siège venu.
- C’est affreux! S’exclama-t-elle avec son accent bourguignon caractéristique. Des jeunes gens si pleins de vie, si sympathiques! Quel est donc le Serial killer qui a pu faire cela? Depuis deux mois déjà, la radio et la télé n’annoncent plus que du sang! Du sang à la une! Toujours du sang! Seigneur, dans quel monde vivons-nous?
Tout en essuyant furtivement une larme, la vieille dame remarqua le sourire rapidement esquissé de son hôte.
- Bizarre, pensa-t-elle aussitôt.
Daniel Lin n’usait pas en cet instant de ses facultés psychiques. Heureusement pour Armelle sinon, son sort aurait été définitivement réglé et l’histoire aurait été tout autre.
- Voici vos œufs, madame Comte. Je ne dirai pas qu’ils sont extra frais puisqu’ils ont été pondus il y a quatre jours déjà. Personnellement, je ne les mangerais ni à la coque ni frits. Je les utiliserais plutôt dans les préparations pour gâteaux.
- Cela ira monsieur Grimaud. Ah! Votre chat vient en curieux. Comment s’appelle-t-il? Un nom bien étrange…
- Ufo, madame.
- Mon Dieu! Qu’il est donc dégourdi! Que farfouille-t-il?
- Ufo! Ici! Lui commanda son maître.
Puis Daniel reprit.
- Il est toujours à la recherche de nourriture. Ah! Décidément! J’ai créé un goinfre!
- Mais… Il est en train d’ouvrir la porte du réfrigérateur en sautant sur la poignée! Le voilà maintenant qu’il en sort une boîte. Comment est-ce possible?
- Ufo, cela suffit! Tu as mangé il n’y a pas cinq minutes.
Le daryl androïde saisit son chat puis lui donna une petite tape sur les fesses.
- Ne soyez pas retournée, madame Comte. Je ne l’ai pas frappé fort. J’abhorre la violence. Ufo n’est qu’un ventre-à-pattes. Son appétit décuple son intelligence, voilà tout. Mais pas dans le bon sens.
Violetta, qui s’ennuyait toute seule dans le salon, entra alors dans la cuisine, une question innocente à la bouche.
- Tonton Daniel, tu préfères les yeux verts, gris ou marron? Ou encore bleus comme les tiens en ce moment? Le nez petit? Ou comme celui-ci?
Au fur et à mesure qu’elle parlait, la fillette modifiait par petites touches la forme de son visage.
- Ou alors, que dis-tu de la figure de Maman?
Là, c’en fut trop pour la vieille femme. Elle s’évanouit. Aussitôt, lâchant Ufo, Daniel se précipita à son chevet.
- Madame Comte, qu’avez-vous? Bon sang! Elle ne peut pas me répondre…
Puis il reprit, fâché, à l’égard de l’enfant:
- Violetta, combien de fois t’ai-je dit de ne pas te transformer devant des étrangers? Est-ce que j’agis de la sorte, moi?
La petite répondit par une moue boudeuse et s’en retourna jouer dans le salon tandis que le daryl androïde prenait le pouls de la voisine.
- Hum… le cœur est agité. Il bat bien trop vite et irrégulièrement. Une petite injection de Tri CBP5 s’impose. Où donc notre bon docteur met-elle sa trousse de secours? Ah! Zut! Un message mental d’Antor. Il tombe mal, là!
- J’en ai fini avec le journaliste Pierre Erable, dit le vampire. Sa momie « inca » pourra désormais trôner en bonne place au Musée de l’Homme. Je passe à la suite. Rendez-vous au journal télévisé de la Une française de 13 heures. Objectif! LDBA.
- Très bien, Antor. À tout à l’heure…
- Tu sembles contrarié, fit le mutant.
- Ce n’est rien. Un petit souci d’ordre matériel que je vais m’empresser de régler.
- Dans ce cas, à plus…
Le contact mental s’interrompit ce qui permit à Daniel Lin de s’occuper d’Armelle.
Ayant enfin mis la main sur les remèdes de Lorenza, le capitaine injecta à la vieille femme une dose de tri CBP5. Le médicament fit rapidement son effet et trois minutes plus tard, madame Comte reprenait conscience, en meilleure forme que jamais, souffrant cependant d’une légère amnésie. C’était là l’œuvre de notre daryl androïde qui s’était introduit dans l’esprit de la vieille femme afin d’y effacer les dernières minutes de sa mémoire.
Armelle prit congé de son voisin fort civilement, le remerciant abondamment pour sa sollicitude.
- Je ne sais pas ce que j’ai eu. Un léger malaise dû sans doute à la chaleur.
- Tout à fait, madame Comte, approuva le daryl androïde. Un instant, j’ai craint…
- Ce n’est rien. Je suis plus solide qu’il n’y paraît. En fait, je me sens comme rajeunie tout à coup… comme si j’avais quinze à vingt ans de moins au compteur…
- Tant mieux. Vous m’en voyez heureux.
- Monsieur Grimaud, je ne veux pas vous importuner davantage. Je prends les œufs. Je vous les rendrai demain.
- Dans ce cas, permettez-moi de vous raccompagner jusque sur le seuil, chère voisine…
- Merci. Vous êtes fort aimable… la politesse se fait si rare de nos jours… voir un homme de votre âge aussi civil me fait chaud au cœur.
- Ah? Je dois cette qualité à mes parents.
- Ils vous ont bien élevé.
 Madame Comte se retira. Daniel Wu, trop confiant dans la modification des souvenirs d’Armelle, négligea de lire une nouvelle fois dans ses pensées. Ce fut là une erreur supplémentaire de sa part car la méfiance d’Armelle était désormais éveillée. Jamais elle ne s’était évanouie de sa vie. Ce fait étrange survenu, elle se promit de creuser le mystère et d’espionner davantage ses voisins.

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Une française, 13 heures. Journal très chargé sur le plan nécrologique pour Lionel de Bois d’Arcy mais dont le contenu allait grandement déplaire à Antor.
Tout naturellement, LDBA insista lourdement sur les trois assassinats des messieurs muscles du cinéma américain et, corporatisme oblige, s’étendit longuement sur la disparition de son confrère Pierre Erable, fondateur du premier journal télévisé français à la fin des années 1940. La police ignorait encore que sa dépouille avait été transformée en momie et qu’elle figurait parmi les trésors d’un des principaux musées de la capitale.
LDBA aborda ces deux sujets des trémolos dans la voix.
Ensuite, le journaliste présentateur entama la rubrique des faits divers puis passa à des reportages de terroirs sans aucun intérêt pour un historien des relations internationales, négligeant ainsi les graves nouvelles provenant des pays étrangers.
Les sujets traités étaient les suivants:
- la fabrication du fromage de brebis dans les Pyrénées orientales, reportage hautement instructif mais dans un magazine agricole,
- la mort d’un Français en villégiature en Italie du Nord, tué par la chute malencontreuse d’une cheminée,
- l’enlèvement du caniche noir d’un chanteur rock très connu qui ne voulait pas se faire oublier,
- l’utilisation d’un nouveau couteau à ouvrir les huîtres qui allait ainsi permettre aux gourmets de déguster leur mets favori sans se blesser.
LDBA passa à la rubrique sportive à 13 heures 47. Il devait commenter la nouvelle défaite de l’espoir français de la Formule 1, Alain Ginoux, lorsque, surgissant comme un diable d’une boîte, Antor se matérialisa soudainement sur le plateau du journal au grand dam des cameramen et des techniciens de la régie.
Pour cette mission, le vampire avait pris soin de revêtir une tenue des plus classiques, un costume style Second Empire, une chemise blanche à jabot, des gants, un haut-de-forme noir et brillant. Cependant, la traditionnelle cape de soie noire doublée de rouge était ici avantageusement remplacée par une peau de lion sortie tout droit des réserves du Musée de l’Homme. Certes, Antor retroussait ses lèvres afin de rendre parfaitement visibles ses seize canines, mais son visage, qui ne supportait pas les lumières trop agressives des projecteurs, était protégé par le demi masque antique de la tragédie grecque intitulée La folie d’Héraclès d’Euripide.
Avec une force surhumaine, le vampire du XXVIe siècle immobilisa facilement le présentateur vedette du journal. Celui-ci étouffait à la fois de rage et de peur.
D’une voix sèche, qui avait des difficultés à contenir sa colère, le mutant s’écria dans la plus pure langue française, mâtinée parfois d’expressions latines à défaut de grecques:
- Allons, citoyen LDBA… que lisez-vous là sur votre prompteur? Pourquoi avoir commencé votre journal stupide et infantilisant par les faits divers? Pourquoi négliger les informations concernant la Bosnie et la Tchétchénie? Pourquoi…
- Euh…
- Pourquoi ce Français, un parfait inconnu, vous paraît-il plus important que les deux mille cinq cents noyés victimes des inondations au Bangladesh? La nouvelle remonte pourtant à hier soir et vous avez toutes les images à votre disposition!
- Je…
- Je n’ai pas achevé. En quoi ces trois histrions du cinéma vous intéressent-ils plus que la mort de ce grand violoniste Nathan Milstein,
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 interprète sublime de la Grande Chaconne de Jean-Sébastien Bach? Pourquoi mettre en reportage l’enlèvement du caniche de Bob Smitty alors qu’il est plus qu’évident qu’il en est l’auteur afin de se rappeler au bon souvenir de ses fans, et ignorer froidement la nouvelle victoire remportée par les guérilleros du colonel Martín au Yucatán grâce aux moyens logistiques fournis par mon ami Daniel? L’AFP a reçu la dépêche ce matin et vous avez eu le culot de n’en tenir aucun compte. Puisque vous aimez les scoops inédits, puisque vous vendriez votre âme pour faire de l’audience, voici les images du triomphe de Martín en exclusivité sur votre chaîne. Appréciez-les à leur juste valeur.
Équipés d’un téléporteur portatif, de fusils à plasma, de ceintures anti G, de générateurs de champs de force et même de canons antimatière, les téléspectateurs français virent ainsi les soldates rebelles mexicains qui avaient pris en otages tous les dignitaires du gouvernement et de l’état-major, sans oublier les plus hauts représentants des transnationales qui avaient colonisé le pays, résister avec succès et l’emporter finalement contre l’armée régulière du Mexique!
Le beauf moyen assista ainsi, assis bien peinard dans son fauteuil ou son canapé, à l’assaut manqué par les forces légales du QG supposé du colonel Martín où les otages étaient captifs. Le combat fut particulièrement âpre et sanglant. Mais également rapide. Les tirs de mitraillettes, les roquettes lancées à partir d’hélicoptères survolant la zone, les missiles se heurtèrent à un mur invisible, un champ magnétique qui retourna à l’envoyeur les projectiles meurtriers.
Alors, ulcéré et perdant le sens de la mesure, un général décida d’user de l’arme nucléaire! Un bombardier lâcha une bombe A sur le repaire. Mais l’engin n’arriva pas jusqu’au sol. Il fut désintégré par le canon antimatière qui entra en action et qui, par la même occasion, éparpilla également les atomes des chars, des autos blindées ainsi que ceux des soldats du régiment motorisé d’élite.
Lorsque le combat cessa, ce fut faute d’adversaires pour les guérilleros. Sortant de leur abri, ils traînèrent leurs otages jusqu’aux traces calcinées des chars et des hélicoptères et là, les abattirent froidement à l’aide de leurs fusils à plasma! Les corps, frappés par les rayons lumineux, s’embrasèrent de l’intérieur.
Une fois cette atroce tâche accomplie, le colonel Martín parut sur le devant de la caméra et hurla:
- Compañeros, la victoria esta aquì. El mundo nos apartenece.
Alors, les images s’interrompirent brutalement, laissant l’assistance pantoise.
Antor reprit à l’adresse de LDBA:
- J’attends maintenant vos justifications. Dépêchez-vous. Je n’ai pas l’éternité devant moi.
Le journaliste déglutit bruyamment avant de répondre en balbutiant.
- La mort de Milstein n’intéresse qu’une poignée de musiciens chevronnés. Nos jeunes des banlieues préfèrent largement les nouvelles concernant le caniche de Smitty. Pour les Français déjà en vacances, c’est la même chose. Qu’en ont-il à faire, franchement, de malheureux bangladeshi qui vivent dans un pays qui, de toute manière, ne connaît que cataclysmes et catastrophes? Quant à la Bosnie et à la Tchétchénie, qui s’en soucie désormais? Cela devient rasoir de traiter cette guerre en permanence!
- Poursuivez. Vous m’intéressez grandement. Vos explications vous enferrent d’une façon prodigieuse et vous n’en avez absolument pas conscience. Votre pratique pseudo-professionnelle gangrenée par l’ultralibéralisme omniprésent et omnipotent trahit à chaque instant votre mépris de l’humain. De l’humain ordinaire, cela va de soi. Vous contredisez ainsi la phrase de Terence: Homo sum: humani ni hil a me alienum puto.
- Le colonel Martín n’est qu’un bandit terroriste! Une bonne raison pour ne pas parler de lui. Surtout, il y a que…
- Quoi? Monsieur le jean-foutre, dégoisez…
- Je ne suis pas le seul à présenter les informations à 13 heures! En face, la concurrence est rude. Je ne travaille pas pour une œuvre de bienfaisance mais pour une chaîne privée. Je tiens à garder ma place. Plus mon taux d’écoute est élevé, plus j’amène des sponsors et de l’argent à la Une. C’est la loi de l’audimat qui me gouverne, qui nous gouverne, que cela vous plaise ou non! Mes compatriotes ont les actualités qu’ils souhaitent. Ils s’en satisfont fort bien et donc que vouloir de plus? Tout est bien dans le meilleur des mondes.
- C’est là votre point de vue. Mais, avant la mort de Milstein, il y avait eu celle du célèbre et incomparable claveciniste Don Moss, puis celle de la star hollywoodienne des années 1930 Barbara Stanwyck, vous savez, celle qui tourna Assurance sur la mort, ensuite, s’enchainèrent les décès du médecin et chercheur français nobélisé en 1965, Paul Hund,
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 du poète breton Brenn Du
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 et de bien d’autres. Mais quid des mille deux cents Zaïrois engloutis près de Kisangani à bord de leur ferry voici quatre jours? Pour tous ces oublis dictés par la honteuse loi du Profit de Thaddeus von Kalmann, vous allez payer, et en direct! Pour employer le même langage que vous, ce sera le scoop de votre vie, oh oui, mais également celui de votre fin. Réjouissez-vous donc. Votre dieu corruptible et corrompu, je veux parler de l’audimat, va crever le plafond! Oui, je le proclame, je méprise l’être qui vous compose, la créature vérolée et gangrenée par tous les compromis que vous êtes devenue, je vous brise donc comme l’objet futile et sale que vous représentez, le billet de banque ou la pièce d’or que vous adorez! Ah! Ne pas oublier votre si cher public! Ce nettoyage hygiénique vous est offert par Antor, l’ultralibéraloctone.
À peine le vampire eut-il terminé, qu’il plia en deux LDBA puis le cassa.
Les techniciens présents sur le plateau tentèrent bien enfin d’intervenir mais ils furent vite paralysés par la volonté supérieure du mutant.
Avant de se dématérialiser, Antor cingla l’assistance de ces mots:
- Je vous laisse cette réserve de nourriture. Elle n’est plus consommable car trop corrompue. Peu me chaut d’y goûter et de m’empoisonner. Je tiens à ma santé. Téléportation… maintenant.
Sous les yeux épouvantés de l’équipe du 13 heures, toujours figée, les atomes du vampire se désagrégèrent pour se reconstituer aussitôt à l’intérieur du vaisseau Sakharov, tournant en orbite occultée autour de la Terre.

***************

Antor eut la surprise de découvrir le capitaine Wu installé confortablement sur la couchette de garde de la salle de téléportation.
- Ah! Bon. Voilà Daniel qui dort encore. À quoi peut-il bien rêver? Vais-je m’immiscer dans son esprit? Il ne l’accepterait pas. C’est sans doute un programme automatique qui m’a ramené. Je laisse mon ami tranquille. Je préfère me pencher sur les différents itinéraires possibles de mes deux victimes de ce soir: un attaché d’ambassade sud-coréen et un chef néo-nazi allemand. Jamais je n’ai été aussi bien nourri. Franchement, je ne regrette rien.
Peut-être devrions-nous nous demander quel pouvait être le songe de Daniel?
Le daryl androïde s’était reporté au temps de sa petite enfance, sur l’Île d’Hokkaido.
C’était l’hiver et la neige tombait en abondance, recouvrant le sol d’un blanc manteau épais immaculé. Fasciné par le spectacle toujours renouvelé des flocons voletant dans le ciel pour s’en aller chuter sur l’allée et la pelouse, Daniel Lin, le front contre la vitre glacée, observait, parfaitement immobile, depuis une longue heure déjà. Il se posait de nombreuses questions.
Li Wu, le père de son créateur, s’approcha de son petit-fils et le tira de sa rêverie. 
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- Allons, mon enfant. Il n’est pas bon de rester ainsi à ne rien faire, fit le vieillard plus que nonagénaire de sa voix chevrotante.
Li Wu avait toujours refusé de prolonger son existence artificiellement et de recourir aux traitements anti sénescents. Poète et philosophe, le vieil homme s’exprimait plus volontiers en mandarin qu’en français ou en basic english. Quant à ce dernier idiome, il l’exécrait.
- Grand-père, commença l’enfant, pourquoi la neige est-elle blanche?
- Quelle explication veux-tu, Daniel? La scientifique? Ou la poétique?
- Si je te demande la scientifique, tu vas être mécontent et me rétorquer une fois encore que je suis hermétique à la beauté.
- Daniel, tu dis vrai, c’est tout à fait cela que je voulais formuler. Tu me connais bien. Sache que la beauté se ressent et ne s’analyse point.
- Ah? Elle ne s’explique pas donc. Mais est-elle universelle?
- Qu’entends-tu par là?
- Tout est-il beau?
- Cela dépend. La nature est belle, du moins tant qu’on ne la contrarie pas… pas trop… le flocon de neige que tu vois tomber lentement, c’est en fait un cristal d’eau tout gelé et ciselé par le froid.
- H2O… oui… mais pourquoi fait-il froid ici?
- Parce que la nature a prévu quatre saisons qui ont toutes leurs charmes. L’hiver, elle dort et se repose, se renouvelle secrètement. Sinon, elle ne serait pas éternelle.
- Mais… grand-père, rien n’est éternel… euh… pardon… ces oiseaux dans le ciel qui s’en vont au loin, sont-ils beaux également?
- Pourquoi? Ils te déplaisent?
- Leur plumage est noir. Je déteste le noir. Je préfère les couleurs vives et gaies… pas le rouge, il me rappelle… le sang… mais le bleu, le jaune, le vert…
- Mon enfant, qu’importe la couleur du plumage de l’oiseau, pourvu qu’il vole! C’est cela la beauté… le mouvement de ses ailes dans le ciel gris. Saisis-tu?
- Oui grand-père, parfaitement… mais… je pense que tu es venu me chercher pour ma leçon de calligraphie.
- Justement pensé, Daniel.

***************

Le capitaine Wu se réveilla brutalement. Constatant que le moment d’entrer en action était arrivé, il se dirigea d’un pas décidé vers la salle holographique numéro 5 afin de fournir à l’IA les coordonnées nécessaires à la mise en scène de la soirée. Une fois devant la console, il ordonna froidement ce qui suit:
- Magdalena, tu dois avoir en stock vingt-cinq tonnes de pommes de terre.
- C’est exact, capitaine.
- Tu en transféreras cinq tonne ici, à mon signal. Point numéro 2: sais-tu où se trouvent actuellement les quatre humains que tu dois téléporter dans quelques minutes?
- Bien sûr, capitaine. Je ne les ai pas lâchés depuis une semaine. Mais je ne comprends pas quelles sont vos intentions…
- Tu n’as pas à t’en soucier. Tu me dois l’obéissance pleine et entière en vertu de la priorité 001.
- Oui, capitaine.
Satisfait, Daniel Lin sortit de la salle holographique pour se rendre dans sa cabine. Il y revêtit sa tenue de prédilection, celle d’un gangster des années 1930. Décidément, notre daryl androïde était coupé de la réalité. Puis, il regagna la Terre ainsi costumé. Cependant, il avait en tête le souci de s’assurer que Violetta, gardée par madame Comte, la voisine ne demandait que cela, rendre service, n’avait commis aucune sottise.
Seule dans le pavillon avec pour toute compagnie la fillette et ce sacripant de Ufo, Armelle en avait profité pour farfouiller tout son saoul. Mais elle n’avait pu avoir accès au sous-sol. Ses découvertes se bornaient, pour l’instant, à huit phaseurs miniatures qu’elle n’avait pas identifiés comme armes naturellement, deux synthétiseurs de poche de vêtements, quatre nano ordinateurs qu’elle croyait n’être que de simples consoles de jeux électroniques, trois colts, des jouets sans doute, une mitraillette de type camembert, deux photos hologrammes sur lesquelles figuraient les principaux officiers du Sakharov, comportant des dates tout à fait impossibles ou irréalistes: janvier 2504 et mars 2505.
Rusée, madame Comte fit comme si de rien n’était lorsque Daniel, de retour inopinément, apparut dans le salon devant elle, arborant sa tenue fantaisiste.
- Tout va bien, madame Comte? Commença notre daryl androïde. Violetta a-t-elle été sage? Elle a mangé son goûté sans faire d’histoire? Et Ufo, mon chat?
- Non monsieur Grimaud, rien à signaler d’extraordinaire. Tout s’est passé pour le mieux. Votre nièce a aimé son riz au lait. Mais vous avez un chat fantastique.
- Vraiment? Comment cela?
- Oh oui! Il a été ouvrir lui-même sa boîte de lapin cuisiné aux petits oignons. Avec une dextérité rare, il est parvenu à tirer la languette de la conserve. Il est vrai qu’il s’y est repris par trois fois. Mais il n’a pas utilisé le micro-ondes. C’est moi qui l’ai mis en marche. Ufo a horreur de manger cru, non?
- Hum… cela dépend comment il est luné. Mon chat ne sait certes pas encore allumer le four mais je ne désespère pas qu’il y parvienne bientôt.
Daniel Lin semblait inconscient de ses bévues, ignorant ce dont pouvait se montrer capable un chat ordinaire du XX e siècle finissant, trop habitué qu’il était à vivre entouré d’animaux manipulés génétiquement.
- Puisque vous le dites, soupira Armelle.
- Que fait donc Violetta?
- Cette chère petite est dans sa chambre, dormant comme un ange! Son dinosaure en peluche serré contre elle. 
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- Vous désapprouvez qu’elle se couche tôt?
- Non! C’est ce  jouet. N’y avait-il pas un autre choix possible? Un chat ou un chien, ou encore un ours?
- Oh! Mais Violetta a son caractère! Elle a choisi elle-même la peluche au Printemps, la semaine passée. Elle a dit qu’elle lui rappelait Chtuh…
Armelle, que la curiosité brûlait cependant, se garda bien de demander qui était Chtuh.
Après les politesses d’usage, la voisine prit congé, désirant servir de nounou une fois encore à cette étrange gamine qui, dans son innocence, s’était entraînée à ressembler à sa mère ou encore à deux des marionnettes des Minikeums sous ses yeux.
Quelques instants plus tard, Fermat et le docteur di Fabbrini se matérialisèrent à leur tour dans le salon, revenus de leur expédition punitive.
- Ah! Commandant! Fit le capitaine avec soulagement. Je craignais que vous fussiez en retard. Je puis donc partir exécuter mes quatre bouffeurs de patates.
- Bonne idée. Il n’y a plus que vous pour couronner de succès cette journée mémorable. Les sectateurs de la mort fourbe ont connu une fin digne d’eux. Le petit missile que nous avions volé le docteur et moi-même aux Russes il y a cinq jours a été se perdre en plein parlement iranien. Les secours ignorent encore, à l’heure actuelle, le nombre exact de victimes.
- Hélas! Soupira Lorenza. Demain, nous poursuivrons avec les représentants nostalgiques des totalitarismes de droite, les ultras nationalistes, néofascistes et néonazis qui siègent en congrès à Caracas. Mais ma fille? Aucun problème?
- Non… pourquoi? Elle dort bien sagement dans sa chambre. …Excusez-moi, mais je dois vous quitter. Mon timing est serré.
Sans s’encombrer d’autres formules de politesse, Daniel Lin se dématérialisa. Le docteur di Fabbrini jeta un regard empli de doute en direction de Fermat. Ce dernier fronçant les sourcils, fit:
- Vous vous inquiétez pour rien, docteur…
- Je l’espère…

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La capture des Bouffeurs de patates aurait mérité de figurer dans les annales du crime. Disposer d’un téléporteur facilitait considérablement la tâche du criminel. 
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Les animateurs du service public à la française, Léon, Jean-Pierre Delaplace, Micheline Féval et Maki reprirent conscience à bord du vaisseau interstellaire Le Sakharov, plus exactement dans la salle holographique numéro cinq en fort mauvaise posture. Ils se rendirent vite compte qu’ils étaient prisonniers, ligotés par du chatterton, suspendus à l’envers par les pieds à des crochets de boucher, tels de vulgaires carcasses de bœufs ou de moutons. Ils s’avisèrent également de la présence d’un personnage sorti tout droit des films noirs américains de la période d’or attendait impatiemment leur réveil.
Léon, le premier, laissa éclater sa colère. 
- Qu’est-ce que cette mascarade? Qu’est-ce que je fous ici?
Dans son for intérieur, le présentateur se moquait royalement de ne pas être l’unique prisonnier de l’original qui l’avait enlevé. Seule sa personne importait mais aussi les bénéfices conséquents qu’il allait manquer d’un contrat en cours de négociation.
Comme à son accoutumée, Jean-Pierre Delaplace se permit de répondre.
- Celui qui nous a capturés cultive la rapidité, l’efficacité et l’ingéniosité.
Micheline Féval de riposter aussitôt.
- Ce type, l’auteur de notre enlèvement collectif, mérite une psychanalyse de première! Visez-moi un peu son accoutrement.
Maki, d’un naturel farceur, eut toutes les peines à retenir son fou-rire. Il s’esclaffa:
- Mes amis, vous ne comprenez rien! C’est une blague du PDG de Télé hexagone! Il est doté d’un sens de l’humour pas croyable! 
- Ah! Il s’agirait d’un coup médiatique. Ma foi, c’est plus que certain qu’il va faire monter encore l’audience de nos émissions respectives lorsque nous serons tous quatre libérés. Notre ravisseur appointé connaît parfaitement les lois de la rentabilité.
-Si tu le dis, mon copain, tenta de se rassurer Léon.
Mais Daniel Lin s’en vint éteindre ce fragile espoir.
- Dites-moi, les Bouffeurs de patates, êtes-vous réellement persuadés qu’il est dans mes intentions de vous relâcher vivants? Savez-vous à qui vous avez affaire?
- Attendez… laissez-moi réfléchir. Ne seriez-vous pas celui qui s’est autoproclamé le prophète Daniel?
- Daniel est effectivement l’un de mes prénoms, madame Féval.
- Ne vous a-t-on jamais conseillé de consulter un psy?
- Non! Je suis parfaitement sain d’esprit. Mais je constate avec joie que mes petites bêtises commencent à porter leurs fruits puisque vous m’avez identifié.
- Pourquoi nous avoir enlevés, nous? Questionna la jeune femme. Nous ne représentons pourtant pas les financiers et les idéologues de la pensée unique.
- Dis mec, l’interrompit Léon, si tu veux, je te signe un contrat en or. Tu as un look pas possible et une classe à chier! Tu ferais un malheur à la télé dans ton rôle de Cassandre! Pour sûr! Cent patates par an minimum, ça te va? À une minuscule et ridicule condition, mon gars… que tu me laisses sortir d’ici, moi… je me fous des autres. Je veux la vie sauve.
- Du calme, Léon, du calme, répliqua le daryl androïde. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais relâché mes proies. Nous avons tous les cinq quelques patates à peler ensemble, quelques comptes à apurer.
- Patates? Quelle appellation triviale! De quoi parlez-vous exactement? Reprit Micheline. Ne faudrait-il pas voir dans ce terme, employé avec une connotation vulgaire, l’image déformée de votre ego, de votre double, de votre moi réel en bref, une sorte de Mister Hyde, qui, étouffé par une éducation stricte et sévère, chercherait ainsi à resurgir?
- Pff! Vous me donnez envie de rire! Siffla le capitaine Wu. Abandonnez donc ce langage de psychologue de bazar, enrichi au café du commerce et passons à quelque chose de plus sérieux que l’examen de ma personnalité. Regardez cet écran.
- Ah? D’où sort-il? Demanda Jean-Pierre Delaplace. Les noms apparaissent en relief sur cette liste.
- Ne vous inquiétez pas de ce détail; il est sans importance pour ma démonstration. Qu’affiche mon écran? J’attends votre avis… comment? Aucune réaction? Ces identités, vous ne vous en souvenez pas? Ces visages derrière ces noms ne vous disent rien? Vous êtes en train de m’attrister grandement. Ne me dites pas qu’à la télévision française, ceux qui y travaillent ont la mémoire si courte! Surtout de votre part, Léon. Vous faites profit du passé télévisuel, vous cultivez la nostalgie du téléspectateur qui est ravi d’être un gogo. Des centaines et des centaines de noms de comédiens… Qui ont été connus, aimés, voire vénérés… je sais bien que toute gloire est éphémère mais tout de même! Aucun ne vient faire tilt dans ce qui vous tient lieu de cerveau? C’est à désespérer! Votre intelligence est-elle réduite à ce point qu’elle ne laisse aucune place à la mémoire à long terme? N’y a-t-il pour vous, dans vos neurones, que le regret de ne pouvoir palper davantage de petites coupures de 500 francs à cette minute-ci?
- Franchement, commença Maki.
- Allons, un effort. Ce jeune homme bondissant dans des feuilletons emplis de panache et de joie de vivre, où il ferraillait si bien! Robert Etcheverry… celui-ci avec son visage si expressif, Raoul Carsac? Et cet autre encore, au timbre de voix inoubliable, qui eut son heure de célébrité dans mainte et mainte dramatique, notamment dans Gaspard des Montagnes, Jean Topart,
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 véritable sosie de fiction du tristement célèbre comte di Fabbrini, arrière grand-oncle à la trentième génération de Lorenza. Ce démoniaque Galeazzo qui parvint à faire trembler Sarton lui-même! Le plus grand cerveau de tous les temps et que l’Hellados combattit il y a des lustres. Quant à celui-ci, metteur en scène de génie, qui n’avait certes pas l’allure d’un jeune premier, René Clermont! Je le revois encore dans ce rôle pitoyable mais si attachant d’Antoine de Beaupréau. 
- Mais enfin Daniel, puisque Daniel il y a, quels sont tous ces noms que vous citez la larme à l’œil? Si vous éprouvez de la nostalgie pour la télévision de papa, c’est comme pour la marine à voiles! Tout évolue et prend fin! Notre décennie doit être celle de la rentabilité des programmes.
- Faux, monsieur Delaplace, répliqua le daryl androïde avec courroux. C’est celle de l’immoralité, du gain mal acquis, du faux talent révélé. Ah! Comme elle était belle Adeline Brenant dans ses habits de révolutionnaire! Et celle-ci encore avec ses yeux d’opale! Un peu enrobée, je vous l’accorde. Je veux parler de Camille Duchemin, réincarnation achevée des beautés pulpeuses si chères au sieur Saturnin de Beauséjour. Voyez un peu la longueur de cette liste. Nous venons d’atteindre le 8553ème nom en une minute et deux secondes de défilement. 
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- Daniel, aucun d’entre nous ne comprend ce que vous attendez de nous! Éclata Maki, laissant tomber le masque.
- La vengeance, voilà ce que vos pareils m’ont enseigné. Ils m’ont obligé à goûter à ce fiel jusqu’à plus soif. Désormais, je ne puis plus m’en passer, j’y suis accro! Ah! Quelle dégringolade pour moi, le Prodige, issu de six siècles de technologie! Vous aviez raison, Micheline Féval. le côté Hyde de ma nature a refait surface le jour même où mon Univers s’est effacé. Pour cela, vous allez payer. Chèrement! Pour ce que je suis obligé d’accomplir. Pour tous ceux qui en ont été réduits à prostituer leurs talents dans des doublages bâclés de feuilletons de dernière catégorie, des sitcoms d’une indigence pas possible ou encore pour ces artistes qui ont dû se contenter de tourner dans des séries socio-cul produites au kilomètre: Houston, Danger à Palm Beach, Les cœurs enflammés, Adrienne et ses beaux gars, Première S, La Bastide des Lavandes… oui, vous êtes responsables indirectement de l’enfermement des esprits dans cette gangue d’individualisme, de faux-semblant et d’ignorance! Vous avez tout fait pour abaisser le niveau du téléspectateur moyen, pour l’abrutir et le rendre seulement apte à boire de la publicité par mètre cube… Un prochain jour, le PDG de la Une française parlera de cerveaux disponibles… pour quoi? Pour ingurgiter des programmes indigents qui l’empêcheront de se révolter contre l’injustice galopante, contre les inégalités criantes se creusant sans cesse davantage, pour le transformer en sympathisant ultranationaliste.
- De quoi parlez-vous? Demanda Micheline Féval.
- Du futur qui attend ce pays autrefois si courageux, désormais si veule et si ranci. Mais… cela, vous ne le verrez point. Ah! Ce nom-là, - Daniel arrêta le défilement un court instant, - Léonard Madelin… il éveille en moi un bien étrange écho qui résonne à travers le temps. Le comédien ressemble en effet trait pour trait à un chercheur allemand naturalisé américain à la fin des années 1950, dont le portrait holographique figure en bonne place dans les recommandations de Sarton. Il faudra que j’en informe au plus vite le commandant, mon supérieur. Je ne crois pas aux coïncidences et, ici, il y en a bien trop. 
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- Daniel, ai-je bien entendu? Vous avez donc un supérieur… vous ne décidez pas et vous contentez d’obéir aux ordres. Serait-ce Dieu? Persifla la Féval.
- Cela suffit. Vous vous gaussez de moi une fois encore, vous avez tort, madame. Si vous voulez le savoir, j’appartiens à la flotte interstellaire d’un futur alternatif, humaine du XX e siècle à l’esprit si borné! Je ne suis pas un illuminé. C’est pour la galerie que je me suis bombardé prophète! Elle est si avide de sensationnel. Il me fallait frapper de stupeur les esprits et les élites de ce monde. En réalité, je ne suis que le porte-parole et défenseur des civilisations humaine, helladienne, andorienne, Castorii, Cygnusienne et j’en passe. Elles vont disparaître à cause de vous, de vos mesquineries, des millions et des millions de patates que vous avez accumulés aux dépens de l’égale répartition des richesses, au détriment de l’élaboration de programmes dignes de ce nom qui auraient permis à la culture française de ne pas perdre son rang et de rayonner encore sur Terre pour quelques décennies. Ah! ce mieux disant culturel! beau mensonge! Heureuse trouvaille! Foutaise! Vous avez tous quatre vendu votre âme à l’américanisation non intelligente mais mercantile, à la pensée unique de l’abrutissement général, au complot des sectateurs de von Kalmann. Cruelle ironie car, même dans le monde alternatif qui m’a vu naître, le seul réel et tangible pour moi, le français a presque entièrement disparu. Il n’est plus parlé que par les cadres de la flotte et une poignée de lettrés. La langue officielle de ma Terre du XXVIe siècle est l’anglais, plus précisément le basic english, mélange barbare d’espagnol, de mandarin abâtardi, de français, d’anglais, bien sûr, de portugais, de russe, d’arabe, de swahili. Cette langue a permis les échanges commerciaux planétaires puis transplantoirs à travers la Voie Lactée. Elle est donc utilitariste avant tout. La base anglo-saxonne présente une grammaire très appauvrie. Il n’est pas question de conjuguer les verbes. Trop compliqué! C’était la meilleure des époques, c’était la pire des époques. voilà ce qu’a écrit Dickens au XIXe siècle dans Un conte de deux villes. Ce grand écrivain britannique est aujourd’hui ignoré ou méprisé par les élites culturelles françaises. Pensez donc, il a osé décrire les affreuses inégalités sociales de l’Angleterre victorienne dans ses aspects les plus crus. Mais pour en revenir à mon monde, à mon époque, si imparfaite fut-elle, c’était pourtant la mienne. Dans le futur découlant de votre temps, le langage humain n’existe plus. Pourquoi? Parce que mes frères ont sombré dans le plus sordide abrutissement mental. Pierre de Robida, dans ses romans pour adolescents ou jeunes adultes, publiés chez Cadi Junior, dont les héros le capitaine Jim Caudron et son ami Hector MacLagen sont connus de tous, avait vu clair lorsqu’il avait pressenti l’universalisation du basic english.
- Pourtant, Daniel, constata Jean-Pierre, vous manipulez le français avec la plus grande aisance.
- Sans doute parce que ma mère était native de New Paris! mais, pour en revenir à vous, vos profits faramineux et tout à fait scandaleux atteignent aujourd’hui la somme colossale de 15 milliards, 372 millions de francs. Ce qui a empêché le tournage de soixante-deux productions de prestige, cent trente mises en chantier de feuilletons en costumes, ce qui aurait procuré du travail à quatre mille trois-cent-vingt-et-un comédiens pendant sept ans, cinq mois et quinze jours avec un salaire mensuel moyen de douze mille sept-cent-cinquante-huit francs!
- Seigneur! En voilà une précision! On dirait une calculatrice! S’esclaffa Léon.
- Nous ne pouvons rester suspendus éternellement dans cette position inconfortable. Elle me fait monter le sang à la tête, gronda Maki. Si vous vous êtes résolu à notre mort, eh bien soit! Exécutez-nous. Mais rapidement que diable!
- Tiens… Vous avez donc renoncé à m’acheter… je cède à votre supplique, Maki. Cette farce a trop duré. Quelle mort souhaitez-vous?
- Nous avons le choix? Ricana Léon.
- Artistique? Mais je l’ai déjà fait. Décadente… bah! C’est surfait… biblique… oui, j’ai trouvé.  
- Quel sens mettez-vous derrière cet adjectif? S’enquit madame Féval.
- Vous allez le savoir très bientôt, chère Micheline. Puisque je m’amuse à signer mes messages apocalyptiques du nom du prophète Daniel, cela me donne une idée. À propos, voilà justement quelqu’un que j’aimerais rencontrer. Je veux parler du véritable Daniel, naturellement. Il faudra que j’y songe sérieusement. Vous connaissez la citation qui a vécu par l’épée périra par l’épée.
- Oui, mec… et alors? Fit Maki.
- Oh! Adapté à votre cas, cela donne: qui a vécu pour les patates, périra par les patates! Apocalypse du néo Daniel, chapitre VII, verset 9. Ordinateur, lâche tout. Go!
À peine Daniel Lin eut-il prononcé ces mots qu’un grondement sourd envahit la salle holographique. Celle-ci ressemblait à un échiquier géant où seuls, se distinguaient les quatre crochets de bouchers. Tandis que le capitaine prenait la précaution de s’élever dans les airs grâce à sa ceinture anti gravité, cinq tonnes de pommes de terre vinrent engloutir les quatre animateurs un peu trop gourmands. Ils finirent étouffés et écrabouillés.
- Comme tout cela est ennuyeux! Soupira notre daryl androïde; maintenant, il va me falloir nettoyer.
Ce fut là la brève épitaphe des Bouffeurs de patates.

***************

Planète Ankrax.
L’aube se levait. Les rescapés avaient fait le bilan de cette triste nuit. Inexorablement, le petit groups se réduisait. L’ambassadeur Velor était certes toujours en vie, mais sa température augmentait et cela rendait le capitaine Wu de plus en plus pessimiste. Il demanda à Irina son avis.
- Devons-nous continuer?
- Es-tu certain que nous trouverons une agglomération dans cette direction?
- Logiquement, oui. Mais la logique ici! Si je décide d’interrompre la mission et de lancer un appel de détresse sur les hyper fréquences, il faudra quatre-vingt-et-une heures pour que la plus proche station spatiale le capte et le double de ce temps pour que les secours arrivent.
- Je comprends le dilemme qui se pose à toi. Surtout depuis l’incident des termitoïdes.
- C’est cela.
- Si nous poursuivons ou si nous arrêtons, cela ne changera rien au sort de l’ambassadeur.
- Exactement. Je pense que le mieux pour nous est de continuer notre progression vers l’Ouest. Mais, à tout hasard, je branche la balise.
- Daniel, il y a autre chose qui te tracasse.
- Tu commences à bien me connaître. Il s’agit d’Ariana. Son comportement est infantile. Acceptera-t-elle la mort de son père?
- Hum… elle a cessé de se plaindre depuis quelques heures et semble plutôt préoccupée par la présence de ton frère.
- Ah? C’est nouveau de sa part. toutefois, j’ai remarqué que Georges lui prêtait beaucoup d’attention. Ce serait là le seul point encourageant.
- Je vais t’aider à porter la civière. Lorsque je serai fatiguée, Georges prendra le relais. Quand levons-nous le camp?
- Dans dix minutes. Avons-nous suivi convenablement les rites funéraires de notre malheureux Khrumpf?
- Oui capitaine, répondit Eloum qui s’était rapproché.
- Bien. Soyez donc tous prêts à partir.

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Hans Gemüse, le chancelier allemand à la carrure impressionnante, dînait dans son restaurant favori en cette soirée du 19 juin 1995. L’établissement était situé dans un quartier huppé de Berlin. Attablé seul dans un salon particulier que la direction mettait à sa disposition, il décida de commencer par un plat léger car son médecin venait de lui conseiller un régime sévère s’il ne voulait pas risquer l’attaque cérébrale. Il entama donc des rougets grillés qu’il arrosa d’un vin français, un rosé pétillant de Bandol.
Or, à peine notre fin gourmet eut-il porté une bouchée à ses lèvres épaisses, que le décor banal qui l’entourait se modifia soudainement. Sans qu’il comprît comment la chose fût possible, Hans fut transporté dans les cuisines d’une sombre forteresse médiévale, où le maître coq de ces lieux officiait d’une façon toute spéciale.  
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Il s’avéra que le chef cuisinier était un grand type affable et souriant, aux yeux bleus gris. Connaissant bien son métier, il faisait rôtir un cochon de lait entier à la broche qu’il actionnait de temps en temps.
Avisant Gemüse désorienté, il l’apostropha joyeusement.
- Ach! Mein Herr! Vous voici enfin réveillé. Le Rittermeister a ordonné que j’obéisse à tous vos caprices culinaires. Il était temps non que vous sortiez de votre sommeil? Huit jours de jeûne! À votre place, j’aurais déjà cédé et tout avoué au capitaine! Même ce dont je ne suis pas coupable…
- Was? Je n’ai pas mangé pendant plus d’une semaine?
- Ja! Vous me paraissez bien affaibli. Vous êtes tout pâle et les cernes sous vos yeux sont bien bleus. J’entends d’ici les gargouillis de votre estomac.
- Aber… das ist unmöglich!
- Tout à fait normal. La torture vous aura embrouillé les idées. De plus, vous conduire ici, en pyjama et les pieds nus alors que, dehors, il pleut… c’est là de quoi vous faire attraper une pneumonie. Les murs sont si humides à Schnapsfürmich! 
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- J’ai la tête qui tourne et me sens tout bizarre…
- Ah! Que vous disais-je! Allons… déjeunez vite. Une tranche de ce rôti juteux à souhait?
- Mmm… son arôme embaume.
- Voilà… avec une louche de cette sauce aux airelles.
 - Le goût en est délicieux et la chair en est savoureuse. Succulent!
Hans, mis en appétit, dévora trois belles tranches du cochon de lait. La viande fondait sous la dent. Après ce premier mets, Gemüse constata.
- Voilà qui est bien étrange… j’ai l’impression de ne rien avoir avalé. J’ai toujours aussi faim.
- Naturellement. Après ce que vous avez subi… passons donc à quelque chose de plus consistant, émit l’amphitryon.
- Mais vous? Vous ne m’accompagnez pas et me laissez dîner seul?
- C’est parce que je suis végétarien. N’ayez aucune crainte. La nourriture n’est pas empoisonnée. Que pensez-vous de cet excellent coq au vin? Il mijote depuis quatre heures.
- Vous me le recommandez?
- Chaudement. C’est la recette que je réussis le mieux… après l’authentique canard laquais. Une petite portion? Donnez-moi votre plat.
Daniel servit au chancelier allemand pratiquement tout le coq au vin qui cuisait à petit feu sur une cuisinière à gaz sortie tout droit d’un Larousse ménager des années 1950.
De plus en plus affamé, Hans n’en laissa rien.
- Alors?
- De ma vie, je n’ai jamais rien avalé d’aussi fameux! Bravo, vous êtes une toque étoilée qui s’ignore. Mais j’ai encore quelques tiraillements.
- Parfait! Dans ce cas, vous allez pourvoir apprécier ma choucroute à la bière. Elle est incomparable. J’ai eu la recette du patron de la brasserie Lipp lui-même.
Cette fois-ci, le tentateur versa au moins un kilo de choucroute dans l’assiette de Gemüse tout autant de saucisses, de côtes de porc fumé, de lard et de pommes de terre. Mais le chancelier ne ralentit pas son coup de fourchette.
En cinq minutes, tout disparut.
- Oh! Mais je vois que j’ai un convive à la hauteur! Bravo! Vous me rendez honneur.
- Je songe véritablement à vous offrir le poste de cuisinier en chef de la chancellerie.
- Mais je suis très bien ici, à Schnapsfürmich! Que désirez-vous comme intermède? Des grives sur canapés avec des raisins? Une petite demi-douzaine?
- Ach! Ja! Ja! Gern
Les grives connurent le même sort que la choucroute en un laps de temps moindre.
Un petit vin d’Alsace faisait passer cette quantité effroyable de nourriture. Deux bouteilles venaient d’êtres ingurgitées et Hans commençait à être très gai.
- Décidément, mein Herr, je vous admire. Sincèrement, siffla Daniel Lin. Vous valez le mythique Porthos.
- Ach! Ich sehe. On me l’a déjà dit. Mein liebe Freund Franz…
- Vous ne ferez certainement pas l’impasse sur le dessert…
- Natürlich!
- Alors, du gâteau au citron et à la crème au beurre. Puis, ces tartelettes à la fraise, comme à Vienne avant la Première Guerre mondiale.
- Vous me gâtez.
- Vous le méritez. Vous voir manger avec autant d’appétit est un plaisir.
Le gâteau tout entier disparut dans l’énorme estomac du chancelier ainsi que quatre tartelettes.
-Hans, vous freinez, ce me semble. Il y a encore ce mille-feuilles à l’ancienne et cette crème glacée à la praline et au nougat. Un petit effort supplémentaire?
- C’est bien parce que c’est vous, bredouilla Gemüse. Une petite boule sans chantilly.
- Aber… nein, mein Herr. Le saladier plein jusqu’à ras bord.
Congestionné, poussé par Daniel, Hans Gemüse était prêt à éclater. Son visage était rouge écarlate ainsi que la base de son cou. Néanmoins, il fit un sort au mille-feuille et à la glace.
- Vous ne partirez pas sans avoir essayé un pousse-café, n’est-ce pas?
- Mein Herr, tut mir leid… Ich bin krank… sehr krank… bégaya le goinfre au bord de l’apoplexie. 
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- Doch! Hans Gemüse! Doch!
Saisissant le cou du chancelier dans sa main droite, Daniel Lin versa sauvagement dans le gosier de celui-ci tout un flacon de liqueur de mirabelle. L’inévitable se produisit.
«Enfin! », songea le daryl androïde.
Le chancelier, ivre mort et souffrant d’une indigestion carabinée, mourut, son foie ne parvenant plus à assimiler autant de nourriture et d’alcool, ses poumons manquant bientôt d’air tandis que son cœur battait de plus en plus irrégulièrement.
Rampant et bavant sur le sol glacé, Hans quitta ce monde au milieu de ses déjections et vomissures, dans des souffrances insupportables.
Daniel assista à cette pénible agonie d’une façon détachée fort désinvolte, plutôt préoccupé à comparer les interprétations de référence des violonistes Heifetz et Menuhin de la Grande Chaconne de Bach.
- Ah! Soupira-t-il enfin. Mon très lourd et très pantagruélique Hans est trépassé je crois… plus un frémissement, plus un souffle. Les senseurs confirment mon diagnostic visuel. Das ist eine gute Arbeit! Sehr gut.
Toujours aussi serein et immature, notre daryl androïde renvoya le corps au restaurant grâce au téléporteur. Puis, à son tour, il quitta le Sakharov en sifflant juste et au tempo une des variations de la célèbre et incomparable chaconne.
Exit Hans Gemüse. Son décès serait bientôt suivi par celui de son épigone, une certaine Ilse Kaltenwald, qui, si Daniel Lin ne s’en était pas mêlé, était destinée à une brillante carrière au sein de la CDU dans les années 2000.

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Comme nous le verrons avec les exécutions suivantes, Daniel était dans sa période culinaire.
Toussaint Spirito, le député du Val-de-Marne, ex-secrétaire général d’un parti qui avait désormais le vent en poupe, d’origine corse, dînait ce soir-là en compagnie de son vieil ami Gaétan de Sermeuil, ancien Premier Ministre, dans un petit restaurant italien qui ne payait pas de mine à première vue, sis 19 rue du commandant Martin à Paris. 
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Il était déjà 22heures 30 et les deux compères, après avoir dégusté en entrée du carpaccio de saumon, enchaînaient avec des fruits de mer pêchés le matin même au large de Catane. Il s’agissait d’un assortiment d’oursins, de palourdes, de violets, de bulots et de moules.
Aux anges, le nouveau maire du XIVe arrondissement de la capitale s’écria:
- Quel goût! Quel arôme! Je sens la marée! Il me semble que je dîne chez Lucullus. N’en est-il pas de même pour vous, Toussaint? 
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Gaétan de Sermeuil, habituellement si collet monté, n’hésitait pas ce soir-là à parler la bouche pleine, oubliant sa bonne éducation. Il est vrai qu’il avait des excuses tant les fruits de mer étaient divins.
- Ouais, fit aussitôt le gros Spirito de sa voix caverneuse et faussement bonasse, envoyant des postillons jusque dans le verre de vin blanc, du Sauternes, de son voisin. Mais je commence franchement à être blasé de la bonne chère. Pense qu’en un mois, tu entends, en un mois, j’ai dû me taper soixante-deux banquets! Je te passe les lunches et tout le reste… c’est bien simple, poursuivit Toussaint, toujours bâfrant, mes costumes ne me vont plus. Y compris celui-ci. Vois comme il bride sur mon ventre. J’ai pris douze kilos.
- Mon cher Spirito, je vous conseillerais bien une cure de thalassothérapie à Oléron puisque l’été est là. On m’en a dit le plus grand bien.
- Ah! Mon vieux, je verrai. Il faut que j’aie le temps. J’ai du travail par-dessus la tête. Quelques comptes à renflouer. Cela m’oblige à effectuer quelques déplacements en Afrique à n’en plus finir… le Président du Gabon m’attend demain… puis, quelques petits jeunes à mettre au pas…
- Concernant sans doute le financement occulte de votre département…
- Oui, mais pas seulement. Je parle de la campagne précédente de notre vieil ami commun.
- Qui l’eut cru de sa part? gémit alors Gaétan qui n’avait toujours pas digéré ce coup de Jarnac. Mon plus vieux compagnon de route. Un ami de trente ans. J’étais un vrai novio en politique, pour employer une expression qui vous est chère, lorsque je le rencontrais pour la première fois, recommandé par notre défunt et regretté Président.
- Ouais! Ouaip! C’est du passé tout ça. Maintenant, nous sommes deux vieux singes. Désormais, tâchons de rendre inexpugnables nos bastions et positions actuels.
Le plat de fruits de mer fut terminé tandis que l’orchestre à plectres, terriblement couleur locale, se démenait et entamait O sole mio…
Devant l’assiette de Toussaint Spirito s’entassaient des douzaines de coquilles vides. Or, la dernière contenait un message sibyllin qui fut lu avec le plus grand étonnement.
- Vous venez d’être empoisonné. Prophétie de Saint Daniel. Post-scriptum: mécréant, la mort approche à grands pas. Recommandez vite votre âme au ciel.
Gaétan, également, avait hérité d’une feuille de papier pelure.
- Repentez-vous. Il vous reste dix secondes avant d’être en paix avec vous-même. Apocalypse du néo Daniel.
- Que signifie? S’interrogèrent les deux complices en chœur.
Ils ne purent en dire plus car le poison foudroyant faisait déjà son office. Pris par des douleurs subites, les deux politiciens rougirent et gonflèrent en même temps, jusqu’à ressembler à d’énormes poissons globes. Ils moururent par asphyxie en une poignée de secondes.
Dans le restaurant, la stupeur atteignit son paroxysme. Appelés sur les lieux, la police et les renseignements généraux, entamèrent une enquête parallèle. Le commissaire Quinant, en charge du dossier, avait du pain sur la planche. Mais il en avait vu bien d’autres, ayant fait ses armes sous un ex-ministre de l’Intérieur d’origine noble. Jamais il n’abandonnait et avait la confiance de sa hiérarchie.

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