jeudi 9 octobre 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : Le Retour de l'Artiste chapitre 9.



Chapitre 9

Munis de rats de cave et d’un plan, Frédéric Tellier et Pieds Légers s’étaient introduits dans le souterrain labyrinthique des Arènes de Lutèce. 
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Avançant prudemment, les deux hommes franchirent facilement les premiers cent mètres. Aucun obstacle ne se présenta à eux. En quelques minutes à peine, les deux amis se retrouvèrent donc face au bloc de calcaire qui bouchait l’entrée du laboratoire secret. Le Danseur de cordes, l’examinant de près, remarqua que celui-ci n’était pas en place depuis longtemps. Mais il était impossible de mouvoir une telle masse à moins qu’un mécanisme existât.
Or l’Artiste n’avait pas le temps de chercher ce dernier. Alors, il choisit de poursuivre sa route dans le boyau obscur, Pieds Légers, en chien fidèle, sur ses talons.
Cependant, Tellier connaissait bien son Galeazzo; celui-ci n’avait pas dû se contenter d’une seule voie d’accès à son laboratoire. Le plan confirmait son intuition mais il fallait encore le déchiffrer sans erreur.
Les anciens pièges auxquels avait été confronté Pieds Légers furent évités. Ainsi, la fosse aux crânes fut franchie par le duo qui passa par le plafond grâce à une corde qui fut tendue à la manière des alpinistes ou des équilibristes. 
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Il en fut de même pour l’obstacle des flèches qui n’incommoda pas les deux aventuriers dotés d’un esprit inventif. Là, il fallut ramper.
Encore quelques pas et Tellier se retrouva devant l’automate momie d’orang-outan qui occultait l’entrée de la pièce où le journaliste André Levasseur avait été enfermé.
Ce fut alors qu’un nouveau piège s’enclencha sans coup férir. Le sol se mit à trembler comme pris d’une ondulation allant en s’accentuant. Puis des roches sorties d’on ne sait d’où dévalèrent soudainement une pente en direction de deux compagnons qui n’eurent d’autre choix que de se plaquer tant bien que mal contre la momie simiesque ce qui eut pour effet inattendu de la réduire en poussière!
L’adolescent, au contact de la dépouille eut un haut-le-cœur.
Lorsque l’éboulement cessa enfin, l’Artiste sut qu’il ne lui restait plus qu’à tenter d’ouvrir la porte de fer sur laquelle il était présentement collé, tout autre passage étant désormais hors d’atteinte.
Heureusement, notre ancien voleur était toujours muni d’un ou deux rossignols et, éclairé par Guillaume, il força la serrure en moins d’une minute.
Lentement, les deux héros s’engagèrent dans la salle en partie voussée qui dégageait une pestilence insupportable, effluves dégagés par des cadavres en décomposition avancée. Or, l’antichambre des horreurs comportait deux issues dans le fond. Pour laquelle fallait-il opter?
Le boyau doucement éclairé par des torches moyenâgeuses ou le couloir baignant dans les ténèbres?
Impulsivement, l’apprenti voleur courut en direction du passage illuminé.
- Tu as tort, lui cria Frédéric. D’accord, le plan indique que ce boyau mène au centre de la pièce qui sert sans doute de laboratoire secret, mais l’autre également. Et tel que je connais le Maudit ce ne sera pas une partie de plaisir.
Néanmoins, l’Artiste rejoignit son impétueux compagnon qui, oubliant toute prudence, courait toujours dans le souterrain. À peine le Danseur de cordes eut-il fait dix mètres qu’une herse sortie tout droit d’un vieux château fort s’abattit devant le roi de la pègre, le séparant ainsi de Pieds Légers!
À cette grille digne des films d’épouvante de Mario Bava, s’accrochaient des cadavres plus ou moins momifiés ou putrescents ce qui expliquait les atroces miasmes du souterrain. Parfois, des traits étaient encore reconnaissables sur les têtes grimaçantes en partie détachées des corps. 
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Quelques-unes des dépouilles portaient même encore quelques lambeaux de vêtements dans lesquelles une horrible alchimie les avait amalgamés aux chairs pourrissantes.
Mais Pieds Légers avait entendu le fracas produit par la chute inopinée de la herse et était revenu au plus vite sur ses pas.
- Oh! Maître, nous voici donc séparés, gémit le jeune homme tout contrit s’agrippant néanmoins aux barreaux malgré sa révulsion. 
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L’Artiste allait lui répondre mais, à cet instant, des flammes gigantesques jaillirent des torchères et, telles les langues vicieuses d’un dragon, se répandirent dans le souterrain. Cédant à la panique, le voyou des barrières hurla:
- Maître! Au secours! Je vais griller! Je suffoque déjà. Faites quelque chose! Un miracle, n’importe quoi…
- Tais-toi Pieds Légers, jeta Tellier froidement. Laisse-moi réfléchir. Je cherche le mécanisme de cette diablerie.
Méthodiquement, d’un sang-froid olympien, l’aventurier palpa les murs encadrant le boyau, espérant ainsi sentir une aspérité qui ne serait que la clé remontant la grille.
Mais ce que l’Artiste n’avait pas vu c’est que ses manœuvres avaient ouvert non pas la herse mais la paroi sur sa gauche découvrant ainsi la cage renfermant un animal sauvage originaire d’Hellas.
Réveillé, le fauve émit des rugissements terrifiants et bondit dans le corridor à la recherche d’une nourriture quelconque car la bête jeûnait depuis un mois déjà. Il s’agissait d’un Ta Lek, à la taille et à la carrure gigantesques, cinq mètres de hauteur, deux mètres cinquante de large, des canines semblables aux défenses d’un éléphant, la tête proche d’un lion des cavernes, la crinière violette, le corps recouvert d’écailles luisantes comme celles d’un caïman, bref un bipède parent d’un animal que Sarton avait réussi à domestiquer durant son enfance et qui était devenu son compagnon de jeu. 
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Or le fauve s’acclimatait fort mal à la Terre et l’Hellados, qui avait pour ambition de la transformer en chien de garde le nourrissait très aléatoirement.
D’un coup de griffes, la bête sauvage pouvait décapiter le roi des voleurs.
Mais notre aventurier avait instinctivement réagi à la vue de l’animal féroce et, saisissant une torche sur la paroi opposée, il la fit tournoyer devant les yeux furieux du fauve.
Comme tous ses congénères, le Ta Lek recula à la vue de la flamme. Il sentait déjà sur son pelage les cruelles morsures du feu. Néanmoins, il restait dangereux et imprévisible.
L’Artiste n’eut d’autre choix que de jeter la torchère sur la bête qui, sous la douleur gronda, hurla et s’enfuit du côté opposé de son tortionnaire. Lorsque Sarton récupéra son Ta Lek, celui-ci gisait sur les dalles d’un caveau, la chair à moitié brûlée et les écailles noircies. L’Hellados fut alors contraint d’abattre  l’animal afin de mettre un terme à ses souffrances.
Mais revenons à nos deux amis.
Le feu rugissait toujours dans le souterrain et l’incendie léchait déjà les pieds de Guillaume qui avait grimpé aux barreaux de la herse et s’y agrippait avec désespoir.
- Maître! Je vous en supplie! Dépêchez-vous!
- Il me vient une idée. Monte encore plus haut si tu le peux.
L’adolescent s’empressa d’obéir à l’ancien bagnard.
Tellier avait deviné juste. Lorsque l’apprenti voleur atteignit le plafond voûté, il sentit alors une boursouflure sous sa main droite.
- Maître, il y a là un renflement.
- Appuie de toutes tes forces.
Sans discuter, Pieds Légers s’exécuta. Le mécanisme de remontée de la grille fonctionna alors et le jeune garçon sauta sur le sol grossièrement dallé pour rejoindre le Danseur de cordes.
- J’espère, Guillaume, que cette mésaventure te servira de leçon et que, désormais, tu te montreras plus prudent.
Pieds Légers se contenta d’acquiescer. Mais comme les flammes gagnaient du terrain, il ne restait plus aux deux amis qu’à rejoindre la salle et à prendre le boyau obscur malgré le risque de se heurter une fois encore au Ta Lek.
Ce fut plus que prudemment que les anciens bandits avancèrent dans l’étroit corridor, Victor Martin éclairant le chemin avec la faible lueur de son rat de cave. L’apprenti voleur avait perdu le sien dans l’incident précédent.
La lumière pauvre ne permit pas d’éviter l’attaque des fourmis carnivores dérangées dans leur repos.
Sentant des picotements et de minuscules morsures sur ses jambes, l’adolescent ne put s’empêcher de s’écrier:
- Aïe! Maître! Je suis dévoré! Cela fait un mal de chien. Quelle est cette nouvelle monstruosité?
- Garde ton sang-froid et ne t’agite surtout pas. Il s’agit de fourmis rouges.
- C’est de plus en plus étrange ici. Je me sens tout engourdi.
- Il nous faudrait du feu. Mais comme nous en sommes démunis, alors, oublie ta fatigue et tes douleurs et cours. Pour sortir vivants de ce piège, c’est notre seule chance.
Trois cents mètres furent franchis mais Tellier et Pieds Légers furent contraints de s’arrêter. Toutefois, les fourmis rouges avaient lâché prise sauf quelques opiniâtres. Il était tant pour notre aventurier de se déshabiller et de griller les derniers insectes à la flammèche de son rat de cave. Une fois débarrassé des fourmis, il s’empressa de porter secours à son jeune compagnon, qui, moins stoïque, grimaça lorsque sa chair entra en contact avec la petite flamme tremblotante. Une fois leurs vêtements remis, les deux amis poursuivirent leur exploration, toute notion du temps écoulé bien loin de leur préoccupation.
Mais Pieds Légers, ivre de fatigue et la peau lui cuisant cruellement, avançait en trébuchant, tel un somnambule. Pour le maintenir éveillé, l’Artiste le giflait de temps à autre. Comme il se doit, ce remède s’avéra assez efficace.
Le corridor aboutissait à une imposante argentière enfermant d’horribles trésors: des têtes naturalisées de fœtus pas tous humains car parmi elles, on pouvait identifier des crânes de babouins, mais également des squelettes particulièrement bien conservés de néandertaliens, de Rigeliens, des cristalloïdes de Styris III, des embryons d’hommes de toutes les ethnies et de toutes les époques et ainsi de suite… 
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Fasciné, le plus jeune s’approcha et demanda non sans naïveté:
- Des sujets d’expérience du comte di Fabbrini, Maître?
- Mon garçon, je ne le pense pas. Observe de plus près certaines dépouilles. Constate qu’elles sont classées selon un ordre bien précis. Il s’agit manifestement d’un ossuaire constitué par un être curieux venu d’ailleurs.
- Que voulez-vous dire?
- Un extraterrestre si c’est bien là le terme juste. Allons. Il nous reste encore quelques mètres à parcourir.
Effectivement, l’Artiste ne se trompait pas. Les parois de la salle souterraine avaient changé de structure, indice incontestable que nos amis approchaient du but. Le cœur de l’antre du Maudit. Or celui-ci n’était autre que l’immense cave de l’hôtel particulier du comte Ambrogio de Castel-Tedesco, sise rue de Valois. Les murs étaient présentement bâtis de moellons réguliers et, au fond du cellier, un escalier donnait sur l’office ou sur une pièce à la destination encore mystérieuse. Au sommet des marches, une porte close s’offrait aux intrus. Derrière elle, des bribes de conversation filtraient jusqu’aux oreilles de nos deux escarpes et un rai de lumière était visible. 
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Jugeant dorénavant son rat-de-cave inutile, Frédéric l’éteignit et monta l’escalier en deux secondes en toute discrétion avec l’intention évidente de coller son oreille contre la porte afin de mieux entendre ce qui se disait dans l’autre pièce.
Mais, chose inattendue, l’huis s’ouvrit brutalement projetant l’Aventurier sur le sol de la cave! Une silhouette imposante se profilait devant l’ouverture; elle appartenait au lutteur chauve et obèse engagé il y avait peu par Sarton à la Foire du Trône. 
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Pieds Légers, à la vue du géant qui était simplement descendu à la cave pour y chercher de quoi se rafraîchir, ne put se retenir de pousser un cri de frayeur. Décidément, notre jeune voleur avait encore besoin de s’endurcir le cœur.

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A Bougival, au cabaret Le veau qui tête, rendez-vous des petits malfrats, escarpes, naufrageurs et forçats en rupture de ban, le patron ne chômait pas. Cependant, il lui arrivait d’avoir l’honneur de voir son établissement fréquenté par une clientèle plus huppée, grâce à un petit vin blanc dont son estaminet s’était fait le fournisseur exclusif et dont la réputation n’était plus à faire. 
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Mais la nuit avancée, il était hors de propos que des bourgeois y vinssent pour s’encanailler.
Le journaliste André Levasseur, obéissant aux instructions du directeur du Matin de Paris, entra dans le cabaret d’un pas qui se voulait résolu. D’un œil méfiant, il parcourut les lieux et l’assistance, cherchant apparemment quelqu’un. Nous savons qu’il s’agissait de Marteau-pilon. Or, ce forçat dont la carrure et la force avaient fait la renommée ne s’y trouvait point.
Constatant son absence, le journaliste approcha courageusement jusqu’à la planche en équilibre sur deux tonneaux qui servait de comptoir de fortune et derrière laquelle se tenait le cabaretier. Ce dernier faisait semblant de laver des godets dans une eau plus que douteuse.
Avalant péniblement sa salive, le jeune homme interrogea le patron, un ancien hercule à la retraite, dont la mine renfrognée était peu engageante.
- Marteau-pilon n’est pas là? Fit André d’une voix légèrement chevrotante.
Un silence hostile lui répondit. Mais Levasseur insista.
- Ce n’est donc pas un habitué de votre estaminet? Pourtant on m’avait assuré que… vous ne le connaissez pas? Vous en êtes sûr?
Le seul résultat de ces questions fut que le journaliste se retrouva cerné par des types à la mine patibulaire, puis acculé contre un mur. Les bandits le regardaient d’une façon plus qu’inquiétante.
André sentait couler une sueur glacée le long de son échine car l’un des malfrats venait de sortir un couteau particulièrement bien aiguisé et il commençait à jouer avec son arme d’une manière explicite. 
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- Mais, messieurs, je ne comprends pas! Qu’est-ce que j’ai dit? Qu’est-ce que j’ai fait? S’étrangla le jeune homme.
La panique s’emparait de lui inexorablement.
Le patron daigna lui répondre d’un ton narquois toutefois lourd de menaces non formulées.
- Il y a qu’ici, on n’aime pas les gens de la rousse.
L’ancien hercule se tenait toujours derrière son comptoir. Ses mains, désormais dissimulées, il n’en apparaissait que plus terrifiant.
Comprenant alors que sa vie ne tenait plus qu’à un fil, Levasseur eut enfin la présence d’esprit de nommer celui qui l’avait envoyé dans un tel bouge.
- C’est le directeur du Matin de Paris, Victor Martin qui m’a dit que je trouverai ici Marteau-pilon.
- Connais pas! Lança péremptoirement un individu au visage balafré celui justement qui avait sorti le couteau. Son accent marseillais aurait prêté à rire si la situation n’avait été aussi tendue.
- Mais si, vous devez le connaître… un homme de grande taille, à la figure un peu longue, aux yeux gris et perçants. Il approche de la quarantaine, poursuivit Levasseur, sa voix de plus en plus inaudible. Lui, au moins, vous connaît. Il est l’ami de madame de Frontignac, surnommée jadis Brelan d’as.
- Brelan? S’exclama alors une jeune femme qui se leva de sa chaise pour intervenir, peut-être dans le but de participer elle aussi à la curée dans cet antre de fauves. La tenue de cette panthère était remarquable: un corsage à demi déchiré, une jupe rouge en lambeaux la vêtaient ou du moins essayaient.
- Tu connais donc Brelan, toi, le décavé? S’étonna Doigts de fée.
- Bien sûr! Reprit avec plus d’assurance André. Y compris Pieds Légers. Il m’a même sauvé la vie dernièrement. D’ailleurs, il appelle mon patron « Maître ». Parfois, je l’avoue, moi aussi, j’ai envie d’appeler ainsi Victor Martin.
Instantanément l’atmosphère se détendit tandis que le patron faisait un signe mystérieux à ses clients. Ces derniers s’éloignèrent du journaliste alors que le Piscator rangeait son surin.
- Tu pouvais pas le dire plus tôt, non, gros nigaud, que c’était le Maître qui t’envoyait? Gronda le cabaretier.
Soulagé, André s’assit sur un tabouret branlant et s’épongea le front avec un mouchoir à carreaux. Prestement, le patron, un sourire radieux sur son visage, lui tendit un pichet de vin blanc ainsi qu’un gobelet. Puis, sans façon, il s’installa aux côtés du jeune homme et l’interrogea sur un ton qui se voulait amical.
- Que lui veux-tu exactement à Marteau-pilon, mon gars? 
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- Lui transmettre les ordres de celui que vous nommez le Maître, et c’est urgent! Jeta André d’une voix désormais assurée.
À ces paroles, ledit Marteau-pilon sortit enfin de sa cachette, c’est-à-dire de la pièce adjacente à la salle commune. S’attablant à son tour, mais à la droite de Levasseur, il se servit un peu de vin et parla.
- Tu dois être ce blanc-bec de Levasseur. Ne te fâche pas… accouche… Je t’écoute…
En quelques phrases rapides, le journaliste raconta les derniers événements et termina en rappelant que Victor Martin et Pieds Légers s’étaient engagés dans les souterrains des Arènes de Lutèce afin de se mesurer une fois encore au comte Galeazzo di Fabbrini.
- Le Maître veut que vous me suiviez dans le repaire du Maudit en renfort. En effet, cela fait plus de deux heures maintenant que j’ai quitté le patron et lui et Pieds Légers se trouvent peut-être en danger.
- D’accord, nous nous joignons à toi, mais accorde-nous dix minutes encore, opina le colosse. Le temps de réveiller Milon et le Bonnet rouge… 
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- Cela m’étonnerait que ce dernier veuille en être, jeta l’hercule à la retraite. Il n’est plus de première jeunesse et…
- On verra.
- Doigts de fée, tu gardes l’estaminet.
- Comme d’habitude.
Ce fut avec une fébrilité enjouée et de bon aloi que la bande de Frédéric Tellier se prépara à combattre le comte di Fabbrini. Au moment de monter dans un vieux fiacre, André osa enfin poser l’ultime question:
- Pouvez-vous me dire quelle est l’identité réelle de Victor Martin?
- Comment? Tu l’as toujours pas devinée? S’esclaffa le Marseillais.
- Un oison, je vous dis… on a devant nous un oison… ricana Marteau-pilon.
- Quoi? Vous voulez dire Frédéric Tellier… en personne? S’étrangla André, sidéré.
- Oui, mon gars, c’est cela…
Ne sentant plus son cœur battre, le jeune homme se laissa tomber sur le siège avachi du véhicule tandis que celui-ci s’ébranlait bientôt en direction de la capitale.

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Dans la cave du comte Ambrogio de Castel Tedesco, le combat faisait rage. Promptement, l’Artiste s’était relevé afin d’affronter le géant obèse. Or celui-ci n’était pas seul, un complice l’avait suivi, l’homme anguille. La lutte s’engagea à poings nus, âpre et cruelle. 
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Le plus frêle des sbires du Maudit prit Pieds Légers pour adversaire tandis que le colosse s’attaquait à Frédéric Tellier.
L’homme anguille méritait bien son nom. Il était insaisissable. Le voyou des barrières avait beau se montrer rapide et agile, il ne parvenait pas à placer un seul coup. Le jeune homme fut donc promptement mis hors de combat, assommé par une bouteille de Vouvray.
De son côté non plus l’Artiste ne réussissait pas à venir à bout du géant malgré toute sa science de la lutte. L’homme au crâne d’œuf, beaucoup plus souple qu’il n’y paraissait au premier abord, s’empara de Tellier et tenta de l’étouffer sous sa masse de chair adipeuse.
Suffoquant, le pseudo Victor Martin n’en réfléchissait pas moins quant au meilleur moyen de se libérer de cet étau vivant.
Il eut la présence d’esprit de chatouiller son adversaire. Aussitôt, le colosse lâcha sa proie, se contorsionnant tout en ne pouvant retenir des éclats de rire tonitruants. L’Artiste avait donc trouvé le point faible du géant. Mais il ne lui fallait pas crier victoire trop tôt.
Profitant de sa liberté retrouvée, Frédéric bascula alors des casiers de rangement sur la tête du lutteur de foire. C’était là de quoi faire perdre conscience à tout individu normalement constitué.
Mais incroyablement, l’hercule ne sentit rien! Au contraire, un sourire béat apparut sur sa face dégoulinante de vin et de sang mêlés. De plus, le monstre se pourléchait les babines avec une gourmandise non dissimulée.
L’Artiste se figea de surprise une seconde pas plus. Or ce fut une seconde de trop.
Un coup de poing administré avec une force inouïe projeta le héros contre le mur opposé. Vidé de son souffle, Frédéric Tellier chut lourdement sur le sol, sa tête ayant heurté  violemment la paroi. On entendit même les os craquer. Le maître des voleurs de Paris avait bel et bien perdu connaissance.
Le combat achevé, l’homme anguille, c’était lui qui était responsable de cet exploit, jeta à son ami:
- Ligotons ces deux intrus puis avertissons le comte au plus vite. Je crois qu’il sera content et saura quoi faire de ces curieux.
Le géant obèse
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 approuva par un grognement et se saisit du corps inerte de l’Artiste comme si ce dernier ne pesait rien. De son côté, l’homme anguille fit de même avec celui de Pieds Légers mais il ahana sous l’effort.

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A Montmartre, Camélia ne contrôlait plus sa colère. Les yeux brûlants de haine, penchée sur Louise, elle s’apprêtait à passer une éponge imbibée d’acide sur le visage de sa demi-sœur. Cette dernière pouvait sentir le souffle chaud de sa tortionnaire dans sa chevelure défaite qui friselait sous la respiration saccadée de la femme déchue.
Brelan s’agitait, se contorsionnait tant et plus, tentant de retarder autant que possible l’instant fatal. 
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Soudain, une main gantée élégamment de daim gris stoppa en plein élan le bras de la prostituée de bas étage.
- Holà! Du calme ma belle! Vous allez trop loin. Emprisonnement ne veut pas dire dans ma bouche mutilation.
Se retournant vivement afin de voir celui qui s’interposait ainsi entre elle et sa vengeance qu’elle estimait légitime, Camélia lança d’une voix emplie de rancœur:
- Vous le Russe, mêlez-vous de ce qui vous regarde! Vous ignorez combien cette garce m’a faite souffrir, les humiliations subies à cause de sa personne. Pendant qu’elle se pavanait dans ses robes à crinoline, assise sur des coussins de soie ou encore dans des voitures à huit ressorts, je traînais ma misère et ma déchéance de tapis franc en mansarde, oubliée de mon véritable père, livrant ma jeunesse aux pervers de toutes sortes. La substitution ne pourra être totale que si Louise est dans l’incapacité de reprendre sa place au sein de cette société hypocrite et vérolée qui m’a refusée jusqu’à aujourd’hui.     
- Camélia, pour ma part, la haine est un sentiment que j’ai toujours refusé de ressentir car c’est à la fois un gaspillage d’énergie et une attitude grandement illogique. Elle ne permet pas d’accomplir quelque chose de constructif voire de remarquable. Mon enfant, vous n’avez donc qu’à m’obéir sans vous poser de questions. Commencez par me donner ce flacon d’acide chlorhydrique. Sachez qu’ainsi vous vous conformez aux ordres mêmes du comte Galeazzo.
Alors, usant de son regard fascinateur et de ses dons de télépathe, Sermonov fixa la jeune femme qui, impuissante face à cette volonté plus forte que la sienne, fut vite sous l’emprise de l’Hellados.
Aussitôt, revenue à de meilleurs sentiments, Camélia s’empressa de revêtir les habits de Brelan afin de prendre sa place. Détachée, Louise essayait d’oublier son angoisse. De son côté, Sarton, très civil, s’assurait que la prisonnière n’avait besoin de rien, hormis de la liberté, et qu’elle était en parfaite santé.
Tandis que la prostituée partait pour jouer son rôle, madame de Frontignac, attablée devant une légère collation, s’interrogeait quant aux véritables motivations de celui qu’elle n’avait cru être au premier abord qu’un simple comparse du Maudit.
- Monsieur Sermonov, je ne comprends pas ou, plus exactement, je ne vous comprends pas.
- Parlez madame.
- Pourquoi vous êtes-vous mis au service du démoniaque comte Galeazzo di Fabbrini? Pour ma sœur, cela s’explique, mais vous? En vous écoutant et en vous observant, il m’apparaît de plus en plus évident que vous êtes un homme sensé, bien plus intelligent et plus raisonnable que le Maudit. Peut-être ignorez-vous le but exact du comte?
- Point du tout madame de Frontignac. Je sais tout des machinations perverses de Galeazzo. Je lis en lui comme dans un livre ouvert. Je me sers de lui et non l’inverse. Je ne suis aux ordres de personne en vérité à cette heure…
Sur ces paroles, en parfait majordome, Sarton emplit le verre que lui tendait Louise, une Louise de plus en plus troublée et perplexe.

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Ce matin même, Clémence de Grandval, encore faible, eut la surprise de voir à son chevet son hôtesse toute guillerette comme si rien ne s’était passé. Jamais Louise de Frontignac n’avait paru si sereine et si enjouée.
- Debout, ma chère enfant! S’écria-t-elle. A-t-on idée de paresser au lit par une aussi belle matinée! Voyez, le soleil brille, les oiseaux chantent, l’air embaume de mille senteurs printanières.
- Madame, s’étonna la jeune fille à voix haute, que vous arrive-t-il? Est-ce donc le chocolat d’hier soir? Monsieur Levasseur est-il déjà levé?
- Monsieur Levasseur n’a point passé la nuit ici, Clémence. Cela aurait été fort malséant, ne le pensez-vous pas?
- Je n’ai point l’esprit aussi mal tourné. J’avoue avoir les idées confuses. Je ne me souviens pas être revenue dans ma chambre…
- Très chère, c’est tout à fait normal. Hier soir, vous avez eu un étourdissement. Ce matin, il vous faut donc un solide petit-déjeuner. Hop! Secouez-vous!
Cavalièrement, la fausse Louise tira les couvertures du lit pour obliger la jeune fille à se lever. Clémence, les soupçons éveillés, se hâta toutefois d’obtempérer écoutant avec attention le timbre de voix et les inflexions de madame de Frontignac. En effet, Galeazzo avait oublié un détail concernant la substitution de Brelan par sa demi-sœur. Camélia possédait un timbre plus grave et une voix plus rauque et éraillée que Louise; c’était là le résultat d’une existence agitée et bien loin du confort de madame de Frontignac.
Tout le jour durant, mademoiselle de Grandval, affectant la bonne humeur, jouant à merveille la naïve, resta aux côtés de sa bienfaitrice afin de l’observer tout à loisir et de retenir ainsi toutes les anomalies concernant son comportement. Elle vit Brelan annuler ses rendez-vous pour la soirée et lesdits billets d’annulation furent rédigés par Annie, la camériste.

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L’homme anguille, qui répondait au nom de Stépan, pénétra dans la bibliothèque du comte de Castel Tedesco attendant humblement que ce dernier daignât lui prêter attention. Sa patience fut assez rapidement récompensée. Ôtant ses lunettes, le noble Italien, relevant la tête, lui demanda:
- Oui, qui y a-t-il, Stépan?
- Maître, répondit le zélé serviteur, Laszlo et moi avons fait une prise de premier choix qui vous satisfera.
- Explique-toi.
- En quelques mots, celui que vous appelez le danseur de cordes et son apprenti ont été assommés dans votre cave dans laquelle ils avaient réussi à s’introduire. Actuellement, ils gisent inconscients et ligotés dans l’office, sous la garde de Laszlo et d’Haïné.
- Merveilleux! Tout simplement merveilleux! Le piège de Sermonov a fonctionné au-delà de mes espérances. Vite! Stépan, toi et tes compagnons vous allez transporter nos deux présomptueux à l’endroit prévu pour leur détention. Lorsqu’ils seront en sûreté, j’irai savourer mon triomphe. Allez! Que j’ai hâte de remettre enfin ce damné Tellier à la place qu’il mérite! Il m’a trop nargué et humilié avec son quant-à-soi, sa morgue de voyou des barrières, sa chance insolente. Donneur de leçons, je te le dis, tu vas bientôt chanter un autre air, peut-être bien celui du supplicié de La Fantastique de Berlioz. 
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- A vos ordres, Maître! Dit Stépan en s’inclinant profondément.
 D’un pas décidé, l’homme anguille quitta la bibliothèque, laissant le Maudit à sa jubilation malsaine.

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