Chapitre 9
Munis
de rats de cave et d’un plan, Frédéric Tellier et Pieds Légers s’étaient
introduits dans le souterrain labyrinthique des Arènes de Lutèce.

Avançant
prudemment, les deux hommes franchirent facilement les premiers cent mètres.
Aucun obstacle ne se présenta à eux. En quelques minutes à peine, les deux amis
se retrouvèrent donc face au bloc de calcaire qui bouchait l’entrée du
laboratoire secret. Le Danseur de cordes, l’examinant de près, remarqua que
celui-ci n’était pas en place depuis longtemps. Mais il était impossible de
mouvoir une telle masse à moins qu’un mécanisme existât.
Or
l’Artiste n’avait pas le temps de chercher ce dernier. Alors, il choisit de
poursuivre sa route dans le boyau obscur, Pieds Légers, en chien fidèle, sur
ses talons.
Cependant,
Tellier connaissait bien son Galeazzo; celui-ci n’avait pas dû se contenter
d’une seule voie d’accès à son laboratoire. Le plan confirmait son intuition
mais il fallait encore le déchiffrer sans erreur.
Les
anciens pièges auxquels avait été confronté Pieds Légers furent évités. Ainsi,
la fosse aux crânes fut franchie par le duo qui passa par le plafond grâce à
une corde qui fut tendue à la manière des alpinistes ou des équilibristes.

Il
en fut de même pour l’obstacle des flèches qui n’incommoda pas les deux
aventuriers dotés d’un esprit inventif. Là, il fallut ramper.
Encore
quelques pas et Tellier se retrouva devant l’automate momie d’orang-outan qui
occultait l’entrée de la pièce où le journaliste André Levasseur avait été
enfermé.
Ce
fut alors qu’un nouveau piège s’enclencha sans coup férir. Le sol se mit à
trembler comme pris d’une ondulation allant en s’accentuant. Puis des roches
sorties d’on ne sait d’où dévalèrent soudainement une pente en direction de
deux compagnons qui n’eurent d’autre choix que de se plaquer tant bien que mal
contre la momie simiesque ce qui eut pour effet inattendu de la réduire en
poussière!
L’adolescent,
au contact de la dépouille eut un haut-le-cœur.
Lorsque
l’éboulement cessa enfin, l’Artiste sut qu’il ne lui restait plus qu’à tenter
d’ouvrir la porte de fer sur laquelle il était présentement collé, tout autre
passage étant désormais hors d’atteinte.
Heureusement,
notre ancien voleur était toujours muni d’un ou deux rossignols et, éclairé par
Guillaume, il força la serrure en moins d’une minute.
Lentement,
les deux héros s’engagèrent dans la salle en partie voussée qui dégageait une
pestilence insupportable, effluves dégagés par des cadavres en décomposition
avancée. Or, l’antichambre des horreurs comportait deux issues dans le fond.
Pour laquelle fallait-il opter?
Le
boyau doucement éclairé par des torches moyenâgeuses ou le couloir baignant
dans les ténèbres?
Impulsivement,
l’apprenti voleur courut en direction du passage illuminé.
-
Tu as tort, lui cria Frédéric. D’accord, le plan indique que ce boyau mène au
centre de la pièce qui sert sans doute de laboratoire secret, mais l’autre
également. Et tel que je connais le Maudit ce ne sera pas une partie de
plaisir.
Néanmoins,
l’Artiste rejoignit son impétueux compagnon qui, oubliant toute prudence,
courait toujours dans le souterrain. À peine le Danseur de cordes eut-il fait
dix mètres qu’une herse sortie tout droit d’un vieux château fort s’abattit
devant le roi de la pègre, le séparant ainsi de Pieds Légers!
À
cette grille digne des films d’épouvante de Mario Bava, s’accrochaient des
cadavres plus ou moins momifiés ou putrescents ce qui expliquait les atroces
miasmes du souterrain. Parfois, des traits étaient encore reconnaissables sur
les têtes grimaçantes en partie détachées des corps.

Quelques-unes
des dépouilles portaient même encore quelques lambeaux de vêtements dans
lesquelles une horrible alchimie les avait amalgamés aux chairs pourrissantes.
Mais
Pieds Légers avait entendu le fracas produit par la chute inopinée de la herse
et était revenu au plus vite sur ses pas.
-
Oh! Maître, nous voici donc séparés, gémit le jeune homme tout contrit
s’agrippant néanmoins aux barreaux malgré sa révulsion.

L’Artiste
allait lui répondre mais, à cet instant, des flammes gigantesques jaillirent
des torchères et, telles les langues vicieuses d’un dragon, se répandirent dans
le souterrain. Cédant à la panique, le voyou des barrières hurla:
-
Maître! Au secours! Je vais griller! Je suffoque déjà. Faites quelque chose! Un
miracle, n’importe quoi…
-
Tais-toi Pieds Légers, jeta Tellier froidement. Laisse-moi réfléchir. Je
cherche le mécanisme de cette diablerie.
Méthodiquement,
d’un sang-froid olympien, l’aventurier palpa les murs encadrant le boyau,
espérant ainsi sentir une aspérité qui ne serait que la clé remontant la
grille.
Mais
ce que l’Artiste n’avait pas vu c’est que ses manœuvres avaient ouvert non pas
la herse mais la paroi sur sa gauche découvrant ainsi la cage renfermant un
animal sauvage originaire d’Hellas.
Réveillé,
le fauve émit des rugissements terrifiants et bondit dans le corridor à la
recherche d’une nourriture quelconque car la bête jeûnait depuis un mois déjà.
Il s’agissait d’un Ta Lek, à la taille et à la carrure gigantesques, cinq
mètres de hauteur, deux mètres cinquante de large, des canines semblables aux
défenses d’un éléphant, la tête proche d’un lion des cavernes, la crinière
violette, le corps recouvert d’écailles luisantes comme celles d’un caïman,
bref un bipède parent d’un animal que Sarton avait réussi à domestiquer durant
son enfance et qui était devenu son compagnon de jeu.

Or
le fauve s’acclimatait fort mal à la Terre et l’Hellados, qui avait pour
ambition de la transformer en chien de garde le nourrissait très aléatoirement.
D’un
coup de griffes, la bête sauvage pouvait décapiter le roi des voleurs.
Mais
notre aventurier avait instinctivement réagi à la vue de l’animal féroce et,
saisissant une torche sur la paroi opposée, il la fit tournoyer devant les yeux
furieux du fauve.
Comme
tous ses congénères, le Ta Lek recula à la vue de la flamme. Il sentait déjà
sur son pelage les cruelles morsures du feu. Néanmoins, il restait dangereux et
imprévisible.
L’Artiste
n’eut d’autre choix que de jeter la torchère sur la bête qui, sous la douleur
gronda, hurla et s’enfuit du côté opposé de son tortionnaire. Lorsque Sarton
récupéra son Ta Lek, celui-ci gisait sur les dalles d’un caveau, la chair à
moitié brûlée et les écailles noircies. L’Hellados fut alors contraint
d’abattre l’animal afin de mettre un
terme à ses souffrances.
Mais
revenons à nos deux amis.
Le
feu rugissait toujours dans le souterrain et l’incendie léchait déjà les pieds
de Guillaume qui avait grimpé aux barreaux de la herse et s’y agrippait avec
désespoir.
-
Maître! Je vous en supplie! Dépêchez-vous!
-
Il me vient une idée. Monte encore plus haut si tu le peux.
L’adolescent
s’empressa d’obéir à l’ancien bagnard.
Tellier
avait deviné juste. Lorsque l’apprenti voleur atteignit le plafond voûté, il
sentit alors une boursouflure sous sa main droite.
-
Maître, il y a là un renflement.
-
Appuie de toutes tes forces.
Sans
discuter, Pieds Légers s’exécuta. Le mécanisme de remontée de la grille
fonctionna alors et le jeune garçon sauta sur le sol grossièrement dallé pour
rejoindre le Danseur de cordes.
-
J’espère, Guillaume, que cette mésaventure te servira de leçon et que,
désormais, tu te montreras plus prudent.
Pieds
Légers se contenta d’acquiescer. Mais comme les flammes gagnaient du terrain,
il ne restait plus aux deux amis qu’à rejoindre la salle et à prendre le boyau
obscur malgré le risque de se heurter une fois encore au Ta Lek.
Ce
fut plus que prudemment que les anciens bandits avancèrent dans l’étroit
corridor, Victor Martin éclairant le chemin avec la faible lueur de son rat de
cave. L’apprenti voleur avait perdu le sien dans l’incident précédent.
La
lumière pauvre ne permit pas d’éviter l’attaque des fourmis carnivores
dérangées dans leur repos.
Sentant
des picotements et de minuscules morsures sur ses jambes, l’adolescent ne put
s’empêcher de s’écrier:
-
Aïe! Maître! Je suis dévoré! Cela fait un mal de chien. Quelle est cette
nouvelle monstruosité?
-
Garde ton sang-froid et ne t’agite surtout pas. Il s’agit de fourmis rouges.
-
C’est de plus en plus étrange ici. Je me sens tout engourdi.
-
Il nous faudrait du feu. Mais comme nous en sommes démunis, alors, oublie ta
fatigue et tes douleurs et cours. Pour sortir vivants de ce piège, c’est notre
seule chance.
Trois
cents mètres furent franchis mais Tellier et Pieds Légers furent contraints de
s’arrêter. Toutefois, les fourmis rouges avaient lâché prise sauf quelques
opiniâtres. Il était tant pour notre aventurier de se déshabiller et de griller
les derniers insectes à la flammèche de son rat de cave. Une fois débarrassé
des fourmis, il s’empressa de porter secours à son jeune compagnon, qui, moins
stoïque, grimaça lorsque sa chair entra en contact avec la petite flamme
tremblotante. Une fois leurs vêtements remis, les deux amis poursuivirent leur
exploration, toute notion du temps écoulé bien loin de leur préoccupation.
Mais
Pieds Légers, ivre de fatigue et la peau lui cuisant cruellement, avançait en
trébuchant, tel un somnambule. Pour le maintenir éveillé, l’Artiste le giflait
de temps à autre. Comme il se doit, ce remède s’avéra assez efficace.
Le
corridor aboutissait à une imposante argentière enfermant d’horribles trésors:
des têtes naturalisées de fœtus pas tous humains car parmi elles, on pouvait
identifier des crânes de babouins, mais également des squelettes
particulièrement bien conservés de néandertaliens, de Rigeliens, des
cristalloïdes de Styris III, des embryons d’hommes de toutes les ethnies et de
toutes les époques et ainsi de suite…

Fasciné,
le plus jeune s’approcha et demanda non sans naïveté:
- Des
sujets d’expérience du comte di Fabbrini, Maître?
-
Mon garçon, je ne le pense pas. Observe de plus près certaines dépouilles.
Constate qu’elles sont classées selon un ordre bien précis. Il s’agit
manifestement d’un ossuaire constitué par un être curieux venu d’ailleurs.
-
Que voulez-vous dire?
-
Un extraterrestre si c’est bien là le terme juste. Allons. Il nous reste encore
quelques mètres à parcourir.
Effectivement,
l’Artiste ne se trompait pas. Les parois de la salle souterraine avaient
changé de structure, indice incontestable que nos amis approchaient du
but. Le cœur de l’antre du Maudit. Or celui-ci n’était autre que l’immense cave
de l’hôtel particulier du comte Ambrogio de Castel-Tedesco, sise rue de Valois.
Les murs étaient présentement bâtis de moellons réguliers et, au fond du
cellier, un escalier donnait sur l’office ou sur une pièce à la destination
encore mystérieuse. Au sommet des marches, une porte close s’offrait aux
intrus. Derrière elle, des bribes de conversation filtraient jusqu’aux oreilles
de nos deux escarpes et un rai de lumière était visible.

Jugeant
dorénavant son rat-de-cave inutile, Frédéric l’éteignit et monta l’escalier en
deux secondes en toute discrétion avec l’intention évidente de coller son
oreille contre la porte afin de mieux entendre ce qui se disait dans l’autre
pièce.
Mais,
chose inattendue, l’huis s’ouvrit brutalement projetant l’Aventurier sur le sol
de la cave! Une silhouette imposante se profilait devant l’ouverture; elle
appartenait au lutteur chauve et obèse engagé il y avait peu par Sarton à la
Foire du Trône.
Pieds
Légers, à la vue du géant qui était simplement descendu à la cave pour y
chercher de quoi se rafraîchir, ne put se retenir de pousser un cri de frayeur.
Décidément, notre jeune voleur avait encore besoin de s’endurcir le cœur.
***************
A
Bougival, au cabaret Le veau qui tête, rendez-vous des petits malfrats,
escarpes, naufrageurs et forçats en rupture de ban, le patron ne chômait pas.
Cependant, il lui arrivait d’avoir l’honneur de voir son établissement
fréquenté par une clientèle plus huppée, grâce à un petit vin blanc dont son
estaminet s’était fait le fournisseur exclusif et dont la réputation n’était
plus à faire.

Mais
la nuit avancée, il était hors de propos que des bourgeois y vinssent pour
s’encanailler.
Le
journaliste André Levasseur, obéissant aux instructions du directeur du Matin
de Paris, entra dans le cabaret d’un pas qui se voulait résolu. D’un œil
méfiant, il parcourut les lieux et l’assistance, cherchant apparemment quelqu’un.
Nous savons qu’il s’agissait de Marteau-pilon. Or, ce forçat dont la carrure et
la force avaient fait la renommée ne s’y trouvait point.
Constatant
son absence, le journaliste approcha courageusement jusqu’à la planche en
équilibre sur deux tonneaux qui servait de comptoir de fortune et derrière
laquelle se tenait le cabaretier. Ce dernier faisait semblant de laver des
godets dans une eau plus que douteuse.
Avalant
péniblement sa salive, le jeune homme interrogea le patron, un ancien hercule à
la retraite, dont la mine renfrognée était peu engageante.
-
Marteau-pilon n’est pas là? Fit André d’une voix légèrement chevrotante.
Un
silence hostile lui répondit. Mais Levasseur insista.
-
Ce n’est donc pas un habitué de votre estaminet? Pourtant on m’avait assuré
que… vous ne le connaissez pas? Vous en êtes sûr?
Le
seul résultat de ces questions fut que le journaliste se retrouva cerné par des
types à la mine patibulaire, puis acculé contre un mur. Les bandits le
regardaient d’une façon plus qu’inquiétante.
André
sentait couler une sueur glacée le long de son échine car l’un des malfrats
venait de sortir un couteau particulièrement bien aiguisé et il commençait à
jouer avec son arme d’une manière explicite.

-
Mais, messieurs, je ne comprends pas! Qu’est-ce que j’ai dit? Qu’est-ce que
j’ai fait? S’étrangla le jeune homme.
La
panique s’emparait de lui inexorablement.
Le
patron daigna lui répondre d’un ton narquois toutefois lourd de menaces non
formulées.
-
Il y a qu’ici, on n’aime pas les gens de la rousse.
L’ancien
hercule se tenait toujours derrière son comptoir. Ses mains, désormais
dissimulées, il n’en apparaissait que plus terrifiant.
Comprenant
alors que sa vie ne tenait plus qu’à un fil, Levasseur eut enfin la présence
d’esprit de nommer celui qui l’avait envoyé dans un tel bouge.
-
C’est le directeur du Matin de Paris, Victor Martin qui m’a dit que je
trouverai ici Marteau-pilon.
-
Connais pas! Lança péremptoirement un individu au visage balafré celui
justement qui avait sorti le couteau. Son accent marseillais aurait prêté à
rire si la situation n’avait été aussi tendue.
-
Mais si, vous devez le connaître… un homme de grande taille, à la figure un peu
longue, aux yeux gris et perçants. Il approche de la quarantaine, poursuivit
Levasseur, sa voix de plus en plus inaudible. Lui, au moins, vous connaît. Il
est l’ami de madame de Frontignac, surnommée jadis Brelan d’as.
-
Brelan? S’exclama alors une jeune femme qui se leva de sa chaise pour
intervenir, peut-être dans le but de participer elle aussi à la curée dans cet
antre de fauves. La tenue de cette panthère était remarquable: un corsage à
demi déchiré, une jupe rouge en lambeaux la vêtaient ou du moins essayaient.
-
Tu connais donc Brelan, toi, le décavé? S’étonna Doigts de fée.
-
Bien sûr! Reprit avec plus d’assurance André. Y compris Pieds Légers. Il m’a
même sauvé la vie dernièrement. D’ailleurs, il appelle mon patron
« Maître ». Parfois, je l’avoue, moi aussi, j’ai envie d’appeler
ainsi Victor Martin.
Instantanément
l’atmosphère se détendit tandis que le patron faisait un signe mystérieux à ses
clients. Ces derniers s’éloignèrent du journaliste alors que le Piscator
rangeait son surin.
-
Tu pouvais pas le dire plus tôt, non, gros nigaud, que c’était le Maître qui
t’envoyait? Gronda le cabaretier.
Soulagé,
André s’assit sur un tabouret branlant et s’épongea le front avec un mouchoir à
carreaux. Prestement, le patron, un sourire radieux sur son visage, lui tendit
un pichet de vin blanc ainsi qu’un gobelet. Puis, sans façon, il s’installa aux
côtés du jeune homme et l’interrogea sur un ton qui se voulait amical.
-
Que lui veux-tu exactement à Marteau-pilon, mon gars?

-
Lui transmettre les ordres de celui que vous nommez le Maître, et c’est urgent!
Jeta André d’une voix désormais assurée.
À
ces paroles, ledit Marteau-pilon sortit enfin de sa cachette, c’est-à-dire de
la pièce adjacente à la salle commune. S’attablant à son tour, mais à la droite
de Levasseur, il se servit un peu de vin et parla.
-
Tu dois être ce blanc-bec de Levasseur. Ne te fâche pas… accouche… Je t’écoute…
En
quelques phrases rapides, le journaliste raconta les derniers événements et
termina en rappelant que Victor Martin et Pieds Légers s’étaient engagés dans
les souterrains des Arènes de Lutèce afin de se mesurer une fois encore au
comte Galeazzo di Fabbrini.
-
Le Maître veut que vous me suiviez dans le repaire du Maudit en renfort. En
effet, cela fait plus de deux heures maintenant que j’ai quitté le patron et
lui et Pieds Légers se trouvent peut-être en danger.
-
D’accord, nous nous joignons à toi, mais accorde-nous dix minutes encore, opina
le colosse. Le temps de réveiller Milon et le Bonnet rouge…

-
Cela m’étonnerait que ce dernier veuille en être, jeta l’hercule à la retraite.
Il n’est plus de première jeunesse et…
-
On verra.
-
Doigts de fée, tu gardes l’estaminet.
-
Comme d’habitude.
Ce
fut avec une fébrilité enjouée et de bon aloi que la bande de Frédéric Tellier
se prépara à combattre le comte di Fabbrini. Au moment de monter dans un vieux
fiacre, André osa enfin poser l’ultime question:
-
Pouvez-vous me dire quelle est l’identité réelle de Victor Martin?
-
Comment? Tu l’as toujours pas devinée? S’esclaffa le Marseillais.
-
Un oison, je vous dis… on a devant nous un oison… ricana Marteau-pilon.
-
Quoi? Vous voulez dire Frédéric Tellier… en personne? S’étrangla André, sidéré.
-
Oui, mon gars, c’est cela…
Ne
sentant plus son cœur battre, le jeune homme se laissa tomber sur le siège
avachi du véhicule tandis que celui-ci s’ébranlait bientôt en direction de la
capitale.
***************
Dans
la cave du comte Ambrogio de Castel Tedesco, le combat faisait rage.
Promptement, l’Artiste s’était relevé afin d’affronter le géant obèse. Or
celui-ci n’était pas seul, un complice l’avait suivi, l’homme anguille. La
lutte s’engagea à poings nus, âpre et cruelle.

Le
plus frêle des sbires du Maudit prit Pieds Légers pour adversaire tandis que le
colosse s’attaquait à Frédéric Tellier.
L’homme
anguille méritait bien son nom. Il était insaisissable. Le voyou des barrières
avait beau se montrer rapide et agile, il ne parvenait pas à placer un seul
coup. Le jeune homme fut donc promptement mis hors de combat, assommé par une
bouteille de Vouvray.
De
son côté non plus l’Artiste ne réussissait pas à venir à bout du géant malgré
toute sa science de la lutte. L’homme au crâne d’œuf, beaucoup plus souple
qu’il n’y paraissait au premier abord, s’empara de Tellier et tenta de
l’étouffer sous sa masse de chair adipeuse.
Suffoquant,
le pseudo Victor Martin n’en réfléchissait pas moins quant au meilleur moyen de
se libérer de cet étau vivant.
Il
eut la présence d’esprit de chatouiller son adversaire. Aussitôt, le colosse
lâcha sa proie, se contorsionnant tout en ne pouvant retenir des éclats de rire
tonitruants. L’Artiste avait donc trouvé le point faible du géant. Mais il ne
lui fallait pas crier victoire trop tôt.
Profitant
de sa liberté retrouvée, Frédéric bascula alors des casiers de rangement sur la
tête du lutteur de foire. C’était là de quoi faire perdre conscience à tout
individu normalement constitué.
Mais
incroyablement, l’hercule ne sentit rien! Au contraire, un sourire béat apparut
sur sa face dégoulinante de vin et de sang mêlés. De plus, le monstre se
pourléchait les babines avec une gourmandise non dissimulée.
L’Artiste
se figea de surprise une seconde pas plus. Or ce fut une seconde de trop.
Un
coup de poing administré avec une force inouïe projeta le héros contre le mur
opposé. Vidé de son souffle, Frédéric Tellier chut lourdement sur le sol, sa
tête ayant heurté violemment la paroi. On entendit même les os craquer.
Le maître des voleurs de Paris avait bel et bien perdu connaissance.
Le
combat achevé, l’homme anguille, c’était lui qui était responsable de cet
exploit, jeta à son ami:
-
Ligotons ces deux intrus puis avertissons le comte au plus vite. Je crois qu’il
sera content et saura quoi faire de ces curieux.
Le
géant obèse
approuva par un grognement et se saisit du corps inerte de
l’Artiste comme si ce dernier ne pesait rien. De son côté, l’homme anguille fit
de même avec celui de Pieds Légers mais il ahana sous l’effort.
***************
A
Montmartre, Camélia ne contrôlait plus sa colère. Les yeux brûlants de haine,
penchée sur Louise, elle s’apprêtait à passer une éponge imbibée d’acide sur le
visage de sa demi-sœur. Cette dernière pouvait sentir le souffle chaud de sa
tortionnaire dans sa chevelure défaite qui friselait sous la respiration
saccadée de la femme déchue.
Brelan
s’agitait, se contorsionnait tant et plus, tentant de retarder autant que
possible l’instant fatal.

Soudain,
une main gantée élégamment de daim gris stoppa en plein élan le bras de la
prostituée de bas étage.
-
Holà! Du calme ma belle! Vous allez trop loin. Emprisonnement ne veut pas dire
dans ma bouche mutilation.
Se
retournant vivement afin de voir celui qui s’interposait ainsi entre elle et sa
vengeance qu’elle estimait légitime, Camélia lança d’une voix emplie de
rancœur:
-
Vous le Russe, mêlez-vous de ce qui vous regarde! Vous ignorez combien cette
garce m’a faite souffrir, les humiliations subies à cause de sa personne.
Pendant qu’elle se pavanait dans ses robes à crinoline, assise sur des coussins
de soie ou encore dans des voitures à huit ressorts, je traînais ma misère et
ma déchéance de tapis franc en mansarde, oubliée de mon véritable père, livrant
ma jeunesse aux pervers de toutes sortes. La substitution ne pourra être totale
que si Louise est dans l’incapacité de reprendre sa place au sein de cette
société hypocrite et vérolée qui m’a refusée jusqu’à aujourd’hui.
-
Camélia, pour ma part, la haine est un sentiment que j’ai toujours refusé de
ressentir car c’est à la fois un gaspillage d’énergie et une attitude
grandement illogique. Elle ne permet pas d’accomplir quelque chose de
constructif voire de remarquable. Mon enfant, vous n’avez donc qu’à m’obéir
sans vous poser de questions. Commencez par me donner ce flacon d’acide
chlorhydrique. Sachez qu’ainsi vous vous conformez aux ordres mêmes du comte
Galeazzo.
Alors,
usant de son regard fascinateur et de ses dons de télépathe, Sermonov fixa la
jeune femme qui, impuissante face à cette volonté plus forte que la sienne, fut
vite sous l’emprise de l’Hellados.
Aussitôt,
revenue à de meilleurs sentiments, Camélia s’empressa de revêtir les habits de
Brelan afin de prendre sa place. Détachée, Louise essayait d’oublier son
angoisse. De son côté, Sarton, très civil, s’assurait que la prisonnière
n’avait besoin de rien, hormis de la liberté, et qu’elle était en parfaite
santé.
Tandis
que la prostituée partait pour jouer son rôle, madame de Frontignac, attablée
devant une légère collation, s’interrogeait quant aux véritables motivations de
celui qu’elle n’avait cru être au premier abord qu’un simple comparse du
Maudit.
-
Monsieur Sermonov, je ne comprends pas ou, plus exactement, je ne vous
comprends pas.
-
Parlez madame.
-
Pourquoi vous êtes-vous mis au service du démoniaque comte Galeazzo di
Fabbrini? Pour ma sœur, cela s’explique, mais vous? En vous écoutant et en vous
observant, il m’apparaît de plus en plus évident que vous êtes un homme sensé,
bien plus intelligent et plus raisonnable que le Maudit. Peut-être ignorez-vous
le but exact du comte?
-
Point du tout madame de Frontignac. Je sais tout des machinations perverses de
Galeazzo. Je lis en lui comme dans un livre ouvert. Je me sers de lui et non
l’inverse. Je ne suis aux ordres de personne en vérité à cette heure…
Sur
ces paroles, en parfait majordome, Sarton emplit le verre que lui tendait
Louise, une Louise de plus en plus troublée et perplexe.
***************
Ce
matin même, Clémence de Grandval, encore faible, eut la surprise de voir à son
chevet son hôtesse toute guillerette comme si rien ne s’était passé. Jamais
Louise de Frontignac n’avait paru si sereine et si enjouée.
-
Debout, ma chère enfant! S’écria-t-elle. A-t-on idée de paresser au lit par une
aussi belle matinée! Voyez, le soleil brille, les oiseaux chantent, l’air
embaume de mille senteurs printanières.
-
Madame, s’étonna la jeune fille à voix haute, que vous arrive-t-il? Est-ce donc
le chocolat d’hier soir? Monsieur Levasseur est-il déjà levé?
-
Monsieur Levasseur n’a point passé la nuit ici, Clémence. Cela aurait été fort
malséant, ne le pensez-vous pas?
-
Je n’ai point l’esprit aussi mal tourné. J’avoue avoir les idées confuses. Je
ne me souviens pas être revenue dans ma chambre…
-
Très chère, c’est tout à fait normal. Hier soir, vous avez eu un
étourdissement. Ce matin, il vous faut donc un solide petit-déjeuner. Hop!
Secouez-vous!
Cavalièrement,
la fausse Louise tira les couvertures du lit pour obliger la jeune fille à se
lever. Clémence, les soupçons éveillés, se hâta toutefois d’obtempérer écoutant
avec attention le timbre de voix et les inflexions de madame de Frontignac. En
effet, Galeazzo avait oublié un détail concernant la substitution de Brelan par
sa demi-sœur. Camélia possédait un timbre plus grave et une voix plus rauque et
éraillée que Louise; c’était là le résultat d’une existence agitée et bien loin
du confort de madame de Frontignac.
Tout
le jour durant, mademoiselle de Grandval, affectant la bonne humeur, jouant à
merveille la naïve, resta aux côtés de sa bienfaitrice afin de l’observer tout
à loisir et de retenir ainsi toutes les anomalies concernant son comportement.
Elle vit Brelan annuler ses rendez-vous pour la soirée et lesdits billets
d’annulation furent rédigés par Annie, la camériste.
***************
L’homme
anguille, qui répondait au nom de Stépan, pénétra dans la bibliothèque du comte
de Castel Tedesco attendant humblement que ce dernier daignât lui prêter
attention. Sa patience fut assez rapidement récompensée. Ôtant ses lunettes, le
noble Italien, relevant la tête, lui demanda:
-
Oui, qui y a-t-il, Stépan?
-
Maître, répondit le zélé serviteur, Laszlo et moi avons fait une prise de
premier choix qui vous satisfera.
-
Explique-toi.
-
En quelques mots, celui que vous appelez le danseur de cordes et son apprenti
ont été assommés dans votre cave dans laquelle ils avaient réussi à
s’introduire. Actuellement, ils gisent inconscients et ligotés dans l’office, sous
la garde de Laszlo et d’Haïné.
-
Merveilleux! Tout simplement merveilleux! Le piège de Sermonov a fonctionné
au-delà de mes espérances. Vite! Stépan, toi et tes compagnons vous allez
transporter nos deux présomptueux à l’endroit prévu pour leur détention.
Lorsqu’ils seront en sûreté, j’irai savourer mon triomphe. Allez! Que j’ai hâte
de remettre enfin ce damné Tellier à la place qu’il mérite! Il m’a trop nargué
et humilié avec son quant-à-soi, sa morgue de voyou des barrières, sa chance
insolente. Donneur de leçons, je te le dis, tu vas bientôt chanter un autre
air, peut-être bien celui du supplicié de La Fantastique de Berlioz.

-
A vos ordres, Maître! Dit Stépan en s’inclinant profondément.
D’un pas décidé, l’homme anguille quitta la
bibliothèque, laissant le Maudit à sa jubilation malsaine.
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