Chapitre 30
Fu avait donc commencé à compliquer la donne de l’histoire humaine. En effet, comme dans la chronoligne témoin, Jean d’Armagnac était mort le 4 mars 1473, les souvenirs des protagonistes s’en trouvèrent modifiés, qu’ils soient humains ou Helladoï. Cependant, le jeune Ying Lung perçut le changement. Il comprit qu’il s’était montré trop prudent, du moins la Simulation le laissait-elle supposer. Tandis qu’il rejoignait Plessis-Lez-Tours après son ambassade auprès d’Édouard IV, il fit part de son inquiétude à l’Observateur.
- Gana-El, je suis en train de
perdre mon temps. Il nous faut attaquer franchement le Dragon Inversé.
- Mon fils, qu’entendez-vous
par là?
- Vous le savez parfaitement.
Fu agit et avance ses pions. Jean d’Armagnac est mort à la date prévue.
Désormais, ce 1473 miroir s’est amalgamé à celui qui voyait le jeune dauphin
vivre.
- Certes, mais je ne comprends
pas pourquoi tant d’énervement de votre part, Dan El.

- Est-ce tout ce que vous avez
à me dire, mon père? Bigre. J’ai tout lieu de penser que vous êtes dorénavant
infecté par le Dragon Noir.
- Surgeon, vous vous trompez
sur mon compte et je constate que votre insolence resurgit. Comprenez-vous ce
que recherche l’Empereur Qin? Il vous teste. Vous ne devez pas succomber à
cette stupide tentation de tout vouloir remettre en ordre dès maintenant.
- Observateur, votre analyse
de la situation est erronée…
- Non pas Dan El! Réfléchissez
sans colère. Projetez-vous à quelques années de là, dans l’avenir. 1476 par
exemple.
- Par le Grand Tout! Spénéloss
disgracié. Mais aussi mandaté pour se rendre en Italie auprès de Sixte IV. Or,
le dauphin Charles se porte comme un charme tandis que son double mort repose
dans un tombeau de la basilique Saint-Denis.
- Bien, Surgeon. Mais
poursuivez le déroulement de la bobine.
- Shah Jahan gît sans
connaissance dans une des cages de Louis XI et ce, dans le château de Loches.

La
princesse Anne, quant à elle, épouse Pierre de Beaujeu oui, mais tout en
prenant le voile à l’abbaye de Fontevrault. Paris n’a plus de voûte étoilée. À
la place, sept voiles de ténèbres maintiennent la ville enserrée dans une
sphère de néant. Ah! Ai-je donc échoué pitoyablement? Mon père, cette idée
m’insupporte. Dans les geôles de la Bastille, les corps pantelants, à peine mus
par un imperceptible souffle de vie de Frédéric, Symphorien, Benjamin, Gaston,
Guillaume et de tant d’autres! Leurs yeux sont vides de toute intelligence.
Qu’ai-je fait? Ou ne pas fait? Où suis-je passé? Comment ai-je pu laisser
accomplir pareille abomination?
- Dan El, cherchez. Cherchez
encore. La réponse réside en vous-même. Ne tremblez pas ainsi. Contrôlez vos
émotions. Piétinez votre colère et votre déception.
- Une colère assurément
dirigée contre moi-même. Le Réseau-Mondes ne structure plus les Multivers.
L’infestation est encore plus avancée que je le craignais. Tous les couloirs
transdimensionnels se sont fermés. Le Panmultivers m’apparaît incréé dans toute
sa cruelle réalité. Devant moi, tout autour de mon être véritable, Fu, paisible
et sûr de lui, matérialise à loisir les chimères de mes peurs les plus
insoutenables car il a avalé et digéré l’Unicité. Repu au-delà de tout
entendement, satisfait, il règne désormais au sein de la Totalité. Qu’a-t-il
donc fait de moi? À quoi m’a-t-il réduit? Encore à ce cruel et infantile
Dana-El? Non! Cela, je m’y refuse!
- Mon enfant, surmontez votre
terreur et allez jusqu’au bout du fil.
- Mon Avatar est prisonnier à
jamais de la machine. Cette abominable machine; cet infernal cube de Moebius.
Il m’est impossible d’y trouver une issue. Plus question de
transdimensionnalité. Tout juste capable de revivre en boucle mon échec, sans
comprendre totalement l’horreur de mon sort, soumis à une faim atroce, une soif
brûlante, le corps tourmenté par mille maux, des douleurs qui m’écartèlent, empli de désirs
inassouvis et d’une haine implacable. Je me retrouve piégé et impuissant
enfermé dans la propre toile que j’ai tissée.
- Dépassez ce désespoir.
- Sur toutes les Terres, dans
l’Hyper Réalité, ailleurs, Outre Nulle Part, le Dragon Noir s’est nourri à en
éclater de toutes nos morbides pensées, de tous nos échecs. Les petites vies
qui me sont chères n’ont pas pesé lourd face au Créateur Noir exécré. Or,
justement, il ne crée rien. Ayant tout absorbé, il n’a plus rien à faire et
s’ennuie. Mais il a faim encore. Terriblement faim. Plus personne à tourmenter,
plus rien à gagner. L’impuissance à son tour le frappe et l’englue; il se
retrouve seul, oui tout seul face à l’Eternité, face au Vide infini. Son combat
est achevé. Tout cela pour ce résultat? Décevant! Confronté à l’incommensurable
ennui. Risible? Non, tragique! Fu Pense encore, râle et vitupère. Il voudrait
cesser de penser, cesser de ressasser son extrême solitude. Il regrette. Il
regrette sa victoire. Inanité de ce Triomphe incontestable. Les pseudos Big
Bang, les simulations les plus abouties, tout cela a désormais un goût de
cendres. Mais tout se délite et se mélange. Les rêves se font et se défont,
prennent un semblant de consistance pour s’effilocher subrepticement au sein de
la Supra Réalité. Là, fatidiquement, lié sur l’Autel de son ego, Fu sait qu’en
vainquant, il a perdu!
- Enfin, vous avez compris,
Dan El. Quittez maintenant l’Infra Sombre. Revenez en 1476.
- Voilà qui est fait mon père.
Mais quelque chose ne va pas. Talleyrand. Il s’entretient avec Spénéloss. Il
vient de réchapper d’un cheveu à un piège terrible. Une boucle de néant. Par
tous les Juges, pourquoi?
- Le prince de Bénévent a eu
le tort de manipuler le Baphomet, mon fils.
- Dans ce cas, il s’agit de
Charles Maurice de la piste des Napoléonides.
- Tout à fait.
- Que dois-je faire?
Intervenir également dans ce continuum? Les temps s’interpénètrent tandis que
les chronolignes s’enchevêtrent et forment des nœuds inextricables. Des
incongruités naissent et vont en se multipliant. Je compte déjà trois 1473 qui
se heurtent, se chevauchent et cinq 1476 tout aussi embrouillés, tout aussi
intensément imbriqués. Tout va dérailler. À moins que…
- Mon fils, rappelez-vous. La
Suprême Tentation se tient là. Il serait si simple pour vous d’abandonner là
votre Avatar et de souffler sur tout ce micmac pour revenir à un schéma plus
cohérent. Fu n’attend que cela de votre part du fait de votre jeune âge, de
votre impatience innée. Or, vous ne devez l’affronter qu’en possession de tout
votre sang-froid, qu’avec votre conscience pleine et entière. Avec votre corps
matériel aussi. Vous avez accepté cela depuis le début. Souvenez-vous-en.
- Oui, Gana-El, je tiendrai
parole et vous obéirai. Je repousse l’ambroisie empoisonnée. Si je suis
pleinement humain, Fu ne pourra m’absorber car il répugne à se nourrir de
chair. Il ne mange que les esprits, les âmes tourmentées.
- Tout votre moi Surgeon se
prépare à ce combat depuis le commencement.
- Tout mon moi, mon père? Ne
suis-je pas encore complet? Devrais-je donc fusionner avec Daniel Deng?
Autrement dit Dana -El?
- Mais Dana-El n’était qu’un
simulacre Daniel Lin.
- Pourtant…
- Oui, vous fusionnerez avec
votre côté obscur car lui aussi est devenu Autre. Lui aussi a appris, vécu et a
su s’amender.
- Purifié, je lierai le Dragon
Inversé pour l’infinie Eternité.
- Ce qui passe pour tel du
moins.
- Donc pour un Instant… il me
faudra recommencer… désespérante
situation! Mais je suis las, Gana-El, si las! Il me faut dormir, prendre un peu
de repos. Tout ce que j’ai dû sacrifier, tout cela pour gagner moi aussi. Mon
âme est fatiguée de tous ces crimes, de ces personnes que j’ai repoussées dans
les limbes, de ces vies que j’ai effacées. L’IA des Olphéans par exemple, ou
encore les agents temporels, les Michaël, notamment et surtout l’agent
terminal…
- Mais ces derniers n’étaient
que des masques, vous le savez pertinemment.
- J’ai sommeil, mon père et je
crois bien que je vais abandonner maintenant…
- Non, Dan El tenez bon encore
une femto seconde.
- Comme c’est facile pour vous
d’exiger cela de moi. Votre corps, au contraire du mien, n’est pas un
simulacre. Il n’a pas tant de besoins.
- Mon fils, du courage, je
vous en conjure!
Si cinquante lieues séparaient
encore Daniel Lin et son escorte de Plessis-Lez-Tours, cette distance n’était
qu’un détail pour l’Observateur. Ayant fait apparaître un couloir
interdimensionnel, il surgit brutalement devant le cheval qui portait le
commandant Wu et ce, sous sa forme serpentine de trois mètres de haut. Gana-El
reçut à temps le corps semi conscient de l’ancien daryl androïde. Mais ce coma
n’était pas naturel. Comment en venir à bout? Fortement inquiet, le Ying Lung
déposa Daniel Lin sur le bord du chemin. L’herbe humide sentait bon la rosée.
« Inutile de s’interroger
sur l’auteur de ce tour. Fu a trouvé la faille. Comment le contrer? Il veut à
tout prix obliger Dan El à se dépouiller de son corps trop encombrant ».
Or, tout en formulant ces
pensées, l’Observateur agissait. Ainsi, il figea le temps ambiant dans un rayon
d’un kilomètre et personne ne put pénétrer à l’intérieur de cette sphère de
protection, hors du continuum espace-temps en vigueur dans cette chronoligne.
Maintenant, il devait redonner de l’énergie au Surgeon. Sans hésiter, il baigna
Dan El de son essence opalescente.
Revenu à lui, Daniel Lin
murmura:
- Mon père, j’ai tout compris.
Je sais qui est l’autre partie de moi-même.
- Chut. Vous croyez tout
savoir. Remontez en selle. Désormais, il n’y a plus aucun risque à ce que vous
vous endormiez avant longtemps. Je me hâte de disparaître. Ah! Je ne puis
maintenir indéfiniment cette suspension du continuum temporel local. Après
tout, je ne suis pas l’auteur de cette chronoligne. Nous nous reverrons demain
comme il était prévu après le déjeuner.
- Donc rien ne s’est passé,
Gana-El.
- Bien sûr.
Avec un sourire triste
rapidement esquissé, le jeune Ying Lung se remit en selle. Le temps reprit son
cours. Quant à l’Observateur, il avait disparu comme s’il n’était jamais
intervenu.
- Décidément, j’ai la tête à
l’envers. J’ai oublié de vous demander, mon père, s’il me fallait annuler
l’action conduite par Tellier. Je suppose que la réponse est non… Fu se montre
bien plus pragmatique et efficace que moi. Je dois m’efforcer de ne pas douter
de la stratégie mise en place dès les prémices de cette chronoligne.
Ensuite, sans le formuler
expressément, le commandant Wu remercia le vice amiral pour le soutien qu’il lui
avait apporté.
***************
Si Frédéric Tellier avait su
s’imposer avec une facilité déconcertante auprès de la faune de la Cour des
miracles, s’il avait pu être intronisé Grand Coësre et persuader ses nouveaux
sujets de prendre les armes et de marcher sur le Châtelet, le Louvre, l’Hôtel
et les souterrains de Cluny, c’était évidemment grâce à sa maîtrise du Harrtan
et à ses dons d’orateur. Mais pas seulement. Il devait beaucoup au capitaine
Craddock qui avait su se rendre indispensable auprès des tire-laine et autres
malandrins. Symphorien tenait les réprouvés par le gosier, l’envie d’alcools
forts comme le cognac, l’eau-de-vie, le tord-boyaux Castorii, le whisky et le
rhum! Ses provisions s’étant vite taries, le mendiant de l’espace avait dû se ravitailler
en catimini à bord du Vaillant, pour la bonne cause se répétait-il, à
peu près convaincu par ses propres paroles.
Il était environ deux heures
de l’après-midi, heure locale, et notre Cachalot du Système Sol venait de se
téléporter sur son vaisseau, les bras encombrés de pichets, de brocs et de
tonnelets qu’il lui fallait remplir au plus vite. Prestement, sous les yeux
ébahis d’Alexandre et de Marie, il programma le synthétiseur afin qu’il lui
fournît du rhum en abondance. Voilà pourquoi les pichets se remplissaient et se
remplissaient encore.
- Qu’est-ce donc? Ça sent
l’alcool, capitaine, remarqua le grand échalas.
- Hé oui, mon gars, c’est
vrai. Tu as le nez développé. J’ai fabriqué du fort, qui arrache et décape. Pas
de la bibine. Du rhum! Non pas du Cabernet, du Bordeaux, de l’Anjou et autres
boissons pour fillettes dont tes personnages avortés sont si friands.
- Euh… cela fait une énorme
quantité là. Vous n’allez pas la boire seul tout de même, fit Marie assez
naïvement.
- Je ravitaille la racaille
d’en bas, les brigands et autres coupe-jarrets. Mais taisez-vous. J’ai besoin
de me concentrer afin de me souvenir du code de la bière Castorii. Mm… 26...
Zêta, Phi, 32, Epsilon, 40, Thêta, 69, Upsilon… oui, pas d’erreur! Au goût,
c’est bien le tord-boyaux de ces macaques aux yeux de cristal.
- Puis-je en boire une
lichette? Hasarda Alexandre.
- Ah! Mais non! Faut être
habitué! Elle tire à 95° d’alcool au bas mot, cette bière. La première fois, tu
bois un dé à coudre et tu tombes raide mort.
- Elle a une belle couleur
lilas, agréable et innocente pourtant.
- Cela dépend de la qualité du
synthétiseur, mam’selle…
- La quantité affichée est de
cinq litres. Ça devrait suffire, non?
- Peut-être, l’écrivain. Mais
il faut prévoir large. Maintenant, du whisky écossais de chez moi. Cette arôme
de malt! Une pure merveille. Sentez comme ça embaume…
- Pff! Cela pue la chaussette
mal lavée plutôt.
- Parce que vous n’y
connaissez rien Alexandre.
Craddock n’avait pas réagi
comme il l’aurait dû à la dernière remarque, tout occupé à changer la
programmation du synthétiseur. Ce n’était pas Dumas qui avait parlé mais Fermat
imitant la voix du métis. Lorsque le capitaine se retourna, de stupeur il
laissa échapper quatre pichets pleins à ras bord au contenu plus que précieux.
L’alcool d’une chaude et agréable couleur ambrée se répandit sur le sol
métallique fort généreusement. S’apercevant de la catastrophe, Symphorien
gémit.
- Amiral, tout ce bon whisky
gâché par votre faute. Quel gaspillage irréparable. Mais pourquoi ces deux-là
ne m’ont-ils pas prévenu?
Alexandre et Marie préférèrent
ne pas répondre.
- Capitaine Craddock, reprit
André avec sa voix habituelle, que comptiez-vous faire avec toutes ces
boissons? Enivrer un régiment tout entier? Vous rendez-vous compte que vous
utilisez le synthétiseur pour des futilités? Dans ces contrées, l’orona ne
court pourtant pas les rues et recristalliser le charpakium à bout de course
coûte du temps et de l’énergie.
- Maître espion, je ne vais
pas me fatiguer à vous répondre et à vous objecter. Que je sache, en soufflant
sur l’orona vous le doperiez pour mille années au moins. Ce vaisseau
m’appartient encore. Or, là, je remplis une mission pour l’Artiste. Vlan! Ça
vous coupe le sifflet, non?
- Cela m’étonnerait qu’il vous
ait ordonné explicitement de saouler les coupe-jarrets. Vous avez dû
interpréter ses paroles à votre guise.
- Si! Justement. En tout cas,
il m’a fait comprendre qu’il avait besoin d’un coup de main. De toute manière,
les envies des simples mortels vous demeurent inaccessibles. Notre psychologie
vous échappe. Mais jamais vous ne le reconnaîtrez. Alors, laissez-moi terminer.
Lâchez-moi les baskets! Puis, hasta luego sire à la triste figure!
- Symphorien Nestorius
Craddock, vous faites preuve d’une insolence insupportable et…
- Et quoi, foutre mort! Je
commets encore un sacrilège, sans doute? Mais je ne vous dois rien, mon vieux!
Rien! Que dalle! Bien au contraire, j’en ai ras la patate d’être sans cesse
surveillé comme si j’étais un foutu chenapan. Vous me courez sur le système à
la parfin! J’ai soixante-neuf ans et bon sang, par tous les diables de l’enfer,
je sais ce que je fais!
- Capitaine, vous n’avez pas
bu et pourtant vous osez m’apostropher sur ce ton?
- Oui, démon! Vous avez
raison, je n’ai pas absorbé une goutte d’alcool depuis une éternité! Vous
voulez savoir pourquoi aujourd’hui j’ose? J’en ai ras-le-bol de devoir sans
arrêt m’écraser devant vous, sous prétexte que vous pouvez m’anéantir,
m’écrabouiller comme si je n’étais qu’une fourmi ou un cafard. J’ai supporté
votre présence depuis trop de mois. Sans compter vos sondages de mon esprit.
Vous ne m’avez pas ménagé. Oh! Non! Depuis que je vous connais, vous me menez
la vie dure. Est-ce ainsi que vous avez agi avec votre fils? Hé bien! Je le plains
sacrément… voilà pourquoi il s’est révolté… mais… ce n’est pas à vous que j’ai
prêté allégeance. C’est à Daniel Lin. Lui, voyez-vous, ne m’a pas ôté ma femme,
le seul être d’importance à mes yeux, celle qui me maintenait dans le droit
chemin. Oh! Arrêtez de bouillir, de me fustiger du regard… inutile de me mentir
non plus, de me déclarer la main sur le cœur que vous n’y êtes pour rien, que
mon malheur n’est que le résultat d’une sombre machination de l’Inversé!
Foutaise! Dans les maux qui m’accablent, j’y ai reconnu votre patte. Si Gemma
avait vieilli paisiblement à mes côtés, si elle m’avait donné de beaux enfants
à la morale solide et rigoureuse, courageux, dévoués et promis à un bel avenir,
jamais je n’aurais roulé ma bosse de la Terre à Sestriss, d’Alpha du Centaure à
Mondani, de Deltanis à Persia! Ouais, amiral d’eau de cale! J’ai fini par vous
percer à jour. Moi aussi je suis capable de faire preuve de logique, de
raisonnement sans faille. Moi aussi je comprends dans ma chair et mon âme ce
qu’impérieuse nécessité signifie! Maintenant, je débonde tout ce que j’ai
accumulé de rancœur dans mon ventre. Je devais rencontrer Daniel Lin, votre
rejeton, votre espoir, devenir son ami, son féal, lui fournir un soutien sans
faille. Être un adepte, un converti… pour atteindre ce résultat, froidement,
vous avez tué ma femme.
Après tout, une petite vie de
plus ou de moins, qu’est-ce que cela fait? Mais cela ne vous a pas suffi. Vous
avez été encore plus loin dans l’ignominie. Vous vous en êtes pris également au
bébé. Il est mort étouffé par le cordon ombilical. Quant à Gemma, son cœur
avait lâché dans une ultime contraction tandis qu’elle expulsait de ses
entrailles notre fils. Or, jamais, oui, jamais, elle n’avait eu de problèmes
cardiaques. Les électrocardiogrammes précédents en témoignaient. Le
nierez-vous? Ce satané cordon ombilical, justement, comme agité d’un mouvement
propre, s’est enroulé autour du cou de Rick, tout vagissant et encore entouré
du placenta.

Vous avez éliminé cet être innocent, cet enfant qui ne demandait
qu’à vivre. Cela est arrivé il y a près de quarante ans, mais pour moi, c’était
hier! Jamais je ne vous pardonnerai ce crime, amiral, faux dieu et vrai démon.
Je n’oublierai jamais, vous m’entendez? En cet instant, je ne sais pas ce que
vous pensez, ce que vous tramez, mais je m’en fous! Voilà! J’ai eu le courage
de cracher ma bile. Gardez votre venin, Shaitan! Votre fils, le prodige de la
galaxie, vaut plus que vous. Chaque seconde, il le prouve. Lui ne s’abaisserait
pas à commettre de telles horreurs. Oui, je sers Daniel Lin, librement. Je l’ai
choisi et vous ne me l’avez pas imposé. Cela me plaît, cela m’agrée et me rend
fier. Maintenant, j’ai fini. Vous pouvez me punir, me châtier encore plus
cruellement que vous le fîtes jadis pour une faute dont je n’étais pas coupable
mais je m’en fiche! Sévissez Juge bonimenteur! Montrez à tous ce que vous avez
dans le ventre, révélez-vous… allez!
Fermat esquissa un pas, un
seul en direction de Symphorien. Personne ne pouvait déchiffrer l’expression
énigmatique de son visage. Doucement, il prit le vieil homme par les épaules
et, le regardant fixement dans les yeux, sans ciller, il se mit à le serrer
contre lui tel un frère aimé retrouvé.
- Capitaine Craddock, j’admire
votre culot, votre courage aussi. Sincèrement… voilà pourquoi vous avez été
choisi, bien avant votre naissance. J’avais mesuré avec justesse votre
potentiel. Vous refusez de me pardonner, soit. La belle affaire. Mais, je puis
réparer mes torts, les erreurs du Chœur Multiple…
- Ah! Parfait! Ricana
Symphorien. Comment? En effaçant ma mémoire? En endormant ma douleur? Je ne
veux pas que vous manipuliez mon esprit. Je m’y refuse. Je suis bien comme je
suis. Je souhaite conserver tout ce qui fait que je suis moi, le capitaine
Craddock.
- Mais Dan El peut vous
rendre… Gemma. Je le lui demanderai…
- Oh! Bravo! Vous supprimez
les humains comme bon vous semble, au nom de cette foutue nécessité supérieure,
vous faites souffrir les survivants et puis, hop! Vous suppliez votre rejeton
de réparer la casse. J’aurais tout entendu aujourd’hui. Vos remords et votre
compassion, je m’assieds dessus. Je ne m’abaisserai pas à quémander un semblant
de pitié, je ne m’agenouillerai pas devant vous, m’aplatissant devant un pseudo
dieu moqueur le priant de ressusciter Gemma. Pour qui me prenez-vous, dragon de
mes deux? Un mendiant sans dignité? Un gueux qui n’a aucun honneur? Bougre de
coco fesse! Purée! J’ai ma fierté, mon orgueil. D’ailleurs, à cause de vous, je
n’ai plus qu’eux. Alors, allez vous faire voir! Basta!
- Craddock… sublime
Symphorien… admirable vieux bougon… vous hurlez votre rage, votre désarroi,
vous tempêtez, vous me défiez mais au fond de vous-même, vous…
- Non! Je ne me suis pas assez
fait comprendre, il paraît. Non, salaud! Fils de pute!
- Gemma, vous la reverrez
telle qu’elle devrait être aujourd’hui, une grand-mère comblée, épanouie, le
visage à peine ridée, souriante, apaisée, heureuse, une femme emplie d’amour et
de tendresse envers vous, son époux légitime, mais aussi envers ses deux fils
Rick et Simon, et sa fille chérie Chloé. Ne les voyez-vous pas tous quatre à
vos côtés?
- Stop, vous dis-je! Ou je
vous jette dans le vide. Cessez de me tourmenter, de me tenter…
- Dans la Cité, je vous en
fais le serment, tout sera raccommodé.
- Vous ne comprenez rien. Vous
êtes obtus. Vous vous obstinez absurdement. Laissez-moi. Je m’en retourne
auprès de mes frères humains, les réprouvés. C’est là mon choix. Auprès de ces
viles créatures que vous méprisez, qui ne valent pas plus qu’un pet de mouche à
vos yeux, qui tuent, étripent, volent, mentent, maraudent, égorgent, trompent,
rompent leurs serments, prient dieu et diable tour à tour, craignent la mort,
les flammes de l’enfer, forniquent, pissent, chient, crachent, vomissent,
bâfrent, s’enivrent, se mettent en colère, s’insultent, s’entretuent,
s’éventrent mais… qui valent plus que vous, bien plus que vous, parce que tout
cela, ces crimes, ces reniements, ces abominations sont accomplis franchement,
sans arrière-pensée, sans dissimulation. Ces humains souffrent à l’unisson,
partagent leur douleur, éprouvent des émotions et ne font pas semblant, ils
sont sincères, eux! Mes frères, mes semblables n’ont pas honte de clamer haut
et fort leurs péchés, véniels ou mortels. Ils reconnaissent ne pas valoir plus
cher que la corde du gibet qui les attend. Alors, je pars, empêchez-moi si vous
l’osez, moi qui vous ai affronté. Oui, je m’en vais rejoindre mes compagnons de
beuverie, faire la fête avant d’aller mourir pour vous! Surtout, oui, surtout,
ne me venez pas en aide. Madre de Dios! Restez où vous êtes, Shaitan! Oust!
Pâtissier! Vaya al infierno! C’est là qu’est votre place.

Fièrement, crânement,
Symphorien redressa son menton broussailleux mangé par une barbe sale et défia
une fois encore du regard l’Observateur. Pour la première fois depuis qu’il
avait emprunté un avatar, Gana-El resta désemparé. Devant la détermination de
ce vermisseau d’humain, il capitula. Symphorien avait dit vrai. Le capitaine
valait plus que lui le Ying Lung qui, par sa seule volonté, pouvait renvoyer
dans les limbes tous les êtres de cette Simulation. Mais s’il cédait à sa
colère, il ouvrait grand la porte à l’Inversé. Ce fut pour cela que Craddock
put quitter librement son vaisseau chargé comme un mulet.
Alexandre et Marie n’avaient
pas compris ce qui s’était réellement passé. Ils avaient simplement capté la
colère de Symphorien et vu combien Fermat retenait sa fureur.
***************
Dans la taverne de Maître Larripont,
l’inénarrable Symphorien, attendu comme le Messie, était enfin de retour. Avec
un rire sonore un peu forcé, il étala ses provisions devant les yeux
concupiscents de ses compères.
- Ah! Qui as-tu donc estourbi
pour revenir ainsi chargé comme un baudet? S’exclama joyeux Va-à-confesse.
- Oui, dis-nous un peu où tu
fais ton marché, crapule! Rajouta un mendiant édenté répondant au sobriquet de
« Rentre dans le lard ».
- Oh! Tout beau, les amis!
Cornes du diable! J’ai droit à mes petits secrets, mes foutriquets. Si je
dévoile mon adresse, la boutique où crèche tout cet alcool, et pas l’espèce de
vinasse vinaigrée que vous lampez habituellement dans cette foutue taverne,
alors, nib de nib! En un jour, il n’y aura plus rien à boire! La mer se sera
asséchée.
- T’as raison. Assez causé.
Montre ton trésor, souffla Joyeux Drille.
- Mmm… Du meilleur. Le nectar
des dieux en provenance directe de mon Ecosse natale. Du whisky pur malt. Ça
pue, ça râpe, mais ça rince et ça purifie. Effet garanti! L’ambroisie des
dieux, je vous dis.
- Une boisson mauve! J’en ai
les yeux qui pleurent tellement c’est beau et bon!
- Maraud! Doucement avec la
bière Castorii!
- Castorii! Ventrebleu! Quel
fumet!
- Cette bière provient du fin
fond de l’Italie, l’Assoiffé, mentit Symphorien. Rien à voir avec la piquette à
six degrés. Holà! Vas-y mollo, mon gars. Tu biberonnes comme un moutard. Fais
gaffe; sinon, attention, tu vas tomber raide mort.
- Hic! Par tous les démons de
l’enfer, ça brûle!
- Je t’avais prévenu. Faut
avoir l’habitude. Doux à la vue mais démoniaque dans les entrailles. Oui,
certes, mais, ensuite, tu vas te mettre à aimer la Terre tout entière et
entendre chanter les cloches et les petits oiseaux. « Cuicui ».
C’est-y pas mignon Rentre dans le lard?
Quant à Va-à-confesse, il
avait débusqué un tonnelet d’eau-de-vie et, sans façon, après en avoir ôté la
bonde, il buvait la liqueur directement, par décilitres! À la vitesse à
laquelle il se désaltérait, il n’allait pas tarder à perdre tout entendement.
Déjà d’ailleurs, son visage s’empourprait d’une belle teinte cramoisie et ses
yeux se voilaient.
- Bougre d’enfoiré d’ahuri!
Tonna Craddock. Stop! Gardes-en pour les autres!
Avec brutalité, le capitaine
d’écumoire arracha le tonnelet à moitié vide à Va-à-confesse et, promptement, y
remit la bonde.
- Non mais quels soiffards ces
bougres d’ânes!
- As-tu du rhum? Demanda
prosaïquement Marteau-pilon qui venait de quitter sa dépouille d’estropié. Le
garde du corps de l’Artiste faisait à merveille l’unijambiste.
- C’est pas pour toi, rétorqua
sèchement Symphorien. Tu dois garder toute ta tête vu que tu n’en as pas
beaucoup dans le ciboulot.
- Quoi? En voilà une
injustice! C’est que je crève de soif, moi.
- Non! Le Maître a dit non. Tu
ne vas pas discuter ce qu’il ordonne?
- Euh… mais il n’empêche…
c’est injuste…
Paracelse, qui entrait à son tour,
sourit devant la déconvenue du colosse. S’approchant de Craddock, il jeta:
- Symphorien, veux-tu que je
t’aide à déballer ce capharnaüm et à distribuer équitablement ton trésor?
- Je ne refuse pas ton coup de
main, Jules.
- Explique-moi un peu ce que
tu comptes obtenir en saoulant ces tire-laine, reprit le technicien de la bande
en anglais.
- Je veux qu’ils soient
capables de tuer pour un godet d’alcool, sans poser aucune question, qu’ils
puissent affronter les Francs Archers, les gens du roi pour une minuscule
gorgée de rhum. Je veux les rendre doux comme des agneaux devant l’Artiste et
déchaînés comme des tigres mangeurs d’hommes face au guet de la Prévôté, et ce,
sans le moindre remords, Paracelse.
- Rude tâche, l’Ecossais.
- Qui ne me déplaît pas.
- Naturellement, tu as reçu
l’aval du danseur de cordes?
- Pour sûr, mon gars!
- Tu tiens l’alcool, au moins?
- En tout cas, mieux que
toutes ces andouilles.
Une heure plus tard, on se
serait cru à Rome, dans une Bacchanale sordide, ou une orgie de première.

Apparemment, dans la taverne, plus personne n’avait conservé une once de
raison. Par exemple, Sans Peur et Sans Regret rampait avec la plus grande
difficulté sur le sol. Mû par l’instinct, il se dirigeait vers un tonnelet de
rhum afin d’en lamper les ultimes gouttes. L’Angelot soliloquait en tenant
serré amoureusement contre son sein un pichet. Va-à-confesse, roulé en boule,
ronflait comme un bienheureux sous la table. Joyeux Drille avait été
soudainement foudroyé alors qu’il lutinait une fille. Désormais, il dormait,
affalé sur le ventre de la putain tandis que celle-ci, les yeux dans le vague,
tétait le goulot d’une flasque de whisky. Le Ravageur, qui avait l’alcool
mauvais, s’était emparé d’un tournebroche et tentait maladroitement de viser
son compagnon de soûlographie, un certain Mange-Foin. Heureusement, Paracelse,
qui n’avait bu qu’un dé à coudre de rhum, vit le danger. Sans difficulté, il
maîtrisa le fou imbibé et l’assomma d’un magistral coup de poing administré
derrière la nuque. Marteau-pilon, lui, avait obéi à Craddock en maugréant. Sa
sobriété forcée l’énervait. Dans son coin, boudeur, il répétait inlassablement:
- C’est injuste! C’est
totalement injuste.
Il faudrait un chapitre entier
pour décrire en détails le pitoyable spectacle offert par ces fripouilles qui,
pour la plupart, cuvaient leur alcool dans des positions plus ou moins
hétérodoxes ou grotesques.
Craddock avait-il agi
raisonnablement? Tenait-il aussi bien le whisky qu’il le prétendait? Certes, le
Vieux Loup de l’Espace s’était bien gardé de boire de la bière Castorii ou
encore de lamper de l’eau-de-vie. Il s’était juste contenté d’un peu de rhum et
de quelques godets de sa boisson natale. Mais voilà; il avait perdu l’habitude
des alcools forts au contact de Daniel Lin.
Lorsque Tellier pénétra dans
la taverne et se cogna au corps ivre-mort de Maître Larripont, une voix rauque
l’accueillit, balbutiant en anglais:
- Hello the Artist! Tu
n’pourras pas dire que je n’me suis pas foulé pour toi!
En hésitant et avec une certaine
difficulté, Symphorien se redressa en s’appuyant sur un banc plus que branlant.
Stupéfait, Tellier mit deux secondes à se reprendre.
- Craddock, j’avais pourtant
recommandé de ne pas abuser.
- Oui-da, mon Sire roi de la
pègre. Effectivement. Mais, maintenant, grâce à mon sacrifice, tous iront dire
bonjour à Satan en chantant joyeusement dès que tu claqueras des doigts.
- Ils sont dans un tel état
que ce n’est pas pour tout de suite, fit Pieds Légers qui accompagnait le
Maître.
- Oui, j’en conviens, il
faudra patienter d’ici à demain soir. Hé bien, mon gars, tu ne me remercies pas
pour tous mes efforts? Décidément, y a personne qui m’soit reconnaissant en ce
bas monde! J’suis vachement déçu. Quelle déconvenue! Bon… ben, j’ai plus qu’à
me recoucher, j’pense. Je veux cuver en paix. Des corbeaux sont en train de
faire bombance sur mon crâne et ils me croassent dans les oreilles comme des
démons moqueurs.
D’un pas ferme, Frédéric
s’avança alors que le Cachalot du Système Sol se rallongeait sous l’âtre de la
cheminée et, rudement, il releva l’ivrogne. Puis il le secoua d’abondance.
- Craddock, il n’est pas temps
de dormir, vous m’entendez? Hop! Pieds Légers, débusque-moi de l’eau au plus
vite!
- Derrière la taverne,
l’abreuvoir des bêtes.
- Tu as raison.
Sans ménagement, le danseur de
cordes, portant le capitaine, prit par l’arrière et, après avoir ouvert l’huis
à coups de pieds, jeta directement son fardeau dans l’espèce de bassin en
pierre qui servait aux cochons, aux chèvres, aux mules et aux chevaux.
L’abreuvoir déborda lorsqu’il reçut le mendiant de l’espace. L’eau qui y
stagnait avait une vilaine teinte verdâtre et puait la vase.
Réveillé par ce liquide glacé
et nauséabond, Symphorien gémit.
- J’ai cru agir pour le bien
de la mission, plaida-t-il, le visage ruisselant d’eau sale et de larmes.
- Vous avez outrepassé mes
ordres, capitaine.
- J’avais mes raisons pour me
saouler, va! J’ai affronté le Shaitan tout seul et il m’a épargné. J’ai su me
montrer persuasif et il s’est montré magnanime malgré tout ce que je lui ai
dégoisé.
- Le Shaitan… Gana-El?
- Bien sûr… pas Daniel Lin,
évidemment. Mais vous savez à quoi vous en tenir je vois…
- Craddock, vous êtes fou.
Oui, un fou inconscient.
- Vous pouvez pas m’comprendre
danseur de cordes, malgré toute votre bonne volonté… c’matin, c’était
l’anniversaire de Gemma. S’il ne s’en était pas mêlé, ce foutu démon, ma femme
fêterait ses soixante-cinq ans. Or, il a osé me faire une proposition bigrement
tentante.
- Laquelle donc? Faillit
demander Guillaume qui s’arrêta juste à temps.
- Une proposition que j’ai eue
le courage de repousser. Oui, j’ai refusé sa bougre de graisse de cochonnerie
de charité de mes deux! Oui, j’en ai eu la force!
Symphorien se mit à pleurer de
plus belle. Ses larmes coulaient librement sans honte, traçant sur ses joues
sales d’étranges arabesques. Compatissant, Frédéric tendit la main au vieux
capitaine et l’aida à sortir de son auge.
- Craddock, je souhaitais vous
donner mes dernières instructions, dit l’Artiste simplement. Mais vous voir dans ce triste état m’a fait
sortir de mes gongs.
- Pardon… toutefois,
l’Artiste, j’ai encore assez de lucidité pour tout ouïr. Y compris les
non-dits.
- Très bien. Alors, voici…
Pieds Légers, qui savait déjà
à quoi s’en tenir, leva les yeux et admira l’écharpe étoilée par-dessus les
toits de la courette.
***************
L’ambassade du sire de Grimaud
avait regagné le château de Plessis-Lez-Tours. Le souverain s’était montré
satisfait des résultats obtenus par son nouveau serviteur. Dans son for
intérieur, Dan El se disait que si Louis XI apprenait qu’Edouard avait repris
langue avec le Grand Duc d’Occident, il ne sourirait pas. Au contraire, il
commencerait à monter une armée commandée par le connétable de Saint-Pol.

« Mais pourquoi m’en faire
et m’attacher à ce roi? Il est rusé comme pas deux et a des espions partout
chez les Grands Féodaux ».
Tout en se faisant cette
réflexion, le commandant Wu, après s’être retiré selon l’étiquette, se dirigea
vers les appartements mis à la disposition de la comtesse de Mons, autrement
dit la délicieuse Delphine Darmont. À peine fut-il entré, qu’il fut accueilli
par la jeune comédienne qui l’accabla de ses suppliques.
- Daniel Lin, enfin vous
voici! Presque un mois absent. Je n’en pouvais plus. Je vous attendais avec une
impatience anxieuse, vous n’avez pas idée.
- Tiens donc! S’exclama
l’interpellé quelque peu étonné.
- Vous allez me sauver,
n’est-ce pas?
- Holà, Delphine, du calme.
Pourquoi tant de hâte à me revoir?
- Mais… regardez-moi et
constatez le désastre. Je suis affreuse! Tout cela par la faute de cette
nourriture trop riche et trop épicée.
- Vous faites de l’urticaire,
tout simplement. Un peu de pommade à base de zinc et il n’y paraîtra plus, ma
chère.
- Une pommade à base de zinc.
Mais, justement, je n’en ai plus!
- Comment? Vous avez usé les
cinq tubes de réserve? Diable, Delphine, vous avez exagéré.
- Il n’y a pas que mon visage
et mes bras à être envahis par cette saleté Daniel Lin. Mon corps aussi est
plein de boutons y compris dans les parties gênantes. Bref, ma vie est devenue
un enfer.
- Et le synthétiseur du Vaillant?
Pourquoi ne pas l’avoir utilisé? Il suffit de donner à l’appareil moins
d’un milligramme à dupliquer pour obtenir le produit dans la quantité désirée.
- Euh… L’amiral m’en a refusé
l’accès. Ce monstre a même interdit au reste de votre équipage de
m’approvisionner. Il a dit que ce qui m’arrivait était bien fait pour moi, que
cela me servirait de leçon et patati et patata… il me traite comme une gamine,
une enfant gâtée! Non mais pour qui se prend-il? Cela est inadmissible!
- Vous êtes plus que remontée
contre André Fermat je constate. Je puis comprendre ce sentiment. Mais
qu’attendez-vous de moi précisément Delphine? Que je passe outre ce Diktat?
- Non Daniel Lin, vous pouvez
mieux, beaucoup mieux.
- Aïe! Bigre! Qui vous a fait
croire que j’étais capable de vous soigner et avec succès?
- Violetta…
- Ah! Violetta. Ma fille vous
aurait déclaré tout de go que j’accomplissais des miracles? Je sais qu’elle a
habituellement tendance à trop parler mais elle mûrit et apprend à garder un
secret. Avouez que cet aveu vient en réalité de Beauséjour.
- Pourquoi vous mentir en
effet puisque vous êtes télépathe? Alors, vous allez me rendre figure humaine
bientôt? Fit Delphine câline et emplie d’espoir. Je vous en prie, soyez chou!
- J’hésite, vous savez… Après
tout, Fermat vous a bien jugé.
- Oh! Daniel Lin, ne m’obligez
pas à me mettre à genoux et à vous supplier. J’ai trop mal pour cela. Tout me
gratte, y compris le linge le plus doux. La literie n’est pas en cause. Ici,
nul pou, nulle puce ou punaise. Votre croquemitaine de mentor y a veillé.
- Voyez ma chère, qu’André est
capable d’altruisme, lança l’ex-daryl androïde avec humour.
- Bon sang, Daniel Lin, ne me
faites pas languir davantage! Voulez-vous ensuite, recevoir un câlin?
- Cessez vos minauderies
agaçantes, Delphine!

- C’est la première fois que
je transgresse ainsi la morale et fais une pareille proposition…
- Je vais vous soigner et
gratuitement. Je n’ai pas besoin de recevoir une récompense en nature! Jamais
je n’exige de paiement, quel qu’il soit, en retour de mes actes. Décidément… je
me demande si, après cette aventure, je ne vais pas vous renvoyer en 1939. Vous
n’avez pas l’étoffe d’une citoyenne de l’Agartha.
Si, jusqu’à cette seconde, la
délicieuse et frivole artiste simulait ses larmes, à la menace implicite
proférée par Dan El, elle éclata réellement en sanglots. Sans façon, elle se
jeta aux pieds du commandant Wu et, le serrant par les jambes, lui débita ce
petit discours sincère.
- Oui, je reconnais être
frivole, futile, sans cœur, égoïste et immature. Je ne pense qu’à moi, je ne
vois que mes intérêts, seule ma petite personne m’importe, j’ignore
magnifiquement les autres, leurs sentiments et leurs besoins. Tout cela est
vrai, hélas! Je pourrais rejeter la faute sur le fait que j’ai vécu dans un
monde doré et artificiel, coupée des difficultés et de la réalité de la vie
depuis mes quatorze ans… mais je ne le ferai pas. Je vais m’amender, Daniel
Lin, je vous le jure! Ce ne sont pas des promesses en l’air. Laissez-moi une
dernière chance, montrez-vous plus généreux, plus grand que moi. Soyez
magnanime. Mais je ne veux pas retourner en 1939 avec tous ces bruits de
guerre! Et s’il vous faut un gage de ma bonne volonté, hé bien… tant pis, ne me
guérissez pas, abandonnez-moi à mon inconfort, à ma laideur et ce, pour le
temps que vous jugerez nécessaire. Voilà! Je ne demande rien d’autre.
- Delphine, lâchez-moi. Vous
m’entravez. Or, je répugne à utiliser la force.
S’essuyant le visage d’une
main, se moquant de ses yeux rougis, de ses paupières gonflées et de ses
cheveux en désordre, la jeune femme se releva, refusant le soutien offert
galamment par le commandant Wu.
- Je me suis montrée ridicule,
n’est-ce pas? Marmonna doucement Delphine, ne songeant plus à se lamenter sur
son sort.
- Un peu, je ne vous le cache
pas… mais, désormais, puisque cet incident est réglé, je puis me rendre auprès
de Louise et d’Aure-Elise, non?
- Comment réglé?
- Delphine, ne vous
sentez-vous pas mieux? Tenez, voyez vos mains. Puis, votre gracieux minois dans
ce miroir joliment ouvragé…
- Mon eczéma a disparu… mes
boutons se sont envolés comme par un coup de baguette magique! Seigneur, c’est
trop fort! Comment vous y êtes-vous pris?
- Cela s’est produit lorsque
je vous ai touché, voilà tout. J’ai d’abord annulé l’action de l’agent
pathogène puis j’ai détruit ce dernier.
- Vous me dites cela comme
s’il s’agissait d’un jeu d’enfant. Merci, Daniel Lin… du fond du cœur. Votre
générosité n’est plus à prouver… oh! Dieu du ciel! Je songe encore à moi. Cela
ne vous a pas trop coûté, au moins? Vous êtes si pâle et vous paraissez si
fatigué.
- La dépense d’énergie n’a été
que fort minime, je vous l’assure. Vous guérir ne m’a pas posé de difficultés,
rassurez-vous. En fait, Gwenaëlle me manque, voilà tout.
- Votre compagne… Je l’avais
oubliée. Et moi qui vous ai proposé de… que j’ai honte!
- Mon amie, il ne s’est rien
passé. J’ai effacé l’ardoise. Personne ne saura ce qui s’est dit entre nous.
Changeons de sujet. Où sont présentement Louis et Aure-Elise?
- Auprès de la reine lui
lisant un récit de chevalerie.
- Je cours les rejoindre.
- Daniel Lin… Merci… Merci
mille fois. Je veillerai à ne plus manger autant de gibier avancé.
- Tant mieux très chère. Vous
m’en voyez soulagé.
En souriant, le jeune Ying
Lung quitta les appartements de la gente Dame de Sarrieux pour se rendre dans
la suite réservée à la reine Charlotte. En chemin, il croisa Antor qui le
cherchait.
- Je constate que DD t’a
retardé, dit le vampire à mi-voix.
- Cela t’étonne de sa part?
répondit Dan El sur le même ton. Mais elle ne recommencera plus. Tu voulais me
voir?
- La révolte des Gueux de
Paris est en bonne voie. Déjà, les Petit et Grand Châtelets sont entre les mains
de nos amis. Et le Louvre ne va pas tarder à tomber.
- Tellier agit avec
efficacité, comme toujours. Un précieux atout dans mon jeu. Mais, Antor,
quelque chose te tracasse…
- Le ciel de la capitale subit
d’étranges phénomènes. Des dragons noirs, toutes leurs ailes déployées y ont
été vus, planant librement. Quant au Soleil, il se voile lentement mais
sûrement.
- Mon frère, je m’y attendais.
Fu sort du bois. Ces témoignages émanent de Frédéric et de Benjamin, non? Donc
ils sont fiables.
- A cent pour cent.
- Pourtant, tantôt, lors de
mon compte-rendu de l’ambassade que j’ai conduite, le roi n’a rien laissé
paraître.
- Et pour cause! Aucun
courrier ne lui est encore parvenu. Tous les messagers se sont égarés en route.
- Ah! Il s’agit de ton œuvre.
- Pas seulement. Les brigands
pullulent et franchir les portes de Paris s’avère une entreprise des plus
périlleuses à l’heure actuelle.
- Bien. Tu filtres encore les
sorties quinze heures et puis tu laisses passer les envoyés des autorités.
Quoi? Tu n’es pas d’accord?
- Il vaut mieux laisser
Frédéric se rendre entièrement maître de Paris, Daniel Lin…
- Ah! Ordre de Gana-El dont tu
prends directement les ordres. Je comprends.
- Désolé, mon frère, fit Antor
en baissant les yeux.
- Il n’y a pas de mal. Mon
père est-il pleinement conscient que Fu a maintenant investi cette partie de
l’Expérience? Oui, évidemment. Le sent-il aussi envahir l’Agartha? Les
quartiers des Kronkos, des lycanthropes, des Marnousiens et des Otnikaï sont en
train de subir de plein fouet les assauts de l’Inversé. Sait-il que je dois
dorénavant combattre sur plusieurs fronts à la fois? Désormais, je vois mille
et mille 1473 enchevêtrés, mosaïques, éclatés, dédoublés, fragmentés,
pixélisés, à peine formés… et ce n’est pas tout, non, loin de là. Le dauphin
Charles est mort à sa naissance… il court et gambade dans le parc, ou encore,
monte à cheval pour la première fois… il agonise, mais il avale également de
travers un noyau de cerise… et ainsi de suite, à l’infini… as-tu la moindre
idée de ce que j’éprouve, ressens, vis et subis?
- Mon frère, je n’y peux rien…
tu as accepté cela depuis le commencement. Il te faut attendre encore avant
d’agir…
- Attendre! Tu me la bailles
belle.
- Daniel Lin… à t’entendre, on
croirait que nos personnalités ont été échangées. Songe à l’équilibre…
- Je ne le perds pas de vue,
mon frère, je te l’assure. Si je voulais me montrer cruel je dirais…
- Tais-toi! Tu suggères que
j’ai intérêt à retarder l’enlèvement de l’ultime voile. Mais c’est inutile. Je
sais ce qu’il dissimule. Et toi aussi… souffres-tu dans ton âme? Me
pardonnes-tu tout ce que tu as vécu et connu?
- Certes. Mais toi, tout ce
que tu as enduré par mon inconséquence?
- Notre inconséquence, Dan El,
autrefois Danael…
- Oui, la nôtre, Antor, A-El…
crains-tu la seconde où nous allons fusionner, nous retrouver enfin entier? La
douleur? Le choc? La perte de ton indépendance?
- Non, pas cela. Je m’y suis
préparé… mais l’effacement de ma conscience…
- Oh! Tu la conserveras. De
cela, j’en suis certain… je t’en fais la promesse…
- Dans ce cas, je poursuivrai
mon existence en toi. Parfois, tu me laisseras prendre les commandes. Tu me le
jures, mon frère?
- Oui, mon Serment sera tenu.
Je puis maintenant t’accorder toute ma confiance. Tous deux, nous avons assez
appris. La somme de nos connaissances, de nos expériences ne pourra que
profiter à nos petites vies.
- Tu dis bien Préservateur. Tu
n’auras rien à craindre de moi. Désormais, je sais le prix de la Vie, la valeur
des créatures. Elles aussi pensent, peinent, souffrent, ressentent, élaborent
des projets, espèrent, tentent des expériences, ont foi en l’avenir, chérissent
leurs petits… je ne tuerai point…
- Surtout, je ne créerai point
d’autres êtres aussi imbus et immatures que je l’étais jadis, hier, il y a des
éons…
- J’accepte cette forme de
censure, Dan El.
- Pourquoi ce vilain mot de
censure? Réfléchis… combien de variantes, de possibilités, de couleurs, de
surprises s’offriront à nous!
- Dan El, tu as su dépasser la
noirceur du désespoir, de la haine et de la méchanceté…
- Mais toi aussi, A-El… unis,
retrouvés, la fatale adversité n’aura aucune prise sur nous, sur Moi.
Rassuré, A-El reprit la montée
de l’escalier tournant tandis qu’au contraire, le Ying Lung dédoublé en
poursuivait la descente. Les deux frères s’étaient tout dit, à cœur ouvert.
Réconciliés, ils pouvaient suivre à la lettre le plan établi pour contrer Fu
qui s’évertuait à multiplier les obstacles devant le Préservateur.
***************
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