Christian
et Jocelyne Jannone :
Le Nouvel Envol de l’Aigle: troisième partie
Nouvelle Révolution Française
Chapitre 19

Un
premier voyage avait eu lieu pour ramener le gros de l’équipe de Tellier en
1868, toujours sur la piste temporelle des Napoléonides. Ce fut Craddock qui se
chargea du pilotage pour cette première partie du voyage. Daniel Lin, trop mal
en point, avait besoin de reprendre des forces avant de translater le Vaillant
jusqu’à l’Agartha.
Bien
qu’il lui en coûtât, Germain la Chimène avait décidé de rester à son époque
sans le Piscator. Les fidèles de l’Artiste, y compris Paracelse, avaient opté
pour l’aventure. Pieds Légers, de plus en plus amoureux de Violetta, avait
choisi de suivre Frédéric Tellier, son mentor.
Quelques
comédiens, Joël Mc Crea, Charles Laughton et Viviane Romance avaient eux aussi
tenté l’aventure, mais une aventure plus prosaïque, celle du Far West dans la
chronoligne chamboulée. Par contre, Victor Francen, Pierre Fresnay, Michel
Simon et Erich Von Stroheim avaient préféré revenir dans la cité souterraine.

Cependant,
lors du voyage de retour vers l’Agartha, le vaisseau comptait quelques
passagers supplémentaires, certains officiels et un autre clandestin. Par la
force des choses, Alexandre Dumas et sa maîtresse avaient été contraints
d’embarquer à bord du Vaillant. Ils en avaient trop vu. Quant à Warchifi
et à Chérifi, désemparés, errant sans un sou dans les rues de ce Paris révolu,
ils avaient été généreusement recueillis par Craddock. Tête basse, agenouillés
et penauds, tous deux s’étaient engagés à servir le commandant Wu. Celui-ci,
avec un pâle sourire, avait accepté leur allégeance. Désormais, les deux
officiers n’étaient plus soumis à la néfaste influence de Fu. De plus, le
capitaine Maïakovska les avait abandonnés à leur sort. Ils seraient bien plus
utiles à l’Agartha. En effet, l’un était ingénieur de formation et l’autre
excellait dans la maintenance et la réparation des ordinateurs.
Avez-vous
deviné l’identité de notre passager clandestin? Saturnin de Beauséjour, oui, en
personne! Mortifié de ne pas avoir été invité dans la cité souterraine,
l’ancien chef de bureau avait fait mine d’accepter d’être ainsi mis sur la
touche. Puis, hautain, il s’était réfugié dans son hôtel particulier. Du moins,
c’était ce que tout le monde croyait. En fait, le menton pointé en avant, sa
bedaine également, le vieil homme avait écourté les adieux et fait semblant de
redescendre à terre.
Ensuite,
notre bonhomme s’était introduit avec mille précautions dans la soute du
vaisseau pour la deuxième et bien plus délicate partie du voyage. Or, tout
naturellement, personne à bord du Vaillant n’avait songé à inspecter ce
niveau. Le commandant Wu avait bien trop à faire pour se préoccuper de ce
détail. Quant à Craddock et à Violetta, ils avaient remis en état, mais avec
difficultés, les principales consoles du vaisseau. Certes, Warchifi et Chérifi
avaient volontiers prêté leur concours mais la technologie du Vaillant,
plus que fantaisiste, exigeait des mains plus aguerries que les leurs.
Ce
fut dans des conditions périlleuses, surcharge, état de santé défaillant de
Daniel Lin, nombreuses consoles et relais hors service, que le vaisseau du
Cachalot de l’espace se translata jusqu’à l’Agartha.
Durant
le saut, pourtant relativement bref, accroupi sans confort dans une soute déjà
fort encombrée, mal à l’aise, Saturnin de Beauséjour connut trois violents hauts-le
cœur. Il se retrouva à rendre son repas, toujours aussi plantureux, et finit
par s’évanouir à l’instant le plus crucial, le passage d’un feuillet à l’autre
du Panmultivers.
Toutefois,
l’ancien fonctionnaire n’était pas seul dans son inconfortable cagibi. Ufo lui
tenait compagnie. L’animal goinfre et amoureux à la fois avait été puni car
c’était par sa faute que le saut quantique s’effectuait si brutalement, dans
des conditions aussi délicates.
Le
Vaillant était privé de GPS temporel. Le chronovision non plus ne
fonctionnait pas. La translation s’effectua quasiment en aveugle, rendue
possible par la mémoire prodigieuse du commandant Wu. Bien que souffrant dans
sa chair, n’aspirant qu’à entrer en phase de régénération, Daniel Lin restait
toutefois capable de matérialiser les différents couloirs transtemporels non
seulement sous forme de cordes mais également sous l’aspect d’équations d’une flamboyante
beauté qui chantaient des harmoniques sublimes aux oreilles du jeune Ying Lung.
Dans
de telles conditions, l’arrivée du Vaillant s’effectua plutôt rudement.
Le vaisseau atterrit sur le ventre, le choc à peine amorti par la neige. La
coque inférieure laboura en profondeur le sol.
À
peine Daniel Lin eut-il posé le Vaillant, qu’à son tour il perdit
connaissance. Cette fois-ci, Craddock n’eut pas le temps de rattraper le
blessé. Dans la soute, Saturnin, qui se réveillait tout juste de son évanouissement,
rendit une dernière fois son repas. Le vieil homme était blême et verdâtre. Ses
yeux cernés et enfoncés dans leurs orbites jetaient des regards hagards sur ce
qui l’entourait. Ses vêtements, d’habitude si impeccables, étaient maintenant
maculés de tâches suspectes nauséabondes.
En
chancelant et boitillant bas, l’ancien chef de bureau gagna le sas, essayant
d’en actionner l’ouverture. Bien évidemment, il ignorait le maniement du
digicode qui s’était activé automatiquement lors du saut transtemporel.
S’acharnant,
bataillant, ne trouvant pas la serrure, il épuisa ses maigres forces, suant à
grosses gouttes, la panique le gagnant peu à peu.
« Je
ne vais pas mourir ici, dans ce caveau anticipé! ».
Comme
nous l’avons amplement constaté, Saturnin de Beauséjour ne se caractérisait pas
par son courage et la semi-pénombre de la soute ne risquait pas de susciter
l’héroïsme chez un être aussi pusillanime, aussi veule.
Aux
pieds du vieil homme, le félin lui faisait écho. Ufo miaulait pitoyablement, de
faim, de peur? Allez savoir. Des deux sans doute.
Enfin,
la porte s’entrebâilla. Violetta se précipita à l’intérieur de la soute afin de
délivrer son animal favori.
-
Oh! Qu’est-ce que ça pue ici! Est-ce toi Ufo qui t’es ainsi oublié? Mais tu es
malade! Tu as vomi, mon chat!
La
jeune fille n’était pas seule. Deux hommes de grande taille, vêtus étrangement,
l’accompagnaient pour récupérer le contenu de la soute. Ils arboraient des
robes de chamanes toungouzes avec de larges bandes horizontales. Effrayé,
Beauséjour recula et se tapit dans la pénombre. Il croyait avoir affaire aux
séides d’Attila ou encore de Gengis Khan. Ou bien, aux hommes de main de
Nadeja, l’orientale qui excellait dans la fabrication de philtres, la
magicienne qui avait réussi à charmer tout Paris cinq ans auparavant.

La
jeune femme avait été contrainte de fuir sa Russie natale parce qu’elle avait
osé refuser publiquement l’abolition du servage. Mais la véritable raison de
cet exil était qu’elle avait comploté contre le tsar réformateur Alexandre II.
Ainsi, avant d’être arrêtée et décapitée sans jugement, avait-elle trouvé
refuge dans la Ville Lumière. Magnanime, Napoléon IV lui avait accordé
l’hospitalité et cédé un château à proximité de Sarlat.
Enfin,
les deux membres de la tribu de Lobsang Jacinto s’avisèrent de la présence de
l’intrus, après avoir déplacé quelques caisses. Sans ménagement, bien que
celui-ci se débattît de toutes ses maigres forces, ils se saisirent du vieil
homme. Tout frissonnant de peur, freinant des quatre fers, Beauséjour fut
conduit devant Tenzin Musuweni qui dirigeait l’Agartha par délégation.
Le
grand Noir en imposa à Saturnin par sa prestance et ses vêtements.
-
Le Négus Théodoros! Laissa échapper le peureux bonhomme. On dit qu’il est sans
pitié.

Notre
inénarrable Saturnin n’osait fixer celui qu’il prenait pour un puissant
souverain.
Méthodiquement,
Tenzin commença d’abord à interroger le passager clandestin en tibétain,
enchaîna en swahili, puis en anglais et enfin en français. L’ancien
fonctionnaire réagit à ce dernier idiome.
-
Splendeur suprême, Roi des Rois, balbutia piteux Saturnin, je ne veux pas vous
offenser. Tantôt, je ne comprenais pas vos propos, c’est pourquoi je ne
répondais pas. De plus, je croyais en toute sincérité que le gouverneur de la
cité était mon ami le commandant Daniel Lin Wu Grimaud.
Tout
naturellement, pour tempérer la colère du souverain, l’ancien fonctionnaire
avait mis l’accent sur le terme « ami ». À ce mot, Tenzin souleva un
sourcil d’étonnement.
Le
Noir était encadré par Denis O’Rourke et Albriss. Or, machinalement, le vieil
homme finit par porter ses yeux sur les adjoints du « souverain ».
-
Le conseiller britannique et le grand vizir! Que signifie? Où suis-je donc
tombé?
Le
médecin scrutait Beauséjour avec attention. Il comprenait que le bonhomme était
mort de peur. Quant à l’Hellados, il était gêné devant la manifestation
évidente de ce sentiment primitif chez un humain d’un âge aussi avancé.
Il
y avait trois semaines à peine qu’Albriss avait gagné Shangri-La. Il était venu
accompagné par une partie de l’équipage du Lagrange.
Ayant
tiré ses conclusions, O’Rourke demanda la permission à Tenzin Musuweni de
répondre aux questions non formulées de Beauséjour. Le Noir bouddhiste
s’inclina et l’Irlandais prit la parole.
-
Je me nomme Denis O’Rourke, fit le jeune homme en français avec un accent
chantant. Je suis médecin. Sachez que j’ai d’abord servi à bord du Lagrange,
le vaisseau du commandant Daniel Grimaud.
-
Oui, certes, répliqua Saturnin, essayant d’atténuer son bégaiement. Avalant sa
salive, s’enhardissant, il osa ensuite exiger:
-
Je veux voir votre commandant. Vous n’avez nul besoin de vous méfier de moi, me
faire subir un interrogatoire.
Albriss
jeta sèchement.
-
Le commandant Wu est présentement indisposé. Qui êtes-vous? Expliquez votre
présence à bord du Vaillant!
Beauséjour
cligna des yeux et objecta.
-
Indisposé? Mais pourtant, n’était-ce pas lui qui pilotait le vaisseau du
capitaine Craddock?
-
Effectivement, renseigna et confirma l’Irlandais. Mais… depuis, il est entré en
phase de régénération.
-
Ah! Dans ce cas, je veux voir le vice amiral Fermat ou encore Frédéric Tellier.
Ces derniers répondront de moi. Peut-être même le capitaine Craddock. Je
m’appelle Saturnin de Beauséjour et suis un ancien fonctionnaire. J’ai été
décoré de la Légion d’honneur. Je me suis dissimulé dans la soute du vaisseau
volant parce que Frédéric Tellier m’avait fait comprendre que je ne devais pas
venir ici, à l’Agartha.
-
Ah! Tiens donc! Répliqua Denis avec une lueur d’amusement dans les yeux. Je
veux bien admettre que vous n’êtes pas dangereux. Mais vous avez visiblement
besoin d’un bon bain et de mes soins.
Tenzin
s’inquiéta;
-
Pas dangereux, c’est vite dit.
-
Non, c’est vrai, acquiesça Albriss après un temps de silence. Cet homme n’est
pas capable de nous nuire, du moins intentionnellement. Inutile donc de
l’enfermer dans une cellule. Le comportement de cet humain m’apparaît
totalement puéril, oui, c’est là le terme. Si le lieutenant O’Rourke le prend
en charge, il n’y aura aucun problème.
-
Je suis donc le bienvenu? Souffla Saturnin avec un soulagement marqué.
-
Pour l’instant. Lorsque le commandant Wu sera réveillé, il décidera de votre
sort, conclut l’Hellados froidement.
Ainsi
donc, le bonhomme fut accepté. Il devint même l’un des hôtes les plus appréciés
de la cité. Peu à peu, prenant ses repères et ses aises, Saturnin opta pour des
vêtements orientaux, vaguement turcs ou arabes, aux couleurs plus que voyantes,
vert, vermillon, jaune ou orange. Se complaisant dans l’exotisme et confondant
l’Orient et l’Extrême-Orient, il n’écouta plus que de la musique berbère ou
arabe et voulut se mettre à fumer le narguilé. Comme cela le rendit malade, il
cessa bientôt cette excentricité mais n’abandonna pas les autres.
***************
Dans
le Palais de la Cité interdite reconstruit à son image, le Grand Empereur Fu,
le Manipulateur des mondes, trônait sur son siège tout en s’amusant à mettre en
marche de nouveaux automates imitant ceux conçus par son lointain prédécesseur
Sui, Yeng-Ti. Les objets fragiles et précieux prenaient vie. Il y avait là un
gardien de tombe, un chamelier, un ensemble de cavalières musiciennes fort
gracieuses, un joueur de pipa, une carriole tirée par un buffle, mais aussi un
dragon miniature portant, tel un vizir, un manteau orangé, qui inclinait
cérémonieusement la tête.

Fu
le Suprême avait transporté son siège dans la serre. Celle-ci baignait dans une
semi-pénombre des plus inquiétantes. La chaleur moite qui régnait dans ce lieu
satisfaisait l’Inversé. Un peu partout, des bambous prospéraient. Un visiteur
aurait pu percevoir le clapotis doux et reposant de l’eau dans les bassins et
le chant agaçant des grenouilles. Parfois, l’une d’entre elles gobait une
libellule ou encore un moustique. Des nénuphars flottaient à la surface d’un
mini étang artificiel. Il n’y manquait qu’un certain pont japonais.
Plus
loin, derrière les vitres de la serre, on devinait une rivière moirée de
mercure coulant paisiblement jusqu’à une fontaine de porcelaine bleue.
Puis,
se hasardant dans le parc, Fu donnait à manger à des paons, des grues, des
flamants roses, un léger sourire énigmatique affleurant sur ses lèvres blêmes.
Impassible et presque figé, il écoutait le compte rendu de son séide, son
serviteur, le peu exigeant Sun Wu. Ce dernier, accroupi, débitait d’une voix
atone ses derniers exploits.
-
Oui, certes, tu as bien agi, reconnut le Fils du Ciel. Cancrelat, j’admets que
je suis content de toi, de ta réussite. Mais tu n’en as point terminé avec le
Révélateur. Ne pense donc pas te reposer sur tes lauriers. Il te faut retourner
dans le flot du temps, loin de la Cité, de ses douceurs trompeuses et
émollientes. Pars pour Paris. N’arbore pas cette mine contrite qui te messied.
Cette fois-ci, Chef du Dragon de Jade, il te faut entraver Irina Maïakovska
mais juste un peu car elle progresse trop vite dans ce plan que j’ai ourdi
depuis des éons. Cela me déplaît au plus haut point.
Sun
Wu s’accorda le droit d’esquisser une grimace.
-
Dragon d’entre les dragons, ce que vous suggérez revient à laisser la bride à
ce sang mêlé de Daniel Lin.
-
Mon comes, il ne s’agit pas de suggestions mais d’ordres! Tonna l’Empereur.
Cependant, je daigne te rassurer. Lorsque je le jugerai bon, le licol se
resserrera pour étrangler le Rebelle. En attendant, rejoins l’année 1782 après
avoir consulté les archives. Ah! Respecte les rites de géomancie et ton
triomphe sera assuré.
Sun
Wu s’inclina. En fait, il s’aplatit davantage, s’écrasa sur l’allée
sablonneuse, acceptant la mission. Il n’avait pas le choix.
Intérieurement,
le Dragon inversé ressentait un léger malaise, une pointe d’angoisse peut-être.
Pourquoi donc?
***************
Albriss
patientait devant la porte du commandant Wu depuis quelques minutes déjà. Le
retour mouvementé de celui-ci ne lui avait pas permis de se présenter plus tôt
à son ancien supérieur. L’Hellados n’aurait jamais admis qu’il était troublé.
Quelque chose d’indéfinissable, qu’il ne parvenait pas à expliquer, l’avait
poussé à se rendre dans ce lieu désolé, apparemment abandonné des dieux.
D’autres membres du Lagrange l’avaient accompagné. D’abord les
Lycanthropes, les enseignes Ruhrr, Guerreure, l’engagé Rulf, Murdirr et
Kiirr les vétérans. Puis Kilius et
Celsia, originaires de Castorus, Stamon, son compatriote, Kinktankt le siliçoïde,
Tony Hillerman le spécialiste des exo civilisations et, enfin, les jumelles
Renate et Veronica Hildbrandt.
À
l’orée de la cité, les Français ou assimilés avaient rencontré, rongeant leur
frein et prêts à s’entretuer quelques Troodons. Khrumpf, celui qui avait servi
quinze ans sous les ordres du commandant Fermat sur le Sakharov dans la
chronoligne 1721 originelle, Kiku U Tu, bien sûr, mais aussi Kutu et Kiiv. Le
lieutenant U Tu avait fini par faire allégeance à l’ancien après un rude et
épique combat. Battu, il avait été obligé d’entailler sa queue et, tout penaud,
de la présenter à Khrumpf. Magnanime, le vieux dinosauroïde, doté encore d’une
force suffisante et de bons réflexes, avait accepté l’hommage lige en se
contentant de ne boire que deux gorgées du sang de son adversaire. Kutu et Kiiv
avaient imité le lieutenant U Tu et prêté serment au chef de la sécurité du Sakharov.
Un
peu plus loin, la félinoïde Shinaïa discutait avec Grronkkt, Chtuh et Mina la
caninoïde.
Enfin,
tout à fait en retrait, le psychologue Manoël, qui venait du Cornwallis, s’inquiétait
avec Andrew Lane quant à la manière dont tous entreraient dans la cité.
Albriss,
par son calme, son contrôle de soi, était parvenu à instaurer une paix précaire
entre ces groupes disparates. En effet, la difficulté résidait dans le fait que
tous ces êtres n’appartenaient pas à la même piste temporelle. Les uns avaient
combattu les Haäns, les autres les Asturkruks et les troisièmes les Velkriss
sans compter ceux qui, dans cette
chronoligne 1730, étaient inféodés aux Britanniques ou aux Napoléonides.
Mais
tout cela appartenait désormais au passé car, depuis, trois semaines s’étaient
déjà écoulées. Tenzin Musuweni avait ouvert les portes à ces nouvelles recrues.
Presque toutes s’étaient adaptées à la discipline de l’Agartha. Une chose, un
sentiment les unifiait. La Révélation.
Ce
matin-là, l’heure était venue pour Albriss de rencontrer Daniel Lin.
Lorsque
la porte du sas s’ouvrit silencieusement, l’Hellados pénétra d’un pas
circonspect dans la pièce centrale. Il était embarrassé, ne sachant pas quelle
attitude prendre, celle d’un militaire rendant compte à son supérieur ou celle
d’un simple mortel reçu par son dieu. Certes, les Helladoï étaient polythéistes
mais ils plaçaient au sommet de leur panthéon Stadull, le dieu du feu, de la
vie, de la science et de l’intelligence. Aux yeux d’Albriss, Daniel Lin
correspondait à ce modèle.
L’extraterrestre
s’avança lentement, comme hésitant. Quelqu’un qui ne l’avait jamais rencontré
aurait pu croire à son assurance car il affichait son impassibilité de façade.
Toutefois,
l’entrevue ne se passa pas comme l’Hellados l’avait escomptée. Une jeune femme
qu’il avait croisée plusieurs fois déjà dans la cité était présente. Elle
partit un peu plus de cinq minutes après que les présentations furent faites.
-
Bonjour, lieutenant Albriss, déclara le commandant Wu à l’Hellados sur un ton
chaleureux. Inutile, je crois, de vous présenter ma compagne Gwenaëlle. Depuis
que vous êtes arrivé dans l’Agartha, vous avez eu amplement le temps de faire
connaissance.
-
Effectivement, monsieur.
Selon
son habitude, l’extraterrestre s’inclina assez cérémonieusement. Daniel Lin
sourit, dissimulant toutefois son amusement. Il lisait sans peine dans l’esprit
de son ancien subordonné. Ainsi, il percevait son trouble, ses émotions
dissimulées et captait également ses questions non formulées. Cela malgré la
lassitude qui l’accablait. Après tout, il n’y avait que trois heures qu’il
était sorti de sa transe de régénération.
André
Fermat brillait toujours par son absence. Le Vaillant qui avait cassé du
bois à l’atterrissage, était maintenant entreposé dans un hangar de maintenance
ausculté par le capitaine Craddock lui-même. Dans cet examen minutieux, le
Cachalot du Système Sol était assisté d’Andrew Lane et de Mina.
Daniel
Lin éprouvait de la reconnaissance envers l’Hellados pour son attitude
exemplaire. N’avait-il pas réussi à maintenir la paix entre les Troodons et les
Lycanthropes? N’avait-il pas aussi plaidé avec succès la cause de leur présence
dans la Cité?
De
son côté, Gwenaëlle dévisageait sans pudeur l’extraterrestre. Elle s’était
habituée à sa peau noire, à sa façon froide et formelle de s’exprimer, à ses
manières policées.
-
Albriss, nous ne sommes pas sur le Lagrange. Asseyez-vous donc à mes
côtés au lieu de rester debout comme devant un piquet, dit le commandant Wu
avec une ironie perceptible.
-
Oui, sir!
-
Encore! Décidément, mon ami, vous êtes un Hellados pur jus…
N’affichant
aucun sentiment de dépit, cela ne se faisait pas, surtout devant un dieu,
l’officier obéit à Daniel Lin. Toutefois, il évita de frôler la jeune femme. On
le sait, il répugnait à tout contact physique avec un être humain.
Mais,
dans une prescience soudaine, et fort à propos, le commandant Wu lança:
-
Albriss, d’ici six mois au plus tard, vous aurez changé d’attitude. Je
célèbrerai alors, et je m’en réjouis déjà, une union interraciale qui
enchantera les plus récalcitrants.
-
Commandant, je ne saisis pas…
-
Cela ne fait rien…
-
Daniel Lin est un initié, un Voyant, le Révélateur, le seul, le Fils des
étoiles, répondit la Celte de sa voix musicale, les yeux mi-clos. L’amiral
Fermat le pousse à s’améliorer sans cesse; il se montre sans pitié. Mais en cet
instant, André Fermat demeure inaccessible. Il lutte et plaide pour revenir du
lieu qu’il ne faut pas nommer. Ah! Sa lumière ne vacille plus. Il a sans doute
remporté la bataille. Les chants des Dragons s’amplifient, envahissent notre
réalité et parviennent jusqu’à mes oreilles de néophyte.
-
Euh… Commandant, je ne comprends pas ce qui arrive à votre compagne. Elle
semble plongée dans un état second qui dépasse ma logique.
-
Mon ami, ne vous inquiétez pas, émit Daniel Lin mentalement. Gwen est une
chamane préhistorique au don avéré de double vue. Elle ressent la Supra Réalité
et parfois, parvient à la toucher. Le fait qu’elle soit enceinte accentue
encore son talent. Mais voyez, la communication cesse déjà. Oui, Gwen, que
veux-tu me dire?
-
Tu vas repartir deux fois encore Daniel Lin, mon maître. Avec Albriss et un peu
plus tard avec un géant roux barbu qui t’aura d’abord blessé. Tu extirperas de
toi les ténèbres, Fils du Dragon. Là-bas, tu rencontreras ton passé, celle qui
te manque tant. Tu verras également des amis croisé ailleurs. Surtout, tu
triompheras de l’Inversé et de son bras armé grâce à celui que tu prends pour
ton géniteur. Maintenant, il est temps pour moi d’aller nager, soulager mes
jambes et apporter ce bonheur à Bart qui le réclame.
Avec
lenteur, aidée par son compagnon, auréolée par une beauté intérieure, la jeune
Celte se leva. S’enveloppant d’une cape anachronique, un demi-manteau appelé
visite apporté par Brelan, sans accomplir les formalités de politesse pour son
départ, autrement dit sans donner la main ou s’excuser, Gwen se retira.
Albriss
se retint de saluer la compagne du Révélateur. Il avait horreur de se sentir
ridicule devant les humains.
-
Les propos de Gwenaëlle sont-ils toujours aussi obscurs? Osa murmurer
l’Hellados après le départ de la jeune femme.
-
Oh! Après avoir expérimenté ses « prédictions », non. Avant mon
expédition pour l’année 1825, Gwen m’avait déjà mis en garde. Effectivement,
face à Irina Maïakovska, je n’ai pas été assez rapide. Ceci dit, la Russe n’est
pas parvenue à me descendre. Désormais, doublement averti, je ferai en sorte de
ne pas mourir dans cet avatar-ci.
-
Hum, pardonnez-moi, mais votre compagne a utilisé le terme de géniteur…
Le
visage du daryl androïde se ferma un fugitif instant.
-
Cela ne vous regarde pas, Albriss. N’évoquez plus cela.
-
Euh… commandant, veuillez m’excuser pour ma curiosité déplacée.
-
Une curiosité tout à fait helladienne. Je ne vous en veux pas, mon ami.
Maintenant que nous sommes seuls, essayons d’avoir une conversation sérieuse,
reprit Daniel Lin sur un ton plus léger.
-
C’est-à-dire?
-
Tout d’abord, laissez-moi vous remercier pour votre implication dans les
améliorations que vous avez apportées à la cité. J’énumère mais non d’une
manière exhaustive la mise en service de dix jardins hydroponiques
supplémentaires, la construction de deux autres piscines chauffées,
l’édification de quatre gymnases, de trois salles holographiques
d’entraînement, le perfectionnement des logiciels de simulation… cela fait
beaucoup.
-
Ce n’est rien, commandant, je vous l’assure.
-
Quand prenez-vous le temps de dormir, Albriss?
-
Je n’ai pas autant besoin de sommeil que les humains, sir…
-
Admettons. Vous savez, Raeva et Tenzin, habituellement avares d’éloges, ne
tarissent pas à votre égard. Ils sont fort heureux de votre ralliement.
-
Je me sens gêné, monsieur.
-
Mon ami, je dois repartir dans le temps d’ici quelques semaines…
-
Commandant, justement, à ce propos… est-ce pour effacer la chronoligne des
Napoléonides ou…
-
Ou?
-
Hum… ou pour éliminer quelques personnages malfaisants? Risqua l’Hellados.
-
Je vous dois une réponse honnête, Albriss. Lesdits personnages malfaisants
auxquels vous pensez- vous êtes parfaitement informé à ce que je constate et
ce, grâce à Tenzin je suppose - veulent aggraver la situation de la chronoligne
1730. Or, s’ils y parviennent ce ne sont pas seulement Terra et le Système Sol
qui pâtiront mais bel et bien la Galaxie tout entière, oh oui!
-
Sir, j’ai pris le temps de lire les comptes rendus rédigés par le capitaine
Craddock, Frédéric Tellier et Pierre Fresnay.
-
Déjà? Vous êtes un véritable bourreau de travail!
-
Je veux m’impliquer dans la vie de la cité, de ma cité, sir! Sachez que
j’approuve votre projet et vos actions pour pérenniser l’Agartha.
-
J’aime votre motivation, Albriss. Cependant, mon intervention jusqu’à
maintenant s’est presque soldée par un échec. Je sais pertinemment que je vais
avoir besoin de vous lors de ma prochaine action dans le temps. Plus exactement
au point nodal chaud de l’année 1782.
-
Commandant, comment pourrais-je donc vous être utile? Je ne suis qu’un simple
mortel, dépourvu de talents surnaturels, s’insurgea l’Hellados, oubliant durant
une fraction de seconde sa volonté de servir sans discuter le Révélateur.
-
André Fermat nous a quittés, Albriss. J’ignore combien de temps il lui faudra
pour nous rejoindre. Bon, cette absence n’est pas rédhibitoire, mais tout de
même… il me reste Craddock, ce bon vieux Craddock. Il sait manier l’épée mais
l’âge le rattrape. Tellier se défend assez bien. Mais il me manque un troisième
homme, un ami sincère sur qui je puis m’appuyer en toute confiance, à qui je
puis confier ma vie…
-
Sir, comparé à vous, je ne suis rien…
-
Détrompez-vous. La question que je vais vous poser n’est pas simple.
Acceptez-vous de faire partie de cette expédition plus que risquée qui peut
remettre en cause toutes les bases de votre philosophie, qui, assurément, vous
poussera dans les ultimes retranchements de votre éthique?
-
Ah! Oui, formulée ainsi… Sir, c’est oui… retourner près de sept cents ans en
arrière dans le passé, à une époque antérieure au voyage spatial, alors que les
humains se croient le nombril de la Galaxie? En France, n’est-ce pas?
-
Oui, en France…
-
Devoir combattre à vos côtés, tuer des adversaires coriaces… j’accepte,
commandant… en dépit de mon éducation.
-
Bien, Albriss. Je savais que je pouvais compter sur vous. Ne vous inquiétez pas
pour la couleur de votre peau. Certes, l’esclavage connaît encore de beaux
jours en 1782. Mais vous pouvez passer pour un riche affranchi. Tenez, un
détail me revient. Le chevalier de Saint Georges était noir lui aussi. Cela ne
l’a pas empêché de mener plusieurs carrières de front: compositeur, musicien
chef d’orchestre, violoniste virtuose, bretteur hors pair, aventurier et
espion.
-
J’avais entendu parler de lui, sir.
-
Peut-être le croiserons-nous… en tout cas, j’en ai le pressentiment. Albriss,
je veux faire de vous mon conseiller, vous modérerez ma fougue juvénile, pas
toujours contrôlée, vous serez mon garde du corps et d’âme, mon ombre
protectrice…
-
Cela fait beaucoup, sir. Je ne sais pas si je mérite tant d’honneur. Je pensais
que… enfin… vu ce que vous êtes, ce que vous pouvez…
-
Ah? Vous croyez que je puis me passer de l’aide de simples humains ou
humanoïdes? Lança Daniel Lin avec désinvolture non sans une pointe d’ironie
dans la voix.
-
Tout à fait, sir.
-
Mais Albriss, j’ignore encore moi-même ce que je suis effectivement. Je n’ai
pas encore accompli tout le parcours qui me mènera à la Révélation. Je me
cherche toujours. Pour l’instant, je reste un humain, un humain un peu spécial,
plus doué que la moyenne, certes, mais rien de plus. Non un héros ou un
demi-dieu!
-
Puisque vous le dîtes, commandant.
-
Je vous déçois?
-
Non, sir.
-
Revenons à ma Némésis, Irina Maïakovska. Elle n’est plus qu’un corps sans âme,
une coquille vide, un jouet entre les mains de l’être malfaisant, le Dragon
Noir qu’il faudra que je me résolve à affronter un jour. Albriss, j’ai vraiment
besoin de votre aide…
-
Commandant Wu…
-
Daniel Lin pour vous s’il vous plaît…
-
Ma fidélité vous est acquise… Daniel Lin, Révélateur…
-
N’anticipez pas, mon ami…
Sur
ce, le daryl androïde se leva et tendit une main ferme à l’Hellados. Ce
dernier, sans l’ombre d’une hésitation, la prit. Il ne regretta pas le contact
qui s’en suivit.
***************
Galeazzo
di Fabbrini était bien plus prévoyant que sa flamboyance le laissait supposer.
Son esprit retors lui permettait de parer à presque toutes les éventualités.
Rappelez-vous
l’inquiétude affichée par Pavel Danikine devant les absences répétées du comte
ultramontain. Le Russe ignorait que le Maudit menait une triple vie. Oui, vous
avez bien lu. Dans l’une de celles-ci, il avait gagné le XX e siècle, un XX e
siècle semblable à celui de la chronoligne 1720, et là, il avait fait œuvre de
sergent recruteur.
Sournois,
il était parvenu à se lier d’amitié avec le tout Hollywood des années
1940-1960. Écumant les bars à la mode, les plateaux de tournage, nullement
effrayé par les grosses cylindrées, il appréciait de rouler à cent quatre-vingt
kilomètres heure sur les routes en lacets des collines surmontant Los Angeles.
Galeazzo
aimait particulièrement cette montée d’adrénaline, cette ivresse procurée par
la vitesse.
Un
soir, c’était Jean Simmons, l’héroïne d’Angel Face que le comte promenait
dans sa Cadillac.

Une autre fois, il arborait fièrement à son bras Jane Russel
qui était en plein tournage des Hommes préfèrent les Blondes. Puis, ce
fut au tour d’Ava Gardner qui s’apprêter à jouer dans Mogambo de
s’afficher avec l’Ultramontain beau ténébreux sur le retour.
L’Italien
n’aurait pas non plus refusé d’avoir dans son équipe Katharine Hepburn mais
celle-ci vivait plutôt recluse auprès de Spencer Tracy.
Quant
à la sublime et incomparable Marilyn Monroe, elle s’avérait par trop
imprévisible. À l’époque, n’était-elle pas la maîtresse d’un certain di Maggio?
Di
Fabbrini opta donc pour Bette Davis, une comédienne vieillissante qu’il recruta
en 1962, la kidnappant alors qu’elle se maquillait afin de tenir le rôle de Baby
Jane. A cette occasion, il faut noter
que l’Ultramontain croisa, sortant de sa loge, le comédien Victor Buono

qui lui rappela étrangement un des avatars préférés du Commandeur Suprême,
l’aide dévouée de Johann van der Zelden. Cette rencontre fortuite lui donna
d’ailleurs une idée.
Alors,
remontant légèrement dans le passé, Galeazzo se fit monteur dans l’équipe de
tournage du film Le Faucon Maltais. Il eut ainsi l’occasion de se lier
d’amitié avec Peter Lorre et Sydney Greenstreet son compère.
Après
de nombreuses nuits blanches fort arrosées, les trois hommes s’amenaient plus
qu’éméchés sur les plateaux. En fait, le comte tenait l’alcool mieux que
Craddock. Il pouvait boire deux flacons entiers de whisky et conserver tout son
sang-froid. Mais il voulait donner l’impression que les deux comédiens
pouvaient faire faux bond un jour ou l’autre.
Comment
procédait précisément di Fabbrini dans ses recrutements? Il y avait d’abord,
vous l’avez saisi la phase d’enlèvement. Puis, les acteurs, totalement
inconscients puisque plongés en catalepsie, étaient envoyés dans une des
demeures secrètes de Johann van der Zelden, mais en 1995, sur la chronoligne
1720 bis. Là, grâce à la technologie empruntée à la cité de Shalaryd située
vers l’an 3000, l’Ennemi dupliquait les comédiens. Ensuite, les originaux
étaient renvoyés chez eux avec une gueule de bois carabinée. Il leur fallait
une semaine au bas mot pour se remettre de leur écart de conduite.
Les
doubles croyaient sincèrement être réellement Jean Simmons, Peter Lorre ou
Bette Davis. Cependant, un détail permettait de les différencier au niveau de
leur psyché. Ils étaient tout dévoués au comte di Fabbrini et, sur un simple
signe de celui-ci, pouvaient se métamorphoser en machines à tuer. Ainsi James
Mason et Stewart Granger,

embauchés un soir après le tournage de la première
partie du splendide duel qui ferait date dans l’histoire du cinéma, nous
voulons parler du Prisonnier de Zenda, s’avèreront des escrimeurs
dangereux, plus que difficiles à battre. Le chevalier de Saint Georges, Gaston
de la Renardière et Daniel Lin lui-même auront du mal à venir à bout de ces
deux bretteurs maléfiques.
Cependant,
sans qu’il en comprît la raison, Galeazzo di Fabbrini s’était vu interdire par
Johann le recrutement de George Sanders. L’explication était simple. Le clone
du comédien n’aurait jamais voué allégeance au comte. Son caractère cynique ne
se prêtait pas à un tel remodelage.
Enfin,
pour la fine bouche, mais aussi pour s’amuser un peu, notre Italien mit la
touche finale dans son staff. Gloria Swanson

en personne fut engagée. Imaginez
une Barbie décatie et grotesque, ultra maquillée, ultra ridicule, si pitoyable
mais également si géniale. L’actrice vivait un véritable retour de succès avec Sunset
Boulevard.
***************
Forêt
de Fontainebleau, février 1782. Une bien étrange cohorte chevauchait sous une
pluie battante dans la nuit enténébrée. Montés sur des chevaux à la robe
foncée, grise ou noire, une douzaine de cavaliers, protégés par des manteaux
sombres ou des capes, le bicorne enfoncé jusque sur le front, progressait dans
l’obscurité jusqu’à une clairière identifiable par la présence d’une statue de
marbre représentant Vénus acceptant le cadeau de Pâris.


Il
était vers la mi-nuit. Le groupe, parvenu à son but, descendit de cheval,
rejoint bientôt par cinq ou six retardataires. Les bêtes furent attachées, des
masques remis en place sur les visages tandis que, très proche, une sonnerie de
cornet à bouquin retentissait.
-
Le signal, fit une voix étouffée par le déguisement. L’entrée est là, sur la
droite.
L’inconnu
pointait ainsi du doigt une direction. Ses compagnons se dirigèrent vers le
seuil ainsi désigné sauf un individu.
-
Voyons, marquis, hâtez-vous donc. Souffla celui qui paraissait être le chef.
Le
Provençal renâcla.
-
Oui, Monseigneur, j’arrive… quelques secondes de patience encore…
Apparemment,
toute la fine fleur de l’aristocratie s’était donné rendez-vous dans ce lieu
secret. Celui qui avait été appelé « Monseigneur » n’était autre que
le prince de sang, le duc de Chartres, futur duc d’Orléans et futur Philippe
Égalité dans la chronoligne 1721.
Derrière
le haut et puissant personnage se tenaient son cousin le prince de Condé ainsi
qu’un homme à la corpulence assez imposante, Riquetti de Mirabeau père, le
marquis de Bouillé, le vicomte de Noailles, le comte de Beauharnais, le duc de
Richelieu - plus qu’octogénaire - le comte de Montesquiou, la duchesse de
Polignac, le duc de Choiseul, le ministre Vergennes et tant d’autres.




Tous
ces nobles, pairs du royaume, ou bien en cour actuellement ou autrefois,
avaient pris soin de dissimuler leurs traits sous des masques de rapaces
parfaitement ressemblants, de véritables œuvres d’art qui avaient dû coûter une
fortune.


Ainsi,
Philippe, duc de Chartres, était le hibou Grand Duc, la duchesse de Polignac la
chouette effraie, le marquis de Mirabeau le milan, le vicomte de Noailles
l’épervier, sans oublier le faucon, les petits et moyen ducs, le chat huant,
l’aigle royal, dévolu au prince de Condé et enfin, le Harfang, chouette
himalayenne, déguisement choisi par le comte di Fabbrini, nouvelle recrue de
cette théorie hétéroclite de comploteurs. En effet, il n’y avait pas à s’y
tromper, tout ce beau monde complotait bien et bien contre Louis XVI.
À
l’entrée du souterrain, des racines de lierre
ne donnaient pas encore de feuille à cause de la saison hivernale. Une
galerie étroite, sentant l’humidité, s’enfonçait profondément sous la terre.
Elle menait à une caverne voûtée où l’on entendait goutter de l’eau, le lieu
était habité par des chauves-souris, qui, à cette heure, chassaient les
rongeurs.
Cependant,
si la caverne était momentanément désertée, les prédateurs ailés y avaient
laissé des témoignages désagréables de leur présence. Leurs déjections
maculaient le sol ainsi que les parois tandis qu’une puissante odeur alcaline
chatouillait les narines des intrus. Ceux-ci, le nez pincé, ne s’en dirigèrent
pas moins jusqu’au fond de la salle naturelle, s’ouvrant un passage à l’aide de
quelques torches déjà allumées.
Cette
caverne avait un lourd passé comme il se devait. Elle avait été souvent
utilisée dans les époques lointaines pour abriter des rites secrets ou encore
des complots à l’encontre du pouvoir en place. Gravures mystérieuses et
graffiti plus ou moins lisibles dénonçaient cette tradition d’occupation. Des
experts y auraient reconnu des inscriptions en langue gauloise, langue disparue
pour le commun des mortels dont pourtant, il ne restait plus que quelques mots
passés dans le langage courant. Pêle-mêle, un observateur attentionné, muni
d’une lumière rasante, aurait pu distinguer des gravures et des symboles
rappelant vaguement les Rose-croix, les templiers ou les alchimistes.
Les
princes masqués s’assirent confortablement sur des concrétions calcaires ou à
même le sol lorsque celui-ci était à peu près sec et propre.
À
tout seigneur, tout honneur, le duc de Chartres déclara la séance ouverte.
Aimablement, il présenta la nouvelle recrue aux initiés.
-
Le Harfang qui est ce soir parmi nous pour la première fois est le comte
milanais Galeazzo di Fabbrini. Chassé de sa patrie par les Autrichiens, il est
venu nous prêter son concours dans la grande affaire que vous savez.
Le
dénommé Galeazzo salua à la ronde l’assemblée avec la grâce et l’aisance du
grand seigneur qu’il était. Pour ce faire, il ôta son masque et, ainsi, tous
purent dévisager et entrer dans leur mémoire les traits de l’Ultramontain. Le
nouveau venu présentait une figure légèrement aplatie, de grands yeux bleu
foncé, un nez court et un peu large, des cheveux bruns striés de blanc non poudrés
coupés assez courts, un corps bellement proportionné mais le torse plutôt
large. On le sentait cavalier accompli et on le devinait bon épéiste. Ses
manières quelques peu désinvoltes dénonçaient également son haut lignage
remontant pour le moins aux Visconti. D’ailleurs, un de ses ancêtres s’était
illustré à Damiette.
-
Vous n’ignorez point que l’antique race de nos rois, reprit Chartres de sa voix
nasillarde, descend des Troyens par Francion comme l’a démontré La Franciade
écrite au début de ce siècle. De lui, de Francion donc, sont issus les rois
Pharamond, Clodion, Mérovée et toute la lignée qui suivit. Or, le cours de
l’Histoire a été bouleversé par de multiples usurpations qui ont ensanglanté
les hautes sphères de l’Etat pendant près d’un millénaire et demi.
Beauharnais
s’excusa de prendre la parole.
-
Oui, Monseigneur, approuva-t-il. Par exemple, l’ancêtre de la lignée actuelle
qui occupe le trône, le duc de France, Hugues Capet, s’est emparé du pouvoir
avec la complicité de l’évêque Adalbéron en l’an de grâce 987, reléguant ainsi
l’héritier légitime Charles de Basse Lorraine dans les oubliettes de
l’Histoire.
-
Certes. Ce crime est notoirement connu! Osa proférer la duchesse de Polignac.
Riquetti
de Mirabeau, le visage cramoisi, répliqua.
-
N’allez point encore nous ressortir l’antienne des premiers régicides qui
rédigeaient leurs pamphlets dans des conditions bien particulières. À cette
époque troublée par les guerres de religion, ils ne savaient plus comment
justifier la légitimité de leur champion, le duc de Lorraine, Henri de Guise,
voulant ainsi le coiffer de la couronne royale à tout prix.
Tout
voûté et chenu, le duc maréchal de Richelieu,

de sa voix cassée, le vieillard
approchait de la nonantaine mais avait encore relativement bon pied et bon œil
grâce à une pharmacopée particulière qui relevait du charlatanisme et de la
sorcellerie, poussière de cantharide qu’il absorbait toutes les heures - le
fameux produit était contenu dans sa tabatière avec d’autres poudres du même
style - bains de gelée royale hebdomadaires, poudre de corne de narval qui
assaisonnait tous ses plats, corps enduit de musc, culotte taillée dans le cuir
même d’un bouc abattu alors qu’il était en rut, nourriture idoine composée de
testicules de taureaux, avalés grillés et trempés dans du miel, huîtres grasses
gobées par douzaines, et ainsi de suite, le vieillard disions nous, dont le
visage peinturluré au blanc de céruse et au rouge carmin, de sa voix
tremblotante, rappela la plus grand usurpation à ses frères et sœurs. En
s’exprimant avec véhémence, il oubliait qu’il avait été jadis un fervent
soutien du régent Philippe d’Orléans et qu’il n’avait pas alors hésité à
défendre son suzerain l’épée à la main. Ainsi, il avait aidé les Bourbons à se
maintenir sur le trône aux fleurs de lys aux dépens du duc de Maine lors de la
célèbre conspiration de Cellamare en 1718.
-
Palsambleu! Par les génitoires du dieu Pan et de ses compères les silènes,
éclata Armand, le vainqueur de Mahon, ces farauds, ces pseudo foutres de
Pippinides et de Carlovingiens ont été couper la toison virile de Childéric et
l’ont ensuite enfermé à demi castré dans un moutier! C’est cela le plus grand
scandale de l’Histoire qu’il nous faut venger aujourd’hui! Oui, c’est cela!
Hurla le vieillard priapique une demi-douzaine de fois avant d’être pris par
une quinte de toux inextinguible.
Feignant
l’étonnement, Galeazzo s’exclama:
-
Monsieur le Maréchal, vous ouvrez une avenue à mon projet. J’ai justement dans
ma besace des documents authentiques qui témoignent que l’antique race des
premiers rois légitimes de la France a encore aujourd’hui des rejetons vivaces
qui ne demandent qu’à monter sur le trône!
Intérieurement,
le Maudit se réjouissait de ses manœuvres non improvisées mais parfaitement
calculées.
« Ce
gnome ridicule apporte de l’eau à mon moulin. Ni ses nombreux séjours à la
Bastille ni sa vie de bâton de chaise ni encore ses milliers de maîtresses
n’ont gâté son esprit. Or, je sais que cet obsédé et rancunier personnage ne se
trouve ici en pareil lieu que parce que cette écervelée de Marie-Antoinette ne
le supporte pas. La reine n’aime pas les licencieux vieillards ».
Tout
en pensant cela, le comte défit les cordons de son vaste portefeuille. Il en
tira une gravure vieille de près de deux cents ans portant quelques taches
brunes attestant de sa prétendue vétusté qu’il montra à tout venant. Cette
image représentait une espèce d’homme sauvage hirsute, à demi nu, qui tentait
de désarçonner le bon roi Henri, le cauchemar des Catholiques ultramontains.
-
Vous reconnaissez sans nul doute une représentation de l’attentat du 19
décembre 1605 commis par Jacques des Isles, procureur à Senlis contre Henri le
Quatrième, articula posément Galeazzo. L’homme qu’on accusa de ne pas avoir
toute sa raison se pensait descendant de Pharamond. Évidemment, cette assertion
était fausse. Il apostropha le souverain en ces termes: « Rends-moi mon
royaume ». Henri ne condamna pas le fol à mort. Mais pourtant, Jacques des
Isles mourut en prison peu après. Opportune coïncidence.

Richelieu,
grimaçant un sourire, s’approcha de l’Italien, apparemment remis de sa quinte,
et lui offrit gracieusement de sa poudre de cantharide.
-
Compère, vous me plaisez et grandement! Tenez, ne me refusez point. Ce serait
me fâcher. N’imitez point ce parpaillot mal rebouilli et impuissant de Sully,
sieur de Rosny, qui n’avait chevauché que sa chaise, et encore… il eut le
mauvais esprit d’ôter les noms fleurant bon la France à nos ruelles typiques de
notre vieux Paris. Adieu donc Rue coupe-gueule, et Poils de con!

Di
Fabbrini eut grand mérite à éviter un mouvement instinctif de recul non parce
qu’il ne désirait pas goûter à cette infâme médication où les blattes écrasées
se disputaient avec la poudre de momie - ce produit exotique le duc le faisait
venir à grands frais de fort loin, mais il en usait et abusait tant qu’il en
manquait souventefois - mais bel et bien parce que le vainqueur de Mahon puait
bellement comme le vieux bouc qu’il était devenu, dégageant un incommodant
fumet hircin.
Le
duc de Chartres demanda avec intérêt:
-
Et vos autres parchemins, comte?
-
Voici ce qui va confirmer pourquoi nous sommes tous ici céans.
Galeazzo
sortit une fois encore mais avec mille précautions une grande feuille où un
arbre généalogique particulier figurait. Le cousin du roi Louis XVI s’en saisit
avec une curiosité non feinte.
-
Monseigneur, vous comprenez l’italien, je crois; cependant, je puis traduire
pour le reste de notre noble assistance.
-
Faites donc mon cher comte.
De
sa voix onctueuse de laquelle pointait un léger accent qu’il pouvait toutefois
gommer à loisir, le Maudit expliqua.
-
Voici l’arbre généalogique d’une famille non point illustre mais ancienne,
noble, honnête, brave, dont les racines remontent à plus de mille années. Les
tempêtes de l’Histoire l’ont faite échouer sur les rivages d’une petite île de
la Méditerranée. Là, actuellement, ses membres y vivent chichement, refusant de
se commettre à salir leurs blanches mains pures dans le vil négoce, l’élevage
ou encore la manufacture.
Philippe
de Chartres tira vite la conclusion surprenante de ce document qui ne l’était
pas moins.
-
Carlo Maria di Buonaparte, descendant de Pharamond. Un… Corse?

-
Certes oui, Monseigneur. Cependant, dois-je vous rappeler que l’île a été
achetée fort à propos en 1768 par le défunt Louis XV?
Choiseul
crut bon de se mêler à cet échange.
-
Monsieur di Fabbrini, rendez donc à César ce qui m’appartient. C’est là mon
œuvre. Ayant éprouvé du remords d’avoir dû abandonner à ces mal embouchés et
mauvais bougres d’Anglais la Nouvelle France, j’ai acheté la Corse aux Génois.
On se console comme on peut. Il est vrai qu’elle n’était pas chère non plus…
Diplomate,
Galeazzo garda cette réflexion pour lui;
«
Bien évidemment… les Génois en avaient plus qu’assez de Pascal Paoli et de sa
guérilla ».
Un
membre de l’assemblée, jusque-là en retrait, le jeune vicomte de Noailles, qui
arborait le masque de l’épervier, commençait enfin à comprendre de quoi il
était précisément question. Tout cela ne l’enchantait guère. Oubliant la hiérarchie,
il éleva la voix.
-
Messieurs, je vous demande de réfléchir sérieusement à ce que nous faisons ici.
Aux décisions que nous allons prendre cette nuit. Madame qui est notre témoin
impartial ne doit pas nous reprocher plus tard d’avoir agi avec légèreté. À la
parfin, vous êtes en train de proposer un régicide, même si vous y mettez les
formes, vous entourant de moultes précautions. Oui, un régicide! Hé bien… soit!
Mais au profit de quel prince? Apparemment non de Monseigneur le duc d’Orléans,
le père de notre hibou Grand-duc, non encore pour le compte de notre aigle
royal, Monseigneur le prince de Condé, mais pour cet obscur Génois corse sorti
ni d’Ève ni d’Adam, mais promu potentiel souverain légitime par la grâce du
signore illustrissime facchino le comte di Fabbrini! Vous le croyez tous parce
qu’il montre de belles lettres de créance. Il a eu le malheur d’être persécuté
par les Habsbourg ce qui accroît la force et la pertinence de ses propos. Quant
à moi, vous tous, écoutez bien, je ne suis pas prêt à céder, à mettre ma raison
de côté, à accepter ce conte digne de monsieur de Perrault! Mon précepteur m’a
trop enseigné Bossuet ainsi que les paroles de Louis XIV le Grand! Ah! Une
chose encore. Je vous rappelle que notre souverain le roi Louis XVI a été sacré
à Reims par la Sainte Ampoule, le Saint Chrême il n’y a pas si longtemps et
qu’alors vous n’y avez rien trouvé à redire… que je sache, ladite et antique
fiole ne s’est pas brisée lors de la cérémonie. Alors…
À
son tour, le vicomte de Beauharnais se leva. Il portait le masque du gypaète
barbu qu’il arracha avec un geste de colère. Puis il posa sa main droite sur la
poignée de sa brette avec une mine déterminée.
-
Monsieur, vous insultez ici toute l’assistance. Je ne puis tolérer la présence
d’un insolent doublé d’un traître! Vous m’en rendrez compte à l’instant!
***************
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