Chapitre 14
Octobre 2152. L’équipe de Fermat et du commandant Wu était de retour
de son expédition de 1825 depuis quelques semaines déjà.
Mais toute la cité de l’Agartha se préparait à subir un deuil qui l’attristait profondément. Un de ses membres parmi les
plus estimés, les plus aimés, n’avait plus que
quelques heures à vivre. Malgré toute sa science et son acharnement, Denis O’Rourke ne pouvait plus rien pour le cœur trop vieux et
usé de Lobsang Jacinto. L’Amérindien
achèverait là sa route.

Son animal totem, un loup au
dos argenté, lui avait parlé durant son ultime nuit. Résigné, Lobsang attendait
l’instant du Grand Voyage. Les
yeux clos, le souffle de plus en plus court, il semblait à toute l’assistance que le vieillard ne verrait pas la
prochaine journée. Allongé sur une couverture rouge tissée de motifs représentant
de manière stylisée des chevaux courant librement dans la plaine, le sage ne
bougeait déjà plus. C’était à peine si sa
poitrine se soulevait encore.
O’Rourke, le visage fermé, tenait le poignet de l’Amérindien dans sa main, percevant l’insensible et irrégulier pouls de mourant.
Une dizaine de personnes
assistait à l’agonie de Jacinto. Il y avait
là ses deux fils ainsi que ses petits-enfants, mais aussi Tenzin Musuweni et
Raeva Rimpoché, se amis. Daniel Lin se tenait quelque peu en retrait, ayant
tenu à être présent, méditant, les yeux baissés.
Tôt ce matin-là, sa compagne
Gwenaëlle lui avait donné un fils et la jeune femme, épuisée, le travail de l’enfantement avait duré vingt-sept heures, reposait
dans une chambre à la douce tiédeur, veillée par Aure-Elise et Louise de
Frontignac. La comtesse, qui, un temps avait porté l’habit des filles repenties et aidé à la mise au monde
d’une trentaine de nouveaux-nés,
avait promis au commandant Wu de prendre soin de la jeune parturiente et de l’avertir en cas de nécessité.
Dans son coin, appuyé sur le
chambranle de la porte, presque aussi pâle que l’agonisant, le Surhumain réfléchissait à toute vitesse, tourmenté par de
folles pensées qui se bousculaient, partaient, revenaient et s’entrechoquaient dans sa tête, toujours avec plus de
puissance.
« L’équilibre de la nature… une naissance, une mort… le battement de l’Univers depuis l’Aube des temps… l’essence spirituelle
de Jacinto est déjà loin d’ici, à la recherche
d’un nouveau corps, d’un être pas encore fécondé… non! Tout cela n’est que Mensonge!
Pourtant, il faut préserver l’Équilibre dit l’enseignement bouddhiste que j’ai reçu. Mais je m’y refuse à y
adhérer encore.
La Compassion devant l’inéluctable sort des humains, de tous les humains
devrait s’imposer à moi.
Or, je vois distinctement le
Serpent d’or, le Bienveillant, le
Guetteur… il se glisse sans bruit sur
la corde lumineuse de la Réalité. Il observe la scène. Il apprécie mon
obéissance…
Mais aussi l’obéissance des petites vies, des faibles créatures,
des modestes humains qui restent là, à leur place, tranquillement, attendant
sereinement l’effacement d’un des leurs.
Acceptation… Tel est mon Devoir… combien de fois me
l’a-t-on seriné, rappelé? En
haut, en bas, partout, tout autour de nous, de moi, l’Un unique et pourtant multiple se réjouit. Mais il n’en a pas le droit! Il me jauge et me juge sans être à
l’origine de cette expérience!
Expérimentateur… préservateur… révélateur… tout devient brûlant, me arde et me cuit! Tout se
dévoile et se recouvre d‘ombre, se dérobe
une fois encore… non! Le leurre s’évanouit, s’estompe par le fait
de ma Volonté!
Le sceau se rompt. Oui, je te
vois Unicité, derrière le lit du mourant, dissimulée et présente…
Dans les chevaux dansant sous
la Lune, dans la plaine argentée, dans les photons qui s’ébattent d’un Soleil brillant
à l’obscure lumière, je sais ce
que je dois accomplir maintenant… ne suis-je pas le
Révélateur de la Supra Réalité, le Préservateur de l’Humanité? Ne suis-je pas à l’Origine de tout ceci? ».
Avec une résolution nouvelle,
Daniel Lin s’avança silencieusement jusqu’à la couche du mourant. Son visage était illuminé et
transfiguré par sa détermination. Tout son avatar baignait dans une clarté
laiteuse, opalescente.
La famille de Lobsang,
sidérée, muette, subjuguée, recula. Quel prodige allait-il s’accomplir ici, en ce lieu?
À son tour, Denis se leva et s’écarta.
- Commandant, demanda le
médecin en bégayant, que voulez-vous tenter?
- Rien… si ce n’est rendre ce qui
appartient à Jacinto… répliqua le Ying
Lung en devenir qui se cherchait encore et agissait, poussé par une force
irrépressible.

Daniel Lin, Dan El avait à
peine murmuré mais pourtant sa voix avait retenti dans toute la chambre et tout
le corridor.
Après avoir ainsi parlé, le
Supra Humain désigna Lobsang d’un doigt brillant
qui ne tremblait pas…
- Je vais lui rendre la vie,
du moins pourrait-on le croire…
Alors, l’irlandais voulut rajouter quelque chose mais se
ravisa.
Lentement, le daryl androïde
prit la place de Denis et, à son tour, s’empara de la main
de l’agonisant. Au contact de l’aura lumineuse du Révélateur, l’Amérindien eut un soubresaut et rouvrit les yeux, des
yeux au regard étonnamment clair. Lucide, il prononça quelques mots que tous
entendirent.
- Fils du Bouddha, Préservateur,
je t’en prie, mon karma doit s’accomplir. Il est temps pour moi de partir…
- Non, Lobsang, tu te trompes.
Je ne le veux pas! Je décide. Tu dois rester parmi nous encore. J’ai besoin de toi dans la Cité encore à forger. J’ai prononcé ces paroles car j’en ai le droit.
- Compassion infinie, Gemme
précieuse, je dois partir pour revenir. Tu le sais bien. C’est là le lot de tous les êtres mortels…
L’assistance, jusque-là muette, se récria. Tenzin,
fronçant les sourcils, fit taire les membres de la famille de Lobsang Jacinto.
- Vénéré Sage, poursuivait le
Révélateur, m’apporteras-tu ton Aide? Je ne
saurais m’en passer, je l’avoue humblement…
- Expérimentateur, je ne vaux
même pas la poussière que tes pieds foulent…
- Lobsang, si tu t’éteins aujourd’hui, si je te
laisse partir, le plus Sage des humains, le voile perdurera pour l’éternité au sein de l’Infinité! Et je n’aurai plus le
courage de parcourir le sentier ardu qui mène à la Révélation ultime…
- La Révélation ultime t’appartient, Compassion éternelle.
- Il me faut la partager… seule de toutes les petites vies tu en es digne…
- Révélateur… je ne mérite ni tes larmes ni tes efforts… fais ce que tu dois, ce que tu sens… je me résigne…
- Merci pour ton assentiment.
Le prodige débuta sans coup
férir, sans bruit assourdissant, sans manifestation tonitruante, dans le plus
grand recueillement.
De Daniel Lin sortit un filin
serpentiforme, une langue brillante, aussi lumineuse que la clarté de mille
soleils. Pourtant personne ne fut aveuglé, ne ressentit la moindre incommodité.
Le fil délicat s’en vint ouvrir la poitrine du
mourant avec une délicatesse sublime. Puis, s’emparant du cœur du vieil homme, elle sortit l’organe pourpre, palpitant avec effort et irrégularité,
et, à la vue de tous, se mit à le façonner, à le sculpter, à le reconstruire
afin de le rendre parfait, jeune, en bonne santé, et éternel.
Sa tâche accomplie, le toron
divin remit le cœur dans le corps de Jacinto qu’il referma aussitôt. Sous le choc, l’Amérindien
tressauta, son visage blême devint cramoisi; revêtant la couleur de la
groseille écrasée.
Mais le miracle n’était pas achevé.
Désormais, le vieil homme
subissait une complète métamorphose. Ses traits se lissèrent, ses cheveux
redevinrent châtains tandis que ses muscles se raffermissaient.
- Tel tu étais dans mon cœur
et mon esprit, articula le Surgeon, tel tu seras pour l’infini du Temps!
Alors, le Surhumain lâcha la
main du ressuscité tandis que ce dernier, ému au-delà du possible, laissait
couler des larmes de reconnaissance. Se redressant sur sa couche, il montra un
visage irradiant un amour immense.
- Qui es-tu vraiment, toi que
je nomme et que l’on nomme le
Révélateur, le Préservateur, toi qui rends ainsi la vie et la jeunesse aux
agonisants? Demanda le Sage.
- Oui, qui es-tu? Renchérit
Tenzin Musuweni.
- Je ne sais pas, souffla l’ex-daryl androïde en fermant les yeux.
Disant cela, Dan El était
sincère.
- Expérimentateur… reprit Lobsang.
- Je n’ai pas pu accepter la froide, cynique et nécessaire
Entropie… je lui ai déjà trop donné, je
crois… cela a été mon erreur jadis… mais autrefois j’étais si jeune, si
inexpérimenté…
En ayant trop révélé, Dan El,
à bout de force, dut s’allonger sur le sol
glacé, son intégrité corporelle présente menacée. Peu à peu, son avatar sembla
s’effacer pour laisser la place
à une entité protéiforme indescriptible dont la matérialité oscillait entre
plusieurs champs dimensionnels.
Denis O’Rourke avait enfin recouvré son sang-froid. Il ordonna
d’une voix ferme:
- Dehors! Sortez tous! Vous,
Raeva, allez chercher l’amiral Fermat ainsi
que Gwenaëlle.
- Homme médecine, objecta l’Hawaïen, Gwenaëlle n’est pas en état de se lever…
- J’en ai conscience mais je pense qu’elle seule peut ramener Daniel Lin dans notre réalité.
Elle saura suivre et son instinct et les directives de Fermat. Courez! Le temps
presse.
Raeva s’inclina et se précipita dans le corridor. Il n’eut pas à aller bien loin. Le vice amiral arrivait,
portant la Celte, dolente, mais consciente, dans ses bras.
- Comment avez-vous su? S’exclama le jeune homme.
- Le lien télépathique qui
unit Daniel Lin à sa compagne est très puissant. Gwenaëlle m’a fait prévenir lorsque le commandant Wu a entamé le
processus de guérison de Lobsang Jacinto. Vite! Plus vite! Sinon, tout peut
basculer et finir là, dans cette tromperie.
Raeva ne releva pas les propos
abscons pour lui du Français. Au contraire, il aida André à asseoir la jeune
femme auprès de Daniel Lin. Malgré sa peur vive et intense, la Celte, oubliant
sa faiblesse, se saisit de la tête de son compagnon et, dans sa langue
archaïque, psalmodia une étrange et envoûtante mélopée.
- Dan El, tel est le nom que
tu portes… Dan El… si jeune, si téméraire, si beau… qui joue avec les Soleils, les nébuleuses et les
nuages, qui les fait danser dans une ronde magnifique… qui court et chante dans les blés prêts à être
récoltés, qui foule le chemin parfumé de la félicité, qui récite sa complainte
sous la lune indifférente, qui soupire après son rêve perdu et pourtant à
portée de mains. Dan El, le créateur de ceux qui marchèrent debout, selon les
récits des Anciens et d’Uruhu, de tous ceux
qui, au premier matin du monde ouvrirent les yeux et prirent conscience d’eux-mêmes… alors, ils surent
parler et nommèrent les choses qui les entouraient, les oiseaux, les poissons,
les animaux à poils, les fruits et les arbres, la nuit et le jour, le ciel et
les étoiles, la pluie et l’arc-en-ciel, la
rivière et le grand océan…
Dan El que les autres hommes,
du côté de la Grande Rivière appelèrent Pi’Ou…


Dan El, moi, Gwenaëlle, ton
humble servante, je t’en prie, je t’implore, reviens parmi nous, toi si bon, si généreux,
si doux mais aussi si solitaire… Préservateur,
révélateur, exilé, paria à toi-même et aux autres, entends ma supplique…
Si tu restes sourd à mon
appel, si tu refuses d’entendre mon cri,
le Soleil de ce Monde, mais aussi de tous les Mondes s’éteindra… plus jamais les
descendants de ceux qui marchèrent debout ne prononceront ton nom… plus jamais ils ne brûleront pour toi les herbes
sacrées; les senteurs enivrantes de l’ancolie et du
genièvre ne s’élèveront plus dans l’air léger du soir.
Nous t’oublierons et tu nous oublieras… tous, nous tous les humains nous serons effacés par
la pluie sauvage, qui meurtrit et détruit. Emportées par les fureurs du ciel,
les petites vies si chères à ton cœur, tu souffriras des milliers et des
milliers de morts… est-ce bien cela
que tu veux? Prends pitié Dan El, de toi et de nous…
- Dan El t’a entendue, femme, il répond, murmura André à mi-voix
à l’adresse de la Celte, dans le
même langage plurimillénaire. Vois, Gwenaëlle, Daniel Lin est de retour de l’Infra Mondes et s’ancre dans cette
réalité-ci…
- Merci Gana-El… pourquoi t’obstines-tu à
mentir à mes frères et sœurs et à refuser d’avouer qui tu es
exactement? Dan El, ton fils, t’est plus précieux
que tous les Mondes, que toutes les petites vies…
- Daniel Lin n’a rien pu te celer. Cela lui est impossible sans doute… tu sais donc ce que j’ai fait pour lui et pour toi… tais-toi! Il n’est pas temps que l’humanité tout
entière connaisse son nom et son identité… ton celtique
remontant à plus de cinq mille ans, personne n’a saisi le sens de tes paroles…
- Gana-El, tu fais erreur.
Jacinto a capté ce que nous disions…
- A cause du lien ténu qui
subsiste encore après sa métamorphose…
L’Amérindien sourit et répliqua dans son propre idiome:
- Je sais garder un secret.
Gwenaëlle, élue du Révélateur, et toi, son père, rassurez-vous…
Lobsang s’était exprimé si bas que nul, du couloir, n’entendit. Quant à Denis, il ne pratiquait pas cette langue
exotique.
Pendant ce court échange, le
commandant Wu s’agitait, et reprenait
conscience. Il finit par ouvrir ses yeux bleu gris si clairs.
- Je crois que je me suis
évanoui, dit-il platement, confus et ému, ne sachant plus très bien pourquoi.
Jacinto? Que vous est-il arrivé?
- Rien qui ne soit votre
œuvre, commença l’Amérindien.
Il fut coupé par le vice
amiral qui poursuivit sévèrement:
- Daniel Lin, une fois encore,
vous avez fait preuve d’une grande
imprudence. Votre générosité inconséquente a failli non seulement vous
détruire, mais aussi mettre en péril notre mission! Sauver une petite vie… certes, je peux comprendre cela… mais vous oubliez votre devoir…
- Pardon, André… mais c’était plus fort que
moi… Gwenaëlle, malgré ton état,
ta faiblesse, je sais ce que tu as fait… je n’aime pas les dettes. Mais sache que jamais je ne me
séparerai de toi… cela me sera tout simplement
impossible, je crois… du moins, je viens
de faire en sorte que nous restions liés par-delà l’Infinité. Lobsang, Raeva, Tenzin, Denis, André, je ne
vous abandonnerai plus… j’en fait le Serment!
Puis, lentement et
péniblement, souffrant visiblement de l’effort fourni
quelques minutes auparavant par son avatar humain, prisonnier à l’intérieur de ce corps, le jeune Ying Lung se redressa.
Plus déterminé que jamais à
anéantir à la fois le Maudit et Johann Van der Zelden, le Succédané de l’Entropie, le Surgeon quitta la pièce pour se rendre
dans le laboratoire où Craddock travaillait.
Les humains ou assimilés ne
réagirent pas plus que cela. Déjà, ils avaient oublié le prodige accompli. Pour
eux, Jacinto avait toujours eu cet aspect-ci, celui d’un quadragénaire ayant encore de longues années devant
lui.
C’était la première fois que Dan El se permettait de
modifier ainsi la réalité. Ce ne serait pas la dernière.
***************
Octobre 2152, une fois encore.
Cité souterraine de l’Agartha.
À l’extérieur, la tempête faisait rage, et des vents
dépassant les deux cent cinquante kilomètres à l’heure hurlaient, s’engouffrant dans
les hauts plateaux désertiques, les balayant d’une colère inassouvie. Les rares humains survivants, plongés dans la
barbarie la plus complète, se terraient, recroquevillés par le froid et la peur
dans des anfractuosités dérisoires. L’hiver s’annonçait plus rude qu’à l’accoutumée.
Mais les habitants du rot du
dragon n’en avaient cure car les
capteurs solaires étaient parfaitement protégés par des champs de force.
Dans un des laboratoires
situés au vingtième sous-sol, entièrement réaménagé, le commandant Wu, de retour
de son expédition temporelle en 1825, aidé de Craddock mais aussi de Violetta,
tentait une nouvelle fois de matérialiser Antor. De son côté, Fermat veillait à
ce que l’expérience, terriblement
énergivore, n’endommageât pas les relais
énergétiques en surtension qui alimentaient l’Agartha.
Le matérialisateur temporel;
afin de donner pleinement satisfaction, avait été entièrement conceptualisé et
remonté, et ce, en un temps record. Désormais relié à une immense sphère du
chrono vision, ses applications s’étendaient dans les
interstices de la physique einsteinienne et helladienne. Pour mettre au point
pareil engin, Daniel Lin avait fait appel aux connaissances humaines mais aussi
à celles des alliés ou ennemis des peuples de la Terre, les Velkriss et les
Helladoï, les Castorii et les Haäns. Bien évidemment, ses intuitions géniales
de Ying Lung lui étaient également fort utiles.
Ainsi, l’hyper matérialisateur captait les échos mêlés des
multi Big Bangs fossiles et, se faisant, annulait la dissymétrie originelle du
Pantransmultivers. Or, tapi au fond de son antre, le Dragon Noir, à l’affût, se réveillait. S’ébrouant, il cherchait l’insolent qui se
risquait à le frôler.
Mais ce n’était pas la seule conséquence déclenchée par le
« souffle de la mort » comme l’avait surnommé
Lobsang Jacinto. Lorsque l’appareil était
branché, il chamboulait la Création, la matière visible et invisible, l’énergie et ainsi de suite.
Défiant toute logique, à sa
puissance maximale, l’appareil était
capable d’unifier les Multivers en une
potentialité unique, un probabilité certaine. Cela provoquait des
tiraillements, des éternuements au sein des branes, là même où étaient censés
se mouvoir les Yings Lungs.
Cependant, présentement, à
cinquante pour cent de son potentiel, l’engin peinait à
recoudre en une seule et unique étoffe pluri quantique les branes infinies qui
s’étendaient, se dépliaient et
se repliaient, frissonnaient dans le Pantransmultivers malmené.
Daniel Lin pressentait qu’Antor était coincé dans les infimes interstices existant
au sein des super cordes maintenant la cohésion de la Totalité créatrice mais
aussi le non encore créé. Toutefois, son ami n’y résidait pas en un seul tenant. Éparpillé au centre de chaque lien,
particule par particule, pré particule par pré particule, pourtant, il
continuait à penser, mais également à souffrir, pour l’Eternité. Fractalisé, détruit, il conservait sa
conscience, ressentait cruellement sa condition et voyait son Autre lutter pour
se reconstituer. Et il pleurait. incompréhensible ment il pleurait. De toutes
ses forces, il aurait voulu crier à son Double: arrête! Mais son impuissance ne
parvenait pas à réveiller l’écho le plus ténu
au sein de la psyché de son frère.
Ce soir-là, après dix
tentatives infructueuses, le matérialisateur avait réussi à déplier la moitié
des branes au sein de huit dimensions à peine, puis à les découdre et à les
réassembler en une seule pièce d’étoffe quantique
dans une Infinité partielle.
Cet exploit s’avéra cependant insuffisant. Daniel Lin, déçu, n’avait obtenu qu’une image instable,
brouillée, gondolée et fantomatique de son ami.
Plus pâle que jamais, le
spectre, prisonnier de sa bulle virtuelle, ne souriait pas, bien au contraire.
Comme un aveugle, il regardait droit devant lui, ne percevant apparemment pas
la présence du daryl androïde.
L’image, variable et trompeuse s’estompa rapidement, après seulement quelques secondes
bien que Daniel Lin s’évertuât à la
maintenir dans cet univers-ci.
Le commandant Wu, devant cet
échec, n’eut pas un geste de dépit. Il
conserva son sang-froid et, résigné, quitta la console centrale tout en
demandant d’une voix sourde à Violetta de
débrancher le téléporteur spécial.
- C’est fait, papa.
- Commandant, jeta Symphorien,
nous recommencerons dès demain. À mon avis, nous n’étions pas si loin du but…
- C’est vrai, ça, rajouta l’adolescente. Nous avons progressé. Avant, nous n’obtenions que des m’as-tu-vu, mais ce
soir, nous avons eu droit au spectre d’Antor.
- J’ai commis une erreur, dit alors Daniel Lin dans un
souffle. Je le sens et je le sais. Tout mon être se rebelle…
- Mon gars, c’est le découragement qui vous fait parler ainsi,
bougonna Craddock avec justesse.
- Non, ce ne sont ni le bon
procédé ni la bonne solution, reprit le daryl androïde avec lucidité. Je n’irais pas plus loin avec cette technologie, vînt-elle
du XXXIe ou du XXXIIe siècle. Si je m’obstine à
poursuivre dans cette voie, je mets en péril le Pantransmultivers dans son
intégralité…
- Ah! Commandant, la fatigue
vous fait débloquer! Émit le Cachalot de l’Espace avec un
soupir.
Symphorien mordilla ses
lèvres, craignant une réaction de la part du Prodige de la Galaxie. Ne lui
avait-il pas manqué de respect une fois de trop? Il savait qu’il pouvait se permettre beaucoup avec l’incroyable phénomène, mais tout de même. Il avait
encore en mémoire certains événements qui s’étaient produits au
sommet d’un éléphant de bronze puis de
plâtre. Il ne tenait pas à les revivre, surtout pas.
- Capitaine, répondit le
commandant Wu, jamais je n’ai été aussi
raisonnable.
- oui, eh bien, moi, je crois
que quelque chose vous freine, vous entrave et ne tient pas à ce que vous
réussissiez!
- Fermat m’avait mis en garde, je me suis obstiné, une fois
encore. Une erreur de jeunesse, une faute d’orgueil…
- Je ne vois pas du tout de
quoi vous causez! Le matérialisateur n’a fonctionné qu’à la moitié de sa puissance théorique. À cent pour
cent, je ne doute pas qu’Antor aura recouvré
son intégrité physique. Ainsi, il sera en phase avec notre monde. Alors, ce
sera facile de le récupérer.
- Non… Ce n’est pas ainsi que
je le retrouverai. Le moment n’est pas advenu. De
toute façon, la technologie humaine ou helladienne est limitée… il me faut faire appel désormais à la
transdimensionnalité créatrice, la manipuler, encore et toujours, l’influer dans une direction déterminée, la tirer de son
maelström originel.
- Euh… Là, j’ai besoin d’un bon verre! Même en l’an six millions et des poussières, aucune technologie matérielle ne
pourra atteindre ce niveau…
- Bien évidemment… toute technique reste contrainte par sa matérialité
même. La solution réside en la réflexion d’un cerveau défiant
toute appréhension, un cerveau capable de transcender la Supra Réalité, de
matérialiser tout ce qu’il veut. Une
Intelligence coiffant l’Infinité des
possibles, des peut-être, des virtualités, des probables et de l’improbable…
- Papa, tu es en train de
décrire… Dieu! S’écria la jeune métamorphe en tremblant.
- Oui, en effet,Violetta. Du
moins une Entité créatrice qui ne peut s’empêcher de faire
naître le Pantransmultivers, qui se sent obligée de le faire, l’arrachant du Néant… tantôt, les lèvres
d’Antor remuaient, prononçant
une sorte de mise en garde.
- Je n’ai rien vu, affirma l’adolescente.
- Moi itou!
- Pourtant, c’était perceptible… Antor ne voulait pas
être matérialisé.
- Pourquoi? Questionna
Symphorien.
- Je préfère ne pas répondre.
- Si j’ai bien lu les coordonnées, reprit Violetta, les
curseurs affichaient des repères invraisemblables. Antor serait fragmenté,
enfermé au tout début de la Création…
- Pas tout à fait, ma grande.
En fait, il se trouve antérieurement au Big bang, au premier, cela va de soi,
dans une a création… à l’intérieur, oui, c’est cela, au cœur
même des forces ayant impulsé les Multivers, ou qui le feront… le plus atroce, c’est qu’il le sait… il sait autre
chose également et sa mise en garde me concerne.
- Vous avez senti, capté tout
ça? Fit Craddock admiratif.
- Senti, Symphorien. Les Yings
Lungs ont été soulagés par cet échec qui leur a fait gagner un répit…
- Mille tonnerres de Paimpol,
Daniel Lin! Vous sombrez dans un mysticisme à la noix! Diable! Qui sont ces
Yings Lungs? Des chimères sorties d’un délire provoqué
par l’abus de psychotropes? Des
ramassis empoussiérés? À supposer bien sûr, qu’ils existent! Des vieilles légendes mitées nées de la trouille de fichus
primitifs extrême-orientaux qui croyaient, ces crétins superstitieux que la
Terre reposait sur le dos d’u immense Dragon?
- Symphorien, sourit le
Surgeon, c’est à peu près cela. Mais vous
ne croyez ni en Dieu ni au diable…
- Ouais, mon gars, et j’en suis fier! Je me sens très bien comme ça. Je n’ai pas besoin des béquilles de la religion pour rouler
ma bosse dans le vaste monde. Cependant, si je devais croire en quelqu’un ou quelque chose, eh bien… ce serait vous…
Daniel Lin ne marqua pas le
moindre signe d’étonnement à cette concession
de la part du Vieux Loup décati du Cosmos. Il s’inclina devant Craddock toujours avec son mystérieux sourire et
répliqua:
- Merci pour cette marque de
confiance, capitaine. Mais vous savez, la Réalité est d’une complexité inouïe, inappréhendable pour de simples
cerveaux humains… même moi, parfois, j’ai du mal à comprendre comment le Multivers existe et
fonctionne.
Devant cet aveu de la part du
Révélateur, Symphorien devint cramoisi. Gêné, il dit:
- Tss… Daniel Lin, si vous acceptez un conseil de ma part…
- Oui, Craddock, je vous
écoute…
- Prenez un peu de repos. Nous
rediscuterons de métaphysique demain matin… si vous le voulez
bien…
- Euh… Un bisou, papa, et pas de mouron.
- Bien sûr, Violetta. Et j’essaierai de ne pas me faire du souci cette nuit. Je
promets de ne pas ressasser cet échec.
Puis, avec tendresse, le
commandant Wu embrassa sa fille sur le front et serra chaleureusement la main
du capitaine d’écumoire. Mentalement, il lui
envoya ce message:
- Craddock, montrez-vous
prudent lorsque vous évoquez les Yings Lungs auxquels vous ne croyez pas. Je
vous garantis qu’ils existent bel et bien et
que, par nature, ils sont susceptibles et rancuniers.
- Ah! Je voudrais bien voir
ça, fit le Cachalot de l’Espace sur le même
mode de communication. Vous, vous ne l’êtes pas, alors…
- Alors, vous pensez n’avoir rien à craindre…
Son sourire indéfinissable sur
les lèvres, Dan El se retira, laissant le soin à Symphorien de remettre un peu
d’ordre dans le laboratoire. La
métamorphe était partie se coucher.
***************
Loin, fort loin de l’Agartha, mais pourtant si proche, le Chœur multiple
communiquait avec un bien étrange individu vêtu avec une magnificence qui
dépassait les imaginations les plus débridées.

- Vous avez accompli votre
part du marché.
- Disons que je m’y emploie… faites-en autant
et l’Eternité sera votre,
pleinement.
- Elle est notre essence même.
- Certainement. Voyez, j’aimerais qu’il en soit de même
pour moi… posséder une Conscience
entière, intégrale de ce qui est ou a été, qui sera ou devrait être…
- Nous comprenons et
approuvons votre désir…
- Dans ce cas, vous ne verrez
aucun inconvénient à m’incorporer à vous,
le plus tôt possible.
- Certes, mais après l’expulsion définitive du Rebelle de la Supra Réalité.
- Oui, après son annihilation!
- Nous y réfléchissons.
- Après l’échange, la fusion…
- C’ était ce qui était convenu… Alors… Patience.
- J’accepte d’attendre un instant
encore, juste un instant…
***************
Daniel Lin avait-il conscience
de ce que tramait la Totalité?
Présentement, il embrassait
son fils nourrisson qui dormait à poings fermés dans son petit lit.
- Qu’il est beau! S’exclama Gwenaëlle
avec fierté.
- Certes, il a la beauté. Mais
il m’est précieux et cher pour
autre chose, mon amour. Tu as comblé mon plus cher désir, mon Héloïse.
- Daniel Lin, sera-t-il comme
toi?
- Que veux-tu dire?
- Un plus qu’humain, un demi-dieu, un Dragon d’or…
- Je ne le souhaite pas, ma
mie. Il a mes gênes, certes, mais aussi les tiens…
- Encore ton langage
compliqué! Daniel Lin, mon maître, ce soir, j’ai trop sommeil pour te demander des explications.
- Trop sommeil, Gwen. Quelle
affreuse menteuse, tu fais!
- Tu lis dans ma tête… alors, tu sais ce que je veux…
Fort câline, la Celte se
rapprocha de son compagnon dans l’attente de la
suite.
***************
Pieds Légers végétait dans une
cave fort humide d’un sinistre
estaminet situé à Bougival. Le lieu était connu des ravageurs, des escarpes et
des maîtres passés singes. Depuis des temps immémoriaux, il avait fort mauvaise
réputation. Souventefois, on retrouvait dans le fleuve qui coulait
imperturbable à proximité quelque bourgeois proprement étranglé ou égorgé,
estourbi en toute discrétion, dépouillé et dévêtu.
La plupart du temps, la police
laissait faire car les ravageurs lui étaient très utiles. En effet, ces
pillards et assassins servaient d’indics à Vidocq.
Ainsi, le chef de la Sûreté pouvait obtenir des renseignements à bon compte sur
les opposants au régime appartenant aux classes populaires. Sous l’égide de l’ancien bagnard, les
cabarets s’étaient donc multipliés. Le
peuple, abruti par l’alcool, n’avait plus assez de lucidité pour se retourner contre
le tyran.

Soigneusement ligoté et
bâillonné, Guillaume ne pouvait ni bouger ni remuer un orteil et encore moins
se contorsionner. Le sol sur lequel il gisait était collant d’une crasse composite tandis qu’une odeur carrément nauséabonde affleurait de l’interstice d’un soupirail à la
même hauteur que le nez du malheureux prisonnier. De la Seine toute proche des
remugles infects remontaient auxquels se mêlaient des vapeurs d’alcool frelaté, d’affreuse piquette.
Parfois d’inquiétants crissement parvenaient jusqu’aux oreilles du jeune homme. Des rats étaient en train
de courir tout autour de son corps allongé et impuissant, se mettaient à le
flairer puis ils grimpaient sur ses jambes et son torse, rassurés par son
immobilité. Cela déclenchait chez Guillaume un instinctif et violent sentiment
de répulsion.
Certains rongeurs, plus hardis
que leurs frères, le dévisageaient de leurs yeux rougeoyant dans cette semi
pénombre. Pieds Légers craignait par-dessus tout qu’ils ne finissent par lui mordre le nez, la bouche ou
les oreilles et qu’y ayant pris goût,
ne le dévorent. Sa tête lui lançait cruellement tandis que sa nuque douloureuse
s’ornait d’un bel œuf de pigeon,d’une bosse digne de rester dans les annales. En fait, tout son corps se
rappelait à lui et ne lui laissait aucun répit.
L’adolescent avait été systématiquement roué de coups.
Un passage à tabac administré par des professionnels de cet art douteux. Son
dos, sa poitrine, ses bras et ses jambes s’ornaient d’estafilades et de bleus plus ou moins violacés. Les
persilleuses avaient mis tout leur cœur à venger l’une des leurs, estourbie par un joli petit coup de
surin!

Mais il pouvait y avoir plus
effroyable encore que ce passage à tabac dans les règles, que cet enfermement
dans cette cave moisie. La mort! Comme le laissait présager ce squelette oublié
près d’un volumineux fût de vin. Mais
auparavant, sans doute, le viol. C’était cela que
redoutait aussi Guillaume.
Mais non, Pieds Légers, ta
vertu avait été préservée durant ton évanouissement et le serait. Le patron du
cabaret Aux charmes de Cupidon s’y était fermement
opposé, rappelant ses ouailles à la raison, usant pour ce faire de la langue et
des poings.
- Holà maroufles! Bougresses
de mes deux! Ça suffit!
Se jetant sur
ses « filles » avec vigueur, il les assomma presque.
- Toinette! Léandra! Du calme.
Le prince russe Danikine a pourtant été clair sur ce point. Si un intrus se
présentait, on se contentait de lui régler discrètement son compte. C’est tout et c’est pas dur à
comprendre. Alors, pas de cela!
- Juste une petite gâterie,
répondit Océane en chuintant.
Le patron venait en effet de
lui casser une dent. Ainsi était Sylvain.
- Le Russe n’en saura rien et ça me ferait tant plaisir!
Insista-t-elle.
- Non! Hurla le pègre. Vidocq
nous tolère, sans plus. Vous savez comme moi que pour l’heure, il fricote avec Danikine et ce Piémontais sorti
de nulle part. si on ne respecte pas notre part du marché, alors, hop! Ma
licence saute. Et vous, mes belles, vous finissez à Rochefort, Toulon, ou à
Brest pour de très longues vacances. Inutile, n’est-ce pas, de m’étendre sur ce qui
attend là-bas, les filles de votre genre.
Toinette hocha tristement la
tête et, à regret, se releva, obéissant à son chef direct, non cependant, sans
avoir administré un ultime coup de pied à Guillaume, évanoui depuis deux
minutes.
Plus tard, Sylvain Merreuil
avait reçu l’ordre de Vidocq en personne de
transférer le prisonnier à Bougival, de le cuisiner un peu et de l’estourbir. Les heures de Pieds Légers étaient comptées
et l’adolescent le savait.
« Si on voulait me garder
en vie, on me nourrirait. Or là, nib! C’est tout juste si
je peux respirer avec ce bâillon. Ah! Pourquoi Craddock et le Maître- oui lui
qui arrête le couteau de la guillotine une seconde avant l’instant fatal - lui qui dompte les loups et l’océan déchaîné - ne viennent-ils pas à mon secours?
( Guillaume ignorait
naturellement son transfert. Il avait trop peur pour réfléchir; il se laissait
submerger à la fois par l’effroi et les
douleurs provoquées par ses multiples blessures).
Je commence à en avoir plein
la patate, moi! Bon sang! Je veux bien souffrir, juste ce qu’il faut, me montrer courageux, crâner… mais là, foi de Pieds Légers, ras le popotin! C’est pourtant pas si difficile de fouiller ce cabaret,
d’assommer son proprio et de me
sortir de cette cave! On ne m’accorde aucune
importance et on m’a oublié!
Étonnant de la part du Maître!
Je croyais qu’il m’aimait bien…
( Malheureux Guillaume que la
peur faisait gamberger ainsi).
Ou alors, il est arrivé
quelque chose à l’Artiste… une tuile… oui, du style une
balle en plein cœur ou encore un coup d’épée ou de surin
dans le ventre… Sainte Vierge, non! Faites
que je me goure! Je ne veux pas mourir là, dans cette cave pourrie, crever
comme une bête malfaisante à seize ans ».
Pris de panique, Pieds Légers
sanglota, laissant couler ses larmes.
Plus haut, dans l’arrière-salle, Léandra et ses consoeurs attendaient le
mot qui les autoriserait à noyer leur souffre-douleur dans les eaux sales de la
Seine. Les persilleuses tuaient le temps en jouant à la belote. Sepulvera,
Berthe et leurs amies s’insultaient
absorbées par leurs parties de cartes.
- Mais, ma parole, espèce de
saligaude! Tu triches! Et franco en plus! Tu n’as pas vu que c’était atout cœur ou
quoi?
- Dans tes rêves, mon
laideron! Répliqua Océane avec un rire moqueur.
- Ah! Et mon poing sur ton
gros tarin écarlate, tu le veux tout de suite ou plus tard?
- Du calme, mes trésors
souffla Toinette, apaisante. Vous êtes si bruyantes toutes les trois que je
vais manquer le messager.
- En tout cas, notre boucan n’empêche pas l’irrésistible
Léandra de pioncer ferme.
- Normal, ma belle. Elle a
travaillé dur notre tendron la nuit dernière. Elle a du sommeil à rattraper,
ricana grassement Sepulvera.
Son rire vulgaire s’étrangla soudainement dans sa gorge. La persilleuse
pâlit affreusement, ses yeux s’écarquillèrent de
surprise, puis elle s’abattit d’un bloc sur la table en bois blanc, emmêlant ainsi les
cartes sales et poisseuses, et les longs cheveux blonds filasses d’une perruque qu’elle portait,
celle-ci dissimulant son crâne rasé de bagnard en fuite.
Ses complices se levèrent avec
un bel ensemble pour faire face aux intrus qui avaient pénétré dans le cabaret
fermé à la clientèle avec une facilité déconcertante. Il n’y avait eu aucun bruit, aucun raclement sur le sol,
aucun cliquètement. C’était comme s’ils avaient surgi de la nuit tels des démons vengeurs.
Tellier en personne avait
crocheté la serrure du repaire et fait jouer le pêne en trois secondes à peine.
C’était lui également qui avait
lancé un surin apparu brusquement dans sa main gauche dans la gorge de
Sepulvera, avec sa maestria coutumière, lui coupant définitivement le sifflet.
Petite information pas si
gratuite que cela: Frédéric avait la particularité d’être parfaitement ambidextre.
À ses côtés, Germain la
Chimène, Craddock, Joël Mc Crea, ces trois là toujours prêts à jouer des coups
de poings, Michel Simon - qui s’amusait
prodigieusement - Doigts de fée, Violetta et le Piscator. Le Marseillais tirait
sur sa bouffarde tout en se curant les ongles avec un joli poignard, son visage
affichant une grande désinvolture.
Alors, Toinette tenta de s’esquiver afin d’aller estourbir
Pieds Légers au fond de sa cave. Mal lui en prit. D’un bond remarquable, Germain sauta sur la prostituée
et, d’une seule main, l’étouffa. Pendant ce temps, le Piscator recommandait à
Violetta de ne pas s’avancer plus avant
dans l’arrière-salle et de se
contenter de fouiller la pièce principale avec Doigts de fée.
- Ah! On m’écarte! Jeta l’adolescente avec
colère.
- Tss, Tss! Fit Viviane
Romance en retenant la jeune fille d’une main ferme.
Vous oubliez déjà les recommandations de votre père.
- Cette affaire demande de l’expérience, rajouta le Piscator. Nous, nous
savons-nous battre et tuer si nécessaire. Cette expédition ne convient pas à
une petite fille encore au maillot…
Sous l’humiliation, le visage de l’adolescente s’empourpra et se
figea en même temps.
Pendant ce conciliabule, les
persilleuses affrontaient la bande de Tellier. La bagarre battait son plein et
la confusion était générale.

L’arrière-salle, pas si vaste que cela, retentissait de
« pong », de « bong », de « aïe », de
« ouille », de « ouche » à n’en plus finir. Les insultes pleuvaient, les tables étaient renversées,
les tonneaux percés et les bouteilles fracassées. Après cinq minutes, le gang
des persilleuses était vaincu.
Michel Simon n’était pas resté à l’écart de cette
rixe. Il avait donné un coup de poing par-ci par-là, cassé un flacon de ratafia
sur le crâne d’un travesti, tout en soupirant
de sa voix inimitable.
- Quel malheur vraiment! Tout
ce bon alcool qui est perdu. Louis Jouvet s’extasierait devant
une telle abnégation de ma part.
- Silence dans la troupe!
Commanda l’Artiste d’une voix de stentor. Alors, toi, où as-tu fourré Pieds
Légers? Reprit-il en secouant Océane sans ménagement.
- J’vois pas du tout d’quoi tu causes!
Grimaça la déguisée avec insolence.
- Ah? Pourtant, tu as pu
constater que je ne plaisante pas et que je n’hésite pas à tuer…
- Ouais, se mêla Léandra. C’est de la violation de propriété privée!
- Pas possible!
- Attendez un peu avant de
dépiauter Océane. Nous autres, on a des relations dans la haute. François vous
f’ra la peau un de ces quatre.
- La haute? La haute pègre
sans doute, marmonna Craddock en crachant un jet de salive brune jusqu’aux pieds de la persilleuse.
- François Vidocq? Comme c’est intéressant! Proféra Tellier avec un sourire qui
en disait long sur sa détermination. Ça ne m’étonne pas. Il m’a l’air de jouer un
drôle de jeu ton supérieur! À qui donc va son allégeance?
- A celui qui le paie pardi!
- Ce ne sont ni Fouché ni
Talleyrand donc, conclut l’Artiste.
Instructif.
- Maître, s’écria alors la Chimène. Le jeunot est à la cave. En
descendant les escaliers, j’ai perçu des
sanglots étouffés;
- Dépêche-toi de démolir la
porte, sot que tu es! M’étonnerait que ce
soit piégé; dans cette histoire, Galeazzo n’agit pas
directement.
Hochant son énorme tête,
Germain s’empressa d’obéir. Une poignée de secondes plus tard, tous
entendirent un grand fracas. La porte était en train de voler en éclats. Puis,
ce joli cœur de Piscator s’élança dans le
sombre réduit, Violetta sur ses pas, une lanterne sourde à la main. L’état de Pieds Légers l’effraya.
- Oh! Mon Dieu! Guillaume!
Comme te voilà tout amoché. Mais tu es blessé!
Germain la Chimène avait déjà
débarrassé Pieds Légers de son bâillon et de ses liens. Tout en l’éclairant, l’adolescente se
lamentait. Ensuite, le colosse souleva le jeune homme sans effort et le porta
sur son épaule. Puis, il monta quatre à quatre les marches usées conduisant à l’arrière-salle de l’estaminet.
Violetta, toujours aux côtés du géant, essuyait la sueur et le sang qui
coulaient du visage tuméfié de Guillaume. Les larmes aux yeux, elle lui disait:
- Qui t’a fait cela, Pieds Légers, mon Guillaume?
- Oui, qui? Dénonce ton
tortionnaire! Reprirent en chœur le fort des Halles et le Marseillais.
À la lumière des lanternes, l’adolescent reconnut son tourmenteur. D’un doigt tremblant, il le désigna.
- C’est lui avec ses soies tachées et sa perruque rousse.
Guillaume montrait ainsi
Léandra.
- Maître, je peux m’amuser avec ce monstre? Demanda Germain avec un
sourire cruel qui révélait des dents irrégulières mais saines.
- Lorsque j’aurai obtenu tous les renseignements, la Chimène.
- Oh! Oh! M’est avis que ce ne sont pas des comiques les fidèles
de l’Artiste! Siffla Craddock entre
ses dents.
- Que pensiez-vous donc? Lui
rétorqua Mc Crea en anglais. Qu’on tournait un film
pour la Fox ou la Metro?
- Oui! Ici, c’est pas du théâtre, compléta Michel Simon dans la même
langue.
L’interrogatoire ne dura pas plus de dix minutes. Les
femmes étaient sorties prendre l’air afin de ne pas
assister à la correction mais aussi dans le but de surveiller les alentours.
Lorsque Tellier sut tout ce qu’il désirait, il eut un geste bref, aussitôt compris
par la Chimène. Le colosse qui n’attendait que cela
tua net Léandra d’un seul coup de
poing asséné derrière la nuque par une monstrueuse paluche. Tous les membres de
la bande de l’Artiste entendirent un
sinistre craquement.
- Tiens! Rugit le fort des
halles. Et encore, je suis trop doux avec toi!
Il n’y eut pas une persilleuse qui survécut à la colère
justifiée de Germain et à la froide vengeance du Piscator.
- Nous avons terminé, dit le
danseur de cordes lorsque toute l’équipe se regroupa
sur la rive. Ne nous attardons pas. J’entends venir au
loin deux cabgaz. Commandons la téléportation.
- Comment te sens-tu,
Guillaume? S’inquiéta Violetta.
- Mieux, Violetta. L’air frais me fait du bien.
- Si tu le veux bien, je te
soignerai. J’ai un diplôme de secouriste.
- Euh… Ce n’est pas la peine… balbutia le jeune homme.
- Pourquoi te montres-tu si
hésitant, Guillaume?
- C’est parce que t’es une fille,
voilà!
- Je me chargerai de cette
tâche, conclut Symphorien avec un regard ironique.
- Hé bien! Vous n’avez pas fait dans la dentelle, lança le comédien
suisse en s’adressant à Tellier.
- Il ne fallait pas laisser de
témoin. Ainsi Galeazzo et ses alliés comprendront que nous aussi nous faisons
preuve d’autant de détermination qu’eux.
- Ah! Il s’agit donc d’un match à mort?
- Oui, un combat à mort!
Après cette sèche réponse,
Frédéric activa le témoin de rappel du téléporteur.
***************
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire