samedi 10 octobre 2009

La gloire de Rama 3 : Pavane pour un temps défunt chapitre 19

Chapitre 19

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/27/Grimaces_et_mis%C3%A8res_-_les_Saltimbanques,_by_Fernand_Pelez.jpg


Il était dix heures trente. Place de la Villette, le cirque Medra répétait la représentation prévue pour la soirée. Les clowns, les équilibristes et les écuyères travaillaient chacun de leur côté sur la piste. Les jongleurs faisaient preuve d’une merveilleuse dextérité. Dans son coin, en retrait, près d’une tribune, Mathieu mettait au point sa première prestation. Pour l’instant, il semblait s’être résigné à son sort. Un Monsieur Loyal à la figure enfarinée l’aidait ainsi que deux jeunes trapézistes, Nicolo et Giulietta.
- Tu vas me diviser 5850 par 18! Commandait Nicolo.
Mathieu répondit automatiquement.
- 325! Mais c’est trop facile! Tu n’as pas une opération plus dure?
- Attends… réfléchit la jeune fille. 4963+7880+10930... Le tout divisé par 6321...
- C’est un chiffre avec des décimales… la réponse est 3,7609555... Décidément, aucun d’entre vous ne connaît les fonctions logarithmiques, les racines cubiques, les fonctions affines, les logarithmes népériens, les fonctions exponentielles…
- Je ne suis jamais allée à l’école, moi! Objecta avec raison la jeune trapéziste.
- Et le théorème de Fermat, saurais-tu le résoudre? Demanda avec malice Monsieur Loyal. La semaine dernière, j’ai lu dans le journal que le célèbre Henri Poincaré s’était penché sur ce problème. Cela fait déjà plusieurs siècles que les plus grands mathématiciens cherchent la solution à cette énigme. Sans succès!
- Pff! Oui! Pour moi, c’est une vieille histoire! Le problème a été résolu il y a près de cinq siècles!
- Que racontes-tu là, Mathieu? S’inquiéta le meneur de la représentation. Il n’y a pas trois cents ans que Fermat a posé cette énigme!
- Ah! Pour vous, évidemment. Je veux parler du futur…
Le garçonnet s’arrêta net car Pamela venait d’entrer sous la tente du chapiteau.
- Alors, garnement, il marche ton numéro?
- Bien sûr!
- Tu as de qui tirer! Dans ce cas, tu vas faire une pause et la mettre à profit pour donner à manger aux sœurs siamoises et à l’homme tronc!
- Je n’ai pas été engagé comme domestique! Pourquoi n’y allez-vous pas vous-même?
- Je suis occupée ailleurs, chenapan!
Mathieu voulut répliquer à cette insulte mais le regard furibond du lieutenant Johnson l’en dissuada. Docilement, il se rendit dans la roulotte qui servait de cuisine afin de s’approvisionner. Puis, lourdement chargé de plats et de fait-tout, il alla dans la tente des « freaks », pour nourrir ses amis, la femme poule, le nain, la femme à barbe, l’hercule de 2m20, l’homme alligator, l’enfant vieillard, les siamoises; le microcéphale et bien entendu, l’homme tronc. Il fut accueilli joyeusement par tous les réprouvés du cirque car jamais il n’avait marqué le moindre dégoût, le moindre geste de répulsion en leur compagnie. Pour l’enfant du XXVIe siècle qu’il était, la différence faisait partie du quotidien. Il ne voyait chez ces êtres humains que de malheureuses victimes de maladies congénitales vaincues depuis longtemps à son époque.
- C’est Mathieu! Oui, c’est Mathieu! S’écrièrent les réprouvés à la venue de l’enfant avec un soulagement visible, faisant fête au garçon.
- Alors, comment allez-vous ce matin?
- Comme ci, comme ça, fit l’homme tronc. Avec cette humidité, je souffre atrocement. Je ressens encore la présence de mes jambes, vois-tu…
- Oh! C’est bien joli ce que vous brodez là!
- Un chemin de table, répondit Aurélie, une des sœurs siamoises.
- Nous comptons le finir pour l’anniversaire de la patronne, Angela, rajouta Marguerite.
- Que nous as-tu apporté? Gronda Enrico, l’homme alligator. Cela sent rudement bon!
- Du pot-au-feu et de la soupe aux choux.
Le microcéphale se mit à rire.
- André et Victor, dressez la table! Commanda l’homme tronc à l’hercule et au nain. Tu te joins à nous, gamin?
- Volontiers! Je n’ai pas encore déjeuné ce matin. Pamela me fait travailler très dur et elle me surveille constamment!
- Courage!
- J’en ai à revendre, je pense!
En une minute, tout fut prêt et les « freaks » s’attablèrent avec entrain. Mathieu, assis aux côtés du microcéphale, lui donna de la soupe aux choux cuiller par cuiller, ignorant tout geste de colère lorsque ce denier lui jetait innocemment la nourriture au visage.
Marion, la femme poule demanda.
- Qui t’a rendu si serviable?
- L’exemple de mon père! L’éducation fournie par mes parents! J’ai un oncle qui, enfant, était autiste. Papa s’est chargé de lui jusqu’à ce qu’il soit guéri.
- Tu appliques les Évangiles…
- Maman est chrétienne orthodoxe, moi je suis bouddhiste… Ma grand-mère était catholique…
- Pourquoi pas? Mon jeune ami, tu es bon quelle que soit la religion que tu professes et cela seul compte! Conclut Victor.

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Revenons sur la passerelle de commandement du Langevin où l’alerte vrillait les oreilles de Chtuh, d’Antor et d’Uruhu. L’ambassadeur Antor avait réussi à prolonger le délai de dix minutes avant que le vaisseau fût obligé de se rendre. L’amiral Asturkruk Key Rous voyait cependant la victoire se profiler à grands pas à l’horizon. Il savait pertinemment que Winka n’était plus à bord du navire ennemi. Il en allait de même pour le commandant Wu perdu quelque part dans le temps! La chose lui importait dans le sens que le Langevin ne pouvait plus se défendre, étant dépourvu de tacticien. Du moins le supposait-il.
C’était pourquoi Key Rous avait donné des ordres afin qu’un détachement composé de soldats d’élite se télé portât à bord du vaisseau ennemi. Simple formalité donc puisque de plus, grâce à Winka, il détenait les codes de sécurité du Langevin. Mais c’était sans compter sur les procédures d’urgence spécifiques et sur le fait que lesdits codes avaient été modifiés!
Face au Langevin qu’il voyait désarmé et croyait totalement à sa merci, avec un équipage décimé par l’épidémie Alphaego, et un bouclier défaillant, Key Rous souriait. De contentement, il se grattait la prothèse gauche.
Sur la passerelle du Langevin, parallèlement, Antor, concentré, méditait, cherchant une hypothétique solution à cette situation désespérée. Enfin, il se décida à appeler en circuit fermé l’infirmerie. Le professeur médusoïde lui répondit aussitôt de sa voix synthétique.
- Oui, Excellence, que voulez-vous savoir?
- Les Troodons? Quel laps de temps leur faut-il pour être opérationnels?
- Ils ont déjà récupéré la pensée consciente. Kiku U Tu est capable de prononcer quelques phrases simples puisque le chef de la sécurité a été traité en premier. Néanmoins, il se montre encore très agressif.
- Exactement ce dont j’ai besoin! Armez-le et envoyez-le avec Kinktankt, Ftampft et Eloum dans la salle de fret numéro un! L’amiral Asturkruk se réjouit par avance, à tort! Il croit avoir affaire à une proie quasi consentante! Or, je sais pertinemment ce qu’il mijote car je capte clairement ses pensées. Vous munirez nos gardes de fusils à tirs plasmatiques ainsi que d’armes de poing à rayons déphaseurs.
- Ambassadeur, cette tentative désespérée ne servira, au mieux, qu’à gagner quelques minutes et…
- Il me semble que j’ai donné des ordres, Schlffpt! Je suis habilité à le faire et je veux être obéi! Communication terminée!
Le visage fermé et plus livide que jamais, le vampire se retourna vers Chtuh.
- Pilote, vous avez déjà combattu les Asturkruks. Que pouvons-nous leur opposer comme tactique efficace?
- Euh… Avec le statut actuel du vaisseau, pas grand-chose…
- Réfléchissez! Notre survie en dépend.
- Pensez-vous à un combat singulier, Excellence?
- A quoi d’autre? Bien évidemment!
- S’il s’agit d’un corps à corps, alors, il faut que nos gardes soient munis des mêmes armures que nos assaillants. Et il faut également espérer que les organismes des nôtres tiennent le coup.
- j’ai saisi, lieutenant: les tactiques Wiwaxia Anomalocaris, Formica… En hyper vitesse, comme jadis, ailleurs, Fermat et moi-même en Lozère contre tout un régiment!
- Pardonnez-moi, Excellence, mais je dois formuler une objection. Les ordinateurs incorporés à nos armures doivent impérativement être plus rapides et plus performants que ceux de nos ennemis! Le sort de notre groupe de riposte se jouera à la nanoseconde!
- Oh! J’en suis parfaitement conscient, lieutenant! Cependant, vous paraissez oublier que le commandant Wu a amélioré tout ce qui était informatique dans les armures.
- Effectivement. Maintenant que vous me le rappelez… Elles disposent dorénavant de l’hyper positronicité.
- Lieutenant Chtuh, vous avez le commandement de la passerelle avec Uruhu. De ce fait, vous êtes libres d’utiliser les torpilles à bosons en tir rapproché s’il le faut. Cela devrait suffire à faire fuir momentanément ces fichus Asturkruks!
- En tir groupé, il suffirait de cinq d’entre elles pour détruire toute particule dans un rayon de douze unités astronomiques! Les ondes trans distorsionnelles résultants nous transporteraient je ne sais ni où ni quand!
- Nous n’avons pas le choix, lieutenant Chtuh! Courage! Je compte sur vous!
Sur ces mots, l’ambassadeur se leva brusquement et emprunta l’ascenseur qui menait à ses quartiers.

***************

Quatre minutes plus tard, dans le hangar principal du Langevin, un combat dantesque faisait rage. Le commando Asturkruk, composé de vingt individus, avait eu la douloureuse surprise de se voir accueilli par une demi-douzaine de membres de la sécurité, tous revêtus d’armures de guerre. Ces protections lançaient des éclairs noirs, révélant ainsi qu’elles étaient activées tandis que des tirs plasmatiques fusaient en continu, empuantissant l’atmosphère d’ozone. Les tirs transperçaient les cibles et les parois de dur acier comme si tout cela n’était que du beurre fondu! Un soldat Asturkruk, moins prompt à réagir que ses compagnons, reçut de plein fouet un rayon déphaseur, ce qui, littéralement, le fit éclater! Dans un croassement sauvage, le lieutenant ennemi ordonna:
- Déphasage maximal! Tactique Archelon! Vitesse 0,8!
Tous ses subordonnés obéirent prestement. Aussitôt, les dix-neuf envahisseurs survivants parurent se confondre en une carapace unique, de teinte anthracite, de forme parallélépipédique, de laquelle des rayons brun orangé brûlants fusaient spasmodiquement.
Kiku, dont l’intelligence revenait au galop, hurla, grondant:
- Attention! Option tactique défensive! Parade immédiate: tactique Wiwaxia!
Le Troodon excellait dans ce genre de situation!
Immédiatement, comme un seul homme, les gardes de la sécurité du Langevin optèrent pour des armes tournoyantes qui jaillirent instantanément de leurs armures intelligentes. Elles étaient destinées à dissocier la tortue Asturkruk.
Ainsi, des lames recourbées se frayèrent un chemin dans les carapaces renforcées de dur acier de l’ennemi, n’épargnant ni le matériau polymère, ni les chairs. Cinq envahisseurs furent anéantis en quatre secondes- une éternité en hyper vitesse-, réduits à l’état de lambeaux brûlants tout palpitants et à demi carbonisés. Mais le lieutenant Asturkruk, nullement démonté, lança alors un nouvel ordre, usant de sa voix de crapaud.
- Tactique Formica!
Les assaillants se séparèrent, se détachant de la carapace unique, élément après élément, chacun mû désormais d’une façon autonome. Chaque pièce était capable d’attaquer dans un espace réduit, à une vitesse si rapide que tout déplacement restait indécelable à l’œil. Tout cela non seulement dans le temps présent mais également dans le futur proche! L’assaillant semblait donc surgir du néant!
Ftampft fut touché à sa patte antérieure droite et un caninoïde perdit un œil, le droit plus précisément. Kiku, empli de rage, s’époumonait:
- Ressaisissez-vous, bandes de larves humaines!
En vain, notre Troodon grondait-il! Eloum, gémissant, cruellement blessé, s’était appuyé contre une paroi du hangar. Il n’avait nulle intention de reprendre le combat. Il y avait de quoi. Son aile gauche s’atrophiait à vue d’œil, retrouvant la taille qui était la sienne alors que le cygne n’était encore qu’un tout jeune et frêle oisillon. Un félinoïde se roulait par terre, crachant et feulant sous la douleur intolérable. Son armure se démantelait, se détachait, révélant ainsi un corps aux plaies béantes et horribles. Le félinoïde était la victime tout à fait involontaire de régressions et d’accélérations de diverses parties de son organisme. Un de ses poumons s’opacifiait, se durcissait même, pour atteindre bientôt le stade de la momification. Au contraire, son foie et ses reins devenaient quasiment embryonnaires! En moins d’une minute, le malheureux garde mourut, métamorphosé en un être composite surgi d’un tableau cubiste du début du XX e siècle!
A l’instant même où le félinoïde rendait le dernier soupir, une silhouette longiligne et sombre se détacha devant l’entrée de la salle de télé portation Elle appartenait à l’ambassadeur Antor. Ce dernier n’était pas venu seul. Derrière lui, six Kronkos, enfin guéris et aptes au combat, se profilèrent, caparaçonnés dans d’imposantes et effrayantes armures aux reflets anthracite polis, la visière de leur casque baissée, rendant encore ainsi plus menaçantes leurs terribles et puissantes mâchoires.
Un seul geste de commandement de l’ambassadeur et les Troodons prirent position, sachant parfaitement quelle tactique employer. Les intelligences artificielles qui commandaient leurs armures étaient branchées en mode hyper positronicité, ce qui permettait aux défenseurs du Langevin de voir les moindres fractales des éléments Asturkruks activés attaquer en déphasage temporel maximal.
Les Troodons s’élancèrent, plus rapides, ô combien!, que les ridicules tourbillons d’armures ennemies qu’ils esquivaient avec une facilité déconcertante, qu’ils désintégraient ou avalaient, tels des Titans vengeurs qui se seraient amusés à se battre avec des créatures inférieures, pitoyables, vraiment!
En trois minutes à peine, les Asturkruks, réduits à la défensive, perdirent deux tiers des leurs. Le lieutenant qui avait commandé l’assaut mourut, ses éléments éparpillés en cinq parties, gisant dans le hangar. Il ne resta plus de lui qu’une face prognathe, laiteuse, hideuse, au bec monstrueux.
Au fur et à mesure que la contre-attaque des Troodons gagnait du terrain, des cadavres d’envahisseurs à demi dévorés ou calcinés se matérialisaient sur le sol grillagé de la salle de fret, chauffant à blanc le dur acier. En effet, les lambeaux d’armures et de chairs mêlés, rayonnaient d’une faible luminescence radioactive.
Tentant le tout pour le tout, l’adjudant survivant jeta un dernier ordre.
- Tactique Anomalocaris! Ultra vitesse!
Alors, des appendices préhenseurs jaillirent instantanément des armures Asturkruks. Ceux-ci tentèrent d’enserrer leurs ennemis ou encore se collèrent aux jointures de protection des gardes du Langevin. Antor parvint d’extrême justesse à éviter un appendice préhenseur muni de crocs plus acérés que les cinq cents dents de Kiku U Tu, mais il n’en alla, hélas, pas de même pour le caporal Troodon Kiir, qui périt étranglé par ce serpent de dur acier renforcé. La pression qu’exerçait ce ruban métallique était si forte que le dinosauroïde fut expulsé de son armure en hyper vitesse, s’embrasant ainsi immédiatement au contact d’un air devenu trop dense et trop liquide pour lui! Kiku U Tu reçut quelques éclaboussures fumantes de son subordonné.
De son côté, Antor, remis de ses émotions, exécuta l’adjudant Asturkruk avec une colère froide. Il l’ouvrit en deux!
Les trois calmaroïdes survivants préférèrent s’enfuir, on les comprend, commandant une télé portation d’urgence. Dans le hangar en partie dévasté, le diplomate ne put que constater les pertes et les dégâts. Parmi les gardes de la sécurité, il compta deux morts et quatre blessés.
- J’ai gagné un répit, reconnut amèrement l’ambassadeur. Mais les Asturkruks ne vont pas tarder à réagir et à riposter! Foin de tout sentiment! Regagnons la passerelle au plus vite! On a besoin de moi là-haut! Les leçons de Daniel Lin vont me servir!
- Chtuh! Reprit à haute voix Antor, télé portation interne jusqu’au centre de commandement!
- A vos ordres, Excellence!
Le vampire disparut de l’entrepôt sans un seul scintillement.

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Août 285, bataille du Margus. A la pluie d’orage avait succédé une chaleur lourde, accablante, annonciatrice de menaces dans un ciel cotonneux. La boue avait séchée et le sol de terre qui avait absorbé toute l’eau, se craquelait déjà. Les charges de la cavalerie auxiliaire soulevaient des vagues de poussière qui irritaient et piquaient les yeux des combattants et les naseaux de leurs montures.
Du haut d’une colline, un berger assistait à des corps à corps brutaux et sauvages entre cataphractaires lourdement cuirassés et auxiliaires de la cavalerie ennemie. Il semblait que, sous le choc, l’aile gauche des légions de Dioclès était enfoncée. Le détenteur officiel et légitime de la pourpre, poussant son avantage, menait l’offensive et harcelait les Orientaux. Les charges succédaient aux charges, sans aucun répit.
Les soldats de Dioclès étaient fatigués par deux années de campagnes ininterrompues depuis les expéditions de Carus tandis que, dans le camp adverse, Carinus, fort de sa victoire récente contre l’usurpateur Iulianus, correcteur d’Italie, était parvenu à lever des troupes fraîches qui pouvaient se révéler un précieux renfort sous le commandement du vice préfet du prétoire et consul Titus Claudius Aurelius Aristobulus. Ce dernier, homme d’expérience, détenait entre ses mains la clé du combat et l’avenir de l’Empire. Carinus lui avait confié ses meilleures légions. En procédant ainsi, l’Empereur n’avait pas tenu compte d’une rivalité sourde entre Matronianus et Aristobulus.
De son côté, Benjamin Maximien, dans son élément, affichait, comme à son habitude, un courage et une force exemplaires, chargeant à la tête d’une aile de cavalerie, faisant donc office de préfet. En effet, celui en titre, venait de succomber.
Dans la rage de la bataille, dans la folie sanglante de la guerre, dans les clameurs et les cris d’agonie, Benjamin en venait à oublier son identité réelle, retrouvant l’être primitif qui sommeillait en lui, toutes ses sensations de guerrier exaltées et exacerbées. En vérité, il faisait un magnifique combattant, nullement à sa place dans ce XXVI e siècle par trop policé et pacifique. Au fur et à mesure qu’il s’imprégnait de la fureur de la guerre, de ses fumets enivrants, qu’il se confondait avec l’esprit du dieu Mars, toutes les épopées antiques, tous les chants homériques célébrant les combats et les duels des héros grecs et troyens magnifiés par la poussière des siècles l’enveloppaient, l’auréolaient. Lui aussi aspirait à la gloire! Dans ses cellules étaient profondément inscrits les gènes du tueur qui, aujourd’hui, enfin, se réveillaient, malgré de longues décennies d’éducation, de raison, de tolérance.
L’arbre généalogique du capitaine Sitruk comportait des ancêtres d’origine zélote ou encore essénienne, tous fanatiques n’ayant jamais accepté l’occupation romaine de la Judée. Ils étaient morts les armes à la main, défendant leur foi et leur sol avec acharnement. Paradoxe de la destinée! Aujourd’hui, Benjamin incarnait la furia impériale et trahissait ses origines!
Et le sang coulait abondamment, devenait des ruisseaux pourpres vite bus par la terre assoiffée, et les blessés gémissaient ou hurlaient, et les cadavres anonymes s’entassaient sur la plaine…

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Dans le sordide bagne de Penkloss, quelques jours s’étaient écoulés. C’était l’heure, précieuse entre toutes, où les condamnés à perpétuité, où les esclaves des Asturkruks, les parias de la Galaxie, déjeunaient d’un affreux brouet innommable dont il valait mieux ignorer la composition. La chiourme avait l’interdiction de parler mais les plus malins des bagnards étaient devenus des experts en chuchotements, les lèvres presque closes.
Le Romain Maximien, le déraciné du temps, avait changé depuis peu de partenaire de misère. Son ancien compagnon, le pithécanthrope sénile, avait fini par mourir l’avant-veille. Pragmatiques, les gardes Asturkruks avaient récupéré son corps et l’avaient lancé à leurs chiens qui s’étaient empressés de ronger le cadavre encore frais. Il s’agissait d’une véritable aubaine pour ces bêtes toujours affamées.
Le Kronkos de la longe avait assisté, l’œil torve, muet et bavant, à la scène. Kaalk, dont le ventre criait sans cesse famine, aurait volontiers participé au festin et dévoré avec un plaisir intense un morceau de ce demi-singe.
Un Hellados encore jeune, une quarantaine d’années, guère plus que la fin de l’adolescence pour l’espèce, mais déjà philosophe et résigné, avait succédé à l’ancêtre humain. Saktar, dès le premier jour de sa capture, s’était fait une raison. Lorsque son corps endolori se rappelait trop à lui, il invoquait les mânes de Vestrak, lui demandant de lui donner la force de supporter sa situation. Par instants, possédant une grande culture, le lettré récitait à mi-voix les maximes stoïciennes de Marc Aurèle. Le hasard faisant bien les choses, le hasard, vraiment?, Maximien avait ainsi pu communiquer avec son nouveau compagnon.
- Tu me dis que tu as vu et visité une multitude de mondes au-delà de ce que mon entendement peut appréhender, disait le Romain dans la langue châtiée d’Aristote. Ensuite, tu m’affirmes que les siècles se sont accumulés depuis les derniers Césars. De plus, tu parles le grec mieux que moi qui, pourtant, le pratique depuis ma plus tendre enfance et ce, grâce aux leçons d’un pédagogue vénéré. Or, à mon grand étonnement, ton sang n’est point rouge mais d’une teinte jaune soufré. Tu n’es pas né sous les cieux que j’ai observés. Tu n’es ni humain ni animal! Je puis penser, dans ce cas, que tu es un Daemon!
- Maximien, moi aussi je t’ai étudié et écouté, rétorqua Saktar. Tu n’appartiens manifestement pas à cette époque. Mais ton intelligence est vive. Je sens en toi un chef! Tu es peut-être celui qu’il nous faut pour secouer le joug. Vois-tu, les miens que vous humains appelez Helladoï, ont renoncé depuis plus de cinq mille ans à toute forme de violence. Cela nous handicape parfois face aux autres peuples plus sauvages. Ainsi, ceux d’entre nous qui s’engagent dans la flotte de l’Alliance, sont considérés comme des individus rebelles au mieux ou comme des inadaptés sociaux. Pas des impurs, des sociopathes, mais presque.
- D’après tes propos, il ressort que ton peuple n’a pas eu à regretter son alliance avec les humains. Est-ce que je me trompe?
- Certes! Nos dirigeants ont suivi les conseils de Stankin et de Sarton. Tes congénères ont de nombreux défauts. Vous les Humains, et tu en conviendras avec moi, êtes menteurs, dissimulateurs, violents, imprévisibles, mais si enrichissants! Vous ne méprisez pas les sentiments, vous les acceptez, les cultivez! Vos cultures sont si diverses, si intéressantes! Lorsque je m’entretiens avec l’un d’entre vous, quelle que soit son origine, j’ai l’impression de me trouver au cœur même d’un kaléidoscope édifié par des influences et des expériences contradictoires! C’est assez déconcertant pour moi qui place la froide logique au pinacle de la raison! Les Asturkruks craignent l’Alliance et ses dirigeants militaires. Et plus particulièrement un vice amiral, un hybride… l’Archonte Keuleur, le chef des Asturkruks, n’a qu’un but: l’élimination de tous les Humais, sans exception, et par tous les moyens!
- Attends… Il me semble, cependant, que ces Asturkruks, comme tu les nommes, ne sont pas dépourvus d’ennemis au sein de ce monde. Tu m’as cité les Haäns, des géants roux, les Troodons... Jamais je n’aurais pensé que des lézards gigantesques pouvaient accéder à la conscience et à l’intelligence!
L’Hellados interrompit l’énumération de Maximien.
- Une intelligence toute relative, n’exagérons pas! Humain, il y a des milliers et des milliers d’éons, sur Gaïa, les lézards dominaient la planète. Et si le ciel ne s’était abattu sur leurs têtes, sous la forme d’une énorme météorite, non par la colère de Zeus mais par les lois de la mécanique céleste, aujourd’hui, sur ton monde, ils régneraient encore!
- Impossible!
- Connais-tu ma profession malgré mon jeune âge?
- Tant de culture! N’es-tu point un patricien qu’il te faille gagner ta vie? Ne fais-tu pas partie de la Nobilitas? Tu ne peux appartenir au commun avec autant de savoir et tes manières policées!
- Et pourtant, c’est ainsi! Certes, mes ancêtres font partie de la Deuxième Maison qui régna jadis sur Hellas. Mais tout Homme doit trouver sa dignité dans une occupation utile à la communauté tout d’abord, aux siens ensuite et à lui-même pour terminer! Avant d’être capturé et d’aboutir ici, j’étais professeur. J’enseignais l’histoire des civilisations humaines sur une planète coloniale, celles des Amérindiens, leurs modes de vie, la décadente Révolution industrielle et ses conséquences, le renouveau du XXIIe siècle… Et lorsque j’avais le temps et que mes élèves me le demandaient, la Pax Romana, l’apogée de l’Empire romain, avec Hadrien et Antonin le Pieux.
- Voilà d’où vient ta pratique des langues civilisées!
- Humain, tu crois qu’il y a des degrés dans la civilisation. Or, c’est absolument faux, chacune doit être envisagée par rapport aux autres. Elles sont indissociables et forment un Tout, le fameux kaléidoscope dont je parlais tout à l’heure. Sache que le peuple le plus raffiné reste toujours mû par ses instincts sauvages. Il suffit que les circonstances l’exigent. Pour les miens, cela vaut aussi.
- Tu es en train de me conter une fable! Les Troodons ne peuvent avoir de civilisation! Et ce singe auquel j’étais enchaîné! Il n’émettait que des borborygmes incompréhensibles!
- Romain, tu te trompes! C’était ton ancêtre sur l’arbre de l’évolution. Il ne possédait point un langage élaboré, soit, mais il pensait, il souffrait! Qu’est-ce qui te sépare de lui ou de moi? Peu de choses, je te l’assure! Il en va de même de Kaalk.
- Je t’ai confié ce que j’envisageais. M’en crois-tu capable?
- Maximien, ce n’est pas moi qu’il faut convaincre mais les Haäns, le Troodon, et bien d’autres encore. Tu ne peux t’imposer en un combat individuel, mais tu as pour toi l’expérience de nombreux affrontements, de nombreuses guerres sans nos restrictions morales ou philosophiques. Même le Haän, ce fier baron que tu vois là en train de manger goulûment, ne possède pas ta science des batailles. Il y a plus d’un millénaire que les peuples de notre Galaxie n’ont combattu au corps à corps. Les fumets chauds du sang répandu les excitent, mais c’est bien tout! Ce soir, je parlerai au baron. Accepte l’épreuve, affiche ton courage et ta résolution, et, surtout, ne faiblis pas!
- Quelle épreuve? S’enquit avec impatience le déraciné du temps.
- Celle qui compte, celle du feu et ce n’est pas une métaphore!

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Daniel Wu avait éprouvé un certain mal à s’endormir, ce qui était inhabituel chez lui. Le message d’Antor l’avait plus perturbé qu’il ne voulait l’admettre. Daniel Lin se retrouvait écartelé entre ses devoirs de père ceux d’un officier de la flotte. Le plus grand nombre, ses subordonnés ou les liens du sang? Il savait pertinemment qu’il lui fallait coûte que coûte mettre la main sur le lieutenant Johnson, et ce, au plus tôt. Malgré cela, il se posait des questions, se demandant s’il avait fait le bon choix entre la peste ou le choléra!
Psychiquement épuisé, le daryl androïde avait fini par sombrer dans un sommeil agité, entrecoupé de rêves puisés dans ses souvenirs.
Ce matin-là, Li Wu obligeait son petit-fils à terminer un bol de riz cuit à l’eau, sans aucun aromate.
- Grand-père, objectait l’enfant, tu aurais tout de même pu y rajouter un peu de sel! C’est trop fade!
- Mon enfant, il te faut apprécier l’aliment pour lui-même! Songe que, pendant des siècles, nos ancêtres n’ont eu que cela comme nourriture, sans aucun accommodement! Encore, s’estimaient-ils heureux lorsque leur bol était plein comme aujourd’hui!
- Oui, grand-père, je saisis. Je me montre égoïste et gourmand. Vois, maintenant! Sois content, j’ai fini.
- Daniel, et ce grain de riz? Combien de peine et d’inquiétude a-t-il coûté au paysan pour le voir mûrir? Et combien d’énergie dépensée de la part du Soleil? Combien d’eau, de jours pour qu’il parvienne à maturité? Y as-tu songé?
- La Nature généreuse, c’est encore une idée fausse de l’Occident! Siffla alors l’enfant.
- Certes. Mais, mon enfant, ce grain de riz que tu fais mine de mépriser, repu, il est tout l’espoir de l’humanité qui n’a pas toujours eu son pain quotidien assuré. Ne néglige donc point cet atome infime au fond de ton bol. Il est aussi précieux, sinon plus que la main qui dessine le symbole de la Vie!

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Le lendemain matin, alors qu’il préparait le petit-déjeuner Daniel en profitait pour lire également la presse. Ce qu’il craignait était bel et bien arrivé. L’Alphaego, toujours en liberté, et toujours présent dans cette harmonique temporelle, avait commis un nouveau meurtre. Après tout, la créature devait bien se sustenter, non? Son terrain de chasse favori tournait autour des quartiers populeux de Paris, les Halles, le faubourg Saint-Antoine, la Villette et Montmartre. La dernière victime en date était un malheureux marchand de vins et charbon. L’homme avait été retrouvé entièrement vidé de ses sucs vitaux dans sa cave. Un témoin, un alcoolique notoire, interrogé par la police, restait en garde à vue. Ce qu’il racontait, dépassait l’entendement. Un ectoplasme géant, muni de tubes, à la bouche totalement édentée, et aux yeux énormes dépourvus se paupières, se serait collé sur le marchand puis aurait absorbé tout son sang!
La peur commençait à s’emparer de la capitale et les langues se déliaient. On dénonçait pêle-mêle les étrangers, les juifs, les anarchistes et les gens du voyage! Le Préfet de Police, un ami personnel de Paul Déroulède, jouait sa tête dans cette affaire. Quant au Préfet de la Seine de l’autre piste temporelle, la nôtre, quoi!, le fameux Lépine, il croupissait en prison, dans une des cellules de la Santé!
Franchement, ce n’était pas cette nouvelle qui intéressait le commandant Wu alors qu’il comprenait cependant fort bien pourquoi la police n’était plus venue l’importuner. La pension de familles de madame Gronet était en fait surveillée nuit et jour par des quidams aux pieds plats en civil!
Pamela, qui avait dompté l’Alphaego, avait pu récupérer, grâce à ce dernier, les traités mystérieux de Lobsang Rama et de fra Vincenzo. Daniel Wu était plus que jamais conscient de la nécessité de localiser au plus vite l’agent Asturkruk. Or, malgré des recherches acharnées, reposant sur l’utilisation sans limites du chrono vision, mais aussi du détecteur biologique de la navette Einstein, il avait échoué. Et cela le mettait en colère! Où donc se cachait Winka? Avait-elle déjà recouvré ses facultés? Qu’était-il donc advenu de Mathieu?
Désormais, Daniel Lin se posait la question suivante: ne devait-il pas se résoudre à recourir à l’interdimensionnalité afin de mettre assurément la main sur Pamela? Cependant, la peur le retenait encore. Il craignait de ne pouvoir maîtriser totalement ce Talent. Il refusait également d’affronter l’Homunculus qui sommeillait, tapi, tout au fond de lui, cet être noir, qui ne rêvait que de chaos, de destruction et de néant;
De plus, l’appel de détresse d’Antor avait déstabilisé le commandant mais pas suffisamment toutefois pour l’empêcher de soupeser les conséquences de tous les actes possibles ou probables qu’il accomplirait. Disposant du translateur sans restriction, Daniel pensait revenir à bord du Langevin avant que la situation dramatique accule le vaisseau, le contraignant à un atterrissage forcé sur la planète Aruspus. Le daryl androïde n’était plus à un paradoxe temporel près. Michaël, qu’aucun scrupule ne tourmentait, du moins apparemment, n’avait-il pas crée de toutes pièces cette année 1900 qui, maintenant, déviait de plus en plus du modèle originel? Certes, c’était pour sauver Mathieu et ralentir Winka, mais tout de même!
Benjamin représentait une autre épine. Daniel devait-il songer à abandonner son bras droit dans cette autre déviation où, l’Empire romain triomphant perdurait? Ah! Non! Jamais il ne s’y résoudrait!
Toutes ces pensées se bousculaient dans la tête du commandant Wu, l’agitaient, le troublaient, l’obligeait à classer les priorités, à choisir. Combien il regrettait cette époque autre où il pouvait encore faire abstraction de son humanité, de sa conscience!
Enfin, après tous ces déchirements intérieurs, Daniel Wu avait effectué son choix. Ce cours-ci du temps, même s’il conduisait à une guerre européenne anticipée, l’intéressait. Le monde de benjamin également: une paix universelle dans un Empire tolérant qui était parvenu à synthétiser toutes les religions ne pouvait que plaire à notre Bouddhiste.
Cependant, les actions nocives de l’ex-lieutenant Johnson engendraient bien d’autres mosaïques et ces temps non souhaités se multipliaient comme à plaisir! Daniel avait-il le droit de les effacer? Il n’était pas Dieu le Père, il ne voulait pas s’arroger ce pouvoir!
Comme on le voit, le daryl androïde respectait la vie sous toutes ses formes. Tous les temps, tous les Univers s’interpénétraient mais, pourtant, chacun gardait néanmoins son caractère et son indépendance. C’était cette leçon primordiale qu’il avait retenue de sa double mémoire. Alors, puisque le hasard, conduit par Michaël et Pamela, ô Bouddha!, sois rassuré!, avait permis cette situation paradoxale, il n’allait pas stopper ces mondes alternatifs.
Un autre problème se présenta à l’esprit tourmenté de Daniel. Qu’était-il advenu du véritable Maximien? Où s’était-il perdu? Vivait-il encore quelque part ou bien avait-il rejoint les limbes? Daniel Lin n’en avait aucune idée et cela l’irritait.
- Fichus Asturkruks! L’Empire des Mille Planètes a réussi à annihiler la menace Haän grâce à mon intervention! Mais c’était pour tomber de Charybde en Scylla! L’Alliance, dans son confort retrouvé, a négligé l’ennemi le plus sournois et le plus tenace! Et le mythe de Sisyphe s’est, une fois encore, concrétisé! Nos espions auraient dû prendre davantage en compte les manœuvres de l’Archontat!
L’Empire vise à la paix galactique! Mais quelle politique pratique-t-il en réalité? Une sorte de néo colonialisme, ne nous leurrons pas! Et, je sers ce dessein! Ces Castorii que les Helladoï ont humiliés? Ils n’ont pu que se joindre à l’Alliance pour continuer à exister. De même pour les Troodons. Ces derniers seraient parfaitement capables de rompre le traité avec l’Empire si l’Archontat triomphait et mettait le tentacule sur le quadrant Alpha de la Voie Lactée!
A quoi bon toutes ces réflexions sur la haute politique? Quels que soient les millénaires, c’est toujours la même chanson: la volonté de puissance!
Et moi? Qui suis-je pour m’immiscer là-dedans? Un simple officier de la Flotte, un commandant de vaisseau, à peine plus doué que la moyenne! Cela fait près de trente années que je porte l’uniforme, que je sers une cause que mon père jugeait imparfaite et insatisfaisante! Quels sacrifices n’a-t-on pas exigé de ma part? Mon dévouement m’a coûté la compréhension et le respect de mon géniteur. Aujourd’hui, ai-je assez donné? Avant tout, c’est à mon sang que je dois allégeance! La logique et le cœur m’imposent donc de sauver Mathieu d’abord. En effet, si Pamela retrouvait ses moyens trop vite, il lui serait alors facile de s’évaporer ailleurs avec mon fils! Elle prendrait un plaisir sadique à bouleverser toujours davantage le continuum espace-temps, savourant à l’avance tous les pièges auxquels je serais confronté.
Pendant ce long monologue, Daniel avait prosaïquement vérifié la température de l’eau pour le thé! Violetta, les cheveux emmêlés, en chemise de nuit, déboula dans la cuisine, le journal du matin à la main.
- Oncle Daniel, articula-t-elle, as-tu lu ce petit entrefilet? C’est une réclame m’a appris Aure-Elise.
- Sans doute encore une promotion pour un quelconque produit de beauté attrape nigaud! Ma grande, tu n’en as nul besoin!
- Mais il ne s’agit pas de cela! S’exclama avec impatience l’adolescente. On y parle d’un cirque avec des numéros fabuleux et inédits! Un garçon prodige qui résoudrait des tas de calculs compliqués dans sa tête avec une rapidité renversante! Le plus beau, c’est que ce ne serait pas truqué! Ainsi, hier, le célèbre mathématicien Poincaré s’est rendu à la séance de l’après-midi afin de se rendre compte par lui-même, justement, s’il ne s’agissait pas d’un coup monté.
- Ah oui? Les prodiges de cette sorte sont souvent des autistes ou des déficients mentaux.
- Peut-être! Mais ici, ce ne semble pas être le cas! Le gamin, prénommé Calculus, âgé de neuf ans à peine, a résolu à haute voix et en une seconde une fonction logarithmique!
- Ah! Bouddha m’exaucerait-il enfin? Montre!
- C’est ici, avec l’encadré.
Daniel s’empressa de lire avec soin le fameux entrefilet ainsi que l’encart publicitaire qui l’accompagnait.
- Violetta, tu as raison! Ce ne peut-être que Mathieu! Tu en connais beaucoup, toi, des garçonnets de neuf ans capables de ce tour?
- Hé bien… oui! Toi, au même âge! D’après Irina tu pouvais calculer les orbites de plus de cinq cent mille corps célestes à la fois sur un milliard d’années en moins d’une pico seconde tout en te concentrant sur la Missa Solemnis du Beethoven!
- N’en rajoute pas, veux-tu?
- Parce que ce n’était pas vrai?
- Si, je l’avoue! Depuis, je fais mieux… Mais là n’est pas la question. D’après cet article, le cirque est à Versailles cet après-midi pour deux représentations. Nous allons nous y rendre.
- Moi, je veux bien. Mais madame Gronet va encore trouver à redire!
- Je me moque des états d’âme de ma patronne! Avec ce que je lui ai donné comme pierres précieuses, elle a largement de quoi vivre de ses rentes durant cinq mille siècles!

***************

Le cirque Médra avait beaucoup de succès à la grande satisfaction de Gino son propriétaire. Et ce, grâce aux nouveaux numéros faramineux. Toutes les places pour la séance de 15 heures étant déjà vendues, Daniel dut se contenter d’acheter des billets pour la représentation de 18 heures. Aure-Elise s’était invitée d’office malgré les regards furibonds de sa mère qui trouvait, décidément, que son cuisinier agissait avec trop de désinvolture! Il est vrai également que les nouveaux diamants offerts par monsieur Dumoulin avaient définitivement fait taire ses scrupules et ses réticences! La veuve s’était donc résignée et avait accompagné sa fille. Le jeune étudiant en droit, Marie André s’était également joint au groupe à titre de deuxième chaperon! Désormais, il avait des vues sur la jeune fille de la maison. On comprend parfaitement pourquoi!
- Nous n’allons pas poireauter ici pendant quatre heures! Fit le jeune homme, affichant sa mauvaise humeur. Je me gèle! Tu parles d’un printemps pourri!
Aure-Elise haussa ses fins sourcils au langage peu châtié utilisé par Marie André. Néanmoins, elle n’osa pas protester.
- J’ai une idée, lança Violetta avec sa voix pointue caractéristique. Nous ne sommes qu’à cinq cents mètres du château. Si nous allions au moins visiter le parc et les jardins?
- Oh oui! S’exclama Marie. Ce sera bien mieux que la reconstitution holographique la plus fidèle!
- Certes! Mais à cette époque-ci, en cette fin de siècle, même si la visite est gratuite, le palais est quelque peu à l’abandon. Objecta Daniel Lin.
- J’ai parlé des jardins!
- j’ai ouï dire, qu’à certaines périodes de l’année, soupira Aure-Elise, en automne notamment, dans les bois et les allées, on entendrait d’étranges rires fuser de nulle part, des rires qui tinteraient comme des plaintes ou des pleurs, faisant ainsi s’envoler des nuées d’oiseaux apeurés. Les rouge gorges, les rossignols et les roitelets craintifs se réfugieraient alors sous les feuillages mordorés. Parfois aussi, il arrive qu’on distingue un air de harpe mélancolique, un morceau de menuet du temps jadis, des notes surannées…
- Décidément, tout le monde est persuadé de l’existence des fantômes! Il faudra que j’étudie les aspects psychologiques de ce problème, les raisons véritables de ces hallucinations collectives!
Ayant dit cela, Daniel se dirigea d’un pas vif vers les grilles du palais du Roi Soleil, imité par la petite troupe. Malgré mai qui revêtait de vert le feuillage des arbres, le temps était à la pluie et la température guère clémente! Un crachin tenace et chagrin mouillait la terre et les gens. De plus, un petit vent soufflait du nord, s’infiltrant insidieusement sous les multiples couches de vêtements comme l’exigeait le port de la mode de cette année-là.
Dans les allées mélancoliques, sous les hauts arbres présentant de minuscules feuilles d’un vert tendre, quelques touristes britanniques cheminaient, enfermés dans leurs pensées, peut-être dans leur spleen: un gentleman longiligne coiffé d’un chapeau melon, deux vieilles demoiselles, anglaises jusqu’au bout des ongles, la mine sévère, vêtues de drap lilas.
Marie s’amusait à jouer à cache -cache derrière chaque tronc d’arbre ou à sautiller sur l’herbe. Elle avait si peu l’occasion de prendre l’air à la campagne!
- Ce n’est pas là qu’il y avait la ferme de Marie-Antoinette? demanda à un moment Aure-Elise à Marie André.
- Oui, en effet, renseigna l’étudiant aimablement, tout en donnant le bras à la jeune fille.
Sa mauvaise humeur n’était plus qu’un souvenir car madame Mère avait l’heur d’agréer sa présence auprès d’Aure-Elise.
- Oh! Là! Vous la voyez? S’écria soudain Violetta. Une dame toute vêtue de blanc, avec une coiffure bizarre! Sur ce pont, à droite, se mirant dans l’eau, près du moulin. Comme elle est belle! On dirait que sa robe es cousue dans de la mousseline!
- Tu as raison, répliqua Marie. Elle ressemble à une statue du Musée Grévin. Celle de la reine à qui on a coupé le cou!
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Intriguée, la fillette courut jusqu’à l’étrange apparition. La jeune femme, aussi blanche et pâle qu’un lys, dévisagea l’enfant qui s’approchait. Ses magnifiques yeux bleus s’attardaient sur la petite Eurasienne. Or, ni Daniel Lin, ni les autres adultes ne voyaient quoi que ce soit!
- Quelle jolie enfant pleine de vie! S’exclama l’inconnue d’une voix douce, à peine audible, moins sonore qu’un souffle. Une véritable porcelaine, figurine de Chine! Voilà une compagne toute trouvée pour mon petit Louis si malade!
- Madame, vous éprouvez de la tristesse pour votre fils?
- Il n’y a pas que cela! J’ai peur! Terriblement! Je sens un danger tout proche. N’entends-tu point la foule en colère qui gronde au loin?
- Il n’y a aucun danger, madame. Que des touristes visitant ces beaux jardins et ce hameau si charmant!
L’enfant se retourna alors pour vérifier ses dires. Lorsque ses yeux se portèrent une nouvelle fois sur le pont, la blanche dame avait disparu.
- Je n’ai pourtant pas rêvé! Jeta Marie dépitée, ne comprenant pas. La belle dame si malheureuse est partie bien vite!
La petite fille voulut la chercher, et, ignorant Violetta qui hésitait, se précipita dans le bâtiment ouvert, l’antique bergerie. Une fois à l’intérieur, elle se heurta aux deux vielles demoiselles anglaises qui s’étaient figées de stupeur devant une scène tout à fait horrible. A son tour, Marie vit ce spectacle que, généralement, son père évitait de lui montrer dans les holo reconstitutions historiques: une tête décapitée! Alors, frissonnant, elle s’enfouit le visage dans ses bras.
Plus exactement, une dame, vêtue de couleur claire, avançait dans la semi pénombre, mais elle n’avait plus de tête. Derrière elle, deux hommes se profilaient. Le plus grand brandissait une pique surmontée d’un hideux trophée. Madame de Lamballe, étêtée, s’avançait mécaniquement jusqu’à la porte entrouverte de la bergerie.
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Un rayon timide de soleil arrêta l’ombre ; tout s’évapora. Marie et les deux Anglaises se figèrent de surprise, muettes, s’interrogeant sur le phénomène dont elles venaient d’être les témoins. La fillette se ressaisit la première et courut vers son père qui s’amenait avec le reste du petit groupe.
- Papa! Savais-tu que Versailles était hanté?
- Non, pas vraiment.
Daniel fut interrompu par Violetta.
- Ah, pardon! Je me souviens d’avoir vu et lu, il n’y a pas si longtemps, quelque chose à propos de cette histoire. Liliane et Sylviane ont soulevé le problème devant moi. Il était question de deux Anglaises qui auraient assisté à une scène remontant au temps de Marie-Antoinette. Mais cela se passait entre 1908 et 1911! A la fin des années soixante, une dramatique de la télévision française avait été tournée sur le sujet, faisant partie de la série « Le Tribunal de l’Impossible. »
- Minute, les filles, fit Daniel péremptoire et sarcastique à la fois, soyons d’accord : les fantômes, ça n’existe pas! Ici, nous avons affaire à un simple phénomène de physique réminiscente. Le lieu, les bâtiments, les arbres, les choses qui nous entourent, ont conservé l’empreinte énergétique des événements tragiques qui se sont déroulés, événements concernant nos personnages, un peu comme une sorte de plaque photographique quadridimensionnelle. N’abordons pas la théorie de transfert quantique de la matière dans l’espace-temps…
- Certes, Monsieur Dumoulin, mais votre explication me semble quelque peu tirée par les cheveux, non? Remarqua le futur avocat avec un sourire ironique.
Daniel se contenta de hausser les épaules avec une moue dubitative. Il ne pouvait donner des renseignements scientifiques plus précis, risquant alors l’anachronisme et le pédantisme. Il savait pertinemment qu’il y avait eu un enregistrement temporel de ces lieux, enregistrement effectué par les Helladoï, ces derniers observant la Terre depuis déjà mille années. Une erreur de transmission des données s’était produite, à la suite sans doute de la déviation temporelle et c’était cette erreur qui était responsable des apparitions incongrues.
Un peu plus tard, tandis que le ciel paraissait définitivement dégagé, nos amis avaient quitté le parc du château pour visiter la ménagerie du petit cirque italien. Aure-Elise fut particulièrement émue par le regard triste d »un vieux lion tout édenté qui bâillait d’ennui et de solitude derrière les barreaux de sa cage étroite.
- C’est révoltant! S’écria Violetta. Cet animal est fait pour courir librement dans la savane. Hélas! Depuis longtemps cette noble bête est condamnée à se produire sous les regards effrayés et les cris apeurés d’une foule ignorante avide de sensations!
- Peut-être, ma fille, mais dans la savane, ce lion serait déjà mort, incapable à cause de son âge avancé et de sa dentition absente, de chasser pour se nourrir! Bref, les charognards auraient festoyé sur sa dépouille.
- Admettons!
Le sort des éléphants attendrit Marie. Des larmes perlèrent sous ses longs cils.
- Oh, papa! Regarde-les! Les malheureux sont enchaînés et ne peuvent presque pas bouger, même cet éléphanteau adorable. Pourquoi une telle cruauté?
- La réponse est évidente : le patron ne veut pas voir s’enfuir son gagne-pain!
- Et le panneau indique qu’il est interdit de leur donner à manger, rajouta l’enfant offusquée.
- Votre petite sait déjà lire! S’émerveilla Marie André.
- Évidemment!
Un peu plus loin, une scène encore plus odieuse révolta le petit groupe. Pour faire patienter les clients avant la séance, Gino avait pris l’habitude d’organiser une visite de la roulotte des freaks. Les êtres disgraciés étaient obligés de vaquer à leurs occupations habituelles comme si de rien n’était, devant les yeux terrifiés des enfants et sous les quolibets des adultes qui ainsi, exorcisaient leur peur et leur révulsion.
Les siamoises essuyaient la vaisselle ; l’homme tronc s’adonnait aux mots croisés, le crayon à la bouche. L’hercule s’entraînait en soulevant des haltères tandis que la femme poule se dissimulait tant bien que mal sous une table recouverte d’un tapis damassé alors que le microcéphale, inconscient de la présence des intrus, se balançait en ricanant sur sa chaise. Dans leur coin, l’homme alligator et le nain jouaient aux dames, indifférents.
- Papa, ne peux-tu empêcher cela? Supplia la fillette. Ce sont des êtres vivants, sensibles, intelligents. Ils souffrent d’être ainsi offerts en spectacle.
- Ils ont droit à la dignité, renchérit Aure-Elise.
- Mes enfants, je ne puis seul réparer toutes les injustices! Soupira Daniel.
- Daniel ne s’appelle pas Zorro!
- Zorro? Renard? Je ne vois pas le lien…
- Ah! Bien sûr! Vous ne pouvez déjà connaître ce feuilleton mythique tiré d’une légende hispano californienne. Il fera un tabac dans quelques décennies. Zorro, c’est le redresseur de torts, le pourfendeur des méchants…
- Nous devrions nous hâter! J’entends la cloche qui signale la prochaine séance. Celle-ci va débuter incessamment.
La petite troupe se pressa sous le chapiteau et s’installa sur les gradins du haut. Le commandant Wu avait eu le temps cependant d’aviser une affiche placardée récemment, qui vantait une nouvelle attraction, l’homme têtard, dont les ventouses pouvaient se projeter jusqu’à trente mètres de distance. Aussitôt, Daniel s’inquiéta.
- Que signifie ce numéro? Serait-ce l’Alphaego? Pourtant, je ne perçois pas sa présence psychique. Si c’est bien lui, il doit se cacher dans l’inter dimensionnalité.
- Ai-je eu raison de conduire les enfants ici? Après tout, je pouvais m’assurer seul de l’identité de Mathieu.
Le spectacle tant attendu commença. Gino officiait en Monsieur Loyal. Ah, c’est qu’il était réellement superbe dans son bel habit blanc immaculé avec son chapeau claque assorti! Son accent italien qu’il forçait encore faisait rire les enfants, prêts à s’émerveiller de tout.
Du haut d’une tribune, la fanfare entama un air très populaire à l’époque : « Viens poupoule. » Sous l’avalanche de fausses notes, Daniel grimaça, mais ce fut Marie qui jeta :
- Ils se sont improvisés trompettistes et flûtistes, ou quoi?
- Ils jouent d’oreille, Marie. Renseigna Violetta. Ils ne connaissent pas une note de musique.
- Alors, cousine, c’est leur oreille qu’il faut changer.
Les numéros classiques, fortement applaudis, défilèrent dans un ordonnancement bien réglé : l’écuyère, les trapézistes, les chiens savants, la ronde des éléphants, la danseuse de corde, les jongleurs. Tout cela ne sortait pas de l’ordinaire, malgré le savoir-faire évident de ces forains.
Enfin, vint le tour du dompteur et de ses lions.
Les animaux ne rechignèrent pas à effectuer ce qu’on attendait d’eux. Pour corser un peu le numéro, la panthère noire daigna rugir deux ou trois fois tandis que le vieux lion accepta, placide et résigné, de sauter à travers un cerceau, malgré ses rhumatismes, et d’y crever ainsi le papier.
Puis, les fauves regagnèrent leurs cages respectives. Toni, le dompteur, fit entrer l’ours brun, un plantigrade imposant de 2m50. L’animal était jeune et primesautier. Apparemment, cela ne le gênait pas de danser sur un air d’Offenbach. Pourtant, un court instant, il se montra rétif et menaça de son énorme patte griffue l’homme qui le commandait. Le public frémit et retint son souffle. Mais la volonté de Toni fut la plus forte et l’ours Martin, rendu docile, termina sa danse en mesure.
Les clowns suivirent, indispensables pour détendre l’atmosphère.
- As-tu remarqué, Marie, souffla Violetta, qu’il manque un numéro?
- Le marsupilami? Les frères Cam et Léon?
- Sors de tes références bédéphiles! Je veux parler des otaries. Ici, c’est la réalité, pas une reconstitution!!
- Mademoiselle Violetta, renseigna complaisamment Aure-Elise, tous les cirques n’ont pas forcément ce genre de numéro à leur disposition. Le cirque Medra n’est pas Pinder. Certes, le spectacle est honnête, mais jusqu’à maintenant, nous n’avons rien vu d’extraordinaire…
- Ah! Mademoiselle Aure-Elise, lisez le programme attentivement, répliqua Violetta condescendante. Les clous ont été gardés pour la fin : l’Hercule, l’homme têtard, la médium et le jeune prodige…
- Le jeune Calculus? Je me demande s’il s’agit bien de mon frère.
- Mathieu, si je me souviens bien du prénom, déclara Marie André. Comment a-t-il été enlevé? Monsieur Dumoulin, vous n’avez pas été très explicite là-dessus!
- Le secret m’appartient, monsieur Delcourt, fit Daniel laconique.
- Bon, je n’insiste pas… Votre fils peut-il calculer de tête des opérations aussi complexes? Extraire des racines…cubiques?
- Évidemment! Lança Marie avec fierté. Ce n’est pas si difficile, après tout puisque même moi, j’y arrive! Mais ne me demandez pas de calculer la constante de Hubble. Ce n’est pas encore dans mon programme!
- Quel cauchemar! Soupira Violetta. Cela faisait partie de mes exercices du mois dernier! J’avais tout faux, comme d’habitude. Selon mes résultats, la constante aboutissait à un big crunch au bout de 500 millions d’années à peine!
- Mais c’est normal, Violetta! Tu oublies que les astronomes mathématiciens n’ont réussi à trouver la véritable constante, du moins dans notre Univers, qu’à la fin du XXIe siècle! Tout cela parce qu’ils se sont aperçu que cette constante différait justement! Quant aux équations de Stephen Hawking, bien qu’incomplètes, comme celles d’Einstein, elles ne sont pas pour toi!
- Oh! De toute manière, je ne me destine pas à une carrière scientifique, jeta l’adolescente piquée dans son amour propre.
- Mais je ne voulais pas te faire de peine. A mes yeux, je ne te considère pas comme une sotte. Tu sais beaucoup plus de choses que moi, et j’oublie toujours que tous ne disposent pas des mêmes centres d’intérêt.
Marie s’arrêta, comprenant que ses explications n’en étaient pas. Inconsciemment, elle savait qu’elle avait hérité partiellement de l’intelligence surhumaine de son père.
- Chut! Souffla Aure-Elise. Je veux entendre ce que dit l’Auguste. Il n’arrive pas à cueillir une fleur sans que celle-ci lui crache au visage. Bien sûr, il n’a pas encore compris que le clown blanc s’amuse à le tourmenter. Ce numéro est plaisant, mais il ne vaut pas celui de Foottit et Chocolat!
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- Aure-Elise, vous semblez apprécier particulièrement le cirque. Constata Daniel. Vous en avez de la chance d’avoir conservé une âme d’enfant!
Auguste, qui portait des chaussures démesurément trop larges et trop longues d’au moins dix pointures, ainsi qu’un veston trois fois trop grand et rapiécé, n’arrêtait pas de chuter et de se relever avec maladresse.
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- Môssieur Frédériic! S’exclama-t-il. Pourquoâ tirez-vous les pans de mâ veste?
- Fais un peu attention, Auguste, tu écrases mes plates-bandes de fleurs! Songe à Colombine! Si elle l’apprend, elle sera furieuse et elle refusera de sortir avec toi ce soir!
- Ah, ce soaâr! Colombine, ma mie, maa douuce!
Un sourire d’extase sur son visage, Auguste porta la main à son cœur dans un geste ample et sortit de dessous son gilet une énorme fleur rouge artificielle dont il huma le parfum à grand bruit!
- Môssieur Frédériic! N’est-elle pas zolie ma fleuur?
- Je doute qu’elle plaise à Colombine, Auguste…Vois : tu as la figure toute rouge, maintenant!
- Mais…c’est toâ! Tu me zoues un méçant tour!
A peine Auguste eut-il prononcé ces mots, que la fleur lui éclata au visage. Penaud, il s’ébroua pour présenter au public une figure et des vêtements éclaboussés de peinture vermillon et de suie. Il se mit alors à sangloter comme un enfant.
- Ouiin! Snif! Je suis tout saale maintenant! Ma Colombine ne voudra pas m’aimeer!
- Allez! Viens donc, gros nigaud! S’exclama Monsieur Frédéric avec une gentillesse soudaine. Je vais t’aider à faire ta toilette et tu seras tout beau pour ce soir!
Le clown blanc entraîna son compère qui traînait les pieds, les pans de son veston tirant derrière lui toute une guirlande de fausses tulipes, ce qui fit hurler de rire les enfants.
Monsieur Loyal sauta au centre de l’arène et annonça le numéro suivant :
- Mesdames, mesdemoiselles messieurs! Nous avons un petit contretemps dans l’ordre des numéros. Monsieur Giulio, l’homme têtard, n’est pas encore tout à fait prêt. Alors, pour la première fois au monde, cher public privilégié, vous allez pouvoir admirer le jeune prodige, l’exceptionnel, l’incroyable Monsieur Calculus!
Un être de taille réduite déboula sur la piste, vêtu d’une robe de magicien bleu nuit, toute brodée d’étoiles d’argent. Son chef était coiffé d’un chapeau conique, un peu comme celui de Mickey dans l’apprenti sorcier. Derrière lui, majestueusement, Monsieur Loyal suivait. L’enfant salua l’assistance avec grâce. Après son petit speech convenu, le maître de cérémonie commença à interroger le jeune garçon.
Monsieur Calculus répondait rapidement, sans montrer aucune hésitation, d’une vois forte et bien timbrée, le regard légèrement absent, comme s’il pensait à autre chose. Après une dizaine d’opérations relativement faciles, Monsieur Loyal, pour montrer que le tour ne comportait aucune tricherie, fit appel aux compétences et à l’improvisation du public.
- Y a-t-il dans la salle, sous ce chapiteau, mesdames et messieurs, un digne savant, un mathématicien distingué, un professeur d’université, pour interroger monsieur Calculus?
Des murmures montèrent et enflèrent. Enfin, un vieux monsieur austère, à barbe blanche, cintré dans son costume noir, leva un doigt comme à l’école, demandant la parole. Sous le chapiteau, le silence se fit.
- Monsieur, interrogea le maître de cérémonie, auriez-vous une énigme mathématique à poser à notre jeune et brillant Calculus?
- Si fait, répondit l’inconnu. Je me nomme Gueidon Alphonse, professeur au lycée Henri IV. Je veux m’assurer qu’il n’y a là aucune supercherie. Mon éminent confrère, monsieur Poincaré, m’a rapporté ce qu’il avait vu. Alors, voici le problème. Monsieur Calculus, pouvez-vous me résoudre la fonction suivante :
Lim (1+x)1/x
x0?
- Bien sûr. Le tout est égal à e. Et dans la fondamentale Lim (1+1/x)x, c’est aussi égal à e. x
- Et combien vaut e, dans ce cas?
- e vaut 2,71828...
Satisfait, le mathématicien renchérit.
- Bien, mon enfant. Passons maintenant à une intégrale de fonction trigonométrique
_
 Sin ax dx
1 sin ax

- Oui, la réponse est : =  x +1/a tg (/4+ax/2).
Mathieu n’avait marqué aucune pause. Le mathématicien sourit et ajouta.
- Jeune homme, que sais-tu des propriétés des intégrales définies?
Instantanément, l’enfant récita les formules sans aucun trouble.
Si ces formules vous intéressent, feuilletez un livre de mathématiques.
- Voilà, monsieur. Mais ce ne sont là que des formules qui n’ont pas encore d’application technique. Cependant, on pourrait s’en servir pour envoyer des vecteurs dans l’espace…
- Calculus, mon garçon, qui t’a enseigné les mathématiques supérieures?
Mathieu murmura quelque chose d’inaudible puis reprit plus fort.
- Professeur, je n’appelle pas cela mathématiques supérieures.
- Ah? Que mets-tu donc derrière ce terme?
- Les fonctions virtuelles harmoniques permettant de passer d’une dimension à une autre, d’un univers parallèle à un autre en fonction de calculs quantiques prédéterminés. Cela, je l’admets, je ne sais pas encore le faire… A ma décharge, il est vrai que pour appréhender cette réalité supérieure, il est nécessaire de casser la géométrie einsteinienne qui a démontré ses limites dès le début du siècle prochain et de passer à une géométrie quantique unifiée grâce à la maîtrise des boucles de causalités fractales. Le tout se meut, vraisemblablement et non hypothétiquement dans un univers poly dimensionnel à seize côtés modulé par le facteur incompressible d’incertitude heisenbergien. Pour l’instant, cette supra réalité me dépasse parce que je n’ai que neuf ans… Cependant, j’y arriverai dans quelques années…
- D’où viens-tu mon enfant? Ton langage est étrange!
- De Chine…mais ce n’est pas le pays que vous connaissez.
En haut des gradins, Aure-Elise murmurait à l’oreille de Daniel.
- Alors, s’agit-il bien de votre fils?
- Naturellement.
- Seigneur! Il est si savant! Le professeur Gueidon a l’air gêné. Pourquoi?
- Parce qu’il n’a pas saisi le sens des dernières réponses de Mathieu.
- Que comptez-vous faire, monsieur Dumoulin? Intervenir dès maintenant?
Marie André intervint.
- Si je puis vous prêter main forte, volontiers. Je pratique la boxe française une fois par semaine…
- Merci, mais je n’ai pas l’intention de provoquer un esclandre. Après la représentation, j’agirai.
Violetta, de sa voix pointue, remarqua.
- Mathieu ne nous a pas vus!
- Évidemment! Nous sommes dissimulés derrière un pylône. Seuls Marie André et Aure-Elise sont entièrement visibles. Or, Mathieu ne les connaît pas.
Violetta insista.
- Cependant, il aurait pu capter au moins ta présence…
- Je voile celle-ci télépathiquement.
- Je comprends! A cause de Pamela.
- S’il n’y avait que celle-ci, soupira Daniel, qui se sentait mal à l’aise.
Le professeur Gueidon préféra ne pas insister. Mais il se promit d’avoir une conversation avec Monsieur Loyal après le spectacle. Calculus ayant achevé son numéro, le tour de l’Hercule vint. Ce dernier parvint à ébahir le public en soulevant, sans efforts apparents, des haltères qui dépassaient les deux cent cinquante kilos. Puis, il accepta e hisser et de porter sur ses épaules quatre hommes costauds, des bouchers, choisis parmi l’assistance. Sous le poids impressionnant des malabars, ses genoux ne plièrent pas. Il termina le clou de son numéro en tordant plusieurs barres métalliques et en réussissant à en nouer une sans trucage, comme dans un de ces bons vieux gags de Gaston Lagaffe.
L’Hercule, qui répondant au nom passe-partout de Victor, se retira sous les acclamations d’un public enthousiaste.
- Fantastique! S’écria Marie André.
- Mmm…cet homme n’est pas un terrien! Fit Daniel mi-figue, mi-raisin, mais il l’ignore. Il doit être rescapé d’un crash. Vu son aspect, assez proche de celui des humains, je pense qu’il est originaire de Bendor 9.
Pour donner plus de piment à l’attraction suivante, la fanfare exécuta un extrait du ballet Casse-noisette, que Marie peina à reconnaître. Toutes les lumières s’éteignirent et Pamela fit enfin son apparition sur la piste. Malgré l’obscurité, Daniel Wu l’identifia aussitôt. Il se renfonça donc de plus belle derrière le pilier.
Cependant, la lumière revenait progressivement, éclairant une jeune femme à la peau sombre, vêtue d’un costume classique d’Antillaise : jupe ample et colorée de teintes vives, madras, boucles d’oreilles, corsage décolleté. Articulant d’une voix claire et nette, Winka expliqua en quoi consistait sa prestation.
- Mesdames et messieurs, c’est vous qui allez me servir d’intermédiaires, qui allez dévoiler les ténébreux labyrinthes du futur. Je vais prendre au hasard dans l’assistance, une personne que je plongerai dans une hypnose légère. Ce ou cette inconnue, vous révèlera alors les visions extraordinaires du monde de l’avenir.
Un gros retraité moustachu se porta volontaire en tant que premier cobaye. Il parla d’hommes volants, d’images en relief, de « télévisionophones », de dirigeables d’acier se posant sur la Lune, de faune aquatique monstrueuse et transparente vivant dans les profondeurs des abysses, de machines à calculer capables de résoudre cent milliards d’opérations à la seconde, de la colonisation de planètes, peuplées de lézards parlants et polyglottes, d’êtres humains modifiés, à la fois mi-hommes, mi-machines.
- Dieu du ciel! Soupira Marie André. Comme tout cela manque d’imagination! Je ne vois là que des fantasmagories resucées de Jules Verne et de Robida!
- Marie André, dit Aure-Elise d’un air pincé, je n’aime point votre scepticisme blasé. Vous avez l’esprit trop voltairien. Je vais vous démontrer qu’il n’y a aucun trucage et qu’il faut croire les paroles de cet homme. Puisque la voyante demande la participation d’une autre personne dans l’assistance, je vais me proposer!
Violetta s’inquiéta et le fit savoir.
- Mademoiselle Gronet, ne commettez pas d’imprudence! Vous ne connaissez pas ce dont cette femme est capable!
En haussant les épaules, Aure-Elise quitta son banc, préférant ignorer l’avertissement de l’adolescente. Elle descendit gracieusement les marches en bois des gradins, tout en faisant claquer les talons de ses bottines noires.
La jeune fille allait se montrer un cobaye fort docile.
- Mademoiselle, dit Pamela, mielleuse, vous allez vous transporter par la pensée à six siècles dans le futur et nous décrire comment vous voyez la Terre…
- Laquelle, Madame? J’en distingue au moins trois, et tant d’autres se profilent derrière!
- Alors, décrivez donc la Terre que suit notre chrono ligne...
- Oh, quelle désolation! Tout y est morne, gris, craquelé, baignant dans une atmosphère irrespirable. A la surface, toute vie semble absente depuis des lustres. A la suite d’une guerre? Sans doute, mais je ne puis que le supposer, car je ne connais aucune arme capable de brûler mille fois plus que le Soleil et de vitrifier ainsi le sol. Le désert et la mort.
- Y a-t-il des survivants quelque part?
- Rien. Partout de la cendre, des ruines et des roches vitrifiées. Oh, pourquoi Seigneur?
- Ne vous troublez pas, fit Pamela contrariée. Décrivez la seconde Terre, maintenant.
- Celle-ci se présente d’une manière plus effroyable encore si possible. Elle est tombée dans les tentacules de sortes de calmars géants cuirassés, à l’aspect franchement répugnant. Ces êtres portent des armures noires. Toutefois, ils ne possèdent pas la conduite et le courage des nobles chevaliers d’antan. C’est par trahison qu’ils ont vaincu la Terre.
- La date, mademoiselle, donnez donc la date!
- Anno Domini 2517. Le blanc cavalier, sur son fier destrier, armé de son seul droit, n’est jamais né…
Marie André, à ces mots, retint péniblement un fou rire qui menaçait de l’étouffer.
- Pffou! Quel spectacle grand guignol! Lorsque madame Gronet apprendra comment sa fille s’est comportée, elle sera plus que courroucée! Je n’en reviens pas! Aure-Elise prononcer de telles âneries! Jamais je n’aurais cru ça d’elle!
Pour calmer la sortie incongrue du jeune homme, Marie lui envoya un coup de pied dans les tibias.
- Monsieur Marie André, taisez-vous! Vous parlez si fort que tous vous entendent. De plus, vous n’êtes qu’un sot ignorant! Je suis originaire de l’année 2517...
- Mmm, ajouta Violetta avec circonspection, ça n’a pas l’air d’être la même… Aurions-nous échoué?
Pendant cette dispute, Aure-Elise poursuivait sa description d’une voix monocorde, le regard fixe et les pupilles dilatées.
- Dans ce siècle lointain où toute trace humaine a été effacée de la surface de la Terre, les calmars volent dans les airs à bord de leurs sphères aplaties. Autrefois, parmi les étoiles, un combat titanesque avait eu lieu entre Mars et la ceinture d’astéroïdes…les ailes volantes ont brûlé comme des torches ; elles se sont consumées bien trop vite. Or, il n’y a pas d’air dans l’espace! … Les humains vaincus réduits en esclavage se sont peu à peu éteints par la faute d’une créature hybride née de la mort.
- Laissez ce monde sans espoir, et parlez-nous de la troisième Terre.
- Quelle paix! Quelle beauté! Ici, tout est verdure, luxuriance de la nature! La forêt originelle, le Paradis tel que l’ont connu Adam et Ève…Désormais, la Terre est la demeure préservée des grands singes roux. Une faune libre et indépendante court dans cette Terre primitive, au milieu d’une flore foisonnante. Son principal prédateur, l’Homme, a disparu, ou plutôt, n’est jamais apparu. Que de merveilles! Quelle variété dans les espèces et les couleurs! Mais les calmars maléfiques sont mécontents! Pourtant, ils ont tout fait pour qu’il existe, ce monde, ce havre de paix. Ils se sont arrangés pour qu’il n’y ait jamais eu d’humains dans cet Eden. Tout cela pour se venger d’un homme, d’un seul, d’un Gardien, d’un Préservateur aux yeux emplis de songes. Or, voilà que cet être d’exception voyage dans les interstices d’un univers multiple. Les vagues du temps lui obéissent. Nulle crainte dans son cœur. Ses yeux bleu gris, pâles, se parent de l’espoir aussi tenace que l’étincelle de la Vie. Ils vous observent, ils connaissent tout de vous. Ce supra humain flotte sur les cordes de la musique des sphères du multivers. Il y joue une mélodie polyphonique inachevée, à la fois éternelle et infinie.
Ces paroles déplurent foncièrement à Pamela qui fronça les sourcils. Elle orienta la vision d’Aure-Elise dans une autre direction.
- Existe-t-il une quatrième Terre?
- Bien entendu. Elles sont innombrables et se reflètent indéfiniment dans le miroir de Dieu. Devant moi surgit la Pax Romana. Elle est partout, ici, maintenant, et dans ce futur lointain. Maximien a édifié un Empire tolérant universel. Grâce à lui, toutes les croyances se sont fondues en une seule. L’homme vit en accord avec lui-même, mais il n’a pas dépassé Saturne. Il scrute l’espace à la recherche d’autres créatures intelligentes. Hélas, il ne reçoit nulle réponse! Triste, seul, il s’obstine néanmoins. Jamais il ne renoncera à sa quête de l’âme sœur.
- Poursuivez, mademoiselle.
- Je vois encore maintes et maintes Terres. Celle où les Chinois roux, les Haäns ont asservi les humains, les ont transformés en monstres hideux, assoiffés de sang… Celle où l’humanité forme une bulle spirituelle composée d’énergie pure en communion directe avec Dieu… Celle où l’Homo Spiritus se bat contre l’Entropie… Celle où les démons au sang jaune soufré et aux yeux noirs sont en réalité des anges attentionnés qui aident leurs frères humains… Celle où l’Afrique a conquis l’Amérique et où l’homme noir, dans sa splendeur insolente, diffuse sa sagesse multiséculaire… Celle où les hommes laids communiquent par la pensée. Ils se nomment les K’tous, ceux qui marchent debout. Ils ont empêché le grand homme long à la peau sombre d’apporter la guerre et la destruction… Il y a encore tant d’autres Terres, autant que les poussières d’étoiles… Je ne puis les décrire toutes…
Un jeune homme furieux, appartenant à la milice patriotique, vêtu de son uniforme et coiffé du béret basque caractéristique, se leva, interrompant Aure-Elise.
- Assez! Fumisterie que tous ces propos! Cessez ce scandale! Des singes qui dominent la Terre! Des êtres mi-hommes mi-bêtes qui règnent sur notre planète, des « nègres », des asiates aux faces aplaties et pis encore! Blasphème! Atteinte à la raison! Qu’on enferme cette folle et qu’on la douche sur l’heure!
Le brouhaha augmenta. Monsieur Loyal dut intervenir. Usant de sa faconde, il réussit tant bien que mal à rétablir l’ordre. Le silence revenu, il prit un ton mélodramatique, car il s’était aperçu que la fausse médium avait quitté la piste pour se changer sans doute. Il put annoncer le clou de la soirée.
Pendant ce temps, Aure-Elise avait enfin rejoint sa place, comprenant à peine l’émoi qu’elle avait produit.
- Les gens ont l’air bien tendu. Pourquoi? Demanda-t-elle naïvement.
- A cause de toutes les sottises que vous avez débitées! Rétorqua Marie André fâché.
- C’est la votre point e vue, souffla Violetta acerbe. Ah! Si je pouvais m’affranchir de l’obligation de me taire…
L’adolescente, en prononçant ces mots, jetait un regard noir à son oncle.
- Non, répliqua fermement Daniel. Écoutons Monsieur Loyal tout en restant sur nos gardes.
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, faisait le meneur de jeu dans son français chantant agrémenté d’un soupçon d’accent italien, vous allez pouvoir contempler un nouveau mystère de la nature, dévoilé exprès pour vous. Un pêcheur l’a capturé il y a peu dans ses filets au large des Açores. Cet être, mi-homme mi-pieuvre, possède des facultés étonnantes. Cher public, moi, Gino, je suis fier de vous annoncer, pour la première fois sur la piste, et en exclusivité, celui que vous attendez tous : j’ai nommé…le magnifique, l’incroyable, le stupéfiant homme têtard! »
Un roulement de tambours et un fracas de cymbales retentirent sous le chapiteau tandis que, parallèlement, luxe suprême, s’allumait une énorme lampe électrique alimentée par une dynamo portative. La lumière artificielle jeta un éclat aveuglant et froid sur l’arène. Semblant flotter au-dessus du sable fin, sa « queue » dorsale fouettant l’air sauvagement, livide, horrible, effrayant, hideux, le fœtus géant se matérialisa sur la piste, à la débotté, comme surgi du néant, avec à ses côtés Pamela Johnson portant une élégante tenue de cavalière. Joyeuse, la jeune femme arborait un étrange sourire énigmatique. Elle jouait machinalement avec une badine ou ce qui passait pour tel aux yeux d’un profane.
Mentalement, Winka communiquait avec son serviteur. Elle lui donnait les dernières nouvelles, l’informait de ce qu’elle avait appris grâce à Aure-Elise Gronet, cobaye consentant. L’amazone savait donc la présence de Daniel sous le chapiteau. Le barrage mental du commandant Wu était inutile.
Sur les bancs du public, c’étaient à la fois des cris de frayeur et de répulsion devant l’aspect répugnant de l’Alphaego. Quelques femmes s’éventaient nerveusement, proches de la crise d’hystérie. Certaines émettaient des réflexions incongrues.
- Un kraken, un vrai? On le croirait sorti tout droit de la mythologie!
- Un poulpe! Ses yeux vides m’évoquent la mort!
Un spectateur souffla.
- Cela sent fortement le poisson décomposé!
Les hommes lissaient leur moustache d’un geste saccadé, refusant d’afficher leur peur. Les enfants ouvraient des bouches arrondies, se cachant maladroitement le visage de leurs mains tremblantes et boudinées ou mordant mécaniquement dans leur barbe à papa.
Fier de l’effet produit par l’homme têtard, Gino, qui officiait toujours, reprit la parole de sa voix puissante :
« Cher public, chers amis. Oubliez un instant votre effroi. Constatez avec moi combien ce monstre est inoffensif. Par la volonté e mademoiselle Pamela, l’amazone des tropiques, il a été rendu aussi docile qu’un nouveau né. Voyez! Il vient lui manger dans la main, tandis qu’elle le caresse et le flatte, tel un chien domestique! »
Souriant et plastronnant, Gino se retira. Le numéro exceptionnel put commencer.
Obéissant à la pensée de sa dompteuse, l’Alphaego entama une fantasmagorique danse cérémonieuse d’une lenteur quasi hypnotique. Dans ce ballet muet, ses tentacules ventraux et dorsaux se déliaient, se renouaient, se pliaient, dessinant sous le chapiteau d’étranges arabesques en des mouvements sinueux générant leur propre musique d’une rythmique supraterrestre.
Soudain calmée et fascinée, figée, l’assistance observait, participant sans le savoir à un rite multimillénaire de mise à mort.
Toujours dans ce silence religieux, la jeune femme à la peau sombre banda ses yeux, ayant auparavant fait de même avec le fœtus géant. Puis, d’un pas mesuré à l’extrême, elle s’éloigna de la créature d’une trentaine de mètres, et, sortant prestement de son spencer moulant une dizaine de poignards, elle les lança avec une habileté prodigieuse et une rapidité inouïe en direction de l’Alphaego comme si elle voulait l’abattre!
Sous le chapiteau, tout le monde retint son souffle. Les tentacules firent leur office. Ils rattrapèrent les lames meurtrières qui brillaient maléfique ment sous la lumière électrique. Aucun couteau ne leur échappa. Le public applaudit frénétiquement.
Ensuite, tandis que le silence se rétablissait une fois encore, l’ancien sous-lieutenant Johnson s’assit au milieu de la piste, le visage impassible, dans la position du lotus et ferma les yeux, paraissant se concentrer intensément. Et, sous les regards ébahis de l’assistance, l’être multidimensionnel s’évapora pour réapparaître moins d’une demi seconde plus tard, non à la place où il se tenait précédemment, mais sur un gradin en face, au deuxième rang, assis paisiblement aux côtés d’une grosse dame endimanchée, coiffée d’un large chapeau à plumes d’autruche comme la mode l’imposait.
La foule s’exclama. Des « oh » et des « ah » de ravissement et de peur mêlés fusèrent. En haut des gradins, Daniel était assailli de plus en plus fortement par un sentiment d’inquiétude qu’il ne pouvait plus ignorer. Il avait envie de quitter le cirque dès cet instant. Pourtant, il s’obstinait à rester. Marie capta une partie de son malaise. Le plus doucement qu’elle put, elle se leva, tandis que Violetta s’étonnait. L’adolescente voulut dire quelque chose, mais finalement se contenta de suivre la fillette.
En bas, sur la piste, les choses s’accéléraient. Depuis quelques secondes, celui que la foule appelait l’homme têtard paraissait s’être dédoublé en une douzaine d’exemplaires qui, simultanément, se matérialisaient et se dématérialisaient au milieu d’un public de plus en plus subjugué. Un exemplaire d’Alphaego flottait ainsi même au-dessus de la piste sablonneuse, à vingt mètres de hauteur, un de ses tentacules s’enroulant autour d’une barre de trapèze. En fait, le fœtus aruspussien se décalait de plus en plus dans le temps et l’espace, poursuivant un but encore secret, obéissant aux ordres muets de Pamela.
Violetta et Marie à l’abri, Daniel se demandait comment faire comprendre à Marie André et à Aure-Elise de quitter les lieux le plus rapidement possible. Il n’eut pas le temps d’atermoyer davantage car l’inévitable survint. L’Alphaego, désormais déphasé en une centaine d’exemplaires attaqua sa proie subitement. Le commandant Wu fut alors happé par des tentacules invisibles qui le transportèrent dans une autre dimension. Naturellement, l’assistance ne remarqua rien. Pour le public charmé, le numéro se poursuivait, de plus en plus surnaturel, dépassant le fantastique des écrits les plus imaginatifs de Nodier, Dumas et Huysmans. Ni Marie André, ni Aure-Elise ne s’aperçurent de quoi que de soit, leurs yeux écarquillés braqués sur la piste.
Or, dans un univers autre, étrange, onirique, où tout était possible, l’être d’Aruspus et le daryl androïde s’affrontaient dans un combat indescriptible hors les normes conventionnelles. Il ne s’agissait pas d’une joute conceptualisable, d’un corps à corps classique, bien qu’il y eût un peu de cela, mais d’une lutte où les forces de l’esprit tentaient de s’annihiler mutuellement.
Dans un temps mosaïque, fractal, pixélisé pratiquement à l’infini, le survivant d’Aruspus, lui-même multi déphasé, projetait ses tentacules ventouses sur son ennemi, paraissant vouloir le briser dans une étreinte mortelle, à moins que ce ne fût avec la volonté de l’étouffer! Daniel ne restait pas inactif. Il passa en hyper vitesse, afin de parer ces centaines d’attaques simultanées. Son hyper positronicité était sollicitée comme jamais elle ne l’avait été.
Chaque coup porté par l’Aruspussien échouait, notre androïde n’échappant que d’une nanoseconde à la mort. Ce combat, qui dépassait l’entendement, se déroulait à l’intérieur d’infimes particules de boucles de temps quantique, dans lesquelles toutes les lois de la physique s’abolissaient. L’ordinaire raison humaine n’aurait su à quelle réalité se raccrocher.
Nos deux champions dans la lice se projetaient dans des univers « liquides » malléables, étirés, contractés à l’infini, montres molles, grumeaux, soupe chaude, au-delà de toute imagination, dans une glaise sans cesse remodelée. Les énergies dépensées étaient prodigieuses. Fragments de volontés, étincelles d’êtres qui furent, sont, seraient, senteurs, souvenirs concrétisés et effacés, éclats brisés et reconstitués aussitôt, ailes d’hyménoptères fragiles, rêvées, déchirées, reconstituées, eaux miroirs par-dessus l’existence et la création, nuages agglutinés, poussières laiteuses, c’était tout cela cette lutte sans merci, ce duel pour la Vie, pour une attoseconde, pour l’éternité.
Dans ce monde qui était tout et rien à la fois, pluralité du Vide, unicité du Tout, où maintenant, demain et jadis n’avaient aucun sens, Daniel luttait pied à pied, parvenant à distordre et à trancher un tentacule de l’Alphaego, tout en comprenant intuitivement qu’il avait lui-même ainsi que sa proie basculé bien en deçà du mur de Planck, dans quelque chose de non appréhendable encore où tout, absolument tout pouvait advenir.
Ce fut alors que notre daryl androïde sentit, pénétrant dans chacune de ses cellules, le bombardant cruellement, l’effet boomerang du temps pan multivers cubiste, où toutes les réalités existaient simultanément, où toutes les super cordes s’enroulaient sur elles-mêmes, où toutes les pré particules chantaient à ses oreilles une mélodie ensorcelante, s’assemblant et se désassemblant pour se recomposer encore et encore.
En terrain familier, il pouvait choisir des limbes de mondes, les créer, les effacer, les rejeter dans le néant, au gré de sa fantaisie, de son bon vouloir…de son Caprice! Esquisses à consolider, à peupler, en fonction de sa sensibilité! Prématuré! Pensa-t-il un fugitif instant.
Tout, il pouvait tout! Il décidait, il refusait, et l’univers surgissait de rien, se formait, se répandait, se perdait. Monde créé ou incréé? Quelle griserie, mais quelle souffrance aussi! IL N’ETAIT PAS PRÊT! Joie et douleur indissociables, tristesse et inquiétude entrelacées… Tout était en lui, tout naissait de lui, parce qu’il était tout à la fois! Gaz, nébuleuse, soleil, planète, particule, cellule, mer, vent, cristal, soufre, matière, cyclamen, gluon, chlorophylle, quark top… Non, il se refusa à cela. La perte, l’anticipation, la solitude, mais la vie, oui, toujours!
En arrière, en avant, dans le pré big bang, dans le post multivers, dans l’enchaînement des mondes, auréolé du pouvoir suprême au risque de la folie, de l’oubli de son identité actuelle, dieu non encore assumé, frôlant de bien trop près l’abîme de l’orgueil, du Je, du Verbe… Désir concrétiser de tout sentir, de lier, de délier, de tout comprendre, de se confondre avec toute chose, de communier avec la vie elle-même, de puiser à sa source, puisqu’il était la source… Ivresse de la Puissance, ambroisie qu’il repoussa.
Poussière d’étoiles, galaxies naissantes, à l’aube du continuum espace-temps, super cordes étirées, recelant les innombrables et indécelables champs de toutes les créations, océan primordial sur des planètes étrangères ô combien, siliçoïdes, insectoïdes, cristalloïdes, K’tous…hommes modernes, enfin! Il cassait et réassemblait sans cesse les briques du vivant, les quarks, les mésons, les kaons, les gluons, les muons, les gravitons, les bosons, et bien d’autres encore.
Au-delà de ces possibles, au-delà de ces infinis, au-delà de cette griserie illusoire, Daniel restait pourtant semblable à lui-même, réussissant à brider ses envies, réfrénant ce désir qui insidieusement le poussait à la folie. Son véritable Moi, déchiré entre ses deux natures antagonistes, lui murmurait :
« Douce mélodie, chant des sphères célestes, c’est bien moi qui ai vaincu Kraksis autrefois, vertige délicieux qui me saisit, provenant de ce pouvoir envoûtant qui est mien, mais je ne veux pas succomber maintenant à ces sirènes hypocrites. Il n’est pas temps. Rien ne vaut le rire frais et innocent de ma petite Marie, la curiosité insatiable de Mathieu, les tendres bras intimes d’Irina. J’abandonne là ces séductions, je me contente de mon adversaire, tapi, là, quelque part, en embuscade dans le chaos. »
Alors, comme un boomerang, Daniel Wu renvoya à l’Alphaego les ondes qu’il émettait, les fractales d’un pan multivers sans cesse en recomposition.
Les éons passèrent, les galaxies naquirent, tandis que les complaintes de la création stridulaient, irrésistibles et agaçantes à la fois.
Face à lui, telle une multitude effrayante, le daryl androïde vit les légions d’Alphaego tourbillonner, encore et encore, avec leurs visages déformés par la douleur et grimaçants de haine.
Au-delà de toute logique, chaque doppelganger de la créature évoluait indépendamment de ses jumeaux, régressant ou progressant jusqu’à la cellule ou à la momie. L’Aruspussien, né dans une cuve de Gentus, parcouru par des spasmes de souffrance, perdait en fait peu à peu le contrôle de son environnement. Trop fragmenté, trop écartelé, il dépassait sa capacité ubiquiste : il n’avait plus qu’une destinée, la mort!
Décomposée au-delà de ses possibilités, la créature fut contrainte de se réinjecter dans l’univers matériel, un univers qu’elle avait cru pouvoir annihiler. Un à un, les doubles de l’Alphaego périrent par résorption, et, inévitablement, l’être monstrueux subit de plein fouet le transfert qui s’effectua subitement, dans une violence inouïe. Revenu dans ce 1900 dévié, réduit à une simple gastrula géante, il atterrit, écarlate, pourpre, fumant, sanglant, sur la piste, tandis que la pression présente à nouveau le fit éclater. La boule informe de cellules se dispersa alors dans tout le chapiteau, diaprant le public de lambeaux d’ectoderme, de mésoderme et d’endoderme incandescents. Le choc du retour avait été tel que ce qui avait été l’Alphaego s’était enflammé presque instantanément.
Parallèlement, alors que le transfert transdimensionnel se produisait, le commandant Wu, qui avait réintégré son corps humain, avait eu le réflexe d’activer sa combinaison peau spéciale de niveau 12 capable de le protéger du vide absolu ou de pressions abominables. Grâce à elle, il avait franchi sans dommage autrefois les champs anentropiques de la planète Ankrax.
L’interpénétration du pré univers avec le 1900 dévié déclencha un gigantesque incendie qui se propagea à une vitesse phénoménale. En deux secondes à peine, tout le chapiteau brûla et, alors que les flammes avides crépitaient et dévoraient tout sur leur passage, la foule paniquée put s’enfuir en hurlant dans la nuit.

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