8 Février 1943.
Les Japonais
évacuaient Guadalcanal.

Mais à Norfolk, le 12
février, avait lieu une entrevue entre deux hommes plus ou moins importants
pour le futur déroulement du conflit mondial en cours.
Dans une pièce
banalisée, sans chichi, d’un appartement assez ordinaire où le chercheur Albert
Einstein était logé, Otto von Möll évoquait avec l’être qu’il admirait le plus
sur la terre le fameux projet Manhattan, autrement dit la mise au point de la
bombe atomique.

Albert et Otto
craignaient par-dessus tout que les Allemands devançassent les Alliés dans la
recherche de cette arme effroyable. Ils en mesuraient également toutes les
conséquences et ce, quel que soit le camp qui posséderait enfin la bombe.

Or, en ce mois de
février, les Américains se heurtaient à des problèmes pour l’heure
insolubles : la fission nucléaire refusait de se faire, malgré les efforts
du savant atomiste Leo Szilard.

Otto et Albert
discutaient donc dans un anglais mâtiné d’expressions germaniques. La guerre en
son entier, sur tous les champs de batailles était également abordée.
- Cette fois-ci, il
faut en convenir sans se montrer toutefois par trop optimistes, disait
l’avionneur. Les Japonais viennent de subir le revers que nous attendions
depuis des mois. Grâce à la victoire des troupes américaines, de nos troupes à
Guadalcanal, l’Empire nippon sera désormais acculé, contraint à la défensive
et, à terme, de reculer.
- Oui, tout à fait,
Otto, murmura l’illustre physicien. Mais c’est terrible d’en venir là. Combien
d’hommes sont-ils tombés dans cette absurde boucherie ? Combien mourront
encore ?
- Je sais. Mais
l’Histoire dira que c’est à Guadalcanal que l’Empereur Hiro Hito commença à
perdre la guerre du Pacifique. Au fait, j’y ai un ami là-bas, un ami de longue
date, qui combat les Japonais. Dieu fasse qu’il s’en soit sorti sain et sauf de
cette bataille ! Quant aux nazis, c’est pour eux la débandade en Union
soviétique. Stalingrad est tombée le 2 février et la chute de cette ville ô
combien symbolique a sonné le glas des rêves hitlériens démesurés.
- Triste victoire en
vérité ! Japon et Allemagne ne seront mis à genoux que lorsque les troupes
alliées les auront envahis et écrasés sur leur propre territoire. Or, pour
parvenir à ce but, mettre fin à cette guerre, nous n’avons plus le choix. Nous
devons tout mettre en œuvre pour que nous soyons les premiers à mettre au point
la bombe atomique…

- Est-ce à dire que
nous devrons l’utiliser ? S’inquiéta Otto avec effroi.
- Non… Nous en ferons
une démonstration dans quelque coin reculé du globe. Nous aurons invité les
journalistes du monde entier à assister à cette explosion et ces témoins
impartiaux rendront compte en toute objectivité de ce qu’ils auront vu. Ainsi,
ils dissuaderont nos ennemis actuels de poursuivre cette maudite guerre. En
détruisant l’humanité.
- Vous m’en voyez
tout à fait soulagé, Albert. La bombe A ne doit être qu’un simple moyen de
dissuasion.
- Certes, mais Hitler
a des scientifiques de valeur… si ces derniers parviennent à s’approvisionner
en eau lourde…
- Dans ce cas, les
Américains, aidés ou encadrés par nos ex-compatriotes, nous les transfuges
allemands, ne doivent plus ménager leurs efforts dans cette course. Ne
sommes-nous pas en cet instant le fer de lance de la Civilisation ?
- La
Civilisation ? Mon Dieu, mais de quelle civilisation s’agit-il ?
Celle des dieux Thor et Wotan ? Les destructions massives entraînées par
la bombe, les imaginez-vous, mon cher ? Des milliers de morts en quelques
instants…
- Hélas !
- Je veux croire dans
le Président Roosevelt.

Il a dit et redit que jamais la bombe ne sera employée
contre des êtres humains. Alors, espérons en la peur que provoquera cette arme.
- Cher ami, vous
allez sans doute me prendre pour un fou lorsque je vous aurai révélé le fond de
ma pensée… la meilleure solution pour en finir avec Hitler, avec les forces de l’Axe,
aurait été en fait d’empêcher le dictateur de provoquer la guerre…
- Prévenir plutôt que
guérir ?
- En quelque sorte.
- Hum… Donc
l’éliminer avant qu’il ne devienne trop dangereux, trop puissant… mais les
démocraties occidentales ont prouvé leur impéritie lors de la décennie
précédente… ou alors… c’est dément ce que je vais proférer… Hitler n’aurait
jamais dû accéder au pouvoir en 1933… cela signifie refaire l’Histoire…
- Oui, Albert…
- Mais comment
parvenir à un tel résultat ? En voyageant dans le passé, dans le
Temps ? C’est à cela que vous pensez, Otto ?
- Exactement.
- Permettez-moi de
vous rappeler que le voyage dans le Temps est théoriquement tout à fait
impossible, même s’il paraît envisageable pour qui ne maîtrise pas les défis
imposés par les lois de la physique… tout d’abord, il faudrait dépasser la
vitesse de la Lumière, qui, vous le savez tout comme moi, est de l’ordre de
près de 300 000 kilomètres par seconde… or, cette vitesse demeure
constante… mais… Bon… imaginons un cosmonaute…

- Continuez, Albert,
je vous suis très bien. J’aime assez le mot que vous venez de forger, ce
néologisme… je voudrais qu’il ait de l’avenir.
- Le problème est
essentiellement lié à la relativité. Le Temps ! Barrière que j’ai essayée
de franchir, en vain… ou d’abolir… j’ai pensé aux champs magnétiques… eux seuls
auraient pu le vaincre… La seule force assez puissante pour en venir à bout…
mais en fait, quelle est véritablement la nature du Temps ? Ce Temps qui
ne s’écoule pas à la même vitesse pour un voyageur du cosmos libéré de toute
influence terrestre alors que la vitesse de la Lumière, elle, est constante
comme je viens déjà de le dire…Quel paradoxe !
- Vos propos sont
fascinants, reprit Otto, des plus attentifs.
- Si, un jour, sans
doute assez proche, nous parvenons à voguer dans l’espace intersidéral, nous
serons alors à même de constater que la Loi de la relativité que j’ai formulée
jadis est exacte… ainsi, quand un cosmonaute reviendra à son point de départ,
il aura vieilli moins vite que les hommes restés sur terre. Un voyage qui, pour
lui, aurait duré deux ans, aurait, en fait duré plus de deux mille ans pour un
observateur terrestre, bien sûr, si la vitesse de déplacement du véhicule
spatial aurait été suffisante…

- De plus en plus
passionnant, mon cher ami.
- Je n’ai pas achevé
ma démonstration, Otto. Maintenant, prenons le cas le plus élémentaire… le plus
à notre portée, ce me semble… une horloge, dans un système en mouvement,
ralentit par rapport aux horloges placées à l’extérieur de notre terre et de
son environnement immédiat. Les mésons µ,
qui, dans un système au repos ont une durée de vie de deux µ
leur permettant de parcourir au maximum six cents mètres, peuvent atteindre
notre planète lorsqu’ils ont été produits à une altitude de dix kilomètres…
- Je vous suis fort
bien. Tout ce que vous dites est d’une clarté éblouissante.
- Donc, Temps et
Espace sont intrinsèquement liés. Nous évoluons dans un espace-temps donné.
- Le monde a bel et
bien quatre dimensions. Tous les humains n’en ont pas encore pris conscience.
Reste à savoir comment maîtriser cet espace-temps.
- Il doit y avoir un
moyen. J’en suis persuadé. Je n’ai pas réussi à le trouver car je ne suis pas
parvenu à identifier la nature réelle de ce Temps… Son mystère.
- Sans doute parce
que le Temps n’est pas du tout ce que l’on pense généralement. Autrement dit,
un courant qui coule sans cesse, dans le même sens, du passé vers le futur.
Dans la physique quantique, le temps n’existe pas…
- Vous voulez sans
doute me fâcher, là, Otto ? Sourit Albert.
- Pas du tout. Ce
n’est pas dans mes intentions. Mais revenons à ce courant… on pourrait le
remonter comme on remonte le cours d’un fleuve… le tout est de trouver la
technologie appropriée… peut-être sauter comme ces poissons remontant le
torrent afin de rejoindre le ruisseau qui les a vus naître…
- Sauter… pourquoi
pas… mais cela ne résoudrait rien…
- Pour l’instant…
quant à cette barrière de la vitesse de la Lumière que nous croyons être
infranchissable… Un vaisseau qui la frôlerait, mieux, la dépasserait, brûlerait
assurément sa propre énergie. Il ne serait plus alors matière mais… énergie…
- C’est tout à fait
cela.
- Il est temps pour
moi de vous raconter quelque chose… des événements dont j’ai été témoin. Pas
l’unique témoin cependant. Il s’agit là d’un secret de famille, le secret des
von Möll.
- Vous m’intriguez
grandement, Otto. Je suis tout ouïes.
- Lorsque j’étais
encore adolescent, je vivais à Ravensburg, dans la propriété de mon grand-père
Rodolphe von Möll… le château familial reçut un jour la visite d’un jeune
cousin d’origine et de nationalité américaine. Ce cousin se prénommait Stephen
et vivait, selon ses dires, en Californie…
- Stephen… portait-il
le même patronyme que le vôtre ?

- Oui, mais pas tout
à fait… Stephen Möll… il ne faisait pas usage de la particule… tout comme moi…
or, je viens de l’abandonner il y a peu. Mais la suite est encore plus…
formidable… ledit Stephen a prolongé son séjour parmi nous de longues années.
C’était à la veille de la Première Guerre mondiale.
- Ensuite ?
- Hem… plus tard,
j’ai effectué des recherches généalogiques quant à l’existence de la branche
éventuelle de la famille qui se serait expatriée aux Etats-Unis au XIXe ou au
début du XXe siècle.
- Bien entendu, vous
n’avez rien trouvé…
- Effectivement,
aucun von Möll ne s’était établi aux States avant moi… autre détail troublant…
Stephen, mon cousin, ressemblait suffisamment à mon grand-père Rodolphe pour
lui être apparenté. Un lien de famille proche… Non pas une ascendance…
- Mais… une
descendance ?
- Aussi
invraisemblable que cela puisse paraître, oui !
- Qui était ce
mystérieux individu, Otto ? Le savez-vous désormais ?
- Je ne l’ai jamais
su… mais j’hypothèque qu’un jour je l’apprendrai. J’en ai l’intime conviction
en tout cas. Ceci dit, mon grand-père lui, était au courant, forcément. Sinon,
il n’aurait jamais accepté la présence de Stephen Möll chez nous.
- Alors…
- Alors, je me mis à
étudier mon parent, à l’observer… Il avait un comportement et un langage
étranges parfois… bien sûr, il s’exprimait en anglais et non en allemand dont
il ne connaissait que quelques mots… mais son anglais américain était… pollué
par des expressions argotiques d’une vulgarité… gênante…
- Ensuite ?
- Avec les années,
son étrangeté a fini par m’obséder… comme presque tous les adolescents de ma
génération, j’avais lu La Machine à
explorer le Temps de H. G. Wells…

une histoire absurde apparemment… mais…
peut-être l’est-elle moins en réalité… bref, j’ai fini par conclure, une
conclusion non étayée scientifiquement, que ce Stephen Möll venait de l’avenir.
Il avait une façon bien à lui de rire sur ces objets qui suscitaient notre
admiration… Tenez… un jour, il nous a demandé comme ça, au cours d’une
conversation dont je ne me rappelle plus la teneur, si nous n’avions pas la…
radio… puis il a rectifié le tir en disant TSF…
- En quelle année a
eu lieu cette scène ?
- En 1910 ! Il
se moquait sans cesse de nos gramophones

en disant que le son qui en sortait
était aigrelet et que le pavillon déformait les voix. Quant à nos appareils
photos, il les trouvait lourds et encombrants, peu pratiques. Il désirait voir
des photographies en couleurs et non de ces chromos horribles… Vous voyez le
genre…
- C’est tout à fait
incroyable ce que vous me révélez là, Otto. Mais prodigieusement intéressant…
ainsi, ma théorie sur la barrière constituée par la vitesse de la Lumière
serait fausse ?
- Je pense que cela
dépend de nombreux facteurs qui nous échappent encore, Albert. Mon cousin
Stephen n’était pas venu seul… il était accompagné d’un ami prénommé Michaël…
un personnage des plus bizarres. Un jeune homme châtain dont, parfois, les
cheveux tiraient vers le blond, aux yeux d’un bleu gris qui avaient l’art de
vous scruter et de deviner tous vos secrets… un doux rêveur la plupart du
temps… il avait l’air de venir d’ailleurs, mais vraiment de totalement
ailleurs. Ainsi, il lui arrivait d’oublier de manger… ou encore, il exécutait
des tours de prestidigitation époustouflants… Une seconde, il n’avait rien dans
les mains. Et puis, tout à coup, il vous sortait un magnifique bouquet de
tulipes ou de roses… ou encore il faisait apparaître des pierres précieuses,
des bagues, des bibelots qui, à l’en croire, provenaient d’Ispahan, de
Samarkand, de Babylone et ainsi de suite… je me souviens… j’avais réussi à me
procurer votre thèse sur la relativité restreinte… je la lisais en tentant d’y
comprendre quelque chose.
- Quel âge aviez-vous
alors ?
- Douze-treize ans,
pas davantage… mon grand-père, qui se piquait de recherches avait acheté cet
ouvrage qui trônait sur une étagère dans son laboratoire. Donc, j’étais plongé
dans un passage particulièrement ardu, allongé sur le ventre sur le tapis de ma
chambre… j’avais beau être précoce, mais là, je me heurtais à un mur tout à fait
incompréhensible… alors, tandis que j’étais sur le point de me décourager,
Michaël s’est pointé dans la pièce comme s’il savait ce qui était en train de
se passer. Il s’est saisi des feuilles de votre thèse, les a lues en deux
secondes tout au plus, et, moins d’une minute après, devant le tableau noir, il
m’en expliquait le principe essentiel. J’étais encore enfant à l’époque mais je
reconnais que c’est grâce à ce jeune homme que j’ai assimilé votre théorie et
ce, en moins d’une heure… Michaël avait l’art de rendre intelligent l’être le
plus obtus qui soit. Il obligeait n’importe qui à sortir de sa coquille. Ma
tante Magda notamment… la mère de ma cousine Johanna… mais je préfère ne pas
m’appesantir sur elles deux…
- Compris…
- Lorsque Michaël eut
achevé sa démonstration, il se mit à esquisser un sourire et me lança avec
ironie que votre théorie était incomplète… Inachevée donc… mais pas seulement.
Selon lui, il ne s’agissait que d’une ébauche… toujours d’après ses dires, la
suite du raisonnement qui manquait encore pouvait fausser totalement les
conclusions que les scientifiques tiraient de votre ouvrage en cette veille de
la Première Guerre mondiale. Plus tard, lorsque vous avez émis les principes de
la relativité générale, j’ai pensé que vous étiez enfin parvenu au raisonnement
final…
- Mais il n’en était
rien.
- Oui… vous le
reconnaissez vous-même.
- Avec le plus grand
regret.
- Pour l’heure, vu
nos moyens techniques, nos connaissances actuelles, nous sommes incapables
d’accéder à la véritable finalité de votre théorie…
- Ce Michaël
viendrait-il d’un futur encore plus lointain que votre pseudo-cousin ?
- Je le crois.
- C’est
renversant ! Je pense souvent à reprendre mes recherches dans le domaine
de l’électromagnétisme, voyez-vous. Tenez, je ne vous apprends rien en vous
disant que nos amis américains sont en train de mettre au point un calculateur
électronique, un computeur… oui, je vais me pencher encore sur mes équations…
mais une simple opération me prend six mois pour la résoudre…
- Alors, nous n’avons
plus à espérer que ces calculateurs soient rapidement fonctionnels et nous
aident dans notre recherche théorique…
*****
1960.
Edgar Pierre Jacobs,

dessinateur de la série Blake et
Mortimer,

était en train d’imaginer le modèle, idéal selon lui, d’une
machine à explorer le temps, un engin qu’il baptisait chronoscaphe. S’appuyant
sur des expériences astronautiques modernes, il dessinait ce qu’il déclarerait
être une cellule plus conforme aux normes
d’un engin franchissant le gouffre du temps à la vitesse de la lumière.

Ainsi, le véhicule
spatio-temporel devait pouvoir rouler, culbuter, être conçu pour supporter les
chocs. Le chronoscaphe serait donc de forme sphérique et cette forme lui
conférerait des garanties sérieuses de sécurité. Son occupant serait à l’abri…
d’autant plus que l’appareil résisterait aux pressions extérieures. Dans les
anneaux qui cerclaient la capsule centrale, étaient noyés les circuits dans lesquels circule l’énergie nécessaire au
fonctionnement dudit chronoscaphe, déclarerait le dessinateur lors d’une
interview.
L’engin temporel
ressemblait à un atome… forme parfaitement aboutie…
Cependant, Edgar
Pierre Jacobs concevait cette aventure Le
piège diabolique davantage comme l’extrapolation romancée de l’expression C’était le bon temps que comme la
réalisation d’un engin basé sur la théorie d’Albert Einstein ainsi que le
reconnut l’auteur lui-même quelques années plus tard.
*****
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