samedi 1 novembre 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : Le Retour de l'Artiste chapitre 11



Chapitre 11

Dans le sombre et étroit cagibi qui servait d’archives au Matin de Paris, André parcourait fébrilement les anciens numéros du journal. Il remonta ainsi jusqu’à la période 1853-1854. Ce fut ainsi qu’il glana des renseignements sur le Bees’club. Le demi-frère de Galeazzo, le comte Alban de Kermor avait mis fin aux agissements de cette bande de bandits de haut vol qui rackettait, faisait chanter les représentants de la grande finance et de la noblesse. Levasseur apprit ainsi l’adresse de Kermor: rue Culture Sainte-Catherine.
Fort de son nouveau savoir, avec l’aplomb qui le caractérisait, notre plumitif se présenta chez le comte où il fut reçu sur l’heure. Alban était un homme de taille élevée, âgé d’une cinquantaine d’années, l’œil bleu et le cheveu encore blond, vêtu avec un raffinement de dandy. 
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Prié de s’expliquer, le journaliste entra dans le vif du sujet. Il résuma en phrases rapides tout ce qu’il savait sur l’affaire des mystérieuses disparitions et apprit au comte que son demi-frère s’y trouvait mêlé une nouvelle fois. Il l’informa également de l’emprisonnement possible de son patron et d’un jeune voleur répondant au nom de Pieds Légers.
- Donc, c’est mon aide que vous venez solliciter, conclut Alban.
- Oui, monsieur le comte, mais tout d’abord, j’aimerais que vous m’éclairiez sur un point: une jeune fille dont je suis épris, mademoiselle de Grandval, dont le père a été élevé, a été recueillie par madame veuve de Frontignac qui fut connue autrefois sous le sobriquet de Brelan d’As.
- Poursuivez, monsieur Levasseur.
- Or, depuis hier, peu après la disparition du directeur du Matin de Paris, madame de Frontignac semble avoir changé. Elle est sujette à des réticences, des pertes de mémoire…
- Oh… je vois où vous voulez en venir. Vous pensez à une substitution ou à une mise sous influence.
- Oui… un échange avec une autre jeune femme est-il possible?
- Hélas oui, mon ami. À ma connaissance, il n’existe qu’une personne qui ressemble suffisamment à Brelan pour prendre sa place. Il s’agit de Camélia, sa demi-sœur. Pourtant, les deux jeunes femmes s’étaient rabibochées. À moins qu’une nouvelle fois Galeazzo ait exercé une pression sur cette Camélia…
- Est-elle dangereuse?
- Elle est capable de tuer si c’est cela que vous voulez dire.
- Ouille! Dans ce cas, monsieur le comte, il n’y a pas une minute à perdre. Clémence est en grand danger, je le sens…
- Je vous suis dans mon tilbury. Dans deux minutes, nous serons en route. Vous m’indiquerez le chemin. 
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Quelques instants plus tard, tout en conduisant le coupé d’une main experte, Alban demandait:
- Et pour votre directeur? Connaissez-vous le lieu probable de son emprisonnement?
- Il nous faut pénétrer dans les Arènes de Lutèce et emprunter un souterrain où les pièges pullulent.
- Monsieur Levasseur, sachez que, depuis le début, je me suis intéressé à cette affaire d’enlèvements réapparitions. Mais je ne comprends pas pourquoi votre patron s’est senti obligé de s’attaquer à mon demi-frère, au risque de sa propre vie.
Le comte se tut pour s’enfoncer dans ses pensées quelques minutes. Son visage était sombre et il fronçait les sourcils. Maîtrisant mal son impatience, le journaliste finit par rompre le silence.
- Monsieur de Kermor, Victor Martin n’agit pas seul contre Galeazzo. Il a sous ses ordres toute une bande de voleurs repentis ou pis encore, des gens qui ont connu les bagnes de Brest ou de Toulon.
- Monsieur Levasseur, n’ajoutez rien. Celui qui s’acharne ainsi à combattre mon demi-frère le fait en toute connaissance de cause. Frédéric Tellier s’oppose à lui encore une fois. Mélange de Mandrin et de Robin des bois, il se voudrait le Vidocq de Napoléon III comme l’oncle a eu le sien.
- Hem…
- A supposer que Victor Martin ait réellement existé, il a dû mourir depuis un long moment et le plus grand bandit de notre siècle, celui que les gazettes des tribunaux ont surnommé à juste titre l’Artiste, ou encore le Danseur de cordes, avec le panache qui le caractérise, mi-crapule mi-homme du monde, véritable enfant des barrières, a pris la place du si fréquentable directeur du Matin de Paris, membre de l’Institut, officier de la Légion d’Honneur, intime de Leurs Majestés Impériales, et aujourd’hui, a portes ouvertes aussi bien à Saint-Pétersbourg qu’à la Wilhelmstrasse ou encore à Buckingham Palace. Mes propos n’ont pas l’air de vous surprendre…
- Je sais depuis peu que mon patron est cet être fabuleux, quasi mythique. Il me fascine depuis l’adolescence et jamais je n’avais osé le côtoyer d’aussi prêt.
- Oubliez pour quelques instants encore votre admiration et racontez-moi plutôt comment votre attaque s’est soldée par votre échec. Tantôt votre récit était trop succinct.
Levasseur s’exécuta de bonne grâce. Cependant, le coupé s’était arrêté devant l’hôtel particulier de madame de Frontignac et, d’autorité, les deux hommes s’introduisirent dans le salon bleu, forçant le passage. À la vue du comte de Kermor, Camélia pâlit subitement et balbutia:
- Vous! Vous ici…
Alban saisit brutalement le bras de la jeune femme et, oubliant toute galanterie, le lui tordit derrière le dos.
Pendant ce temps, Levasseur avait couru comme un fou jusqu’à la chambre de Clémence pour constater son absence. À bout de souffle, il revint dans le salon, mort d’inquiétude.
Le comte accentuait sa pression sur le bras de Camélia et celle-ci, sous la douleur, finit par avouer l’impensable.
- J’ai poignardé mademoiselle de Grandval! Cette mijaurée m’avait percée à jour. Elle avait découvert le pot aux roses.
- Quoi? S’écria hors de lui le journaliste. Où est-elle? Qu’avez-vous fait de son corps? Est-elle encore en vie?
- Comte vous me faites mal inutilement. Clémence repose dans la buanderie, au rez-de-chaussée, à côté de l’office. Mais j’ignore si elle est toujours vivante.
Ne la laissant pas même terminer, André se précipita dans les communs, enfonça la porte de la buanderie à coups de pieds et découvrit alors son amour, la poitrine ensanglantée, gisant sur une table de repassage.
Le jeune homme se rapprocha et saisit le corps qu’il pressa contre son cœur. Puis, délicatement, il le souleva et le transporta au premier étage.
Là, le comte de Kermor, qui avait été officier de marine, et qui avait donc des notions de médecine, s’assura que Clémence respirait. Il prit soin de la panser sommairement. Enfin, il pria Levasseur d’aller quérir promptement son médecin personnel qui logeait rue de Rivoli.
Camélia, quant à elle, toute velléité de résistance envolée, était assise sur le canapé, attendant le bon vouloir du comte.
Le journaliste parti, Kermor se tourna vers elle pour lui dire durement:
- Ma belle, vous n’avez plus rien à perdre! Si vous voulez sauver votre tête, il faut tout me raconter.
Penaude, la voix sourde, la femme de mauvaise vie obéit.

***************

Malgré les recommandations de son soupirant, mademoiselle de Grandval s’était montrée fort imprudente. Collant son oreille contre la porte du boudoir, elle avait ainsi surpris une conversation explicite entre la fausse Louise et la domestique Annie.
- Madame Camélia, il nous faut prendre les nouveaux ordres de monsieur Sermonov. Le Russe sera sans nul doute mécontent car nous avons laissé filer ce curieux de journaliste.
- Peut-être pas Annie. Attends six heures et rends-toi rue de Valois. Tu expliqueras la situation au bras droit du comte et…
Un fracas soudain vint interrompre Camélia qui sursauta. Le bruit provenait du salon jaune situé à côté. En fait, désirant qu’aucune parole ne lui échappât, Clémence s’était fortement appuyée contre le chambranle de la porte, ne prenant pas garde à une desserte comportant un service à orangeade. L’ampleur de sa jupe avait fait le reste. Maintenant, le carafon et trois verres gisaient brisés sur le parquet fraîchement ciré.
Annie fut la première à réagir. Ouvrant violemment la porte, elle fit perdre l’équilibre à la jeune fille et, l’empoignant sans aucun égard, la traîna jusqu’à la demie sœur de Brelan.
Mais, Clémence, téméraire, au lieu de trembler et de gémir, invectiva la fausse Louise.
- Vous n’êtes pas madame de Frontignac! Vous m’avez trompée. Qu’avez-vous fait de mon amie, de ma bienfaitrice? Je vous préviens. J’ai des appuis et…
- Tais-toi donc péronnelle! Annie, attache-la avec les cordons du rideau.
Rapidement, la jeune fille se retrouva bâillonnée malgré les coups de pieds qu’elle envoyait à la domestique soudoyée. Clémence avait beau se débattre, elle était impuissante face à la force musculeuse d’Annie qui n’avait pas toujours été femme de chambre. Tout ce charivari mettait les nerfs de Camélia à rude épreuve.
Finalement, la femme perdue se saisit d’un coupe-papier et l’enfonça de toutes ses forces dans le sein gauche de Clémence, ratant le cœur d’un pouce. Heureusement, la lame glissa sur une côte. Mais la blessure fut cependant suffisante pour que la jeune fille perde connaissance.
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La pensant morte, les deux complices transportèrent le corps inanimé dans la buanderie, Camélia ayant décidé d’aviser plus tard quant à la conduite à observer.

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Lorsque le médecin mandé par Kermor ausculta Clémence de Grandval, il prononça un diagnostic réservé espérant seulement en la jeunesse de la patiente. Celle-ci fut veillée par Emily.
Alors, Alban et André conduisirent Camélia et Annie à la préfecture de police où le comte avait ses entrées.
Malheureusement, profitant d’un embarras des rues, la domestique parvint à sauter de la voiture et à s’enfuir. Kermor, jugeant que Camélia était plus dangereuse, retint le journaliste qui voulait se lancer à la poursuite d’Annie.
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Pressés d’avoir une explication sérieuse avec l’envoyé du tsar Dmitri Sermonov, Alban et André se postèrent aux abords de la préfecture de police afin d’aborder le Russe. La chance les servit car, bientôt, la haute silhouette de Sarton, si caractéristique, fut en vue. Nonchalant, savourant la splendide journée printanière tout embaumée, l’Hellados flânait parmi les passants.
Le comte de Kermor ordonna discrètement à son cocher de suivre le pseudo Russe de près.
Or, au bout de dix minutes de ce manège, Sarton se sentit guetté. Le journaliste et son compagnon n’eurent d’autre choix que de passer à l’action, mettant à profit le fait que le trio se trouvait maintenant dans une rue déserte. Ainsi, en moins de trois secondes, Sermonov fut capturé sans aucune résistance de sa part. En fait, l’Hellados espérait cet instant depuis plusieurs jours déjà. Tout en laissant ligoter, en son for intérieur Sarton pensait que tout se déroulait selon son plan.
« Stadull continue de m’assister. Je puis donc dès aujourd’hui trahir Galeazzo sans remords et me débarrasser d’Opalaand par la même occasion. Faisons en sorte que le comte de Kermor, car il s’agit bien de lui avec les pensées que je capte, et la bande de Frédéric Tellier mettent le siège devant le laboratoire de di Fabbrini. Celui-ci, dans un geste de fureur désespérée, enclenchera l’allumage des charges explosives que j’ai installées, détruisant les aboutissements matériels anachroniques des recherches de Danikine tout en ensevelissant les témoins gênants de cette histoire. Toutefois, auparavant, il me faudra entrer en possession des carnets du pseudo prince russe ».
Encadré par Alban et le journaliste Levasseur, sous la menace d’un pistolet brandi par Kermor, l’Hellados fut interrogé.
- Monsieur Sermonov, votre attitude est fort étrange, vous en conviendrez, fit le comte lentement.
L’extraterrestre se contenta d’opiner de la tête.
- Apparemment, vous vous attendiez à notre filature et à votre enlèvement. Quel jeu jouez-vous? Pourquoi vous être mis au service de mon frère maléfique?
- Comte, je ne suis au service que de moi-même! Répliqua Sermonov fièrement. Ce n’est pas l’ambition qui me guide.
- Alors, l’argent peut-être? Hasarda Levasseur maladroitement.
- Là, vous m’insultez, jeune homme.
- Dans ce cas, expliquez-vous plus clairement, monsieur l’envoyé du Tsar!
- Ce qu’a entrepris Galeazzo di Fabbrini menace l’ordre de l’Univers même!
- Mais mon frère est loin de posséder le bagage scientifique nécessaire pour aboutir dans ce projet. J’en conclus que vous l’avez aidé dans les calculs et le côté technique de la chose.
- En partie seulement, avec réticence et dans le but de l’entraîner dans un échec retentissant.
- Il m’est extrêmement difficile de vous croire.
- Je partage le sentiment de monsieur de Kermor, asséna André. Avec toutes vos machinations, Clémence de Grandval est mourante!
- Ah! Camélia n’a donc pas pu se contrôler, murmura Sarton avec contrariété. Écoutez, messieurs… accordez-moi votre confiance pour une heure seulement, pas plus… conduisez-moi vite auprès de la jeune fille. Je puis la sauver, je vous l’affirme!
- Comment cela? Par un coup de baguette magique?
- Non monsieur Levasseur! J’ai étudié la médecine dans mon cursus avant de me consacrer à la prospection.
- Vous voulez que j’accepte ce nouveau mensonge? S’écria le journaliste hors de lui.
- Taisez-vous, jeta Kermor d’un ton sec ce qui eut pour effet immédiat d’éteindre la colère d’André.
Puis, le comte articula lentement:
- Au point où nous en sommes, soit… monsieur Sermonov, vous avez l’heure demandée…
L’Hellados ne manifesta aucune émotion tandis qu’Alban ordonnait à son cocher de rejoindre l’hôtel de madame de Frontignac. Ce problème réglé, la conversation reprit d’une façon plus civile, Levasseur ruminant silencieusement son ressentiment.
- Comte, puisque vous semblez plus évolué que ce chien fou, je vais vous indiquer les accès des souterrains ainsi que les lieux exacts des repaires secrets de votre frère. Après avoir délivré Brelan naturellement.
- Oh! Je vois… sans doute craignez-vous que je vous livre à la police après vous avoir obligé à tomber le masque!
- Décidément! Quelle piètre opinion vous avez de moi comte de Kermor. Toutefois, je ne puis vous le reprocher. En m’engageant dans cette histoire, j’étais tout à fait conscient que j’allais me confronter au mépris des hommes, mes presque frères.
Puis Sarton s’enferma dans un long mutisme qui ne s’acheva que par l’entrée de la voiture hippomobile dans la cour de l’hôtel particulier de Louise de Frontignac.

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Le même soir, Clémence de Grandval était sur le chemin de la guérison. Ce miracle était dû à un appareil médical issu de la technologie du XXIIIe siècle.
De retour, Brelan veillait la jeune fille, se conformant aux ordres de Sarton quant aux soins à donner à la blessée. Camélia croupissait dans une cellule de la prison pour femmes de Saint Lazare sous l’inculpation de tentative d’assassinat.
Vers onze heures ce même soir, eut lieu la jonction des hommes du comte de Kermor et de la bande de Frédéric Tellier. Levasseur, qui voulait rester auprès de son amour, ne participerait pas à l’assaut envisagé. Sarton, surveillé par Alban et Milon, servait de guide à ces combattants de l’inconnu qui allaient une fois encore affronter les souterrains truffés de pièges plus diaboliques les uns que les autres.

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Dans le boyau mitoyen des caves de l’hôtel particulier du comte de Castel Tedesco, rue de Valois, le nain magyar était à son poste habituel, assis devant un pupitre d’alarme - installé par le faux Russe - comprenant une série de lampes témoin reliées à une carte des souterrains et des diverses salles de laboratoires. Ainsi, chaque point clé des lieux figurait sur ledit plan.
Soudain, la lampe correspondant aux Arènes de Lutèce se mit à clignoter. Le nain comprit que des intrus avaient emprunté le souterrain interdit aux profanes. Actionnant aussitôt un levier, il dévoila un miroir qui était l’aboutissement d’un relais de glaces permettant à l’observateur en place à son pupitre de voir ce qui se passait dans les lieux occultes appartenant au Maudit. S’emparant d’un cornet acoustique, le Magyar avertit son maître. Galeazzo reçut fort mal la nouvelle.
Quelques instants plus tard, le comte di Fabbrini avait rejoint son séide dans le souterrain et observait les images transmises par le jeu des miroirs. Avec colère, il identifia son demi-frère mais également Sarton.
- Alban! S’exclama-t-il. Toi! Tu es donc toujours sur mon chemin au moment où je m’y attends le moins. Et c’est cet étranger à qui j’ai accordé ma confiance impunément qui t’a conduit jusqu’ici! Tu te dresses devant moi une fois de trop. Ah! Si je pouvais rire! Ton courage est si grand, si remarquable que tu t’entoures de deux cents hommes pour lancer la curée contre Galeazzo le loup solitaire. Mais, Alban, mon cher frère, je ne suis pas encore battu. Allez! Courez, chiens que vous êtes! Flairez, débusquez jusque dans sa tanière le sanglier ensanglanté mais toujours debout, toujours vaillant et plus résolu que jamais! Vous ne ferez connaissance que de plus près du feu céleste que je vais déclencher. Votre poil va griller et bienheureuses les générations futures qui pourront identifier vos cendres dans un ou deux siècles. Il est temps de mettre en route le dispositif de Sermonov. Quel retour du sort! Ce traître sera parmi les premiers à faire l’essai de sa propre arme. Moi, j’ai encore le temps de récupérer les précieux écrits de Danikine. Heureusement que j’ai pris soin de dissimuler leur nouvelle cachette à ce faux-cul! Mais… Si jamais il réchappait à son propre mécanisme? Non… pourquoi m’inquiéter? Pareille chose est impossible. Je rejoins ensuite les terres de mes ancêtres afin de reprendre ma tâche et la terminer. Puis-je m’attarder pour saluer l’Artiste avant qu’il parte en fumée? Oui… je ne vais pas me priver de cette satisfaction… après tout, le dispositif est une lente mise à feu et la déflagration n’aura lieu que dans quelques minutes.

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Galeazzo avait eu grand tort de laisser l’Artiste et Pieds légers sous la garde de Saturnin de Beauséjour sans les bâillonner. L’Aventurier mit à profit cet atout. Assis paisiblement dans sa cage comme s’il ne se souciait nullement de son sort, Frédéric observait son geôlier improvisé les yeux mi-clos.
L’ex-fonctionnaire, livide, glacé et transpirant à la fois, faisait les cents pas tout en s’épongeant régulièrement le front. Durant ce manège, il évitait de jeter un œil sur les dépouilles naturalisées.
- Mon cher monsieur de Beauséjour, vous m’étonnez fortement, émit l’Artiste pince sans rire. J’avais en mémoire un bonhomme pusillanime à souhait et vous voici aujourd’hui tout gaillard, empli d’un magnifique courage, allant et venant au milieu de ce décor d’épouvante. Mon ami, je vous félicite. Cependant, dormez-vous bien la nuit?
Beauséjour ne répondit que par un long soupir qui valait tous les discours.
- Comment? Poursuivit Frédéric avec son ton moqueur. Vous souffrez d’insomnie? Ah oui! Cela doit être vrai car votre teint me paraît bien blafard. Quant à vos yeux… je les distingue à peine tant vos cernes sont profondes. Mais vieux compagnon, ne soyez donc pas si nerveux! Vous tremblez. De froid, sans doute. Cette cave est si humide. De plus, vous ne rajeunissez pas. Voyez, je reconnais volontiers que moi-même je boirai bien une tasse de café chaud.
Les paroles du Danseur de cordes achevèrent de déstabiliser le plus que sexagénaire. Enfin, celui-ci se permit de céder à la panique et aux remords.
- Ah! Monsieur Tellier vous n’avez pas idée combien je regrette mon instant de faiblesse! J’en ai assez de ce rôle de garde-chiourme dans ce lieu immonde empli de monstres. Qui me dit qu’ils ne vont pas tantôt se réveiller et me dévorer?
- Allons, monsieur de Beauséjour, montrez-vous fort! Ainsi, vous en avez assez de servir de factotum au comte?
- Oui, confirma Saturnin d’une voix chevrotante.
- Il y aurait bien une solution. Mais je n’ose la formuler à haute voix.
- Osez, monsieur Tellier, osez, c’est tout ce que je demande!
- Délivrez-nous, Tchou, Pieds Légers et moi-même! C’est aussi simple que cela. Je saurai me montrer reconnaissant et oublierai volontairement votre égarement passager.
- Hum… le comte di Fabbrini ne me pardonnera pas cette trahison. Jurez-moi que vous me protègerez contre son ire.
- Bien sûr, Saturnin. Ai-je déjà failli à la parole donnée?
Convaincu, l’ancien chef de bureau allait actionner les leviers qui commandaient la descente des cages lorsque Galeazzo surgit inopinément, tel un diable sorti de sa boîte, les yeux flamboyants et l’écume aux lèvres.
- J’arrive à temps, ce me semble, gronda le Maudit.
Le Piémontais apparaissait sans son maquillage devenu superfétatoire.
- Je le savais! J’ai eu tort de vous accorder une fois encore ma confiance, monsieur de Beauséjour! Grand tort! Vous ne pouvez être qu’un bouffon pitoyable, un clown triste et ridicule qui n’est pas même capable de tirer des larmes et des cris de joie à Margot!
Tandis que le comte éructait, le malheureux vieillard s’était mis à genoux et sanglotait.
Cette terreur n’eut pour résultat que d’accentuer la rage de l’Italien.
- Aucun d’entre vous ne sortira vivant d’ici! J’en fais le serment! J’ai enclenché la machine infernale fruit du savoir de Sermonov. Ce soir, Paris sera rayé de la carte du monde civilisé!
- Quoi? Encore? Persifla l’Artiste.
- Cesse donc de railler, Danseur de cordes! Oui, cette nuit, dans deux heures au plus tard, l’orgueilleuse capitale de la France ne sera plus que ruines fumantes. Alors le nom de Galeazzo, comte di Fabbrini retentira au son des trompettes du Jour du Jugement Dernier. Je deviendrai le nouveau Josué. La première explosion se produira dans dix minutes, ici, au cœur même de Paris. Ce ne sera qu’une mise en bouche, une répétition de ce qui attend les Parisiens. Puis, par réaction en chaîne, comme un collier de perles, les explosions se propageront dans les sous-sols et les souterrains minés par mes soins jusqu’à Bougival, où se trouve le repaire de ta bande, Vincennes, Boulogne, Courbevoie et j’en oublie! Sous les soubresauts de ma vengeance, la ville lumière s’engloutira jusque dans les profondeurs de la terre. Quels instants magnifiques! Quelle fin pour cet histrion d’empereur!
Mais Galeazzo fut contraint de s’interrompre quelques brefs instants afin de reprendre son souffle. Comme nous le voyons, il était bel et bien persuadé de la destruction imminente de Paris, ignorant que ce scénario n’entrait absolument pas dans les vues de Sarton. D’ailleurs, ce dernier était parvenu à leurrer le Maudit.
- Ah! Savourez vos ultimes minutes de vie, clama le comte se voulant magnanime, mais plus dément que jamais, misérables écureuils égarés qui avez cru pouvoir vous attaquer au Loup blanc de Sibérie
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 sans en subir les conséquences! Appréciez les tout derniers battements de vos cœurs, écoutez-les. Ils résonnent inexorablement dans les horloges du temps qui vous est compté. Adieu, humains ordinaires, vils et peureux! Saluez la camarde de ma part lorsque vous la verrez!
Alors, poussant une pierre coulissante, Galeazzo s’engouffra dans un passage dérobé tandis que son rire diabolique s’éloignait avec lui. Mue par un mécanisme secret, la dalle retrouva vite sa position première.
Beauséjour se lamentait toujours. Mais Tellier le rappela à l’ordre avec sévérité. Comprenant qu’il devait se reprendre, qu’il subsistait une minuscule chance pour qu’il s’en sorte vivant, le triste bonhomme se résolut enfin à activer le levier qui faisait descendre les cages. Puis, il ouvrit les serrures avec les clés adéquates.
- A quoi bon, monsieur Frédéric? Gémit le bonhomme. Il est trop tard, nous allons tous mourir! L’issue secrète s’est refermée et j’ignore où se trouve la pierre qui met en mouvement le mécanisme.
- Il est vrai que je n’ai pu voir exactement ce que faisait Galeazzo, rétorqua l’Artiste placidement. Mais il doit exister une autre sortie. Cherchons-la tous, le temps presse.
Galvanisé par la franchise de ces paroles, Tchou obéit sans hésiter immédiatement imité par ses compagnons. Tous se mirent à sonder le sol et les murs. Or les secondes s’écoulaient inexorablement se transformant en minutes.
Les autres victimes du comte poursuivaient leur sommeil et jamais ne se réveilleraient. Galeazzo avait pris la fuite, les abandonnant à leur sort, s’esquivant sans gloire malgré son discours grandiloquent. Ses complices étaient également condamnés comme s’ils ne comptaient pour rien.
Beauséjour geignait.
- Je suis trop jeune pour mourir! Pas tout à fait soixante-six ans. Je ne me suis pas préparé. Sortir! Partir loin d’ici! Mais comment? Bon sang! Comment? Il me faut une lueur de génie…
Pendant que Saturnin emplissait le repaire de ses gémissements lassants, l’Artiste inspectait méthodiquement les voûtes de la cave, grimpant pour ce faire sur une cage qui se balançait dangereusement dans le vide. Ainsi, il finit par remarquer un orifice d’aération aménagé qui permettait aux miroirs placés dans l’ouverture de refléter les scènes se déroulant dans les souterrains.
- Pieds Légers, viens me rejoindre! Ordonna-t-il à son jeune ami. Je crois que je tiens le moyen de nous échapper.
- Mais, Maître, c’est diablement risqué! Jamais la cage ne supportera notre poids.
- Ah oui? Tu préfères sauter sans doute! Tchou, fais taire cet idiot! Il m’empêche de me concentrer.
- Avec plaisir, l’Artiste! Répliqua le faux Chinois heureux.
Ayant escaladé le treuil, le jeune voyou put porter Tellier sur ses épaules. En équilibre instable, il vacillait mais courageusement serrait les dents et tenait bon. De son côté, l’Artiste ne chômait pas. Le poing enroulé dans un mouchoir, il brisait l’un des miroirs, en ôtait les éclats afin de dégager l’orifice, puis, après un périlleux rétablissement, rampait à l’intérieur de l’étroit boyau.
Une trentaine de mètres plus loin, le Danseur de cordes rencontra un deuxième miroir qui bouchait le conduit. L’appareil subit le même sort que le premier. Voyant que la fuite était possible, Frédéric revint en arrière et appela ses compagnons d’infortune.
Tchou dut porter Beauséjour jusqu’à la cage et le hissa à la force des poignets jusqu’au conduit d’aération. Assommé, le vieil homme était un véritable poids mort mais le Haän s’en souciait peu.
Cependant, alors que le pseudo Chinois s’engageait dans le boyau et y poussait l’ex-fonctionnaire, ce dernier recouvra ses sens. Il comprit vite qu’il devait ramper s’il voulait sauver sa peau. Il le fit donc mais sa bedaine gênait sa progression.
- Allons! Pressons! Le temps fuit, s’écria Tchou, excédé tout en plaçant quelques coups de tête dans la partie la plus charnue de Beauséjour.
Cela eut un effet véritablement miraculeux puisque le bonhomme accéléra.
Après une avancée de cent cinquante mètres et le bris de six miroirs supplémentaires, nos personnages entendirent une première explosion provenant d’en bas dont le fracas se répercuta dans le boyau d’évacuation. Le sol se mit à trembler sous l’effet des fortes secousses. De la fumée se répandit également jusqu’aux quatre fugitifs tandis qu’une coulée de terre issue des parois annonçait un prochain effondrement du conduit salvateur. Mais un autre danger menaçait.
- Tout flambe en bas, jeta Tchou de sa voix caverneuse. La température monte et devient insupportable. Il nous faut absolument atteindre la sortie. Avance donc plus vite gros tas!
Offusqué, Beauséjour voulut répliquer mais n’en eut pas l’occasion car une brusque bouffée de chaleur lui donna des ailes. En effet, les flammes n’étaient plus qu’à quelques centimètres du postérieur de Tchou et elles commençaient à lui lécher les pieds.
- Tenez bon! Je sens de l’air frais, s’écria Tellier. Courage! Plus que quelques mètres… Moins de dix peut-être…
Il était temps. L’incendie ronflait, talonnant les quatre rescapés alors que l’air devenait irrespirable. Opalaand et Saturnin toussaient sans pouvoir s’arrêter, au bord de la suffocation alors que la température frôlait les soixante-dix degrés Celsius.
L’artiste déboucha le premier dans une cavité servant de poste d’observation avancé. Elle se prolongeait par une espèce d’annexe du laboratoire principal où étaient entreposés divers produits volatils ainsi que des explosifs qui n’allaient pas tarder à sauter: éther, fulmicoton, nitroglycérine, et bâtons de dynamite avec quelques décennies d’avance!
Or la station d’observation était occupée par un individu à la haute stature, revêtu d’une fausse peau de yéti à tête naturalisée munie de crocs sanguinolents. L’homme répondait au nom de Makoudou. Deux de ses acolytes l’encadraient: le gros chauve et le lanceur de poignards. 
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La lutte, inévitable, fut brutale, ponctuée par les rougeurs de l’incendie qui grondaient. En effet, les flammes avaient atteint la cavité.

***************

Devant l’entrée du souterrain menant au repaire du comte di Fabbrini, dans les arènes de Lutèce, Kermor rappelait à tous les ordres qu’il avait déjà donnés quelques minutes auparavant. Sarton profitait de ce temps pour neutraliser les pièges diaboliques du corridor.
Enfin, le groupe plutôt imposant s’introduisit dans le sous-sol et parvint rapidement dans le premier laboratoire contenant les zombies confiés à la garde vigilante de l’hercule morave, remarquable par ses volumineuses moustaches en forme de guidon de bicyclette, son crâne rasé et sa nuque portant un catogan, ses yeux torves, ses bras et son torse puissants et velus.
Le colosse se précipita sur Alban qui avait pris la tête de l’expédition. Le comte, qui était pourtant versé dans l’art de la boxe, eut du mal à venir à bout de son adversaire qui semblait trempé dans de l’acier. Pourtant, il sentit enfin celui-ci mollir contre lui comme une poupée de chiffon alors qu’il tentait d’esquiver un coup qui lui aurait brisé la mâchoire. C’était là le fait de Sarton qui avait usé d’une prise helladienne pour débarrasser Alban d’un adversaire plus que coriace!
- Que lui avez-vous fait? Demanda Kermor s’avisant de la présence de Sermonov à ses côtés.
- Rien de spécial. Votre colosse est endormi. Il en a pour plusieurs minutes, cela doit vous suffire.
Pendant ce temps, le reste du groupe se répandait dans le laboratoire. Là, les hommes furent confrontés aux cuves contenant les sujets d’expérience en léthargie de Galeazzo.
- Pouvez-vous les ranimer? Questionna Marteau-pilon.
- Bien entendu, répliqua l’Hellados en pénétrant à son tour dans la salle. Mais cela nécessite un temps dont nous ne disposons pas. En effet, il faut d’abord évacuer le liquide amniotique avant de réchauffer peu à peu et de l’intérieur le corps. Enfin, par fibrillation, il faut faire repartir le cœur qui réoxygènera le cerveau. De plus, il faut veiller à assister le système respiratoire. Pour moi, il s’agit de l’enfance de l’art. Mais comme je le disais, il faut compter deux couples d’heures pour mener à bien cette opération d’étudiant de deuxième année de médecine.
- Je veux bien vous croire sur parole, s’inclina Alban. Mais… écoutez ce grondement.
Des secousses se faisaient sentir dans tout le laboratoire alors qu’un bruit sourd et inquiétant par sa puissance.
La lumière vacilla tandis que, sous les tremblements, des étagères et des vitrines déversèrent leur atroce contenu sur le sol dallé. Écorchés, organes formolés, fœtus hybrides tératologiques, et ainsi de suite… le cuves, déstabilisées, se brisèrent jetant liquide et morts-vivants à terre dans un terrible fracas.
Le groupe fit son possible pour échapper au cataclysme. Tous se protégèrent comme ils le purent alors qu’un souffle brûlant dû à l’explosion de la matière diabolique embrasa la salle.
Instantanément, tout l’air du laboratoire s’enflamma alors qu’à cause de la température de fournaise qui régnait dans la caverne circulaire les bobines bunsen et Ruhmkorff éclatèrent.
Bientôt, à l’intérieur, tout ne fut plus que ruines et feu.
Or, incroyablement, le comte de Kermor ainsi que la plupart des membres du groupe étaient toujours en vie. Comment expliquer ce miracle? Mieux! Aucun d’entre eux ne suffoquait et tous respiraient librement.
En se relevant, Alban exprima la pitié qu’il éprouvait pour les cobayes humains victimes de la colère de son demi-frère.
- Les malheureux sujets d’expérience de Galeazzo n’ont pas eu notre chance! Désormais, ils sont bel et bien morts.
Effectivement, les zombies gisaient au milieu des flammes, achevant de se carboniser. Incrédule, Marteau-pilon se tâta puis fit part de son étonnement. 
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- Je n’ai rien de cassé; ça alors! Et je ne sens même pas la chaleur!
Sarton se permit de sourire intérieurement. Grâce à une ceinture magnétique qui ne le quittait jamais, il avait enclenché un champ de force répulsif assez puissant pour le protéger lui et ses alliés. Néanmoins, il se sentit obligé de fournir quelques explications sommaires à ses compagnons afin de leur démontrer qu’il avait bien changé de camp et qu’il était de leur côté.
- Hum… le comte di Fabbrini, voyant la partie perdue, désirant se venger, a enclenché l’explosion de la bombe dont j’avais pris la précaution de réduire la force de destruction sans l’en avertir. Cette explosion, comme vous avez pu vous en rendre compte, était de nature classique et non issue d’une bombe à fragmentation. Si cela avait été le cas, Paris serait en train de s’effondrer dans les profondeurs de la terre à l’instant où je vous parle.
- Certes… mais Frédéric Tellier? Où est-il? Qu’est-il advenu de lui? Frémit le comte de Kermor.
- Je l’ignore… en fait, je crains fort qu’il n’y ait plus d’espoir pour lui et ses amis.
- Cela, je ne puis l’accepter! S’écria le Piscator hors de lui.
Ne contrôlant pas sa colère légitime, le Marseillais se jeta sur Sermonov mais recula soudainement comme si un serpent l’avait piqué.
- Quelle est cette nouvelle diablerie? Trembla-t-il.
- Je ne fais que me défendre, cher monsieur, répliqua Sarton de sa voix posée. Sachez que lorsque je me laisse approcher c’est que cela entre dans mes vues.
- Monsieur Sermonov, jouez franc jeu! Éclata Alban. Avez-vous désiré la disparition du Danseur de cordes?
Tout en disant cela, il maintenait le Piscator de sa poigne de fer.
- Vous formulez votre question d’une façon que je qualifierai de simpliste… disons que je n’avais pas le choix car, voyez-vous, Frédéric Tellier était prisonnier au même titre qu’un certain Tchou. Or, je pourchasse cet homme depuis des années. Mais il n’est pas impossible qu’il y ait des survivants. Des acolytes de Galeazzo par exemple, acolytes que j’ai recrutés il y a quelques semaines à peine et qui n’étaient au service de votre frère que parce qu’ils avaient besoin d’argent. Mais il y a aussi les disparus enfermés à Vincennes dans les caves de la vieille Tellier, caves servant d’entrepôts secondaires. Je suggère donc de nous hâter… il faut s’attendre à une mauvaise surprise de la part de di Fabbrini…
- Décidément monsieur Sermonov, reprit Kermor, vous êtes doté d’un grand talent de persuasion. Mais je refuse de vous céder. Nous continuerons donc à fouiller ces souterrains avant de nous rendre à Vincennes.
- Comme vous voudrez, s’inclina l’Hellados.

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Dans l’annexe désormais cernée par les flammes, Frédéric Tellier, Pieds Légers et Tchou combattaient Makoudou et ses complices. Quant à Beauséjour, recroquevillé, il se contentait de se cacher la figure dans ses mains afin de ne pas voir le spectacle de la violence se déchaîner autour de lui. En fait, le vieil homme n’avait pas tout à fait tort car, dans l’animation de la bataille, une étagère fut renversée sur le Noir qui, alors détrempé par de dangereuses substances inflammables, prit feu à cause de son déguisement de yéti composé d’étoupe, de laine et de poils de chimpanzé. Le malheureux serviteur de Galeazzo périt donc d’une façon atroce transformé en torche en poussant des cris inhumains.
L’Artiste tenta bien de lui porter secours mais il était trop tard! Bientôt, il ne resta plus de Makoudou qu’une vague forme rabougrie plus ou moins calcinée dégageant une odeur de graisse et de chairs brûlées des plus écœurantes. Elle venait se rajouter aux effluves nauséabonds et toxiques de maints produits mystérieux.
Pendant ce temps, le faux Chinois luttait au corps à corps avec le colosse gras et répugnant. Opalaand poussait des grognements sauvages afin d’effrayer son adversaire tout en plaçant ses coups les plus vicieux. Il allait de soi que l’humain n’allait pas tarder à être vaincu.
De son côté, Pieds Légers avait affaire au lanceur de poignards. Toute son habileté lui était bien utile pour simplement se maintenir en vie. Mais le voyou voyait la lame d’acier se rapprocher dangereusement de sa gorge. Mais, soudain, le danseur de cordes fit dévier d’un revers de manchette le bras du tueur alors que ce dernier croyait avoir déjà terrassé l’adolescent. Le poignard virevolta et alla s’enfoncer dans la nuque du lutteur obèse qui s’effondra, tel un pantin, sur Tchou qui, furieux, rugit de voir son ennemi tué par un autre que lui. Le colosse était mort sur le coup sans avoir eu le temps de réagir.
Le lanceur de poignards, immobilisé par une clé au bras administrée par l’Artiste roulait des yeux emplis de haine tandis que Pieds Légers le fouillait méthodiquement.
Sous la menace de Frédéric commandant au bandit de leur indiquer la sortie d’abord en français, puis en anglais et enfin en russe, l’assassin conduisit nos amis à un escalier qui aboutissait à un puits. Le triste sire, maintenu par la poigne de fer de Tellier, était forcé d’obéir.
Le puits était en réalité une bouche d’aération qui donnait dans un jardin. Pour grimper à l’intérieur de cette cheminée, Tchou s’empara des quatre ceintures de pantalons, les noua ensemble et lança la corde ainsi obtenue jusqu’à ce que la boucle d’une des extrémités s’accrochât solidement à un arbuste.
Comme on s’en doute, l’ascension de Beauséjour ne fut pas une sinécure. Quant au lanceur de poignards, au lieu de suivre Tellier docilement, voulant certainement réchapper à l’acier de la justice, il préféra se jeter dans le vide alors qu’il avait déjà escaladé la plus grande partie du puits. L’Artiste se contenta de hausser mentalement les épaules à ce suicide et parvint le premier à l’extérieur. Il aida ensuite Beauséjour à s’extraire du boyau.
Une fois les quatre compagnons d’aventure sur la terre ferme, dans la nuit, sous un ciel étoilé, il fallut prendre une décision. Frédéric Tellier, craignant la venue d’autres explosions, entraîna le groupe dans une allée qui l’éloignait du centre souterrain du laboratoire. En courant, tous les quatre débouchèrent dans un passage dégagé pour se heurter au comte de Kermor et à Sarton!

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A Vincennes, dans les caves de Grand-maman Tellier, les événements allaient également se précipiter. La vieille femme ronflait la bouche ouverte, affalée sur une chaise en partie dépaillée, cuvant son absinthe.
Un bruit étrange et répétitif, des remous et des lamentations plus ou moins articulées provenant des alcôves finirent pourtant par la tirer de son sommeil éthylique.
Les zombies se réveillaient. Mus par l’instinct, tous les cobayes du Maudit brisaient leurs chaînes qu’ils laissèrent choir bruyamment sur le sol et, tels des spectres ranimés par des forces inconnues, se levaient mécaniquement, automates libérés de la volonté du Maître.
Absinthe d’Amour, les yeux écarquillés, la figure livide, assista à cette scène de grand guignol immobile, métamorphosée en statue. Enfin, l’horrible femme parvint à se lever et courut, affolée, dans ses caves, hurlant de terreur et appelant en vain à l’aide. Durant sa fuite, elle brisa ses précieuses bouteilles d’eau de vie et projeta malencontreusement son chat contre un mur. Le félin, le corps pantelant, retomba sans vie dans un tonneau vide.
Pendant ce temps, les morts-vivants, tous dressés et quasiment aveugles, saccageaient tout sur leur passage, à la recherche de l’issue de ce lieu sordide. Mais, inexorablement, ils se rapprochaient d’Absinthe qui, cédant entièrement à la panique, n’arrivait plus à mettre la main sur la clé qui ouvrait la porte doublée de fer. Lorsqu’enfin, après un laps de temps indéterminé, la vieille femme retrouva l’objet, elle put actionner la serrure. Mais il était déjà trop tard pour elle. Un zombie la saisit avec une telle force qu’il lui cassa un bras puis l’étreignit jusqu’à lui briser l’échine. Grand-maman Tellier mourut dans un ultime cri qui fut entendu jusqu’au bout de la rue.
Mais la porte était ouverte et les victimes du comte di Fabbrini se retrouvèrent bientôt à l’air libre. Alors, elles s’égaillèrent dans la nuit étoilée, se répandant comme une nouvelle peste dans Vincennes endormie, sourde menace pour le genre humain.
Or, les appareils qui les maintenaient en léthargie et sous la dépendance mentale du Maudit étaient dorénavant détruits lors de l’incendie qui grondait à même moment au cœur du repaire de Galeazzo. L’inévitable survint. Peu à peu les morts-vivants recouvrèrent leurs esprits. Quel choc ce fut pour eux! Ils ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé et ignoraient où ils se trouvaient.
Parmi les désorientés, il y avait le père de Clémence, le juge Frédéric de Grandval.

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Seul représentant de l’autorité parmi les égarés qui venaient de retrouver leur lucidité à défaut de la totalité de leur mémoire, Frédéric de Grandval prit sur lui de rassembler ses compagnons d’infortune et de les conduire au poste de police le plus proche. 
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C’est ainsi que le petit groupe, une fois rendu au commissariat, eut quelques problèmes avec les agents en uniforme. Finalement, le commissaire de police, tiré de son lit moelleux, dut se rendre à l’évidence. Tous les disparus ou presque des derniers mois étaient bel et bien devant lui. Après un court interrogatoire de Grandval, le policier se rendit à Paris, à la Préfecture.
Moins de trois heures plus tard, les rescapés de la machination du comte di Fabbrini furent conduits devant les préfets de police et de la Seine, en panier à salade, sous l’escorte de tout un escadron de gendarmes à cheval.
Les victimes de Galeazzo ne seraient remises en liberté qu’après plusieurs jours d’interrogatoires sévères.

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Dans les Arènes de Lutèce, l’Artiste, Tchou, Beauséjour et Pieds Légers furent accueillis par des hourras de la part de la bande d’anciens bagnards tandis que Kermor et Sermonov se montraient plus réservés. Une vive explication s’ensuivit car Alban n’avait pas gardé un bon souvenir de ses précédentes rencontres avec le roi de la pègre.
Cependant, le comte parvint à résumer la situation en quelques mots faisant fi de ses ressentiments à l’égard de Frédéric. Ayant achevé, il demanda:
- Galeazzo? Qu’est-il devenu?
Ce fut le faux Russe qui fournit la réponse, une réponse peu précise.
- Je sais que le comte di Fabbrini avait pris ses dispositions de fuite depuis longtemps déjà. Ainsi, ses malles étaient toutes faites et déposées dans une berline de voyage prête à être attelée. Je dois avouer que j’ai commis une erreur de jugement. En me faisant votre guide, j’ai laissé échapper les écrits secrets de Danikine. Tout est donc à recommencer.
- Les écrits secrets de Danikine ayant abouti avec ton aide, fumier! Hurla alors Opalaand furieux.
Aveuglé par une rage qu’il ne contrôlait plus, le Haän voulut se précipiter sur Sarton dans le but manifeste de l’étrangler. Mais une main de fer le retint de justesse. Elle appartenait à Alban.
- Holà! Du calme tous les deux, jeta celui-ci. Ma foi, vous semblez fort bien vous connaître. Un Russe et un Chinois.
- Comte de Kermor, j’ai le pressentiment que nous perdons notre temps, reprit Tellier d’une voix ferme. Di Fabbrini court en liberté et cela est fort dangereux. Ici, ce n’est ni le moment ni le lieu de résoudre certains mystères. Nous verrons plus tard. Courons au plus vite chez madame de Frontignac. Galeazzo aura pris la précaution de ne pas partir tout seul.
- Je n’y avais point songé, admit Alban du bout des lèvres.
Ce fut une chevauchée effrénée à travers les rues de la capitale alors que le ciel pâlissait et que l’aube pointait. Le Haän qui ne voulait pas devenir la prochaine victime de l’Hellados profita qu’il n’était pas monté dans la même voiture que son ennemi pour sauter en marche du fiacre et s’évaporer dans le jour naissant.
Quelques minutes plus tard, nos amis arrivèrent dans la cour de l’hôtel particulier de Louise de Frontignac. Toute la façade était éclairée et une grande agitation régnait à l’intérieur des murs. De nombreux domestiques allaient et venaient ne sachant quoi faire tandis que d’autres s’interpellaient. Emily, reconnaissant Victor Martin, s’approcha de lui en s’exclamant:
- Ah! Monsieur! Vous voici enfin! Quel drame affreux! Le diable en personne est venu dans cette maison. Il a tué Annie, la femme de chambre qui s’était montrée bien peu fidèle à madame, a blessé grièvement monsieur André, a assommé ensuite ma pauvre maîtresse et a enlevé mademoiselle.
- Le personnel ne s’est pas opposé à ce furieux? Interrogea Alban en s’adressant à toute la domesticité.
- Monsieur, madame de Frontignac a bien pris une épée et a tenté de s’interposer. Elle a fait ce qu’elle a pu pour défendre mademoiselle. Quant à nous tous, nous étions paralysés par la peur, je l’avoue, fit humblement le majordome. Mais comprenez-nous. L’homme aux yeux de feu était accompagné d’un horrible monstre, noir de peau, qui lançait des fléchettes empoisonnées, d’une femme qui commandait à un cobra, de deux géants à grosse tête et au teint crayeux, capables, d’un souffle, d’abattre des murailles.
- Oui, c’est exact, approuva Emily. Annie a prêté main forte à l’enlèvement de mademoiselle de Grandval. Mais à la vue de monsieur André tout sanglant car il avait reçu une balle dans le poumon, elle s’est mise à paniquer et s’est alors agrippée au noiraud. Mal lui en a pris comme vous pouvez le constater. Voyez son cadavre sur le tapis. Il est méconnaissable.
Tellier s’abaissa près du corps de la domestique, le retourna et constata effectivement qu’Annie était réduite à l’état d’une momie desséchée dont les vêtements trop grands désormais ajoutaient encore à l’aspect effrayant de la dépouille.
- Où est madame de Frontignac? S’enquit l’Artiste.
- Là-haut, dans sa chambre, s’empressa de répondre le majordome. Le docteur Lecerf est à son chevet. Je l’ai mandé aussi vite que j’ai pu. Madame n’a été que légèrement commotionnée et le médecin lui a administré un calmant. Mais pour monsieur André, c’est une autre histoire!
- Je monte, dit Sermonov. Y-a-t-il longtemps que tout cela est arrivé?
- Une heure environ, renseigna Emily. Le fiacre, en s’éloignant, a laissé tomber ce papier.
La dame de compagnie tendit le billet plié au danseur de cordes qui l’ouvrit et se mit à le lire. Un sourire triste se dessina alors sur ses lèvres.
- Ah! Vous y comprenez quelque chose? Je n’ai pas réussi à le déchiffrer et monsieur Claude non plus. Il n’est ni rédigé en français ni en anglais.
- Il est écrit en italien, répondit machinalement Frédéric. Mon bon maître m’a enseigné cette langue alors que je n’étais encore que son novice…
Pendant ce temps, dans la chambre d’ami, Sarton examinait déjà le jeune journaliste.
En bas, Kermor s’avança auprès de Tellier attendant que ce dernier le renseignât sur le contenu du message.
- Tenez, comte, lisez à votre tour. Décidément, votre frère est un démon.
Alban traduisit le billet à voix haute.
- Fils dénaturé, tu as gagné la première manche. Mais jamais tu n’oseras me chercher là où je vais. Bientôt, le monde tremblera devant ma puissance.
Comte Galeazzo di Fabbrini.
- Il est fou, frémit Kermor. Qui pourrait l’arrêter maintenant?
- Moi! Répondit l’Artiste d’un ton assuré. Comte de Kermor, j’en fais le serment. J’ai déjà vaincu jadis celui que j’appelais stupidement Monseigneur. Je le vaincrai encore.
- Tellier, laissez-moi vous accompagner dans ce combat. Il s’agit de mon frère et j’aime régler les affaires familiales moi-même.
- Non, monsieur le comte. Oubliez-vous que vous avez femme et enfants?
- Vous ne pouvez affronter seul Galeazzo, s’obstina Alban.
- C’est moi qui l’aiderai, répliqua Sermonov, descendant l’escalier qui menait à l’étage.
- Qu’étiez-vous en train de faire? Interrogea l’Artiste avec méfiance.
- J’auscultais monsieur Levasseur qui a reçu une balle dans le poumon droit. Il est à l’agonie comme le dénonce une mousse rosâtre qui s’écoule de sa bouche. Si je n’interviens pas immédiatement, il n’en a pas pour deux heures à vivre.
- Hum… Comment espérez-vous donc sauver André?
- Par les appareils et les connaissances médicinales de mon monde! Le temps de me téléporter sur le Stankin, mon vaisseau, et de matérialiser ici tout ce dont j’ai besoin…
- Je ne comprends pas grand-chose à vos propos…
- Je m’en doute…
Sur ces paroles, Sarton sembla se dissoudre comme par magie devant Kermor, Tellier, Emily, le majordome et Marteau-pilon qui restèrent figés par la stupéfaction.
- Quel est ce tour? S’exclama le comte.
- Ce tour dénonce tout simplement que monsieur Sermonov vient d’une autre époque et d’une autre planète, annonça Brelan d’une voix claire.
La jeune femme, parfaitement réveillée, descendait dans le salon. Elle venait d’assister à la disparition de l’Hellados. Si elle était aussi alerte, c’était parce qu’elle avait fait semblant d’avaler la potion prescrite par le médecin.
- Impossible. Vos propos révèlent de l’impossible. Le coup que vous avez reçu, commença par objecter Kermor.
- Monsieur de Kermor, je suis saine d’esprit. Durant ma captivité, j’ai compris bien des choses. De plus, ledit Sermonov n’a pu s’empêcher de me faire certaines confidences. Lorsqu’il sera de retour, je lui demanderai des renseignements complémentaires sur les mystères de cette histoire. Nul doute qu’il le fasse. Je sens en lui une envie pressante de se racheter.

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