samedi 28 janvier 2012

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 7 2e partie.

Au cœur même de la Totalité, parallèlement, à proximité mais pourtant inaccessible, l’Infinité tressaillit et prit conscience de l’urgence. L’Exilé, le Surgeon, le plus opiniâtre des Dragons était sur la voie de la ReConnaissance… mais c’était trop tôt. Le Tout en avait une conscience aigue et tremblait. Que faire? S’allier avec l’Impensable?

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Fin février 2152.
Dans les ruines de la base secrète chinoise, jadis dirigée par Sun Wu fils, malgré le chaos ambiant, la vie s’organisait peu à peu. Chacun parvenait à prendre ses repères. Certes, la lutte immédiate et quotidienne pour la survie primait, mais chaque déraciné s’attelait avec cœur à une tâche particulière en fonction de ses goûts et de ses talents.
Ainsi, les jeunes femmes faisaient preuve d’une imagination sans bornes pour récupérer et transformer le moindre objet, le plus petit bout de tissu, et le déchet ou débris apparemment sans intérêt.
Craddock, ce génie de l’invention, cet ingénieur sans équivalent, prenait sa part dans ce boulot éreintant sans trop bougonner, sans gémir outre mesure. Souvent, il choisissait de seconder l’ex-commandant Wu, admirant bien plus qu’il ne l’admettait le savoir et l’ingéniosité de ce dernier qui n’hésitait pas à tordre le cou aux lois de la physique. Parfois, il allait même jusqu’à lui suggérer des solutions hétérodoxes aux problèmes techniques fort nombreux et supposés insolubles. Or, ses propositions fonctionnaient neuf fois sur dix.
- Craddock, Violetta a eu le nez fin en vous recrutant, disait Daniel Lin ce matin-là avec un soupçon d’admiration dans la voix.
- On peut dire les choses comme ça, en effet, mon gars, répliquait l’intéressé, flatté. Mais vous aussi, vous valez votre lot de surprises! Vous n’avez pas le cerveau en marmelade de Topinambou, loin de là! Pour un privilégié, un officier de la flotte des Napoléonides, vous m’en bouchez un coin. Vos intuitions démontrent un esprit non sclérosé par la science officielle. D’ailleurs, chapeau pour tantôt, la remise en fonction du système d’aération! Un coup de maître! Je n’ai jamais vu ça. Et je n’aurais pas fait mieux moi-même… c’est dire… de plus, vous ne craignez pas de vous salir et de mettre les mains dans le cambouis…
- Capitaine, nécessité fait loi. Croyez-moi, je n’ai rien accompli là de remarquable. Cette antiquaillerie aurait fini par fonctionner tant bien que mal un jour ou l’autre…
- Permettez-moi d’en douter. Pas aussi vite et pas aussi bien en tout cas. Quant aux capteurs solaires camouflés au-dessus du tertre, avec, en prime un rayon répulsif anti neige et anti poussière? Là aussi vous n’y avez aucun mérite? Même le yéti s’y tromperait!
- Je possède quelques talents techniques, je l’admets volontiers. Mais cela m’est naturel… de votre côté, ce n’est pas mal non plus. Tenez, le branchement du chrono vision au Vaillant par exemple, et ce, sans refonte du système OPR… bravo pour votre culot!
- Ben… je crois que votre vice amiral a cru sa dernière heure venue lors du premier test.
- Vous n’avez pas tort, Symphorien, il avait le teint plutôt vert pour moi qui le connais bien.
- Ainsi, vous m’appréciez, finalement?
- Pas qu’un peu…
- Alors, amis?
- Oui, amis, évidemment.
Après s’être serrés chaleureusement les mains, les deux hommes reprirent leur travail avec un nouvel acharnement, s’attelant au montage d’un réseau d’alarme fonctionnel du sas du laboratoire hydroponique.

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De son côté, André Fermat ne restait pas inactif. Il sélectionnait différents engins de levage dans le but de les réparer. Il testait également quelques antiques automobiles électriques sur pneus et voyait ce qu’il pouvait en tirer. Cependant, le problème majeur restait la production d’énergie.
Le début d’usine solaire ne satisfaisait pas les besoins des exilés du temps. Il fallait donc envisager quelque chose de beaucoup plus efficace et cela passait inévitablement par le vol et la piraterie.
Apparemment, cette solution ne choquait personne. « La cause est suffisante », avait conclu André citant Vestrak, le philosophe Hellados.
Mais voilà: qui voler, quand et où?
Le maître espion en avait discuté ce matin même devant ce que Violetta avait pompeusement baptisé petit déjeuner, en réalité une collation des plus frugales composée de fines lamelles de viande de cheval décongelée, le tout grillé aux fuseurs, de quelques biscuits militaires rescapés des rations de survie du yacht du pseudo gouverneur du bagne de Bolsa de basura dos, et de neige fondue en guise de boisson. Le commandant Wu s’était fait violence pour absorber trois bouchées de viande. Le reste avait terminé dans le ventre de l’insatiable Ufo qui, repu, se léchait le poil, assis en boule contre les jambes de l’adolescente.
- Nous allons voler en priorité les centres d’essais des fusées chinoises, disait Daniel Lin. Après tout, nous ne sommes pas si éloignés de ceux-ci. La plupart étaient localisés ici, dans le Xinjiang.
- Volontiers, avait répondu Fermant en terminant son gobelet d’eau bouillie.
Après avoir croisé ses longs doigts, il reprit:
- Ferons-nous cette expédition à pieds ou gaspillerons-nous les quelques microgrammes d’orona qui nous restent?
- André, la dépense d’énergie sera des plus minimes, répliqua le plus jeune avec assurance. J’ai en tête le centre Le vent fleuri. il n’est situé qu’à quatre-vingt-dix-huit kilomètres de nous. Nous pourrons utiliser le Vaillant.
- Je viens avec vous! S’écria Craddock vivement. Il s’agit de mon vaisseau. Et on ne sait jamais…
- N’avez-vous donc pas confiance en nous, capitaine? Jeta Daniel Lin avec ironie. Que craignez-vous donc précisément?
- Les survivants de la contrée, transformés par la faim en véritables loups ou autres bêtes féroces! Il y a peu, vous nous avez mis en garde, et vous nous avez brossé un tableau terrifiant de cette époque… ici, les humains ont sombré dans le cannibalisme. Il est pas jojo ce 2152!
- Justement, rétorqua le daryl androïde. Vous resterez ici afin de protéger nos compagnes. Je sais parfaitement me défendre face à n’importe quel ennemi, bien supérieur en nombre… y compris contre des hordes de loups, de fauves ou d’humains réduits à l’état de bêtes sauvages.
- Moi de même, martela André froidement.
- Hum… on m’évince à ce que je constate. Je n’ai plus qu’à fermer ma gueule et à jouer les nounous, siffla Symphorien avec amertume.
- Ne le prenez pas ainsi, cher ami. Vous aurez souvent l’occasion de vous joindre aux raids. L’aventurier que vous êtes ne sera pas déçu, je vous le promets.
- Je retiens cette promesse! Sacré nom d’une pipe! Pour quand est-elle cette première expédition de ravitaillement?
Daniel Lin croisa le regard de Fermat et répondit:
- Demain, dès l’aube. Nous serons de retour avant midi.
- Que devrons-nous faire pendant ce temps? Demanda Aure-Elise.
- Localiser les filtres à eau.
- Pour assainir les citernes?
- Pas que pour cela, renseigna André. Pour l’instant, la neige bouille convient très bien.
- Il nous faut récupérer les cristaux contenus dans les filtres, compléta le commandant Wu. Nous pourrons sans doute réactiver le processus chimique.
- Ouille! Je vois où vous voulez en venir! Doper notre orona! Rugit Craddock avec enthousiasme. Là, mes compères, bravo! Vous m’épatez!
- Ainsi, vous avez compris, fit le maître espion avec un très fugace sourire. Nous escomptons sur une excitation du charpakium.
- Mon colon, manœuvre foutraque et risquée,c’est certain… mais je veux assister aux manipulations, ne pas rater ce spectacle!
La séance fut levée. Fermat approuvait les solutions inventives de Daniel Lin et les encourageait même. En se levant, le vice amiral croisa le regard de Gwenaëlle. Celle-ci s’était tue durant le conciliabule, dépassée par la situation. André ne s’offusquait plus de sa présence, bien au contraire. La chamane ne possédait-elle pas une connaissance innée des plantes? Même si, pour l’instant, son talent n’avait que peu servi, il aurait tout le loisir de s’épanouir bientôt. De plus, au contact de la Celte, Daniel Lin recouvrait son assurance et son aplomb. Certes, il n’oubliait pas Irina, mais Gwenaëlle comblait ce vide qui était en lui et le rongeait, cet atroce sentiment de solitude.
Fermat fut le dernier à se retirer. Fort songeur, il marcha lentement jusqu’au hangar numéro quatre.
« J’ai eu raison de mêler Gwenaëlle à ce jeu. Sa récupération a été ardue, certes, mais je pense que sa présence est des plus bénéfiques au Surgeon. Elle est assez différente de la Russe malgré ses cheveux roux de la même teinte. Quant à ses yeux verts, ils vous ensorcellent n’importe quel humanoïde masculin adulte normalement constitué. La preuve? Craddock serait partant pour une aventure avec elle, bien qu’il le nie… ah! S’il avait vingt ans de moins, il franchirait le pas, assurément. Je sens son désir et lit facilement en lui. Quant au Surgeon, ma foi, il ne s’est encore rendu compte de rien, trop amoureux de Gwenaëlle. Il se cristallise sur la jeune femme et c’est tant mieux! ».
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L’aube blême était venue. L’ancien chef des services secrets dans les services secrets n’affichait aucune impatience à passer à l’action. D’un pas vif et sûr, il s’était engouffré à l’intérieur du Vaillant, Daniel Lin sur ses talons.
- Vous voulez piloter, naturellement fit-il à l’adresse de l’ex-commandant.
- Oh! Mais si vous en avez envie, je vous laisse volontiers les commandes, amiral, dit le plus jeune en retenant un bâillement.
- Merci. Une mauvaise nuit due à l’appréhension?
- Non, ce n’est pas cela; un simple manque de sommeil. J’ai travaillé dur jusqu’à deux heures du matin. Et je ne me suis pas endormi tout de suite. Mais rassurez-vous, cela ira. Je n’ai nul besoin de passer en mode ordinateur, acheva le daryl androïde avec un léger sourire.
Fermat n’insista pas.
Les deux hommes s’installèrent sur leur siège respectif et le vice amiral parvint à faire décoller l’épave interstellaire sans difficultés. Le trajet fut rapide et s’effectua en silence. Daniel Lin semblait s’être repris, tout entier absorbé par sa fonction de copilote.
Avant de poser le vaisseau, André demanda:
- Aucun intrus près de notre objectif?
- Les senseurs biologiques ne détectent rien de particulier. Mais le vent qui souffle en permanence, chargé de particules de silice les rend, au bas mot, peu fiables. Toutefois, je ne capte aucune pensée modulée, signe d’une intelligence, à six kilomètres à la ronde.
- D’accord. Mais munissons-nous d’armes de poing de rechange. Deux précautions valent mieux qu’une. Prudence ici n’est pas vice.
- Entendu. J’allais vous le proposer.
La première partie du raid ressembla à une mission de routine. Elle se fit sans incident. André et Daniel Lin s’apprêtaient une nouvelle fois dans le cœur névralgique du Vent fleuri lorsque la situation se gâta.
- Euh… André, murmura le daryl androïde, une horde s’approche. Elle se dissimule derrière ce monticule, là, en face.
-Aïe! Elle est encore loin?
- Moins d’un kilomètre. Je n’ai pas fait cas de celle-ci avant maintenant car… j’avais la tête ailleurs… pardonnez-moi…
Le maître espion ne montra nullement sa contrariété. Il savait pertinemment à quoi avait pensé le plus jeune. Daniel Lin possédait totalement certaines faiblesses humaines. Le maître espion se garda bien de soupirer et se contenta de demander:
- De combien d’individus est composée cette horde?
- Une bonne trentaine, je pense… les humains sont assez jeune et émettent des propos violents, à peine articulés tandis que leurs pensées ne sont axées que sur un seul but: chasser pour manger.
- Des armes?
- Oui, par ailleurs assez hétéroclites. Des arcs, des lances, des propulseurs, des haches comme dans la préhistoire mais aussi trois mitraillettes, un fuseur, deux teasers, deux lance-fusées et cinq fusils d’assaut.
- Vous parvenez à distinguer cela malgré la distance et la tempête?
- Pas tout à fait, amiral. Malgré ma répulsion, je me suis introduit dans l’esprit d’un de ces individus. Actuellement, je vois par ses yeux ce qui se passe. J’ai à cœur de faire oublier ma distraction de tantôt.
- La faute est réparée, Daniel Lin.
- Nous devrions nous hâter, l’assaut vient d’être donné.
- Commandant, faisons face. Nous pouvons les battre.
- Je comprends; vous voulez récupérer les fusils et le reste…
- Oui, c’est cela. Comment la horde connaît-elle notre présence?
- Le Vaillant n’a pas atterri sans perturbations sonores. Et le vent n’a pu éteindre le bruit caractéristique de ses moteurs.
- Plus tard, il nous faudra songer à remédier à cet inconvénient.
- Certes…
Le visage tendu, concentré, l’ex-commandant Wu s’avança vers le monticule désigné et passa en ultra vitesse. Le combat qui s’ensuivit fut relativement bref mais particulièrement brutal et inégal. La troupe de cannibales qui avait cru pouvoir s’approvisionner facilement en chair fraîche en fut pour ses frais. En moins de cinq minutes, et encore Daniel Lin avait pris son temps, les sauvages furent vaincus par les deux officiers particulièrement entraînés et aguerris.
Désormais, le chef de la horde gisait, sa nuque brisée, aux pieds du vice amiral. Le cadavre présentait des traits mongoloïdes. Ses adjoints, des Slaves aux cheveux hirsutes, aux joues creuses et le corps disloqué, offrait un triste spectacle. Pas un seul survivant!
Fermat et Wu n’avaient fait preuve d’aucune pitié, y compris envers l’adolescent roux qui avait protégé et orné le bas de son visage d’une mâchoire en acier dans le but manifeste de mieux broyer ses proies. Aucun des deux tempsnautes n’avait estimé que ces tristes individus, réduits à la bestialité la plus abjecte méritaient d’être sauvés.
- Hum… Voilà une bonne chose de faite, déclara pince-sans-rire le Français, avec un soupir de satisfaction. Ces sauvages ne tueront plus personne.
- André, vous voulez vous montrer plus cynique que moi je pense. Répondit Daniel Lin troublé par le commentaire de son compagnon.
- Daniel Lin, là, vous tombez dans l’hypocrisie et le déni. Sur ces trente-sept cadavres, trente-deux sont votre œuvre.
- Je l’admets, mais je n’aime pas ce que je viens de faire!
- Tiens, vous répugnez à tuer.
- Pas vous, amiral?
- Bien sûr, comme tout humain naturellement constitué! Pourtant, vous, dans le combat, vous vous montrez particulièrement efficace…
- Certes, mais j’éprouve du remords. Toute mon éducation va à l’encontre de cette violence.
- Votre éducation bouddhiste… cependant, dans votre chronoligne d’origine, vous étiez également un soldat, vous commandiez, vous vous battiez…
- Pas par plaisir, et lorsque j’y étais contraint. J’étais avant tout un scientifique et un explorateur. Et je veux l’être encore. Je n’appartenais à la flotte de l’Alliance que pour découvrir de nouveaux mondes, rencontrer d’autres créatures vivantes et pensantes, nouer des liens avec de nouveaux amis quelque peu exotiques, essayer de les comprendre. Ainsi, je cherchais à mieux appréhender le Multivers dans sa diversité.
- Daniel Lin, le chrono vision m’a appris tout cela.
- Et beaucoup plus sans doute sur moi-même et le Pantransmultivers…
- Commandant Wu, lisez-vous dans mon esprit en cet instant? S’offusqua Fermat.
- Oh non, amiral. Je l’ai déduit tout simplement. Tant que vous ne m’autoriserez pas à le faire, je ne m’introduirai pas dans votre tête. J’abhorre toutes les formes de viol et je me garde bien de commettre de tels crimes.
- Sans doute dois-je vous remercier pour vos égards. Mais que vous arrive-t-il? Voilà que vous pâlissez et vous mettez à trembler…
- Une réaction incontrôlée, une rébellion de l’être éduqué et discipliné que je suis face à ce que je viens d’accomplir. Mais ne vous inquiétez donc pas; déjà le malaise se dissipe.
- Bizarre, Daniel Lin…
- Oui, étrange, en effet car c’est bien la première fois que mon esprit fait ainsi preuve de réticence… un peu comme si mon moi réel ne pouvait accepter cette tuerie, se heurtait, prisonnier à l’intérieur d’une cellule trop étroite, comme si j’étais en train de trahir l’humanité tout entière, comme si je me reniais moi-même..
- Daniel Lin, je vous conjure de ne pas céder à cette faiblesse soudaine… articula André lentement.
- Comment vous dire, amiral? Je crois qu’Antor me manque plus que jamais… il était le pivot de mon équilibre, il me garantissait la sérénité…
- Commandant, ne restons pas ici, à palabrer dans le vent et le froid. Nous avons encore du matériel à récupérer.
- Vous avez raison comme toujours, André. Nos compagnes et Craddock vont s’inquiéter de notre retard. Ma minute de spleen est passée, je vous suis…
- Si vous avez besoin d’une oreille attentive, Daniel Lin, hé bien , je me tiens à votre disposition. Tenez, dès ce soir si vous le désirez. Vous avez besoin de parler, de vous confier… mais je n’ai pas l’ambition de me substituer à votre ami…
- C’est fort généreux de votre part. encore faut-il que Gwenaëlle m’en laisse le temps! Fit alors le daryl androïde les yeux rêveurs à nouveau.
- Vous ne détestez pas sa présence…
- Certainement pas!
Fermat préféra ne rien ajouter et marcha en direction du centre d’essais des fusées. Le commandant Wu lui emboîta le pas aussitôt, n’affichant plus son trouble, n’ayant qu’une hâte désormais: achever la récupération des matériaux indispensables à la survie du petit groupe des exilés du temps. Ce soir, il devrait couper la poire en deux: satisfaire son désir brûlant et celui de sa compagne et parler à André. Difficile mais pas impossible.

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Nous n’avons raconté ici que la première expédition de nos tempsnautes, une expédition qui n’était que l’étape préliminaire à l’édification de l’ultime et légendaire cité humaine de l’Agartha, celle qui serait chantée par-delà les éons par tous les aèdes et poètes de la Galaxie.
D’autres raids encore plus hasardeux suivirent, d’abord sur la même piste temporelle et dans la même année 2152, au Xinjiang, puis dans la base secrète française en Lozère, un lieu ignoré du commun des mortels mais pas de Fermat et du commandant Wu, et dans bien d’autres endroits encore.
Ensuite, les pillages s’enchaînèrent chez les différentes grandes puissances économiques, et ce, sur plusieurs chronolignes, lorsque la méthode et le Vaillant furent rodés. Daniel Lin ne se ménageait pas et ne ménageait pas non plus le vaisseau de Craddock qui subissait vaille que vaille les terribles tempêtes transdimensionnelles au grand dam du Cachalot de l’espace, qui bougonnait, râlait, verdissait mais qui s’obstinait à participer à ces expéditions des plus risquées; à chaque départ, Symphorien ignorait s’il en reviendrait.
Les cristaux d’orona risquaient la rupture à chaque voyage, mais tenaient bon grâce au génie et à l’inventivité de Craddock et du daryl androïde qui les dopaient avec tout ce qui traînait, les matières fissibles en premier lieu.
L’Empire chinois, pas encore à son apogée, subit les rezzous des parias de l’Agartha.
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Les autorités se montrèrent impuissantes face à cette bande de pillards insaisissables et déterminés. Les Napoléonides non plus ne furent pas épargnés, ni d’ailleurs les Britanniques et les Russes. Le IVe Reich ne fut pas oublié non plus.
Mais bien avant cela, ces expéditions mythiques, le chrono vision de Fermat avait été dupliqué et un translateur temporel avait été mis au point pour être ensuite couplé aux moteurs du Vaillant conceptualisé et amélioré.
Nos tempsnautes ne chômaient pas. Et Daniel Lin, sous l’œil dubitatif du vice amiral avait osé construire en un temps record un matérialisateur temporel, une sorte de télé porteur inter siècles et inter mondes dans le but évident de peupler Shangri La. Par ailleurs, notre Prodige de la Galaxie recherchait Antor, bien que sa quête coûtât en énergie et en efforts.
Fermat était furieux, voyant combien le Surgeon s’épuisait dans cette chimère. Naturellement, il n’en montrait rien. Mais il accumulait les erreurs, et tôt ou tard Daniel Lin s’en rendrait compte.
« Le Surgeon va trop loin… Il ose trop… il brûle les étapes. Il n’est pas prêt à supporter le déchirement des voiles de la Supra Réalité! Présentement, je rage de n’être qu’un observateur. Cette partie d’échecs est décidément trop engagée. Impossible désormais de revenir en arrière, d’échouer… le Surgeon doit grandir et accepter l’Impensable. Saura-t-il composer avec les émotions? Certes, il ne manque pas de qualités, bien qu’il soit mutilé, non achevé… le Pantransmultivers a besoin de son Expérience pour être totalement abouti… il doit se Transcender à l’image du dernier des Yings Lungs… mais le Tout n’est pas d’accord. Je suis contaminé, juge-t-il à tort. Je Lui prouverai le contraire. »

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Mais il est temps de revenir à l’aube du lendemain de la première expédition menée avec le succès que l’on sait. Aure-Elise, aidée de Violetta, s’activait déjà dans ce qui devait devenir un jardin hydroponique. Elle montait des micro filtres tandis que l’adolescente se chargeait de remplir des bacs avec du terreau enrichi. Tout en travaillant, les deux jeunes femmes devisaient.
- Gwenaëlle devrait venir nous rejoindre, soupirait Aure-Elise. Elle nous ferait gagner du temps. Nous avons désormais assez de pousses et de graines pour les planter.
- Sans doute, son aide nous serait précieuse, mais voilà, elle est trop fatiguée ce matin, comme toujours. Répondit la quart de métamorphe avec acidité.
- Tu ne l’aimes pas beaucoup, je constate, fit en souriant la plus âgée.
- Il y a de quoi, Aure-Elise!
- Tu lui reproches de prendre la place de ta mère auprès de Daniel.
- Pff, comme tu sais, ça n’a jamais collé entre le paternel et ma mère! Mariage arrangé par l’Empereur et les deux familles…
- Tout comme le mien… dans une autre histoire, ton père s’appelle Benjamin Sitruk.
- Je suis au courant. Celui par qui tout a commencé.
- Pas exactement. La faute en incombe à ton ancêtre, le comte Galeazzo.
- Papa t’a fait des confidences…
- Ne sois pas jalouse et ne crois pas que tu es mise à l’écart. Je ne suis que son amie, pas plus… vois-tu, nous possédons une mémoire double et partageons des souvenirs communs.
- Mais pas moi! Dit Violetta avec tristesse. Je trouve cela profondément injuste. Puisque tu en sais plus que moi, pourquoi mon paternel s’est-il entiché de Gwen à ce point? Je suis consciente qu’il ait eu besoin de se défouler sexuellement après tout ce qu’il avait subi, mais, après tout, tu étais là! Je pense que tu n’aurais pas refusé ses avances et même que tu les aurais provoquées!
- Violetta, tu deviens vulgaire! Lança Aure-Elise fâchée. En fait, Gwenaëlle lui sert de catalyseur de mémoire, et pas seulement… à chaque union, Daniel Lin recouvre une faculté perdue, un pouvoir oublié…
- Euh… Aure-Elise, tu veux plaisanter là!
- Pas du tout. Je ne fais qu’énoncer ce qui n’est plus une hypothèse mais un fait. La preuve? Ce qui s’est passé hier. Fermat m’a raconté que Daniel Lin a été capable de projeter son esprit dans les cerveaux des trente-sept assaillants et qu’ainsi il a amoindri leurs réflexes et leur combativité. Or, à sa connaissance, le Daniel Lin d’origine ne pouvait accomplir cela aussi efficacement et sur autant de personnes à la fois. C’était Antor l’auteur de ces exploits.
- Oui, mais je ne me rappelle vraiment pas qui est cet Antor…
- Dommage pour toi. Ailleurs, tu en pinçais pour lui.
- Un vieux, certainement.
- Pas tant que cela. Il avait trente-huit ans.
- C’est ce que je disais, un vieux!
Les deux jeunes femmes interrompirent leurs propos car, enfin, Gwenaëlle s’était décidée à les rejoindre; elle affichait un intense sentiment de satisfaction. Dans un français encore hésitant, elle demanda:
- Daniel Lin m’a dit de vous aider. Il faut planter des graines…
- Et tu t’empresse d’obéir à ton mâle! Jeta méchamment l’adolescente.
- Violetta, voyons! Se récria Aure-Elise. Les tubercules et les pousses sont là; tu peux les enfouir dans ces bacs. Ils sont prêts.
Alors que la Celte se dirigeait vers une table sur laquelle lesdits bacs reposaient, l’ex-femme de l’ambassadeur d’Elcourt reprit:
- Gwenaëlle, tu fais de gros progrès dans notre langue. Je t’en félicite.
- Merci… mais c’est grâce à Daniel Lin… il met plein de mots dans ma tête. Ensuite, j’ai mal un moment, puis la douleur part. j’utilise ces mots, je ne puis m’en empêcher. Je suis contente de le faire; Daniel Lin n’est-il pas mon maître? Il m’a sauvé la vie…
- Doucement Gwen… Daniel Lin t’a ramenée parmi nous, mais tu n’es pas son esclave!
- Il me … possède…
- Tu peux refuser… tu es libre de le faire. Tu disposes entièrement de ton corps et de ton esprit, poursuivit Aure-Elise.
- Mais j’aime lui faire plaisir, lui donner satisfaction… il a besoin de moi. Je le vois bien. De plus, c’est un homme bon et doux. Dans sa tête, je vois la peine et le chagrin, je peux les toucher… il est bien différent des guerriers brutaux de mon clan…
- Mon père ressent donc du chagrin, souffla Violetta. Pourquoi? Parce qu’il pense à ma mère? À ce qu’elle lui a fait?
- A l’horrible femme brune? Oh non! Il voit toujours une grande femme rousse, nommée…. Irina. Son image le hante. Quand je partage sa couche et qu’il est en moi, je la vois aussi, je sens son parfum, miel et lavande… alors, comme Daniel Lin, je pense à Mathieu, à Marie et à Tatiana, ses petits de l’Autre Monde. Je peux presque les frôler. Je les entends rire et s’amuser. Et puis, tout s’efface, sans que mon maître puisse y faire quelque chose… ici, ce ne sont que des esprits non nés, des dessins gravés sur une pierre… ils n’existent pas! Mais pour Daniel Lin, ils sont réels. Lorsqu’il se retire de mon ventre, au lieu de se réjouir du plaisir que je lui ai donné, il pleure, et ses larmes se mêlent aux miennes. Je suis heureuse, oui, mais je partage sa douleur.
- Gwenaëlle, articula doucement Aure-Elise, émue, tu l’aimes tout simplement. Cela dépasse l’accouplement physique. Mais lui?
- Je ne sais pas… Il m’appelle Eurydice, Viviane, Guenièvre, Béatrice, Laure, Héloïse… je ne comprends pas… Qui sont ces femmes? Il me récite des phrases si belles et si tristes…
- Euh… dis-les si tu t’en souviens, implora Violetta qui commençait à modifier son attitude vis-à-vis de la Celte.
- C’est comme la pluie d’été sur un champ brûlé par le soleil. Elle tombe le soir et rafraîchit l’air et apaise les douleurs…
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« Je suis le Ténébreux,le Veuf, - l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie:
Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »
- Incroyable! S’étonna Aure-Elise. Elle connaît El Desdichado et ressent la douleur du poète Gérard de Nerval!
Mais Gwenaëlle entama tout naturellement un autre extrait aussi beau et sublime que le précédent.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/68/Guillaume_Apollinaire_foto.jpg
- « Mon beau navire, ô ma mémoire,
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir? »
- Mais également la Chanson du Mal Aimé de Guillaume Apollinaire, compléta la jeune femme en essuyant une larme.
- Apollinaire? Interrogea Violetta naïvement. Jamais entendu parler!
- Il appartient à une autre chronoligne, voilà pourquoi tu ne le connais pas. Violetta, je t’en prie, accorde à Gwenaëlle ta confiance et ton amitié. Tu sais, c’est un don précieux que Daniel Lin lui a fait…
- Je vais essayer, promit la métamorphe en bégayant.
Avec un sourire timide, elle offrit sa main à la Celte qui s’en empara et la posa sur son cœur.
- Tu veux devenir ma petite sœur? Proposa la rescapée du chalcolithique.
- Si cela te convient… mais je refuse que tu sois ma mère! Tu es à peine plus âgée que moi…
Tout en étant quelque peu gênée, Violetta embrassa cependant Gwenaëlle. Pendant que les deux jeunes femmes se raccommodaient ainsi, l’adolescente pensait:
« J’aimerais bien lire cet Apollinaire, moi! Ses vers me plaisent. Or, je ne sais même pas quand il a vécu! »

***************

Quelques minutes auparavant, à l’intérieur d’un sas transformé provisoirement en chambre à coucher, Gwenaëlle, s’étirant voluptueusement, rejetait au loin ce qui lui tenait lieu de couverture. Constatant que son compagnon n’était plus étendu à ses côtés, vivement, elle enfila des vêtements mêlant tissus et peaux de bête et parti à la recherche de Daniel Lin, son phare dans ce monde hostile et incompréhensible pour elle.
Elle le trouva bientôt, assis devant ce qui restait d’une table en acier, très concentré, absorbé par sa tâche, en train de terminer et d’annoter un schéma de montage plutôt délicat. Sans réfléchir, la Celte se jeta à son cou, dérangeant les précieuses feuilles, se frottant langoureusement contre lui dans le but évident de recevoir un câlin.
Or, le commandant Wu, au lieu de répondre à son désir, écarta Gwenaëlle avec douceur et fermeté à la fois, ramassa le schéma et reprit son travail. Daniel Lin savait compartimenter les priorités et ne se montrait pas égoïste. Déçue, dépitée même, la jeune femme articula d’une voix timide:
- Tu t’es lassé déjà de moi? Tu n’as plus envie de…
- Gwen, ce n’est pas cela! Je dois terminer au plus tôt ce dessin pour le capitaine Craddock, c’est vital pour nous tous. Si Symphorien suit mes instructions de montage à la lettre, le Vaillant pourra sauter dans l’espace-temps dans trois jours.
- Mon maître, je ne saisis pas le sens de tes paroles… Je te trouve trop sérieux ce matin, différent…
- Gwen, j’ai des devoirs, voilà pourquoi je te parais différent…
- Tu m’as expliqué que tu m’as prise dans le passé, ton lointain passé… tu peux accomplir des prodiges…
- Normal, ma chérie. Pour toi, je possède les pouvoirs d’un dieu. Mais je n’ai rien d’une divinité, crois-moi!
- Cette nuit, tu m’en as encore donné la preuve… Tu ne veux pas recommencer, maintenant?
- Ici? Gwen, tu exagères! Souffla Daniel Lin sévèrement. Décidément, tu n’es jamais satisfaite… tu me donnes l’impression de ne vivre que pour le sexe!
- Oui, je le reconnais… mais il n’y a aucun mal là-dedans. J’aime recevoir du plaisir. Pas toi?
- Certes… mais j’ai des obligations. Il faut calmer ton ardeur, Gwen.
- Pourquoi Daniel Lin, mon maître? Explique-moi…
- Hum… Tu gênes les autres dans ta recherche de ce qui, après tout, est naturel… Craddock retient avec peine des réflexions égrillardes chaque fois qu’il te voit être trop démonstrative…
- Euh…
- Tous les hommes ici ont l’impression que tu cherches à les allumer…
- Mais ce n’est que toi que je veux… dans mon clan…
- On n’allait pas jusqu’à pratiquer l’échangisme, non? S’inquiéta le daryl androïde.
- On prenait un compagnon unique pour quelques années. Et on avait des rapports intimes au vu et au su de tous. On ne se cachait pas.
- Ce n’est pas la coutume pour les miens, Gwen. Et cela me gênerait de devoir m’accoupler sous le regard des autres. Les rapports intimes doivent demeurer intimes, voilà tout.
- J’essaie de comprendre. Je repense à Ferral.
- Ton compagnon…
- Il partageait ton point de vue… mais il a été désigné pour calmer la colère des dieux mauvais, ceux de la nuit et de la mort. Sven et Sherma. Il a été sacrifié. Les anciens ont dit que c’était nécessaire pour la sauvegarde de mon clan. Mais je ne l’ai pas supporté. Je me suis rebellée.
- Je le sais, je l’ai vu avec tes yeux. Les tiens voulaient te désigner, toi, la chamane qui connaît les herbes qui soignent et qui sauvent, la sorcière qui voit par-delà les ombres de la mort et qui chasse l’obscurité. Mais ils ont eu peur et se sont rabattus sur ton Ferral.
- Exactement. Mais toi, tu ne me crains pas.
- Comme ton ex. il était bien plus beau et beaucoup plus jeune que moi, vingt ans, rajouta Daniel Lin avec un sourire triste.
- Oh, certes, Ferral avait beaucoup de talents, mais il est mort et ne peut revenir; maintenant, tu es là, tu me fais l’amour mieux que lui, bien mieux, y compris en comparant avec les autres guerriers que j’ai excités à se retourner contre ma tribu qui m’avait chassée.
- Parce que tu avais refusé de participer au repas cultuel. Dévorer la cervelle de son amant? Pouah! J’aurais agi comme toi, Gwen.
- Ce n’est pas tout. J’ai osé aussi déterrer le corps et je l’ai brûlé!
- Quel courage d’enfreindre ainsi les lois et les interdits de ton clan! En le faisant, les tiens ont dû estimer que tu attisais la colère des esprits obscurs. Le pacte passé avec les dieux était rompu par ta faute.
- Mon maître tu as tout compris. Ensuite, je n’ai pas eu d’autre choix que de m’enfuir et de me venger! Et lorsque tu m’as capturée, j’allais mourir… j’étais à bout de forces. Il y avait trop de lunes que je marchais, toujours plus loin vers le soleil levant, vers le froid et les terres arides.
- Gwen, je ne t’ai pas capturée, je t’ai sauvée.
- Tu savais où me trouver, n’est-ce pas?
- Effectivement, je te suivais depuis quelques temps déjà.
- Avec l’aide de ta paroi magique…
- Si tu veux.
- Pourquoi m’as-tu recueillie? Par besoin? Par amour?
- Par humanité d’abord. Gwen, jamais je ne te mentirai. J’avais une épouse ailleurs…
- Ah! La mère de tes enfants que j’ai vus dans ta tête…
- C’est cela. Elle se nomme Irina. Une partie de mon cœur est à elle, pour toujours. Jamais je ne pourrai l’oublier.
- Alors, je ne suis que sa remplaçante, le réceptacle de tes besoins physiologiques!
- Gwen, tu as tort de penser et de dire cela! C’est faux. Je t’aime et te suis très attaché. Sache que cet amour dépasse la satisfaction immédiate de mes désirs physiques. Tu es mon Eurydice, ma Guenièvre, ma Béatrice, ma Laure, mon Héloïse…
- Qui sont ces femmes, Daniel Lin?
- Je t’expliquerai plus tard. Inutile de les jalouser… elles n’existent que dans l’imagination des hommes ou… presque… ce sont des mythes.
- Mon maître, je t’ai fait de la peine, une immense peine… pardonne-moi.
- Je ne t’en veux pas, mon amour. Pars rejoindre Aure-Elise et Violetta dans le laboratoire hydroponique. Va leur donner un coup de main. Tu es impatiemment attendue.
- Daniel Lin, je t’obéis.
- Merci, Gwen… au fait, n’affiche donc pas cet air d’intense satisfaction parce que j’ai avoué que je t’aimais bien au-delà du simple assouvissement de mon désir!
- Justement, mon maître, je pense à ce soir!
- Gwen, là, tu ressembles un peu trop à une chatte lascive qui a but tout un pot de lait! Décidément, tu es incorrigible…
- Est-ce si mal, si choquant?
- Comment te faire comprendre? Aure-Elise est un peu amoureuse de moi. Ah! Cela te fâche! Tu es fort contrariée. Mais je la considère comme la petite sœur que je n’ai pas eue.
- Oui, certes, mais… Violetta?
- Par Bouddha, que vas-tu penser là? Dans cet Univers, Violetta est ma fille!
- Pourtant, elle éprouve de la jalousie…
- Gwen, tu interprètes mal. À ses yeux, je commets un crime, un odieux adultère et je trahis ainsi sa mère Lorenza avec une femme très jeune…
- Ah… Explique-moi…
- Dans le monde qui est le mien, cet acte répréhensible est sévèrement puni par la loi. Le code napoléonien revu et corrigé s’applique dans toute son inflexibilité. Le contrevenant est séparé de sa maîtresse et puis il est condamné à séjourner quelques temps dans un bagne ou, encore, à s’engager dans les commandos à la frontière de l’Empire.
- Et la femme?
- Elle connaît un sort plus terrible encore. La maîtresse est punie par l’enfermement à vie.
- Tes lois sont bien cruelles. Pourquoi?
- Il faut préserver notre société, et l’idée du péché de chair régit nos rapports…
- Ces lois vont contre la nature. Tu me plais, je te plais, on s’aime, un point c’est tout!
- Gwen, tu as raison, mais pars maintenant, je t’en prie.
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- Daniel Lin, tu ressens de la colère.
- Pas contre toi, mon amour. Jamais… le vice amiral Fermat vient et je dois m’expliquer avec lui. Il n’a pas un caractère commode… va planter des graines.
Après avoir enlacé tendrement une dernière fois Daniel Lin, la Celte s’exécuta. Effectivement, quelques mètre plus loin dans le corridor, elle croisa le maître espion. Elle se contenta de baisser modestement les yeux lorsque André la détailla; enfin, elle hâta le pas.
Fermat, quant à lui, pénétra d’un air décidé dans ce qui restait du bureau et sans un mot, s’assit face au commandant Wu. Rongeant son frein, il attendit que ce dernier parlât. Cependant, il percevait le trouble du daryl androïde avec une facilité déconcertante.
- André, commença enfin Daniel Lin à mi-voix, après deux longues minutes de silence, je vais vous dire où j’en suis, tout ce que j’ai déduit, compris, tout ce que souhaite…
- Bien, je vous écoute, commandant. Vous vous décidez à me faire confiance… tant mieux! Hum! Cela n’a pas l’air d’être la pleine forme ce matin. Encore une nuit agitée?
- Oh non, pas vraiment! J’ai surtout usé d’hypnose avec Gwenaëlle; elle s’es satisfaite de peu.
- Je veux bien vous croire. Mais pourquoi cette mine sombre?
Dans son for intérieur, André souriait. Il savait pertinemment que le Surgeon avait réellement comblé par trois fois les attentes de la Celte et utilisé l’hypnose les deux autres fois. Allons! Il parvenait à garder la mesure et à conserver la tête froide. Il savait aussi user à bon escient de ses talents de daryl androïde. L’Observateur en était soulagé.
Toutefois, après un bref silence, Daniel Lin n’avait pas répondu à la question, Fermat reprit:
- Daniel Lin, vous êtes soucieux…
Cette fois-ci, le commandant daigna fournir un début d’explication.
- Parce qu’il va nous falloir affronter deux ennemis des plus redoutables.
- Vous avez tranché…
- C’est exact… en sauvant Gwenaëlle, je pense m’être sauvé moi-même. C’en est fini de mes hésitations, de mes atermoiements… je ne crains plus de faire face…
- Hum… c’est un point de vue…
- Que vous ne partagez manifestement pas, André.
- Cela dépend du sujet. Expliquez-vous davantage…
- Gwen, je ne l’ai pas sortie de sa préhistoire par hasard… une Entité bienveillante nous surveille. Il ne s’agit pas du dénommé Michaël, l’agent temporel. Mais j’éclaircirai ce point plus tard.
- Je vous pensais simplement bouddhiste…
- Or, vous vous êtes athée et vous en tirez une grande fierté. Mais pour en revenir à ma compagne actuelle, elle est le détonateur dont j’avais tant besoin depuis la perte d’Antor. À chaque accouplement, elle réveille en moi une des facultés de l’Homunculus Danikinensis dont je suis le descendant le plus abouti. Toutefois, cela m’effraie. J’ai peur de devenir semblable à lui, un monstre sans conscience, incontrôlable. Et je crains également de ne pouvoir plus jamais me passer de Gwen, un peu comme une drogue.
- Je comprends…
- Pas vraiment, mais merci d’essayer. Voyez, j’ai dorénavant un besoin viscéral de Gwen, et je sais que je descends de l’Homunculus. Je porte également en moi toute la synthèse du vivant, toutes les potentialités, tous les génomes, peut-être pas de la totalité du Pantransmultivers, mais au moins de la Voie Lactée. La totipotence par excellence. C’est trop pour moi, un daryl androïde…
- Vous n’êtes pas un être ordinaire, Daniel Lin, vous ne l’avez jamais été! Il faut vous faire une raison.
- J’en ai une conscience plus qu’aiguë! Cette totipotence s’accompagne de tous les pouvoirs de transmutations et de déplacements transtemporels. Me retrouver dans le rôle du Réceptacle de la Vie ou à tout le moins celui de son Gardien… ma raison s’y refuse! Quel poids sur mes épaules, sur mon âme…
- Hum… je vous répète que je comprends… et c’est en tant que Gardien du Vivant que vous voulez affronter van der Zelden.
- Quelque chose au fond de moi, d’irrépressible, m’y pousse. Une ardente nécessité… cet ultime combat, oui ce sera le dernier que je livrerai, je dois l’emporter. Pour la pérennité de l’humanité, pour l’avenir du Vivant…
- Certes, Daniel Lin. Cependant, êtes-vous prêt? Totalement? Ne succomberez-vous pas?
- Vous pensez que je me montrerai faible, vous ne croyez pas en ma détermination…
- Je m’inquiète à propos de votre force sur vous-même, votre force morale!
- Je ne faiblirai pas, même face à Irina. J’en fais le serment.
- Vous avez intégré son équation.
- Oui, André, évidemment…
- Alors, Daniel Lin, vous pouvez compter sur ma coopération pleine et entière.
Avec un sourire des plus chaleureux, ce qui était inattendu de la part du vice amiral, Fermat se leva pour donner une franche accolade au commandant Wu, celui qu’il nommait Surgeon au fond de son cœur.
- Gardien du Vivant, Révélateur, ne put s’empêcher de murmurer le maître espion.
- Révélateur? Ce terme des plus étranges réveille en moi de fugaces souvenirs, de vagues réminiscences d’un Monde véritablement autre…
Mais Daniel Lin préféra se taire et ne pas s’étendre là-dessus. Il avait une tâche plus immédiate et plus prosaïque à achever. Quant à André, il ne s’inquiéta pas outre mesure des conséquences du mot à la terrible signification qu’il venait malencontreusement de lâcher; c’était une erreur car le Prodige de la Galaxie emmagasinait toutes les anomalies, les additionnait pour formuler différentes hypothèses qu’il confronterait ensuite à la logique. Lorsqu’il parviendrait à une conclusion sans appel, cela tanguerait.

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