dimanche 15 avril 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1926 (2).


10 Août 1934. 
Sous un soleil radieux, un enterrement se déroulait.

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 Le funèbre cortège traversait presque toute la petite ville de Ravensburg. Toutes les devantures des magasins avaient été baissées et de nombreuses fenêtres et balcons s’ornaient de crêpe noir afin de marquer eux aussi leur deuil. Tout ce qui comptait dans la petite ville suivait le cercueil de madame van der Zelden, traîné par un corbillard tiré par quatre chevaux.
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 A la tête du macabre cortège se trouvaient un homme de taille élevée, tout vêtu de noir comme il se devait. David van der Zelden, tout entier à son triste chagrin, avait les yeux rouges d’avoir pleuré et présentait une barbe de trois jours à l’assistance. Mais il n’en avait cure. Il tenait mollement par la main un garçonnet d’environ quatre ans, blond et à la figure pâle, un enfant dépassé par les événements, qui, imitant son père, laissait ses larmes couler.
Richard van der Zelden venait de perdre sa mère. Désormais orphelin, il n’avait plus pour le choyer que David, toujours par monts et par vaux. Qu’allait-il advenir de lui ?
En queue du convoi, fermant la marche, dix individus, dix inconnus, aux cheveux sombres, au teint bronzé par un soleil implacable. Lorsqu’ils chuchotaient à voix basse, les Ravensburgeois auraient pu distinguer un accent étranger plus ou moins prononcé.
Mais qui étaient ces étrangers ? D’où venaient-ils ? Pourquoi s’étaient-ils mêlés au cortège ? Voilà les questions qui venaient à l’esprit des bons habitants de la cité. Les intrus portaient des costumes assez mal coupés, mais leurs yeux farouches détaillaient avidement les gens qui suivaient le convoi. Lorsque la bière fut mise en terre, ils jetèrent des regards farouches sur la tombe et ce fut tout juste qu’ils retinrent un profond soupir de soulagement.
Enfin, lorsque monsieur van der Zelden accepta les condoléances des notabilités ravensburgeoises, les inconnus se retirèrent. Le bourgmestre, exprima alors à haute voix ce que tous pensaient tout bas.
- Comment ces étrangers ont-ils pu passer la frontière ? Notre Feldgendarmerie était-elle donc si occupée ? C’est intolérable ! J’en réfèrerai en haut lieu.
*****

9 Mai 1954, Ravensburg, la propriété familiale des von Möll.
Otto avait invité son vieil ami Stephen Mac Garnett à passer une huitaine de jours chez lui, au château. Installés confortablement dans un des salons du premier étage, situé dans le bâtiment central, les deux hommes abordaient la situation internationale, plutôt préoccupante. Dien Bien Phû fut naturellement évoqué. 
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Le soir tombait déjà. Pour obtenir plus de détails et avoir les toutes dernières nouvelles, le maître des lieux venait d’allumer le poste de radio. Or, celle-ci annonçait le décès du banquier Rosenberg à l’âge de quatre-vingt et un an. L’héritier de l’immense fortune du banquier d’origine juive n’était autre que Georges Athanocrassos, l’ennemi intime d’Otto.
Après avoir écouté les informations, Otto et son ami reprirent leur conversation. L’évacuation des Français par les Tigres Volants de Chennault vint, comme il se devait sur le tapis. 
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- C’est un malheur pour l’Occident, proféra Stephen entre ses dents.
- Hum… je ne sais pas si je dois partager ton pessimisme, rétorqua Otto.
- Comment ? Ne vois-tu donc pas le danger ? Le communisme gagne du terrain.
- Nous n’en sommes pas encore là en Indochine…
- Je mets ma main au feu que la région tombera bientôt entre les mains des Soviétiques et des Chinois.
- La guerre d’Indochine n’était qu’une guerre d’indépendance.
- Non. Elle s’inscrit dans la guerre froide, Otto, admets-le.
- Bon. Je préfère ne pas insister. Puis-je te servir un verre ?
- As-tu du scotch ?
- Oui, bien sûr.
L’ex-baron se leva et entreprit de servir un verre d’alcool à Stephen et à lui-même.
- N’oublie pas Franz, fit l’archéologue.
- Il ne boit que du whisky de vingt ans d’âge au minimum. Or, je n’en ai pas… de toute manière, Franz n’est pas porté sur les alcools.
Ayant officié en hôte prévenant, Otto fit dévier la conversation sur un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur, les potentialités offertes par l’électromagnétisme dans le domaine des transports. Entendant enfin parler science, Franz sortit de la pièce contiguë - il était justement en train d’étudier la maquette d’un prototype – et écouta l’échange entre Stephen et Otto. Puis, le dialogue dévia sur le compte-rendu par l’archéologue de sa précédente expédition sous-marine.
- … ainsi, mon cher Stephen, ce que tu as vu lors de ton expédition scientifique dans l’Océan Indien t’a surpris. L’objet étrange que tu as remonté à la surface ressemblait à un cube plastique…
- Oui, mais, après différentes analyses faites par des laboratoires indépendants, il s’avéra qu’il ne s’agissait nullement de plastique. En fait, les analystes ne purent identifier précisément la matière desdits cubes. Un métal inconnu ?
- Fichtre ! En êtes-vous certain, Stephen ? Questionna Franz.
- A vrai dire, non. D’après les confidences d’un technicien, le métal ne reposerait pas sur le carbone…
- Quoi ? S’écria Otto. Mais… c’est impossible !

*****

1927.

Le 5 février de cette année-ci, Archibald, le deuxième fils d’Otto von Möll naissait. On pouvait croire, à tort, que le couple vivait dans le bonheur parfait. Or, il n’en était rien. Depuis quelques mois déjà, Otto et Renate ne cessaient pas de se disputer, pour des broutilles et, parfois, pour des sujets plus sérieux. La jeune femme reprochait à son époux un peut tout et n’importe quoi. Cependant, une récrimination revenait le plus souvent. Le jeune chercheur négligeait sa femme, il lui préférait non pas une maîtresse mais bel et bien son automobile. Lorsqu’il ne rentrait pas trop tard le soir, après une longue et dure journée de travail, il n’avait plus ces attentions charmantes, ces sourires et ces gestes de tendresse d’autrefois.
- Ta Mercedes t’est beaucoup plus précieuse que moi ! Jetait Renate avec colère. Tu es un homme, et, pour cette raison, tu juges que tu peux mener une vie libre et indépendante, n’en faire qu’à ta tête… Eh bien, moi aussi, je veux faire de même, vois-tu ? Tes week-ends, tu les passes à rouler dans ta belle voiture, à effectuer des balades et des virées sur les routes et les chemins à cent-vingt kilomètres à l’heure ! Il n’y a pas un dimanche où tu ne nous abandonnes pas, Dietrich, Archibald et moi à la maison, satisfaisant tes goûts égoïstes !
- Renate, tu noircis le tableau… je t’aide, je participe aux tâches familiales…
- Ah oui ? J’en ai marre de torcher des marmots ! Je veux vivre moi aussi, profiter de ma jeunesse, sortir, me détendre. J’en ai tout autant le droit que toi. J’en ai plus qu’assez d’être confinée dans cette maison, à ne voir pour tout horizon que les arbres de la rue. Mes seules sorties sont pour aller chez l’épicier, le marchand de journaux et chez le boulanger. Cela suffit ! Je veux plus… je veux voir le monde, je veux voyager…
- Mais, je t’emmène en vacances, je te conduis à l’opéra, au cinéma et au théâtre…
- Ah oui ? Je peux les compter les fois où les soirées ne sont pas celles du train-train habituel ! Tu as tes amis ? Tes loisirs ? J’aurai les miens.
- Mais, enfin, Renate, que t’arrive-t-il ? Je ne te comprends plus…
- Il me prend, mon cher, que je ne supporte plus cette existence monotone.
- Alors ? Que comptes-tu faire ?
- Je demande le divorce.
- Que… Quoi ? Mais… à quel titre ?
- Oh ! Je n’ai pas d’infidélité à te reprocher… je le sais pertinemment. Je dirai au juge que je ne te supporte plus… je suis même prête à accepter de prendre tous les torts.   
Quelques jours après cette dernière scène, Renate quittait le domicile conjugal. Ainsi, en plaquant Otto, elle lui laissait également sur les bras les deux enfants. Au chercheur de se débrouiller pour trouver une nurse.
Le divorce sera prononcé aux torts de l’épouse quelques années plus tard.
Malheureux et naïf Otto qui se vit obligé à des frais supplémentaires… en effet, bien que le divorce fût prononcé en sa faveur, il dut verser une pension conséquente à son ex-épouse trop moderne et trop émancipée. Le recrutement d’une nurse lui coûta également fort cher.
Toutefois, vers la mi-mai, nonobstant le départ fracassant de Renate, se reposant sur la nouvelle nurse, la troisième en quelques mois, Otto partit pour la France. Ce fut ainsi que, le 21 mai 1927, en compagnie de Stephen Mac Garnett, de Robert F. York et des von Hauerstadt qu’il se contenta de côtoyer - il ne les fréquentait pas – il assista au Bourget à l’atterrissage de Lindbergh. Le Spirit of Saint Louis fut fortement ovationné ainsi que son courageux pilote. 
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*****

22 Juillet 1993. France.
Des nationalistes corses parvinrent à s’introduire à Matignon et à déposer dans le bureau du Premier Ministre dix mille tracts réclamant l’indépendance de l’Île de Beauté. En fait, le commando placarda les revendications sur les tapisseries précieuses, sur les meubles et sur le plancher, et ce, avec une telle profusion de colle, que cet incident obligea à remeubler, à retapisser et refaire le sol du palais ministériel.
Cette intrusion eut des conséquences dans le cours de la politique du pays. En effet, le deuxième gouvernement de Pierre-André Santoni fut aussitôt renversé, car la trêve estivale n’avait pas lieu du fait de la gravité des événements extérieurs. L’opposition s’acharna sur le Premier Ministre sortant, l’accusant de collusion avec le commando téméraire. Santoni n’était-il pas d’origine corse ?
L’Assemblée Nationale, secouée par une véritable tempête, hésitait à demander la démission du Président de la République. Pendant ce temps, les partis d’extrême-droite se déchaînaient. Des articles incendiaires parurent dans différents journaux qu’ils fussent d’obédience gauchiste ou proches des ultra-nationalistes. Serges Bouteire, homme faible, fut obligé de s’adresser à la Nation, mais il n’osa pas demander la dissolution de la chambre, doutant quelque peu de sa majorité électorale.
Cependant, la plupart des Français se moquaient de ces troubles, car les vacances étaient sacrées. Dupont avait bien d’autres soucis que de voir un jour la Corse indépendante. En effet, le pays comptait quatre millions de chômeurs et la crise économique était plus forte et plus grave que jamais. S’il y avait de nouveaux pauvres, des SDF partout dans les rues des grandes agglomérations, il y avait également des nouveaux riches qui étalaient insolemment leur luxe et vivaient de la substance du pays.
En Italie, la situation politique, sociale et économique était tout aussi préoccupante. Le Président du Conseil, un certain Feruccio Giacobbi, appartenant au parti communiste, conduisait une politique digne de Lénine, s’inspirant de cet ancêtre pour lui incontournable. Ainsi, il avait fait fermer toutes les frontières, saisir tous les signes extérieurs de richesse, arrêté les représentants des plus grandes fortunes du pays.
Désormais, l’Italie tentait de produire de l’essence synthétique, du charbon synthétique et ainsi de suite ! Quant aux salaires, malgré les récriminations, ils avaient été réduits de moitié. Les ouvriers qui osaient manifester leur mécontentement étaient condamnés à un an de prison ferme au minimum. Les prix et les salaires venaient d’être bloqués pour deux ans. Les chômeurs se retrouvaient embauchés de force sur les chantiers tout juste ouverts, aussi bien l’ingénieur en agronomie que le professeur de littérature ou de philosophie. Ne fallait-il pas construire des logements pour tous ?
Les Eglises étaient invitées à donner tous leurs trésors car l’Etat avait un besoin urgent d’or. Malgré les accords du Latran, l’Eglise catholique se retrouva elle aussi ponctionnée. En matière de politique étrangère, l’Italie restait encore membre de l’OTAN mais pour combien de temps encore ?
L’Europe des Douze et les Etats-Unis n’étaient pas intervenus dans la crise italienne, se disant que ce communisme « de guerre » ne concernait que la péninsule, qu’il s’agissait d’un problème de politique intérieure.  
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Novembre 1927. Ravensburg.
Par cette journée froide et brumeuse, madame van der Zelden préférait garder la chambre. Confortablement installée dans son lit, adossée à des coussins, emmitouflée dans une robe de chambre et entourée de bouillotes, la jeune femme écrivait sur une petite table à roulettes. Un grand feu pétillait joyeusement dans la cheminée, réchauffant l’atmosphère.
Mais à quoi donc s’occupait Johanna ? A qui écrivait-elle ?
Madame dressait tout simplement une liste, la liste noire des personnes et des personnalités qu’elle trouvait gênantes et dont elle désirait que les Nazis, lorsqu’ils seraient au pouvoir, s’en occupassent. Or, figurait justement en tête de cet infamant courrier le bourgmestre en personne, trop marqué à gauche aux yeux de la jeune femme. Puis, venaient le facteur et son fils, ce dernier étudiant procommuniste, le médecin d’origine française, Richard, pacifiste convaincu, ayant eu l’impudence de dénoncer au gouvernement du Wurtemberg deux pro hitlériens coupables de voies de fait sur des commerçants juifs. 
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Mais Johanna ne se contentait pas de ces quelques noms. Elle surveillait également l’aubergiste, le prêtre de sa paroisse, son ex-meilleure amie, Hanna Bertha, trois ouvriers travailleurs immigrés italiens, partisans de Gramsci, qui avaient fui le régime de Mussolini, le garde-champêtre, malheureux vieillard de plus de quatre-vingt ans, sourd et quasiment aveugle. Le bonhomme, ancien soldat sous Napoléon III, fait prisonnier lors de la guerre de 1870, avait eu le tort de trouver l’âme sœur à Ravensburg et le toupet d’y achever sa longue existence.
Madame van der Zelden, adhérente au NSDAP, envoyait à Hitler d’importantes sommes d’argent et ce, presque tous les mois. De plus, connaissant les goûts esthétiques d’Adolf, elle lui fêtait son anniversaire en lui offrant de coûteuses et magnifiques lithographies. Ensuite, elle lisait et relisait Mein Kampf, imposant cet ouvrage à toute sa domesticité.
Mais fort heureusement, Johanna avait aussi d’autres occupations plus mondaines et moins dangereuses. Quoique… étant persuadée qu’elle possédait de grands dons pianistiques, la jeune femme prenait plaisir à exécuter sur le clavier de son piano, réaccordé tous les deux mois, des arrangements des opéras de Wagner, vêtue pour l’occasion d’une robe de soirée de fine tulle décorée de sequins d’or et d’argent. 
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Or, il faut le rappeler, ses talents musicaux n’étaient pas à la hauteur de ses ambitions. Elle massacrait allègrement Tristan et Iseult, Parsifal, Les Maîtres chanteurs et Lohengrin. Toutefois, malheur à l’auditoire qui oubliait d’applaudir et de manifester son enthousiasme ! Désormais, à l’impétrant, les portes du château lui étaient définitivement fermées.
Ainsi, lors d’une de ces mémorables soirées musicales, David demanda innocemment à un invité de marque, le duc Karl von Hauerstadt, ce qu’il pensait de l’exécution du célèbre air des Walkyries :
- Ah ! Mon cher duc, ne vous semble-t-il pas que mon épouse joue divinement ? Elle a su s’imprégner de l’esprit wagnérien, n’est-ce pas ? Elle en rend toutes les subtilités…
- Oui, en effet, répondit le père de Franz, se gardant bien de ne pas rire et de conserver son sérieux. Madame a un jeu très personnel, surprenant, mais… tout à fait approprié à ce compositeur éminemment allemand.
- Tout à fait, appuya Amélie. Une exécution charmante…

*****

Le 23 Juillet 1993, le roi Charles III,
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 toujours réfugié à Edimbourg, abdiquait en faveur de son fils aîné, Guillaume qui, désormais, allait régner sous le nom de Guillaume V. sa mère, la reine Diana, reçut l’hommage des Lords au nom du nouveau souverain.

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dimanche 1 avril 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1926 (1).


1926


   Cité souterraine de l’Agartha, date indéterminée. 
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C’était un ouf de soulagement que poussait toute l’équipe de tournage du feuilleton. Enfin, oui, enfin, une des scènes clés venait d’être mise en boîte.
- Je me demandais si nous allions y parvenir sans plus de retard et de péripétie, s’exclamait Marcel. Je peux maintenant dire que j’ai un poids de moins sur la poitrine.
- Pff ! Neuf jours pour réussir et achever ce tournage délicat, renchérissait Scott. Jamais je n’avais relevé un tel défi.
- Vous n’en faites pas un peu trop, là ? Siffla Deanna Shirley entre ses dents. 
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- Non, pas du tout, lui répondit Georges qui incarnait son mari dans le feuilleton.
- Oh, vous, taisez-vous ! Je ne m’adressais qu’au réalisateur et à Scott. Je n’accepte de vous parler que lorsque c’est absolument nécessaire… Par exemple, pour la mise au point d’un dialogue, d’un jeu de scène…
- Miss de Beaver de Beauregard, je me demande ce que vous avez contre moi, s’étonna le comédien français.
- Vous le savez parfaitement. Vous ne correspondez pas du tout au rôle.
- Ah ! Du moins à la conception que vous avez du rôle de David. Seigneur ! Vous en êtes encore là ?
- Oui, et je refuse d’en démordre. Voyez un peu les indices de satisfaction.
- Oh là là ! Jeta Raoul d’Arminville qui venait de s’asseoir sur le siège qui lui était réservé. Une dispute… J’en suis ravi. Des chichis entre acteurs. C’est à qui aura le plus beau plumage…
- Monsieur d’Arminville, taisez-vous ! Vous êtes le pire goujat que j’ai croisé sur mon chemin, lança DS de B de B. De plus, vous jouez comme un pied !
- Ce n’est pas mon avis, proféra Pierre, qui interprétait le rôle délicat de Franz. Au contraire, Raoul est taillé pour ce rôle.
-Bien obligé, ricana Symphorien qui, confortablement installé en retrait sur le plateau, avait été le témoin privilégié de la fin de ce tournage difficile.
- Comment ça ? Bien obligé ? Questionna d’Arminville.
- Euh… vous incarnez votre propre personnage, non ? Don Luis Perenna n’est-il pas l’anagramme de votre deuxième identité ? Autrement dit le pseudonyme d’Arsène Lupin ?
- Comment dois-je prendre la chose ?
- Avouez donc que vous êtes le véritable Arsène et tout ira bien, insista le Cachalot du Système Sol.
- Vous rendez-vous bien compte de ce que vous affirmez ?
- Bien sûr, mon gars… mais, vous savez, je suis au parfum depuis des lustres…
- Jamais je n’endosserai cet habit de « gentleman cambrioleur ».
- A d’autres ! N’avez-vous pas pris Frédéric Tellier pour modèle dans vos jeunes années ? Or, Frédéric a une sacrée réputation. Il a été surnommé l’Artiste ou encore le Danseur de cordes au temps de sa gloire. Un pègre du tonnerre de Zeus.
- Sans doute… il est vrai que je lui voue une grande admiration, mais… tout de même… si vous avez bien enregistré tout ce qui a été dit lors de cette scène cruciale, eh bien, cela voudrait dire que je suis le véritable père du duc von Hauerstadt. Or, cela me gêne fort.
- Pas moi, rétorqua Pierre. Cette idée me plaît assez, Raoul. Qu’en pense la mère putative de Franz ?
- Je n’en sais rien, marmonna Marthe Keller. Pour moi, tout cela n’est que de la fiction.
- Tu te trompes. Von Hauerstadt existe bel et bien dans une réalité parallèle, le Superviseur général et Spénéloss l’ont volontiers reconnu. Donc Amélie de Malicourt également.
- Roman que tout cela ! s’obstina la comédienne d’origine suisse.
- Pourtant, Raoul d’Arminville fait partie des résidents de notre cité au même titre que Symphorien, Deanna Shirley et bien d’autres encore, poursuivit Pierre, tenace.
- Sans doute… mais son destin a été assurément différent… puisqu’il est ici, avec nous, et que, pour incarner le pseudo d’Arminville, il a dû se grimer afin de se vieillir…
- Bon, j’ai compris, Marthe, tu refuses d’en démordre. Jamais tu ne diras que j’ai raison…
- Non. Tu imagines et vois de l’extraordinaire partout.
- Bah ! Quant à toi, tu es trop terre-à-terre.
- Si nous en revenions à nos moutons ? Suggéra Marcel qui s’était rapproché.
- C’est-à-dire ? s’enquit Marthe.
- Venez tous voir ce que cela donne sur la pellicule.
- Ouais ! Ironisa Symphorien. Allons nous rincer l’œil. C’est que miss Keller est superbement déshabillée dans sa robe chemise. Quel décolleté ! Mazette. Au fait, qui a conçu et cousu cette tenue renversante ?
- Notre costumière attitrée…
- Autrement dit Brelan. Bravo pour l’audace.
- Louise n’a fait que s’inspirer de toilettes existantes, conclut Marthe qui avait rougi. Il n’y a là rien de mal… Il fallait bien que je sois… authentique …
- Un peu trop… sourit Marcel.
Sur un signe du réalisateur, tous gagnèrent la petite pièce servant au visionnage des scènes déjà tournées. La monteuse, Veronika, salua les nouveaux arrivés et leur abandonna la place.

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Le 10 janvier 1926, la Mercedes sport d’Otto dérapait sur une route verglacée.
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 Le jeune homme avait fait preuve d’imprudence en roulant trop vite sur cette voie peu fréquentée. D’un coup de volant assez brusque, le scientifique tenta de redresser son puissant véhicule et ne fit qu’aggraver la situation. L’automobile de sport fit un tonneau et puis s’en vint heurter un arbre une dizaine de mètres après le début du dérapage. La carrosserie fut enfoncée et le pilote éjecté violemment de son siège.
Otto von Möll fut secouru par deux marchands de bestiaux qui revenaient d’une foire, l’air satisfait. En effet, ils avaient effectué avec succès la vente de cinq vaches à lait et les poches pleines, escomptaient aller fêter cela dans l’auberge de leur village.
Heureusement, le chercheur ne serait quitte de ce terrible accident que d’une jambe cassée, une épaule luxée et trois mois d’hospitalisation. Mais cet accident ne lui servit pas de leçon. Aimant toujours les grosses cylindrées, il était prêt à racheter une autre voiture de sport afin de remplacer sa chère Mercedes sport.

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Parallèlement, en France, la crise monétaire s’aggravait et celle-ci entraînait la chute du Cartel des Gauches le 21 juillet 1926. Poincaré,
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 appelé pour sauver le Franc, constitua son gouvernement, bénéficiant de l’aura de l’ancien Président de la République.
A part Otto von Möll, alité, puis connaissant d’épuisante séances de rééducation, cette année 1926 semblait bien morne pour nos personnages. Johanna poursuivait son existence dans l’opulence, plus imperméable que jamais au sort des moins nantis qu’elle. La jeune femme passait ses hivers sur la Côte d’Azur et en été, prenait les eaux à Bade. Il lui arrivait également d’effectuer quelques séjours dans l’ancienne capitale du Reich, Berlin.
Ceci dit, madame van der Zelden connut une immense joie lorsqu’elle parvint à rencontrer son idole, Adolf Hitler, lors d’un voyage à Munich. En effet, le comploteur nazi avait été libéré de prison récemment après juste quelques mois de forteresse. 
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Pour cette occasion, à marquer d’une pierre noire, Johanna avait choisi une toilette d’une sublime élégance. Un tailleur en laine, jaune, à col et aux galons noirs avait eu l’heur de plaire à cette noble décadente. La jupe à petits plis était parfaitement assortie à la veste et le chemisier en soie - évidemment – s’ornait d’un faux nœud papillon. De plus, comme l’exigeait le diktat de la mode de cette saison, le chapeau cloche de madame s’inclinait sur un côté, cachant partiellement l’œil droit.
Toutefois, à la vue du Guide, Johanna éprouva tout d’abord une certaine déception. Elle trouvait l’homme malingre, chétif, quelconque… mais, un court instant, elle croisa ses yeux insondables et ce regard la fascina. Puis, en hôtesse privilégiée, elle assista à un de ses discours. Là, tout bascula.
Elle était entrée passionnée dans la salle, elle en ressortit exaltée, fanatisée, folle. Désormais, elle se jura d’être sa servante, sa chose, elle promit de faire n’importe quoi pour Lui, pour le Parti. Aucune tâche aussi ingrate soit-elle ne la révulsera. Pour son dieu, elle ira jusqu’au crime le plus abject. Balayés les scrupules, les pleurs, les regrets et les remords. Plus de limites, plus de bornes, abolie la morale bourgeoise ! Bienvenus les ténèbres, le sang, la douleur et la mort… pour les autres, les rejetés, les exclus, les parias…  
Alors que le 25 décembre, Hiro Hito devenait Empereur du Japon,
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 Waldemar von Möll avait l’audace de débarquer à l’improviste à Ravensburg. Le fils survivant de Rodolphe avait décidé de remettre sur le tapis la question de l’héritage du deuxième baron von Möll.
Comment expliquer cette action ?
En fait, Waldemar ne s’était jamais fait à voir Johanna loger dans la propriété familiale et à hériter de tous les biens des von Möll, elle, une femme, certes fille du fils aîné de Rodolphe – mais tout de même ! – des actions et des terres qui devaient revenir de droit au dernier fils survivant de la famille du baron. L’oncle n’ignorait pas non plus les problèmes de santé de sa nièce. Il refusait de voir la magnifique propriété échoir à David van der Zelden, un étranger, un financier de haut vol, un louche personnage, enrichi en vendant des armes aux plus offrants.
Or, bien sûr, Johanna n’acceptait pas non plus que le château tombât entre les mains de Waldemar, ce traître aux idées socialistes bien affirmées, ce fuyard, ce lâche qui avait quitté l’Allemagne alors que sa patrie avait plus que jamais besoin de lui. Pas question, qu’à terme, son maudit cousin Otto, aussi indigne que son père, eût un droit quelconque sur l’héritage ! N’était-elle pas la seule et légitime héritière du défunt Rodolphe, descendant directement de la branche aînée, de Wilhelm qui, lui, en vaillant et brave officier du Reich, n’avait jamais failli à l’honneur, à son pays et à l’Empereur ? Au prix de sa santé ?
Il était donc inévitable que la nièce et l’oncle se disputassent, chacun perdant son sang-froid, ses manières policées, se jetant à la figure des choses horribles, des insultes bien senties, des noms d’oiseaux abominables, et ce, à la grande joie des domestiques, qui, dissimulés derrière les portes, écoutaient et ne rataient aucune scène.
- Johanna, tout cela ne devrait pas, ne devait pas te revenir !
- Ah oui ? Voulez-vous bien m’expliquer pourquoi ?
- Ton père, Wilhelm, a fait modifier le testament à la dernière minute, profitant de la faiblesse mentale de père. Mère me l’a dit.
- N’importe quoi !
- Non ! C’est là la triste vérité. Une captation d’héritage…
- Père, en tant que fils aîné de mon bien-aimé grand-père, était le légitime héritier des biens des von Möll.
- Pas du tout ! Tu n’es qu’une voleuse !
- Et vous, un jaloux, un envieux, un mendiant qui traîne la savate…
- J’ai une bonne situation…
- Peut-être, mais vous voulez davantage.
- Sale garce !
- Mon oncle, je ne vous permets pas de m’insulter ainsi. Vous oubliez que vous êtes chez moi et que j’ai été trop bonne d’accepter de vous recevoir.
- Ah oui ? En me logeant dans l’aile des domestiques ?
- Vous ne méritiez pas davantage.
- Conviens donc que ton père et toi, vous avez usurpé ce qui nous revenait à Otto et à moi-même.
- Quel toupet ! Vous aviez profité de la sénilité du vieux grand-père pour lui extorquer un testament caduc. Ensuite, vous aviez fui à l’étranger afin de servir les ennemis de l’Allemagne. Les avocats qui ont réglé cette affaire ont tous conclu en rendant justice à mon père. Cela, vous le savez parfaitement. Alors, à quoi bon insister ? votre cause est mauvaise, perdue d’avance, oncle Waldemar.
- Ces avocats ont été achetés avec la fortune de ton mari, un argent qui sent mauvais, qui pue le sang et la honte.
- Cela suffit, monsieur ! Vous osez vous en prendre à mon époux ? Vous n’êtes plus mon oncle, monsieur von Möll, tout juste un étranger. Pourquoi être revenu après tant d’années et fait remonter à la surface cette vieille histoire ? Criez-vous donc famine ? Ou alors, vous avez besoin d’argent afin de financer le communisme international, ces vils Bolcheviks…
- Johanna, tu délires… mais cela ne m’étonne pas de toi… Otto…
- Quoi, Otto ?
- Otto m’a raconté tes malaises. Ta santé n’est pas très bonne, n’est-ce pas ? Tu es sujette à des suffocations, des étourdissements, tes nerfs sont fragiles… de plus, tu n’as pas d’enfant.
- Qu’êtes-vous donc en train de sous-entendre ?
- Euh… Si jamais tu décédais… intestat ?
A ces mots, le visage de la maladive jeune femme s’empourpra. Hoquetant de rage, elle rétorqua violemment : 
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- Monsieur, vous êtes vraiment ignoble ! Ainsi, vous envisagez ma mort froidement alors que je n’ai pas encore trente ans ! C’est une honte. Otto et vous-même, vous n’êtes que des… requins… des monstres avides d’argent. Pour vous montrer aussi intéressés, vous devez être obérés de dettes… sans doute à cause de cette petite bonniche que mon cousin a cru bon d’épouser…
- Tu commets une lourde erreur, Johanna. Otto est à l’aise. Il est un chercheur coté et apprécié parmi ses pairs. C’est toi qui refuses de voir la réalité. Ce David van der Zelden, qu’est-il au fond ? Un vulgaire marchand de canons, un trafiquant d’armes qui, un jour, fait des affaires avec les communistes et qui, un autre jour, travaille en parfaite entente avec les forces conservatrices les plus rétrogrades. Ton David n’attend qu’une chose, ne souhaite que ceci : ta mort ! Ainsi, il pourra augmenter encore le montant de sa fortune indument gagnée.
- C’est… absurde… monstrueux… abject… David n’est pas ainsi. Vous noircissez à loisir son portrait. Il m’aime, il m’estime et il me soigne. Il est inquiet lorsque je souffre.
- Tromperie, mensonge, pour la galerie. Pourquoi lui fermes-tu la porte de ta chambre ? Pourquoi en est-il réduit à aller voir les prostituées ?
- Espèce de salopard ! De vil curieux ! Vous m’espionnez donc ! Vous espionnez mon couple ! Non content de m’insulter chez moi, vous m’humiliez ? C’en est trop ! Wilfried ! 
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Tout à fait hors d’elle, madame van der Zelden, tout en toussant, activa la sonnette et appela son régisseur qui faisait aussi office de majordome. Or, Piikin, qui n’était pas loin, juste un étage plus bas et qui ne perdait pas une miette de cet échange – micros dissimulés obligent – s’empressa de monter et d’ouvrir la porte du salon mauve.
- Madame, vous m’avez appelé ?
- Wilfried, aidez-donc monsieur à faire ses bagages au plus vite. Ensuite, vous veillerez à ce qu’il soit parti du château dans la demi-heure. Vous vous assurerez également qu’il monte bien dans le premier train en partance pour Berlin.
- Bien, madame.
Saluant bas la maîtresse de maison, Wilfried, fit comprendre par son attitude à Waldemar qu’il devait monter jusqu’à sa chambrette et se hâter de plier bagage.
- Monsieur Waldemar, c’en est largement assez. Rompons-là et n’ ayez plus l’impudence de vous présenter ici, à Ravensburg. Si vous osiez, je vous ferais tirer comme un lapin.
- Ma nièce, tu as grand-tort. Tu réfléchiras… et tu m’approuveras… à te revoir !
- Jamais !
Dominant ses nerfs, le vieil oncle suivit docilement le pseudo-Wilfried et, regagnant sa chambre, fit sa valise, y entassant à la va-vite son linge et un costume. Une heure plus tard, il grimpait dans le semi-direct pour Berlin.
Cette entrevue, plus que houleuse, allait avoir de terribles conséquences. Désormais, madame van der Zelden envisageait froidement de supprimer son oncle si gênant. Mais comment s’y prendre ?
En fait, Johanna était sous l’emprise mentale de Piikin qui lui suggérait les plus sombres pensées. La cousine d’Otto avait perdu son libre arbitre et, ce, définitivement. Devenue une marionnette, elle obéissait, sans le savoir, aux suggestions de son régisseur qui, lui, ne faisait qu’appliquer les plans de Johann.

*****
En ce 21 juillet 1993, à LA, il était sept heures du matin et Stephen achevait tant bien que mal de prendre son petit déjeuner. Il avait failli s’étrangler en avalant une tranche de bacon avec la venue de Michaël et de sa compagne.
Avec une colère rentrée, il examinait l’adolescente à peine pubère qui, gênée par le casque de son scaphandre, l’avait ôté. Alors, Aliette apparut telle qu’en elle-même, un petit bout de femme atteignant tout juste, et encore, le mètre cinquante, les cheveux blonds et les yeux verts. De plus, l’adolescente était fagotée comme ce n’était pas possible. Craintive, elle se serrait contre Michaël, presque tremblante, étant tout à fait déphasée. Elle se demandait où elle était, de quel étrange pays était originaire son chevalier.
Cependant, laissant là sa fourchette et son assiette, le chercheur américain jeta, glacial :
- Qu’est-ce que cette enfant attardée qui a oublié de grandir ? Ma parole, elle ressemble à une de ces fillettes imbéciles, aux yeux en boules de loto.
- Je vous présente Aliette de Painlecourt, fille du baron de Soligny, répondit l’agent temporel sur un ton placide, faisant comme s’il n’avait pas entendu la colère dans la voix du professeur. Comment dire ? Pour parler un langage qui vous sera compréhensible, cette jeune fille est ma fiancée… parce que je l’ai décidé.
- Ah ? Fulmina Stephen. Mais où l’avez-vous pêchée ? Dans une foire au troc ? Un vide-grenier ? Dieu du ciel ! Comme elle est vêtue !
- Je vous prie de ne pas crier. Vous l’effrayez.
- M’en fous ! Cette mocheté vient sans doute d’une époque barbare, du temps de Clovis ou encore des empereurs Otton.
- J’ai récupéré Aliette en France, en Normandie. Vous savez où se situe la Normandie, je suppose… depuis le temps que vous vous baladez dans le passé et l’espace, vous avez certainement progressé en géographie et en histoire…
- Inutile de prendre ce ton persifleur ! Je ne suis pas un idiot, un demeuré ! En fait, je connais la date de votre dernier saut temporel ainsi que sa localisation, figurez-vous. En effet, depuis quelques jours, je vous espionnais. Mais cette petite est une boiteuse, une Lavallière avant l’heure ! Bref, un laideron d’une maigreur à faire peur. C’est tout juste si on ne compte pas les os de son squelette !
- Il est vrai que cette jeune fille a besoin de prendre quelques kilos et des vitamines.
- Oui ? Tiens donc ! Mais pour en revenir à ce que je vous disais, je vous surveillais depuis quelques temps, intrigué par vos absences à répétition.
- Vous m’avez pisté ?
- En partie.
- Parce que je l’ai bien voulu.
- Hem… Vous avez commis une erreur, mais jamais vous ne l’admettrez. Mais… pourquoi avoir tiré d’un XIIe siècle obscur et baignant dans la superstition cette fillette qui est peut-être porteuse de microbes, de virus ou de bactéries capables de déclencher des épidémies ? Je pense notamment au choléra, à la peste ou au typhus. Etes-vous conscient de ces risques que vous nous faites courir, monsieur l’homme du futur, insensible à la contagion ?
- Certes, mais vous, Stephen, donneur de leçons à deux balles, vous avez oublié que je puis à volonté éradiquer ce genre de péril. Un jeu d’enfant !
- Donc, cette gamine vient de l’an 1187. Bigre ! Si encore c’était une beauté ! Une Iseut, une Héloïse, une Juliette… mais non ! C’est pour elle que vous m’abandonnez, que vous laissez mon siècle voguer sur les vagues démontées de la folie guerrière ? Ah ! C’est d’un comique tout à fait… grotesque !
Aliette ne comprenait pas un mot de cet échange aigre-doux. Toutefois, elle saisissait que cet inconnu, attifé comme un vilain – au mieux – était en train de s’en prendre à Michaël. De plus, les regards courroucés à son égard ne pouvaient la détromper sur les sentiments que l’homme éprouvait quant à sa venue inattendue. Essayant d’oublier sa peur, la jeune fille se mit à observer de plus près l’étrange pièce et tenta de deviner à quoi pouvait servir tous les objets inhabituels qui s’y trouvaient.
- Stephen, vous devriez faire preuve de plus de … charité, hasarda enfin Michaël sur un ton sotto voce.
- Quoi ! Hurla alors le professeur Möll. Vous vous foutez de ma gueule ! Voilà le grand mot lâché. Espèce d’enfoiré ! Moi, simple humain, Homo Sapiens ordinaire, je n’ai pas le droit d’aimer une jeune femme morte en 1920, Cécile Grauillet, pour ne pas la nommer… mais vous, être tout-puissant, supérieur, représentant d’une civilisation parfaite, aboutie, vous pouvez vous amouracher du premier laideron venu, de le soustraire à son époque, sans risque de chambouler le continuum spatio-temporel. Mais l’effet papillon, qu’en faites-vous, bougre de bougre ? La théorie du chaos, vous vous en foutez ? Vous la prenez par-dessus la jambe ?
- La théorie du chaos n’est… justement qu’une théorie… fausse qui plus est. Nos Scientifiques, nos Sages l’ont démontrée.
-Ah bon ? Cela vous arrange à merveille, non ?  Alors, cédant à je ne sais quelle idée saugrenue, quelle idiote impulsion, vous vous êtes encombré d’une ignorante qui ne sait ni lire ou écrire, qui croit que les étoiles sont des morceaux de soie cousus dans le velours du ciel, que la Terre est plate et que le Soleil est suspendu juste sous le nez de Dieu ! Sale égoïste ! Avez-vous réfléchi une microseconde au choc moral, intellectuel, microbien, à ce que ce saut temporel représente pour elle, cette Aliette ? Je suis certain qu’elle va perdre la raison. Et ce sera par votre faute, mon cher !
- Stephen, je sais ce que je fais. J’ai étudié soigneusement la question avant de me décider. Aliette possède un esprit plus solide que le vôtre.
- Vous voulez dire plus malléable, plus accommodant, plus… crédule…
- Non…
-Je dois me pincer pour voir si je ne suis pas en train de rêver. Si moi, j’avais rejoint Cécile ou si, encore, je l’avais soustraite à son destin, conduite ici, à LA, en 1993, j’aurais bouleversé le cours de l’Histoire ! Mais vous, vous vous en balancez comme de l’an quarante ! En enlevant cette mioche, vous ne déchirez pas le tissu du temps, vous ne remettez pas en cause la chronoligne…
- Il n’y a rien à craindre, pas même un retour de boomerang, Stephen.
- Vous êtes un sacré menteur, Michaël ! Un fumier de la pire espèce. Je devrais vous jeter à la porte et vous laisser vous débrouiller avec cette enfant. Ou mieux. Lancer à vos trousses tous les espions de la planète, ceux de la NSA, de la CIA, du Mossad, de la DGSE, du KGB, du MI6 et ainsi de suite… avec cent agents sur votre dos, assurément, vous vous en sortiriez… mais avec dix mille, cent mille ? Hein ? Qu’en dites-vous ?
- Oh oh ! Stephen qui songe à trahir, qui veut me donner aux Soviétiques. C’est la jalousie qui vous fait parler ainsi. Cependant, vous n’entreprendrez rien contre moi et contre Aliette.
- Qu’en savez-vous ?
- Je lis en vous, mon cher. En cet instant, vous pensez à un projet encore plus fou que ce que vous avez tenté il y a quelques mois ou quelques semaines.
- Pff ! N’importe quoi !
- Mais non. Vous espérez encore pouvoir modifier le cours de l’histoire terrestre. Lorsque nous nous sommes matérialisés il y a huit minutes, Aliette et moi, vous étiez en train de mijoter un nouveau plan.
- Lequel ?
- Vous pensez vous rendre en 1794, un peu avant le 27 juillet, en France, à Paris… 
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- Pourquoi ?
- Vous escomptez enlever cinq membres de la Convention parmi lesquels se trouvent les dénommés Barras, Tallien et Fouché.
- La crème de la crème des corrompus…
- En effet. Ainsi, vous avez mis mon absence à profit pour vous documenter à la bibliothèque de l’Institut sur la Révolution française et plus particulièrement sur les événements qui ont précédé la chute de l’Incorruptible, Robespierre.
- Pourquoi ai-je fait ça ? Pourquoi m’intéresser à cette période sanglante de l’histoire de France, habituellement ignorée de mes contemporains mangeurs de hot-dogs et buveurs insatiables de coca cola ?
- Pour faire en sorte qu’il n’y ait pas Napoléon Bonaparte et, par ricochet, la guerre de 1870 et les suivantes qui en découlent… Un projet fou, ambitieux…
- Oui… et alors ?
- Alors, vous avez encore besoin de moi, de l’ami Michaël… la preuve que toute la haine que vous me crachiez dessus tantôt était… bidon…
- Vous… m’aideriez ?
- Pourquoi pas ?
- Malgré tout ce que je vous ai dit ?
- Bien sûr…
- Dans quel but ?
- Afin de vous surveiller, tout d’abord, de vous protéger ensuite, par curiosité enfin.
- L’aventure vous tente…
- Un peu. Cette expédition me permettra d’approfondir mes connaissances sur l’humanité, sur les Homo Sapiens dans une période agitée…
- Vous avez décidé tout d’un coup que la Troisième Guerre mondiale n’était pas souhaitable ?
- Je n’irai pas jusque-là. C’est vous que je vais étudier tout d’abord…
- Donc, vous allez tout faire pour que rien ne change ?
- Pas du tout. Je suis bon enfant, Stephen. Je vais vous laisser libre d’agir… mais vous m’aurez derrière en appui, en soutien…
- En Jiminy Cricket en quelque sorte…   
- Si vous voulez. Mais… auparavant, vous vous serez occupé de tous les détails matériels, des costumes, de l’argent, des détails historiques, des papiers d’identité, ce genre de choses…
- D’ac… Vous ne m’en voulez donc pas ?
- Oh ! J’ai pris l’habitude de vos colères, Stephen. Vous êtes plutôt soupe au lait…
- Tout comme vous, en fait…
- Euh… J’essaie de me contrôler la plupart du temps… les conséquences en seraient terribles si je cédais à ma colère… mais, laissez-moi conduire Aliette dans la chambre d’amis. Il me faut lui expliquer la situation…
- Puis lui donner un bain, la désinfecter, l’épouiller et j’en passe.
- N’exagérez tout de même pas, professeur. Aliette n’est ni une femelle Bonobo ni une Australopithèque.
- Ah bon ?
- Oui, j’en sais quelque chose… Un jour, si je suis d’humeur, je vous conterai mes mésaventures auprès d’une tribu d’Australopithèques graciles…
Ces paroles soufflèrent Stephen Möll. Un instant, il se demanda si Michaël était sérieux ou s’il avait voulu plaisanter. 
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