samedi 24 novembre 2012

Le Nouvel Envol de l'Aigle 2e partie : De l'origine des Napoléonides chapitre 18 2e partie.


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Au bas de l’éléphant des Victoires impériales, le préposé à la vente des billets s’apprêtait à rentrer sa caisse tandis que deux gardiens rameutaient les derniers visiteurs. Tout en haut, l’écrivain en herbe et sa conquête du mois ignorèrent superbement les incitations à redescendre. Alexandre avait pris soin de renvoyer le guide depuis quelques minutes déjà. Marie s’inquiéta des intentions de son compagnon et le lui fit savoir. 
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- Alexandre, voyons! Hâte-toi sinon nous allons rester enfermés ici toute la nuit!
- Chut, ma chérie! Lui répondit le jeune homme sur un ton ferme et mystérieux à la fois. Fais-moi confiance. Si tu veux vivre une aventure, une vraie, aussi excitante que dans les romans gothiques dont tu es si friande, tais-toi et reste cachée. Mettons-nous là, dissimulés par ces roues et engrenages qui actionnent le dais. Aplatis-toi. Davantage…
- Mais, enfin, qu’espères-tu?
- Tantôt, ma tendre et douce, j’ai vu ce que je ne devais pas voir. Je suis certain qu’il se prépare là quelque chose d’incroyable. Or, je veux me trouver aux premières loges. C’est peut-être la chance de ma vie. Ne te montre donc surtout pas. Ouf! Heureusement que le gardien est dur d’oreille. Il s’éloigne.
Effectivement, un vieil homme en uniforme un peu râpé, un soldat qui avait connu Iéna, repartait en traînant sa jambe de bois par les niveaux inférieurs après avoir inspecté, mal, la terrasse et le dais de l’éléphant.
Or, à peine une poignée de secondes après son départ, un flash violet éclaira brièvement le sommet du monument. Quatre personnes se matérialisèrent alors sous les yeux ébahis d’Alexandre et de Marie. Un jeune homme efféminé sorti tout droit d’un roman de Walter Scott, un homme d’âge mur de belle prestance vêtu tel un dandy, aux cheveux bruns striés de blanc, un cigare aux lèvres, une jeune fille de grande taille, mince, les mains solidement attachées derrière le dos, bâillonnée, et un Asiatique, un serviteur manifestement, portant dans ses bras musculeux un chat aux longs poils, non agouti et blanc, une bête splendide qui miaulait pitoyablement.
Le plus âgé des quatre nouveaux intrus fit:
- Irina, ma chère, à votre place, je me serais débarrassé de cette bête depuis longtemps. Pourquoi ne pas la précipiter de ce sommet jusqu’en bas? On dit que les chats ont neuf vies et qu’ils retombent toujours sur leurs pattes. Nous pourrions ainsi vérifier facilement cette assertion populaire.
Malgré son bâillon, Violetta s’agita, montrant qu’elle n’était pas d’accord. Elle tenta même de marmonner:
«  Non! Mon chat! Quelle cruauté »!
- Comte, ce que vous proposez est encore trop doux. Rétorqua la Russe avec un sourire impossible à rendre. Je préfère garder ce chat encore en vie afin de l’offrir à l’Empereur Fu. Avouez qu’il nous a bien servi. D’ailleurs, c’est grâce à lui que nous allons remporter la partie ce soir.
- Hum… peut-être.
Cependant, Irina taisait l’essentiel à son allié circonstanciel. L’Empereur Fu avait anticipé cette action depuis plusieurs mois. Il avait fait en sorte que Violetta rencontrât Robin Ufo affamé quelques temps auparavant alors qu’à l’époque, la fusion des deux Daniel n’avait pas encore eu lieu.
Tandis que Maïakovska attendait sans afficher son impatience la venue du commandant Wu et, incidemment, celle de Frédéric Tellier, Sun Wu agissait de son côté.
Après quelques minutes de silence et de calme relatifs, Galeazzo qui venait d’écraser sous son talon le reste de son cigare, lança:
- Ma chère, je pense que l’heure a sonné. Nous allons régler nos comptes. J’entends des bruits de pas qui se rapprochent. Deux personnes… trois? Ah non! La troisième s’arrête à mi chemin…
- Comte di Fabbrini, vous avez une ouïe très développée.
- Oui, capitaine. Cette particularité physique m’a sauvé la vie bien des fois.
En bas de l’éléphant, le caissier avait été endormi en douceur par une prise helladienne administrée avec art par Daniel Lin en personne. Craddock, mâchouillant ses lèvres à défaut d’une pipe, vérifiait l’heure à sa montre de gousset.
- Dites, on ne pourrait pas accélérer un tantinet? Il ne nous reste que dix minutes avant l’explosion annoncée si l’on doit croire les rodomontades de la grande gigue rousse! Il doit au moins y avoir trois cents marches à grimper et, en plus, il nous faut localiser cette jarnicruche de bombe!
Fermat plissa alors ses paupières et articula d’une voix sourde:
- Capitaine, taisez-vous donc. Ce n’est pas un problème. Je viens de me placer en vision à rayons X.
- Hé bien, sans lunettes spéciales? Bravo! Voici que, maintenant, vous jouez le rôle de ce Kryptonien à collants moulants ridicules de carnaval, Superman. Cachottier, va!
Naturellement, l’allusion échappa à la compréhension de Frédéric Tellier. Il se contenta de crocheter la serrure et pénétra le premier au rez-de-chaussée de l’imposant monument.
- Frédéric, souffla le commandant Wu, dans le cagibi, il y a deux hommes…
En effet, dans le local exigu, les gardiens étaient en train de rendosser leurs vêtements civils. Sans aucune précaution et sans état d’âme non plus, l’ancien chef de la pègre ouvrit brutalement la porte du réduit et assomma les deux fonctionnaires.
- Quel coup de maître! Admira l’inénarrable Symphorien. Bien fait pour ces deux mirliflores à la graisse de Tupinamba! Ainsi, ils ne nous gêneront pas. 
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- Daniel Lin, reprit André lentement, je me charge de la bombe.
Le daryl androïde leva un sourcil.
- Vous me laissez donc affronter Irina? Bigre!
- Ce qui doit advenir advient, commandant. Après tout, je suis mieux outillé que vous pour désamorcer l’engin.
- Soit, amiral. Prenez tout de même garde. Maïakovska peut parfaitement avoir tendu un piège multidimensionnel autrement plus vicieux que tantôt.
- Vous, Daniel Lin, faites attention…
Alors que ses compagnons entamaient l’ascension des escaliers tournants, André Fermat commença son inspection minutieuse de tous les coins et recoins du premier niveau de l’éléphant de bronze. Galeazzo avait raison. Trois hommes s’amenaient mais pas avec la même résistance ni avec la même promptitude.
À mi-chemin du sommet, Craddock stoppa. Au bord de l’épuisement, il soufflait comme un phoque, en hyper ventilation, manquant visiblement d’oxygène. Pour rajouter à son malaise son dernier repas et sa précédente cuite lui pesaient.
- Ah! Pareil exercice n’est plus de mon âge! Râla le vieux loup de l’espace décati et mité. Ce mammuthus imperator de cirque Knie n’est pas adapté à ma taille et à mes poumons. Moi, je ne m’appelle pas Gargantua! Poursuivez sans moi. Je crève ici ou je vous rejoins à quatre pattes le temps de récupérer un peu.
Pour toute réponse, l’Artiste haussa les épaules et grimpa quatre à quatre le reste des marches - cent-cinquante-huit précisément -. Il parvint le premier, tout fringant, sur la terrasse, le daryl androïde s’étant montré plus circonspect.
- Ah! Mon fils indigne! Enfin! L’accueillit Galeazzo di Fabbrini avec une sombre ironie. Le danseur de cordes… vas-tu, une fois encore, me précipiter dans le vide comme tu le fis si bien jadis? À moins que, cette nuit, rejeton dénaturé, tu ne préfères user de vitriol? Ensuite, réduit au rôle grotesque de monstre de foire, tu n’auras plus qu’à m’obliger à me produire sur les tréteaux du boulevard du Temple, sous les oripeaux d’un affreux et repoussant autochtone australien! Oseras-tu m’affronter ici, l’Artiste, à cette heure, devant témoins?
Disons-le, Galeazzo parlait bien, faisait preuve d’une imagination débordante qui méritait l’admiration. Ah! Décidément, l’homme s’était trompé de carrière. Il aurait fait fureur en plumitif de romans populaires!
Refusant de se laisser influencer par les paroles amères et ironiques de celui qui, autrefois, avait été son mentor, son bienfaiteur, son père de substitution mais aussi son démon, Frédéric s’avança d’un pas ferme jusqu’au Maudit. Il s’arrêta à cinq pas du comte et le fixa droit dans les yeux.
Juste derrière, Daniel Lin suivait. Il l’imita mais pour observer le capitaine Maïakovska.
«  Physiquement, c’est elle, mais moralement, Fu l’a marquée de son sceau », dit-il mentalement.
À cet instant, une pensée d’une noire et absolue réjouissance le gifla avec une violence incroyable.
- Tu es donc venu. Te voici à ma merci!
Dan El n’en entendit pas davantage. Un éclair orangé venu véritablement de nulle part le foudroya. Craddock qui venait à peine d’arriver en rampant, ahanant, soufflant comme une forge asthmatique, eut tout juste le temps d’entrapercevoir l’éclair frapper le commandant Wu à l’épaule gauche, le projetant sur les dalles. Le Supra Humain leva les yeux vers la Russe qui était absorbée, avalée par une aura violette. Puis, Daniel Lin retomba sur le sol, son visage soudain d’une lividité mortelle.
- La girafe rousse a tiré sur Daniel lin! Quelle garce! Caserio en jupon!
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 Fuzzie Wuzzie! Pâle copie de Milady de Glenn! Fanfan la Tulipe à la noix de coco! Rugit Symphorien ému au-delà de tout entendement.
On aurait pu croire que c’était le Cachalot qui avait été blessé. Essayant de porter secours au commandant, le vieil homme éructa d’ultimes insultes bien senties.
- Messaline à plumes! Frédégonde de taverne borgne! Marâtre de carton-pâte!  
 Tout en cherchant bruyamment son souffle, Craddock se pencha sur le blessé. Entre la terreur et le soulagement, il constata, entre l’émerveillement et la panique, que le plus qu’humain, le pas tout à fait Ying Lung, peinait non seulement à rester conscient mais aussi à conserver son intégrité corporelle. Comme autrefois sur le Vaillant, Dan El oscillait entre deux apparences, entre deux réalités, un corps bien humain, l’autre tout à fait indescriptible d’une beauté effrayante et suprême. Solide et translucide, immatériel et lumineux, informe et sublime, éblouissant et brûlant, tangible et aussi dur que du marbre, gel et feu, éthéré et d’une vibrante caresse…
Un court instant, Symphorien, tout frissonnant de peur, passa sa main au travers du corps de Dan El. Recevant une secousse dépassant toute souffrance, il pria:
- Révélateur! Expérimentateur! Qui que tu sois, quoi que tu sois… reste ici, avec nous, pauvres pécheurs…
Le plus déstabilisant pour la raison vacillante du vieux baroudeur, c’était que les yeux de Daniel Lin laissaient apparaître une sorte de ciel étoilé, une résille perlée, luisante de la trame du Pantransmultivers, une pulsation lumineuse qui allait en s’affaiblissant.
- Par la barbe de Fu Manchu! Je suis plongé dans une diablerie signée du docteur Lao! Sacrée miss j’ordonne! Mais je ne lui en veux pas de m’avoir embauché! Hé, mon gars, tu ne vas pas nous abandonner, hein? Tu ne vas pas te carapater comme un lâche? Ce n’est pas dans ta nature… je ne veux pas que tout finisse ainsi, moi! Où pars-tu, Révélateur? Reste! Bon sang, reste! Que le diable me patafiole! Daniel Lin, qui que tu sois, réagis, ne meurs pas…
Le vieil homme, après avoir eu un ultime geste d’effroi, se pencha davantage encore, s’agenouilla, secoua et enserra le torse du blessé entre ses bras tremblants, comme il l’aurait fait pour un enfant malade. À son tour, l’impensable douleur le gagna. Une douleur inouïe, au-delà de toute expérience. Craddock avait l’étrange sensation d’étreindre à la fois une langue de feu, une lumière glacée, le néant absolu, le vide intégral, et toute la matière du Multivers.
Alors, lui aussi fut entouré d’un hallucinant halo orangé.
Mais ce bon vieux Craddock ne céda pas à la terreur panique qui pourtant le gagnait. Courageusement, il lutta, s’accrocha. Malgré tout ce qu’il vivait et subissait pour la première fois de sa longue et périlleuse existence, les élancements, les déchirements d’entrailles, les oreilles qui teintaient, les yeux qui se révulsaient, il résista, lutta pied à pied, s’agrippant à ce monde, le seul qu’il connaissait après tout.
Incroyablement, son ouïe perçut un brouhaha, des sons qui remontaient à l’envers dans le temps et l’espace, se diffusant jusqu’à atteindre le Chaos original.
Instinctivement mais sincèrement, le capitaine pria, transmettant l’énergie de sa foi au jeune Ying Lung meurtri.
Alors…
Alors, Dan El refit surface, cligna les yeux et s’ancra de toutes les forces qui lui restaient à cette piste temporelle 1730. Sa lucidité revenue, il saisissait parfaitement l’enjeu. Au plus profond de son être, il savait qu’il n’y avait plus qu’une minute avant que la bombe d’Irina n’explosât, il voyait Gana-El, son mentor, son père, chercher l’engin de destruction, il regardait comme de l’extérieur Sun Wu agir. Mais aussi, parallèlement, il suivait Irina jusqu’en 1782, et, plus proches et plus lointaines à la fois, il entendait distinctement les épées de Galeazzo et de Frédéric cliqueter…
De toute sa volonté, il voulait changer la donne, redessiner ce monde, mais son enveloppe corporelle présente l’entravait, le ligotait, l’enfermait dans une souffrance qu’il devait apprivoiser, transcender pour que l’Expérience aboutît!
Pour Craddock, Tellier, Violetta, Gwenaëlle, Aure-Elise, pour Gana-El, l’Unicité, le Chœur Multiple, pour l’humanité, il ne devait pas renoncer maintenant. À lui s’imposait ce choix: triompher de sa prison de chair, de son orgueil, de lui-même et de sa duale folie… ou tout quitter et s’effacer à jamais et avec lui, tout, irrémédiablement TOUT…

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Cérémonieusement, Sun Wu préparait une étrange mixture fort odoriférante. Pour ce faire, vêtu de la traditionnelle robe de soie couleur lie de vin, il saisit délicatement une bouteille de bronze Hu remontant à l’époque des royaumes combattants, puis il déposa le précieux récipient hors d’âge sur une petite et délicieuse table laquée. Toujours aussi serein, il enveloppa le flacon dans de la flanelle, s’inclinant devant l’objet tout en psalmodiant une mélodie envoûtante venue du fond des siècles. En fait, les paroles de ce chant étaient destinées à favoriser l’accomplissement du sort qu’il jetait. Enfin, il s’arrêta après une ultime note particulièrement aiguë. 
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Ladite bouteille dont Sun Wu avait l’usage coûtait une fortune. Elle avait plus de deux mille ans et n’aurait pas dépareillé dans un musée réputé. Il est bon de savoir que ce flacon avait appartenu aux ancêtres du chef du Dragon de jade, mais celui-ci en avait détourné sans honte la fonction. À l’origine, il servait à contenir des boissons fermentées comme de la bière.
Le Chinois avait pris la précaution de demander à ses serviteurs de le laisser seul dans la pièce et de ne pas l’importuner. La chambrette était tendue de pourpre ce qui accentuait l’impression de malaise et de confinement que l’on pouvait ressentir lorsqu’on s’y trouvait.
Cette partie de la préparation achevée, Sun Wu s’empara alors d’un tripode de bronze Fu, cédé par l’Empereur du même nom. Or, cette vaisselle qui servait à faire cuire des viandes ou encore d’autres aliments anodins remontait au début de la dynastie des Hans de l’Ouest. 
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Bien évidemment, le tripode supportait sans dommages les flammes. À l’eau, le machiavélique comploteur mêla le poison, puis, touche suprême et élégante à la fois, y jeta par trois fois des poils pilés de moustache de tigre de Sibérie. Le tout devait accentuer la toxicité du produit qui n’attendait plus que d’être présenté à Napoléon Premier le Grand.
La mixture mijota doucettement le temps désiré et toute fumante encore fut versée dans la bouteille de bronze ciselée. Or, huit heures du soir sonnaient à la pendulette de la petite pièce, le refuge de Sun Wu. Il était donc temps pour l’ancien maître de la triade chinoise de rejoindre le palais et d’en finir avec le fondateur des Napoléonides.

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Cependant, dans l’éléphant de bronze qui surplombait la capitale, les événements se précipitaient. Désormais, le monument incongru se retrouvait isolé du reste de la chronoligne. Mais ce n’était pas là l’œuvre de Gana-El. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’édifice, sur l’esplanade ou encore dans un périmètre d’un kilomètre, le temps y subissait des distorsions de plus en plus prononcées et ce, par la volonté de Fu le Suprême.
Au sous-sol, ressentant les vagues temporelles mais parvenant à rester concentré sur sa tâche immédiate, André Fermat avait enfin localisé la bombe, usant de sa vision aux rayons X. L’engin était bizarroïde, ressemblant davantage à un gel tapissant les murs des fondations de l’éléphant. Aux endroits névralgiques, avaient été placés des cristaux de soufre qui devaient servir de détonateurs. Ces cristaux s’enflammaient au contact de l’ammoniac. Le processus avait déjà commencé. Il était même bien avancé car la réaction chimique de l’ammoniac et du soufre était imparable.
Désormais, le vice-amiral se trouvait confronté à un dilemme: geler l’explosif au sens premier du terme alors qu’il sentait le continuum spatio-temporel en train de subir des modifications importantes ou contrer les distorsions et rétablir la chronoligne.
Or, à cause du combat de Titans qui se déroulait en ce lieu hors normes, la structure de l’éléphant devenait double.
«  Le monument est maintenant bronze et plâtre. Deux entités sont en train de s’y affronter par comparses interposés, deux volontés contraires dont je capte la rage et la colère. À ne pas douter, l’Inversé se déchaîne. Il veut détourner le Surgeon de ce qui est véritablement essentiel. Là-haut, le Danseur de cordes se bat en duel contre son Pygmalion dénaturé. Ce serait si simple pour moi d’abandonner à cette heure l’éléphant et d’ouvrir un couloir transdimensionnel. Mais je ne souhaite pas m’enfuir. Cependant, maintenant que la chronoligne a donné tout ce qui était attendu d’elle, les Napoléonides ne sont plus utiles à personne. Ils peuvent s’effacer et ainsi permettre à une multitude de XIXe siècles d’exister ou plus exactement de préexister.
Fu pense avoir gagné. Cette manche, je veux bien.
Hum… deux humains qui n’ont rien à faire ici assistent à ce combat qui n’est pas ultime, Alexandre Dumas et sa maîtresse Marie… Mais il y a quelqu’un d’autre, Shah Jahan chevauchant le Baphomet.
Ah! Le prince Moghol complique la donne! J’ai besoin de cette piste temporelle 1730 encore un peu, un tout petit peu… pour la Pérennité de l’Expérience. Je n’ai plus le choix. Tant pis pour mon corps humain ».
Alors, métamorphosé en une longue, très longue langue de feu, excessivement froide, le Ying Lung glaça le sous-sol du monument dans sa totalité. Les explosifs se retrouvèrent gelés et inactifs. Puis, Gana-El gagna l’Outre Lieu. Daniel Lin devrait rejoindre l’Agartha par ses propres moyens.

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Sur la terrasse de l’éléphant, Frédéric Tellier venait d’éviter d’un fil la balle tirée par le colt de Galeazzo. Or, le comte l’avait il y a peu encore presque persuadé qu’il était venu sans armes! Il mentait si bien. Toutefois, le danseur de cordes était doté d’une agilité quasi démoniaque. C’était elle qui le maintenait en vie dans les situations les plus désespérées.
De rage, l’Ultramontain déchargea son arme sur son fils spirituel mais cela ne servit à rien. Tellier roula et roula encore sur les plaques de bronze tandis que les balles sifflaient à ses oreilles, ricochant sur le sol de métal ou encore écorchant le plâtre.
L’Artiste n’avait cure de ces changements de texture.
Son colt vide et devenu inutile, Galeazzo le jeta au loin dans un geste de fureur puis saisit la poignée de son épée avec un cri sauvage.
Le duel commença, dépassant les chorégraphies les plus habiles et les plus époustouflantes du cinéma américain.
Avec un soupir de résignation, à son tour Frédéric avait dévoilé la lame de sa fidèle canne-épée.
Bien vite, la surface du dais se révéla insuffisamment vaste pour nos deux bretteurs. Les duellistes sautaient, bondissaient, glissaient, esquivaient, enchaînaient les parades en quartes ou en sixtes avec une maestria digne d’éloges. Les deux adversaires étaient de la même force. Ils connaissaient parfaitement les tactiques, les feintes de l’autre, prouvaient en anticiper les coups les plus tordus.
Frédéric avait été l’élève plus que doué, plus qu’audacieux de di Fabbrini. L’âge n’avait apparemment rien ôté au talent du comte et il en allait de même pour son épigone.
Comme à propos, un escalier apparut. Ne cherchez pas la logique dans ce qui va suivre. Les deux bretteurs s’y engouffrèrent sans hésiter et y descendirent quelques degrés avec même une hâte impatiente. Pendant ce temps, les lames cliquetaient de plus belle.
Or, tandis que les épéistes s’affrontaient sans merci, l’éléphant devenait un maelström de ce qui avait été, de ce qui était, de ce qui pouvait être un jour… une heure ou une seconde… dans cet instant figé, le monument superposait tous les projets architecturaux les plus fous proposés aux différents souverains de la France.
En équilibre plus ou moins stable, les bretteurs se moquaient de ces modifications. Ils se contentaient d’enrouler leurs lames, de les délier, de les rompre et de s’écarter selon une danse bien réglée. Puis, ils reprenaient leur duel, évitant d’une ligne le froid mortel de l’acier, parant d’extrême justesse le coup létal, soufflaient, sifflaient de dépit ou d’agacement, changeaient soudainement de tactique au cours d’une passe, mêlant brusquement le jeu florentin à la tradition française.
Cette démonstration éblouissante, nous vous le rappelons, avait pour témoins privilégiés Alexandre et Marie, toujours dissimulés.
Chaque main des épéistes antagonistes était occupée, l’une, la dextre, maîtrisant le fleuret, l’autre, la senestre, la dague. On se serait cru sans difficultés dans Le Prisonnier de Zenda ou encore dans Scaramouche avec Stewart Granger dans le rôle du héros. 
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Pourtant, Frédéric était loin de ressembler à Pardaillan ou encore au mythique Lagardère bien qu’il possédât la grâce, la prestance et la vaillance de ces personnages de roman. Quant à di Fabbrini, il aurait fait un parfait Gonzague, excellent habituellement dans la peau du traître. James Mason se battant contre Stewart Granger… finirait-il le combat en s’échappant encore par une dernière pirouette? Frédéric Tellier veillerait à ce que cela ne soit pas.
Une zébrure au bras gauche, Galeazzo rompit quelques secondes l’affrontement pour sauter prestement sur le rebord d’une corniche. Il en profita pour envoyer au visage de l’Artiste un cordage que celui-ci évita en faisant un bond en arrière. Comme de bien entendu, l’éléphant, transformé en un labyrinthe inextricable, concentrait dans un espace distendu, étiré, impossible, tous les accessoires mais aussi tous les détours nécessaires à ce combat de deux demi-dieux.
Incongrument, deux éléphants superposés, tête-bêche, s’échangeaient régulièrement leur contenu de sable. Cet immense sablier mesurait quatre mètres cinquante de hauteur pour trois mètres de largeur. Lorsque le volume du bas était empli, il basculait pour se retrouver en haut, grâce à un ingénieux mécanisme de balancier.
Or, il faut le savoir, nos duellistes s’affrontaient justement à l’intérieur de cet improbable sablier proboscidien gigogne inclus dans l’éléphant de bronze ou de plâtre. Émules de Fred Astaire dans Mariage royal ou de l’homme chauve-souris introverti, les deux escrimeurs combattaient donc maintenant têtes en bas et pieds collés au plafond comme si de rien n’était. Situation normale ou abracadabrantesque?
Après les superstructures de bronze, d’acier, de plâtre ou de jade, s’en vint le tour d’un mammouth laineux fort ordinaire, un minga divinisé par une tribu K’Toue du nord de la Meuse. L’ossature avait été précieusement conservée et recouverte d’argile ainsi que de peaux cousues afin de rendre un semblant de vie à l’animal qui avait servi à nourrir la horde durant quelques semaines. 
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Or, cette métamorphose inattendue n’émouvait nullement Galeazzo et Frédéric qui croisaient toujours le fer avec une impavidité remarquable.
Depuis combien de temps, d’heures ou de jours les épées cliquetaient-elles? Cinq heures, deux semaines? Cela n’avait guère d’importance dans ce point chaud de convergence du Multivers, des possibles éventuels et imaginés par Fu ou peut-être bien par l’enfant espiègle qui se cachait au fin fond des mondes leurres.  
Présentement, nos deux adversaires pouvaient être comparés à des atomes emprisonnés à l’intérieur d’une tour éléphant d’ivoire appartenant au célèbre jeu d’échecs offert à Charlemagne par le calife Haroun al Rachid.
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 Maintenant - mais de quel maintenant s’agissait-il? - l’Artiste arborait une griffure sur le torse. Galeazzo l’avait effleuré, mais une seule fois. Frédéric avait rompu l’échange à l’instant même où les deux ennemis étaient deux homuncules enchâssés dans un chapiteau historié roman de la fin du XIe siècle représentant naïvement un éléphant figurant au musée Gadagne de Lyon dans la piste temporelle 1722.
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Les deux humains, tels des fétus de paille dépourvus de volonté et de conscience, basculaient sans cesse d’une réalité à une autre, partie prenante d’une matière en recomposition, reprenant toutes les figurations artistiques d’éléphants: onyx, porphyre, marbre de Carrare, jade, émail, cristal de roche, lapis-lazuli, émeraude, diamant, vermeil, cire, orichalque, argent, béryl, obsidienne, basalte, bois de teck, plumes d’aras, tapisserie, motifs tissés de tuniques byzantines, coptes, éthiopiennes, mosaïques, peintures rupestres, rêve de chasseur nomade de la région du Tassili, et tant d’autres choses encore… et encore…
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 malgré eux, ces objets, ces personnages résumaient tous les arts de toutes les cultures humaines. Pantins en train de se battre, mus par le sentiment de vaincre l’autre, l’ennemi, le mal absolu, celui qui empêchait l’édification d’une société, d’un monde à sa semblance, esclave dévoué et sans âme.
Les distorsions allaient en s’amplifiant, atteignant le biologique. Ainsi, nos duellistes s’amalgamèrent à un proboscidien pluriel où tous les stades évolutifs de la lignée se croisaient, s’interpénétraient, que ce soit sur Terra comme sur la planète-mère de Harrduin et de Ftampft. Phosphaterium,
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 Barytherium, Moeritherium, Numidotherium, Phiomia,
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 Gomphotherium, Amebelodon, Platybelodon, mastodonte… mammouth, Loxondota et Elephas.
Malgré toutes ces mutations, le danseur de cordes et le Maudit purent rejoindre sans encombre le sommet du monument, à peine en sueur, même pas essoufflés.

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Au fait, qu’advenait-il à nos autres héros ou assimilés?
Violetta, libérée du contrôle de Maïakovska, avait réussi à modifier sa taille et à devenir aussi mince qu’une poupée en papier à découper. Elle se libéra de ses liens avec facilité puis, dans la foulée, ôta son bâillon se frottant ensuite vigoureusement les poignets et les chevilles, la métamorphe s’avisa alors de la présence de deux intrus. Il s’agissait d’un grand type dégingandé à la peau bistre qui lui rappelait vaguement quelqu’un et d’une jeune femme blonde assez potelée. Évidemment, les deux autochtones paraissaient effrayés par ce qu’ils voyaient. Il est vrai qu’ils avaient assisté à l’impensable, la dématérialisation de Shah Jahan sur son Baphomet.
Le phénomène de disparition du véhicule avait pour conséquence de déclencher des effets hétérochroniques chez le pilote et sa machine. Spectacle tout à fait déstabilisent pour des individus natifs du XIXe siècle.
De plus, le départ du Baphomet avait été perturbé par la macro distorsion et cette dernière avait des répercussions jusqu’à l’époque du souverain Moghol. Or, il est bon de savoir que le symbole de la ceinture du Baphomet correspondant à l’Inde de Shah Jahan était quelque peu complexe; un éléphant tenant dans sa trompe un cimeterre et, au-dessus de la tête de l’animal, un croissant de lune, symbole de l’Islam. La ceinture était infinie dans son déroulement. Elle tournait sur elle-même sous une mystérieuse force, et les symboles se modifiaient au gré des circonstances.
Ainsi donc, les yeux éberlués et fascinés d’Alexandre et de Marie avaient contemplé l’automate ainsi que le prince se décomposer dans un premier temps dans autant de personnages déphasés que nécessaire, multipliés presque à l’infini, un peu comme des chromophotographies de Muybridge prises simultanément, puis fractionnés en tesselles de mosaïques combinant le spectre des douze couleurs de la civilisation des Homo Spiritus.
Les micros dés de la mosaïque se chevauchaient, s’interpénétraient, rendant davantage fabuleux l’arc-en-ciel qui allait en s’estompant pour un ailleurs inconnu. Lors du départ de Shah Jahan, une arche était apparue, laissant apercevoir la perspective magnifique du Taj Mahal, ses jardins, son esplanade, ses pièces d’eau. Tout naturellement, plusieurs chronolignes s’entrechoquaient également là aussi, se tamponnaient mais avec des effets inattendus. Le Taj Mahal blanc se construisait et se démontait en quelques secondes à peine. À ses côtés, se dressait son jumeau noir, fantôme sombre tout d’abord puis réalité tangible.
Pour ajouter à leur désarroi, l’écrivain en herbe et sa maîtresse avaient aussi été les témoins du duel prodigieux entre Frédéric Tellier et Galeazzo alors que la matière et la réalité basculaient et se modifiaient sans cesse sur l’esplanade et le sommet de l’éléphant.
Les prodiges n’étaient pas terminés.
Marie, prise de panique, avait besoin d’air, très vite. Poussant de petits gémissements plaintifs, elle sanglotait.
« Tout cela n’est pas réel! Je t’en prie, Alexandre, dis-moi que tout cela n’est pas réel! ».     
L’écrivain était embarrassé. Il avait beau faire, proférer des paroles rassurantes, il se montrait impuissant à calmer l’hystérie de sa compagne. À bout de ressources, il l’obligea à atteindre le dais sur la terrasse.
Mais là, les choses empirèrent encore si possible. Le cauchemar se poursuivait, voire s’intensifiait. Deux hommes de belle prestance, ceux-là même déjà entraperçus à l’étage inférieur, continuaient de se battre en duel. Cette fois-ci pourtant, ils arboraient un aspect quasi normal.
Sur le sol en plâtre et métallique alternativement, une jeune inconnue, ligotée et bâillonnée, s’amincissait jusqu’à devenir aussi fine qu’une feuille de papier. Mais ce n’était pas là ce qu’il y avait de plus déstabilisant. Oh non!
En effet, à terre, un individu fort pâle, au teint presque cireux, les cheveux roux foncé, clignotait littéralement tout en se tenant l’épaule gauche gravement brûlée tandis que ses yeux immenses laissaient voir à la fois le vide de l’espace et un fragile filet résille d’une lumière ténue à la beauté opalescente. À ses côtés, un vieil homme, les cheveux en bataille, presque un mendiant s’il fallait en croire ses vêtements dépareillés et crasseux, le maintenait serré tout contre lui tout en bégayant, son visage anxieux et baigné de larmes des phrases sans queue ni tête emplies d’un amour sublime.
«  Daniel Lin, mon gars… reste ici, avec moi, avec nous… je t’en prie. Fais un effort, Préservateur, Révélateur… ne nous abandonne pas. Ne quitte pas ainsi ce monde fou. Nous avons besoin de toi, tous ici tant que nous sommes, Violetta, Frédéric, Louise… tout est en train de basculer. Bon sang! Sacré nom d’une pipe, accroche-toi! ».
La créature improbable lui répondit doucement. Ses paroles retentirent pourtant jusqu’au bout de la terre.
« Craddock, vous me comprenez, vous. Vous savez quel est mon dilemme, ce que j’éprouve présentement… vous saisissez tout l’enjeu. Il me faut relier les branes. Sinon tout se défait… tout s’efface. Là-bas, dans le Palais des Tuileries, le séide de la Langue noire agit. Sun Wu père, le perfide assassin, empoisonneur… ah! Que n’ai-je l’énergie de l’Unicité! Tout tremble et vacille. Sans force, il me faut stabiliser cette chronoligne, l’ancrer encore un court instant dans la matérialité. Gana-El a dû partir, il n’a pas eu d’autre choix. Il n’y a plus que moi pour tout réparer, moi qui suis si faible, mutilé et amnésique ».
À ces mots, toutes les lumières, les atomes, les torons, les énergies convergèrent vers le jeune Ying Lung. Lentement, tâtonnant, hésitant parfois et s’arrêtant dans son ouvrage de raccommodage, Dan El rassembla la trame, la retissa à la seconde exacte où, enfin et inévitablement, Frédéric Tellier transperçait de part en part la poitrine du comte di Fabbrini alors que, parallèlement, Shah Jahan atterrissait à son époque dépourvue de Taj Mahal, que Napoléon le Grand, victime d’une hémorragie interne, crachait une dernière gorgée de sang et que le sinistre et inquiétant Sun Wu, fier de sa mission accomplie, regagnait l’Infra Sombre pour s’agenouiller devant Celui dont on taisait le Nom.
Avant d’être précipité dans le vide, Galeazzo jeta son ultime anathème.
« Fils dénaturé, que ma mort retombe sur toi et tes amis. Le parricide, tu l’as commis. Vois-tu, je t’ai voulu à ma semblance. Mon rêve s’est accompli! Désormais, c’est toi le Maudit! ».
Avec un sifflement pitoyable, tandis que des bulles rosâtres écumaient ses lèvres, Galeazzo di Fabbrini alla s’écraser sur le sol une centaine de mètres plus bas.

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Au Palais des Tuileries, dans ses appartements privés, l’Empereur suffoquait. Il y avait deux minutes à peine qu’il avait eu le tort de boire l’abominable mixture présentée par son médecin charlatan. Le Chinois, avec son éternel sourire figé sur son visage, avait ensuite quitté la chambre à reculons, toujours obséquieusement et hypocritement incliné, faisant mine de savourer le souverain moribond. Lorsque le criminel avait enfin atteint le corridor, il avait disparu pour un autre ailleurs alors que l’Empereur, s’affaiblissant de seconde en seconde, avait laissé choir sur le parquet la petite bouteille de bronze. Le flacon déversa son liquide ambré et mortel qui s’imprégna dans le bois ciré. 
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Fou de douleur, ses terminaisons nerveuses le brûlant atrocement comme si tout son corps était passé au fer rouge, Napoléon s’écroula sur son lit de repos, la bave aux lèvres, les yeux roulant dans leurs orbites, le teint blafard. Ne parvenant plus à respirer normalement, il haletait bruyamment. Désormais, un râle pénible s’échappait de sa gorge encombrée de glaires et de mucus.
Fébrilement, avec un dernier instinct de survie, l’agonisant tenta bien d’actionner le cordon de sonnette afin d’appeler quelqu’un à son secours, son médecin habituel, Corvisart. Tous ces efforts pour rien!
Au bord de l’inconscience, le mourant tira sur l’autre cordon. Roustan lui apparut sur-le-champ. Il n’interrogea pas Napoléon. C’était désormais inutile. Sortant en courant de la chambre de l’Empereur, le fidèle factotum tenta de rattraper le Chinois. En effet, il savait sa présence dans le palais. Or, dans le couloir, personne n’avait vu le favori. À croire qu’il s’était proprement volatilisé.
Furieux contre lui-même, de la perte de temps, le dévoué serviteur s’en revint auprès de l’Empereur et ne put que constater son décès.
Quelques minutes plus tard, tout le palais bruissait de la triste nouvelle.
Encore quelques minutes, et, reprenant au détail près le rituel en vigueur depuis le 1er septembre 1715 - autrement dit le cérémonial de la mort de Louis XIV - le grand maître des cérémonies, l’Archichancelier et maréchal d’Empire Mac Donald apparut sur le balcon central du Palais des Tuileries alors que neuf heures du soir sonnaient. 
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Comme il se doit, le bicorne du haut personnage arborait une plume noire. Il annonça d’une voix claire aux courtisans assemblés dans la cour:
- L’Empereur Napoléon Premier est mort!
Mac Donald répéta deux fois la phrase fatidique comme l’usage l’exigeait. Puis, toujours le visage aussi impavide, il arracha la plume noire de son bicorne pour la remplacer par une autre mais de couleur blanche. Ensuite, se recoiffant, l’Archichancelier cria:
- Vive l’Empereur Napoléon II!
Alors, la foule amassée s’inclina et salua le nom du nouveau souverain.
L’impératrice Marie-Louise et sa fille Pauline qui séjournaient toutes les deux à Rambouillet apprirent la triste nouvelle avec deux heures de retard.
Le 2 juin 1825 ferait date dans l’histoire du XIXe siècle. Après la presse, et notamment Le Moniteur universel, ce fut le télégraphe qui répandit l’information dans le monde entier.
À Vienne, Napoléon II s’empressa de quitter Schönbrunn car il lui tardait de coiffer la couronne impériale. Le 2 décembre de cette même année, l’adolescent de quatorze ans serait sacré Empereur des Français par Sa Sainteté le pape Léon XII à Notre-Dame de Paris.
Comme on le voit, bien que la temporalité eût connu quelques accrocs, les Napoléonides régnaient toujours dans cette chronoligne 1730. Cependant, minuscule détail nous direz-vous, à l’éléphant de bronze s’était définitivement substitué l’éléphant de plâtre. Daniel Lin avait donc partiellement limité les dégâts et prolongé artificiellement cette piste temporelle. Lui seul en savait la raison.

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dimanche 11 novembre 2012

Le Nouvel Envol de l'Aigle 2e partie : De l'origine des Napoléonides chapitre 18 1ere partie.



Chapitre 18
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Onze heures du matin, rue de Rivoli. Malgré les consignes strictes qu’il avait reçues, Saturnin de Beauséjour, profitant de l’absence momentanée de Frédéric Tellier, effectuait une petite promenade matinale hygiénique. Il voulait respirer le bon air frais de Paris.
Sur la touche depuis plusieurs semaines, le bonhomme tâchait de se distraire comme il le pouvait, occupant ses nombreux loisirs par la lecture, écoutait de la musique, se rendait au théâtre, à l’opéra, ou encore dans les cafés à la mode, grimé avec plus ou moins de succès et de discrétion. 
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Trop âgé pour faire du cheval au bois de Boulogne, le lieu où il fallait se montrer pour prouver que l’on comptait dans la société, il se contentait de lorgner les belles femmes, les lionnes et les jeunes filles en fleur dans les rues huppées de la capitale. Son état de vieux garçon lui pesait particulièrement mais il n’osait pas cependant aborder les cocottes et les hétaïres. Les demi-mondaines effrayaient également ce grand timoré. Il faut dire qu’il avait conservé un mauvais souvenir des grisettes de sa jeunesse. 
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Tout entier à ses pensées moroses, Saturnin ne prenait pas garde à l’agitation de la chaussée. Une centaine d’individus aux uniformes verts, rouges ou bleus, aux lourdes bottes aux retroussis courts de cavaliers, chapeau à la main, arpentaient la rue en vociférant et en faisant claquer fort sonorement leurs fouets.
- Les cabgaz à la casse! Non aux malles-poste à vapeur! Vive la patache! Cent sous la course! C’est donné! Vive la patache!
Les revendications fusaient de plus en plus virulentes. Toutefois, comme les mouches de la Sûreté surveillaient le cortège des manifestants, les débordements ne risquaient pas de se produire. La plupart des individus qui criaient ainsi leur mécontentement étaient des hommes encore jeunes appartenant à la noble profession des postillons. Ils se retrouvaient en concurrence et menacés à terme de disparition par les locomobiles malles-poste brevetées par Marc Seguin et les chemins de fer Trevithick.
Certains des manifestants avaient amené avec eux leur outil de travail. Il s’agissait d’animaux à la croupe large, aux jambes solides. Les chevaux suivaient docilement leurs maîtres tout en urinant abondamment ou en répandant leur crottin sur les pavés gras et glissants qui n’en demandaient pas tant.
Sur leur chemin, les postillons s’avisèrent de la présence d’un quidam chaussé de bottes à vapeur qu’ils prirent à partie et rossèrent brutalement.
Notre Saturnin de Beauséjour que le bruit tira de ses tristes pensées, crut alors être en danger. Le vieil homme bedonnant et peureux fit demi-tour et courut tout haletant se mettre à l’abri derrière les piliers des bâtiments en arcade de la rue. Mal lui en prit.
Pendant ce temps, tandis que la Garde impériale à cheval chargeait les manifestants sans état d’âme afin d’éviter le développement naissant d’une émeute, sabrant les plus récalcitrants et les plus déterminés, un homme vêtu d’une étrange façon, en uniforme de colonel délavé et dégouttant d’une eau malsaine, coiffé d’un bicorne orné d’une cocarde tricolore - Napoléon le Grand avait revendiqué incarner à la fois la monarchie française et Paris dont il avait fait sa capitale - avançait d’un pas chaloupé sur le trottoir tout en zigzaguant dangereusement. Ses yeux véritablement exorbités, son teint verdâtre, tout dénonçait en lui une créature d’outre monde! À chaque pas du zombie, les bottes dont il était chaussé faisaient un petit bruit agaçant, émettant un floc-floc régulier. 
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Notre inconnu heurta le pilier derrière lequel se dissimulait justement Beauséjour. Le spectre ne se ressentit pas du choc. Aucune douleur. Mais, de plus en plus désorienté, il recula pour se cogner cette fois-ci au vieil homme.
- Monsieur! Enfin! S’exclama Saturnin de sa voix de fausset. Vous pourriez vous excuser.
L’ancien fonctionnaire n’alla pas plus loin dans ses récriminations légitimes, ravalant les paroles cinglantes qui lui venaient à la bouche. Sidéré, il venait de reconnaître dans ce mort-vivant qui dégageait d’insoutenables effluves alcalins, comme s’il avait baigné à la fois dans une canalisation d’égout et une baignoire emplie de sang tourné, l’Empereur en personne, Napoléon Premier le Grand! Mais c’était impossible…
Écarquillant ses petits yeux marron, Saturnin se pinça pour s’assurer qu’il ne dormait pas.
Or, devant lui, l’improbable et incroyable créature, l’alter ego de Napoléon ne parvenait déjà plus à parler. Sa décomposition avançait à une vitesse vertigineuse. L’être émettait dorénavant des borborygmes, des râles rauques et effrayants ainsi que des gargouillements sinistres. Parallèlement, sa figure d’un teint olivâtre cireux paraissait fondre comme une bougie allumée mais à l’accéléré. 
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Une bouffée fétide propre à faire vomir frappa les narines de l’ancien fonctionnaire. Inévitablement, celui-ci suffoqua et toussa en hoquetant.
« Cela n’existe pas, ne peut pas exister! Se dit Saturnin. Je suis plongé en plein cauchemar. Un spectre de Napoléon. Sans doute rejeté par les marais de Sologne… J’ai dû trop manger hier soir. Mais non, je n’ai pas la berlue. Ce fantôme s’en va bien en eau. Quelque chose m’échappe ».
Pendant que Beauséjour se faisait ces réflexions, la décomposition, donc la fonte du clone, s’aggravait. La taille de l’être rapetissait, ses habits se transformaient en un magma à la fois liquide et pâteux, une sorte de compost innommable, tandis que son visage n’était désormais plus qu’une caricature grossière de traits vaguement humains.
Aux plis, succédaient les plis. Les ravines se multipliaient. Peu à peu, c’était comme si l’identité du personnage s’effaçait alors que la créature devenait une solution fuligineuse.
Pour un spécialiste, la fonte du double de Napoléon n’était pas sans rappeler celle des statues de cire dans l’incendie du film d’horreur, bien sûr, d’André de Thot avec Vincent Price en vedette, film qui avait pour titre l’Homme au masque de cire. 
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Encore quelques secondes et, de la grande et immonde flaque grisâtre n’émergea plus qu’un bras dont la main s’agitait encore frénétiquement dans une vaine tentative de vie. Même cette main s’acheva en une dernière coulée s’en venant se confondre avec le sérum physiologique puant et putride.
C’en était trop pour les nerfs de Saturnin de Beauséjour. Il rendit sans honte son copieux petit déjeuner puis, pris de vapeurs comme une jeune accouchée, il perdit conscience.
Lorsqu’il rouvrit les yeux au bout de quelques minutes, notre ancien chef de bureau se rendit compte qu’il était à bord du Vaillant, bien à l’abri, allongé sur une couchette tandis que Violetta lui humectait le front avec un linge doux parfumé au citron et à la verveine.
- Hé bien, oncle Saturnin. On dirait bien qu’il était moins une! Lança l’adolescente avec une pointe d’ironie. Heureusement qu’Erich et Viviane, à votre recherche, passaient par la rue de Rivoli. Vous nous avez fait une belle peur. Pourquoi avoir dérogé aux consignes?
- Je… m’ennuyais, mademoiselle Grimaud. Mais ce que j’ai vu, c’était horrible! Vraiment! Balbutia avec gêne le vieil homme. Il faut que je vous raconte. Il faut que je dise à l’amiral ce dont j’ai été le témoin involontaire. De pareilles terreurs ne sont plus de mon âge…
- Pff! L’amiral et les autres ne sont pas encore revenus de leur expédition. De toute manière, les caméras du Vaillant vous ont filmé. Voyez-vous, oncle Saturnin, connaissant votre propension à vous plonger dans des situations délicates, André Fermat a glissé plusieurs pisteurs espions dans vos affaires. Nous savons donc ce que vous avez vécu.
- C’était réel. Dites-moi que c’était réel que je ne suis pas devenu subitement gâteux ou fou…
- Bien sûr, oncle Saturnin, vous avez toute votre raison. Je vous explique le plus simplement possible. Soyez attentif…

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Un jeune homme dégingandé, fort maigre, à la peau bistre mais aux yeux bleus et aux cheveux crépus, donnait tendrement la main à sa dernière maîtresse qui répondait au prénom de Marie, une blonde assez grasse, aux yeux myosotis, vêtue comme une fille de petite bourgeoisie. Les deux amoureux avaient décidé d’un commun accord de visiter le tout nouveau monument qui embellissait Paris, le célèbre éléphant de bronze, édifié à la place de la prison de la Bastille, démolie par décret impérial quinze années auparavant. Les bagnes de Rochefort, de Toulon et de Brest avaient œuvré bien plus efficacement à éradiquer le crime - du moins telle était la propagande officielle - que la forteresse de l’ancienne monarchie. Désormais, il n’était même plus besoin de lettres de cachet pour être mis au ban de la société. On n’arrêtait pas le progrès.
Cet éléphant imposant remarquable par sa taille et son volume, célébrait les premières victoires de l’Empereur qui n’était alors que connétable, en Italie. Tel Hannibal, il avait franchi les Alpes avec ses armées, envahi la Lombardie, la Vénétie, l’Istrie, l’Emilie-Romagne, la Campanie et ainsi de suite. 
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Le monument mesurait soixante-dix mètres de haut pour cent dix de large et il écrasait de sa masse les constructions ordinaires voisines, qui, dans ce temps parallèle, arboraient un style néo-classique du plus bel effet.
Les touristes affluaient pour admirer cet éléphant unique. Sur cette chronoligne pas encore chamboulée, mais cela ne saurait tarder, la place de la Bastille avait pour nom place des Victoires.
Napoléon le Grand, jamais satisfait, envisageait l’édification d’un deuxième monument à sa gloire, presque semblable au premier, cette fois-ci place de la Nation. Il voulait célébrer sa campagne d’Espagne achevée avec succès en 1814. Là, nulle guérilla qui se prolongeait mais bel et bien une contrée pacifiée. Goya avait fini garrotté, Charles IV assassiné et Ferdinand VII pendu haut et court tout bonnement.
Alexandre, en galant homme qu’aucun sacrifice ne décourageait, n’hésita pas à débourser cinq francs pour visiter le sommet de l’éléphant, la tourelle et le dais qui, théoriquement, devait protéger la représentation statufiée du sublime et remarquable conquérant. En fait, la statue de bronze représentant l’Empereur encore jeune et plus mince - ô combien!- tenant les rênes du pachyderme n’était pas encore coulée.
Napoléon avait été fort mécontent des différents modèles qui lui avaient été soumis. Ni David d’Anger, ni le nouveau sculpteur qui montait, Barye, n’avaient trouvé grâce à ses yeux. Un certain Sun Wu, digne sujet de l’Empereur de Cathay, s’était alors proposé pour terminer l’œuvre.
Ses ébauches avaient alors enthousiasmé Napoléon. La note chinoise avait particulièrement plu à l’Empereur. En cette année 1825, la mode en était aux chinoiseries et à l’exotisme de pacotille; Marie-Louise avait applaudi des deux mains le projet et avait déclaré à son époux flatté qu’il fallait se montrer moderne.
Sun Wu avait donc emporté la mise avec une composition d’un ridicule achevé. Jugez-en:
Le conquérant par excellence, protégé des dragons gardiens des Empires, trônait sous le dais le cheveu en bataille, le sabre brandi. Cinq Yings Lungs accompagnaient le béni des dieux dans son franchissement des Alpes.
Ayant remporté le concours, l’ancien chef de la triade était devenu un des intimes du souverain impérial. Or, brillant dans de nombreuses disciplines, il avait commencé par soigner l’ulcère de l’Empereur à l’aide de médications extrême-orientales des plus fantaisistes. Comme Napoléon se sentait mieux depuis quelques semaines, il accordait une confiance totale à Sun Wu. En vrai, il ne jurait plus que par lui.
Or, comme Betsy Balcombe avait entrepris un voyage dans le sud de l’Angleterre, ni Daniel Lin ni André Fermat, pas aussi omniscient qu’on aurait pu le croire, ne connaissaient la nouvelle menace qui pesait sur l’Empereur. Pour eux, il y avait urgence à mettre la main sur le comte du Fabbrini et sur le capitaine Maïakovska. Les événements étaient en train de se précipiter et nos amis étaient sortis lessivés des laboratoires du baron pseudo prince Danikine.
Alexandre Dumas, décidément bien généreux - au diable l’avarice! - avait payé un guide pour le conduire lui et sa compagne au sommet de l’éléphant. L’amoureux ferait vache maigre durant une quinzaine de jours. Bah! Après tout, il en avait vu d’autres.
Les escaliers s’enchaînaient, plus ou moins en spirales, et les balustrades de cuivre empêchaient les hardis explorateurs de tomber. L’intérieur du monument se présentait comme un véritable labyrinthe éclairé par des quinquets au gaz. Les parois ainsi mises en valeur révélaient les ciselés des sculptures extérieures. Pour un observateur averti, on pouvait y reconnaître les grandes victoires de l’Empereur. Dans un élan de générosité surprenant, Napoléon avait accepté que ses compagnons d’armes, les maréchaux Soult, Lefebvre, Ney et Bernadotte fussent représentés dans des postures avantageuses. Cependant, Jourdan et Masséna avaient refusé cet honneur. Le premier avait même préféré se retirer sur ses terres. Aujourd’hui, il se contentait de vivre de ses rentes, conséquentes. Hors de lui, Napoléon n’appelait plus Jourdan que Marius, ce dernier ayant osé traiter l’Empereur de nouveau Sylla. 
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Des stèles judicieusement placées commentées par le guide énuméraient tous les généraux et maréchaux ayant participé aux campagnes d’Italie, d’Allemagne, d’Autriche, d’Espagne et ainsi de suite. Même la Russie s’était retrouvée amputée d’un sixième de son territoire. Par dépit, Alexandre Premier avait abdiqué quelques années auparavant. Il s’était fait moine et vivait désormais retiré dans un des célèbres monastères du mont Athos.
Peu à peu, les deux amoureux progressaient vers le sommet, écoutant d’une oreille distraite leur guide racontant quelque anecdote sur l’édification de l’éléphant. Marie commençait à être épuisée. Elle transpirait abondamment, s’épongeait le front  à l’aide d’un adorable mouchoir brodé. Mais il en allait de sa faute. Elle avait eu le tort d’avaler, de se gaver plutôt, de délicieux choux à la chantilly, qui maintenant, lui pesaient lourdement sur l’estomac. 
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Lors d’un tournant, à quelques mètres à peine du dais, il sembla à notre écrivain en herbe que les lumières des quinquets vacillaient. Alexandre cligna des yeux, se frotta les paupières car, devant lui, les marches de l’escalier gondolaient. Il en allait de même pour la paroi à sa gauche.
« L’altitude, sans doute », murmura le jeune homme. «  Tiens, je n’avais pas remarqué ces niches et encore moins cette… statue! Elle n’est pas en bronze comme ses consœurs. On jurerait qu’elle respire. C’est à s’y méprendre. Mais qui représente-t-elle? Un cornac venu tout droit de l’Empire des Indes? ».
La sculpture qui n’en était pas une était vêtue avec une magnificence inouïe, un jodhpur couleur crème, et, par-dessus, une tunique vert jade, brodée de fils d’or, dessinant des motifs de feuilles d’acanthe plus ou moins entrelacées. Le visage surmonté d’un turban où brillait au centre une énorme émeraude était sans conteste étranger. L’inconnu serrait fortement ce qui paraissait être un automate revêtu d’habits plus simples mais eux aussi à caractère oriental. On pouvait toutefois identifier le mannequin grâce à ses moustaches bien effilées et tombantes, mais aussi par une très large ceinture de soie où étaient incrustées des gemmes figurant d’étranges symboles: un crustacé de taille appréciable, un dragon bipède aptère à la langue bifide, un crâne de « Hanuman » à la robustesse anormale, un croissant de lune avec un cimeterre, un heaume de chevalier du XIIe siècle, un Minotaure dévorant un adolescent, un Baal Moloch hiératique, une méduse avec des tentacules agrémentés de pinces tactiles, un Bouddha au sourire ineffable mais vêtu comme les Amérindiens d’Amérique du Nord, un masque africain constitué de tesselles de mosaïques et de lapis-lazulis avec une coiffe à la fois égyptienne et aztèque, un Osiris, un Moai, un profil monétaire d’Empereur Auguste, une svastika surmontant le casque d’un officier aux traits durs et tant d’autres… les derniers symboles s’estompaient dans la semi-pénombre, un serpent aurifère qui se noyait dans les eaux, un géant poilu aux yeux mauves au vaste manteau laineux et à la broigne d’acier.
Poussé par la curiosité, Alexandre fit un pas vers l’étrange statue incongrue en ce lieu. Cet automate, il ne l’avait certes jamais vu auparavant, mais néanmoins il lui rappelait un souvenir de lecture. Charles Nodier avait écrit une nouvelle sur celui-ci. Ses derniers exploits remontaient à l’année 1808, à Milan, vers le mois d’octobre.
- Le joueur d’échecs! S’exclama Dumas qui avait enfin ressaisi le souvenir qui lui échappait.
Tout heureux d’avoir déchiffré l’énigme, du moins le croyait-il, le petit fonctionnaire ne prit pas garde à la mine contrariée qu’arborait le prince derrière le joueur d’échecs. Shah Jahan voulait porter assistance aux tempsnautes mais… il ne parvenait pas à être totalement en phase avec cette dimension-ci. 
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De retour des laboratoires de Pavel Danikine le vice amiral Fermat et le commandant Wu avaient décidé de traquer, avec une équipe réduite, Galeazzo di Fabbrini et Irina Maïakovska. Pour cela, il fallait revenir déposer en 1868 les membres de la bande de Frédéric Tellier. Seuls devaient rester Aure-Elise, Violetta, Louise de Frontignac, l’Artiste, Craddock, Pieds Légers et Paracelse. Les autres se retrouvaient donc sur la touche non qu’ils aient démérité mais le combat final, du moins c’est ce que croyait Daniel Lin, s’annonçait des plus difficiles.
Charles Laughton gémissait continûment, son corps douloureux. Pierre Fresnay se montrait plus courageux tandis que Joël Mc Crea grimaçait à la suite d’un mal de tête lancinant. Pour se remettre de ses émotions et de sa déception de ne pas participer à la suite de l’aventure, Michel Simon avait avalé une bouteille entière de cognac. Maintenant, il ressemblait donc à son rôle fétiche du clochard Boudu, tellement ivre qu’il était à peine capable d’éructer des insanités, tout crasseux, débraillé et mal rasé qu’il était. Il titubait à faire rire ou pitié et avait du mal à se rattraper aux consoles partiellement remises en état - un rafistolage signé Symphorien - aux couchettes et aux sièges.
Craddock était à peine plus lucide et plus sobre que lui. Il jetait parfois des injures si osées que celles-ci faisaient rougir Viviane Romance, Brelan, Aure-Elise et Doigts de fée. Alban, quant à lui, se remettait de sa blessure presque oubliée. Le jeune homme s’inquiétait et se demandait où il allait être conduit. Victor Francen, plus philosophe, relisait Les joyeuses Commères de Windsor dans le texte. Erich von Stroheim avait refusé d’ôter son uniforme de colonel d’Empire, plus exactement celui d’un dragon de la Garde. Magnifique, comme à l’accoutumée, il paradait, faisant claquer le talon des bottes et ses éperons.
Bref, toute la bande de Tellier était à bord ainsi que les comédiens. Mais il manquait quelqu’un dans ce beau lot. Où donc était passée Violetta Grimaud?
- Bon sang! Cette gamine est en retard! Éclata André Fermat. J’avais dit 18h30 dernier délai. Or, cette peste ne se pointe pas. Naturellement, elle a ôté son transpondeur. Pourquoi l’avoir laissée descendre?
- Je ne suis pas sa nurse que je sache! Répliqua Louise vexée. Violetta avait envie de goûter des meringues.
- Ah! C’est pour cette raison des plus futiles qu’elle a aussi amené Ufo avec elle.
- Oui, elle m’a expliqué que le chat en avait assez de respirer de l’air en conserve.
- Bien. Résumons la situation, fit Daniel Lin avec un rien de causticité. Ma fille a profité de notre absence qui se prolongeait pour descendre en ville, sans transpondeur, évidemment, son chat dans ses bras, avec l’idée idiote de se gaver de meringues. Vous avez cru à ce conte, Louise? À mon avis, elle avait plutôt l’intention de fuguer. Soumise, bien sûr à une influence extérieure.
- Tout ça pue le piège! Cracha Craddock entre deux hoquets. Ce satané bestiau y est encore pour quelque chose. Pourquoi ne le flingue-t-on pas ce chat stupide?
Puis, pour appuyer ses dires, le capitaine lâcha un jet de salive brunâtre contenant des brins de tabac.
- Oui, certes, les meringues n’étaient qu’un prétexte, articula le danseur de cordes en levant un sourcil. Daniel Lin a plus que raison. Mais qui a attiré mademoiselle Grimaud dans se filets? Le comte ou la Russe?
- Pour l’heure, il m’est impossible de vérifier qui a tendu ce piège, répondit l’ex-daryl androïde en soupirant. Le chrono vision est hors service et notre visite dans les volumes de Kepler a joué son rôle. Je suis lessivé.
- Dites, souffla alors Guillaume, ces lumières derrière vous clignotent. Est-ce normal?
Fermat se retourna vivement. Effectivement, la console de communication indiquait un appel par ondes radio. Il frôla une touche sensitive et une voix féminine s’éleva.
- Commandant Wu Grimaud, je détiens votre fille Violetta Grimaud. Elle est prisonnière en haut de l’éléphant des Victoires impériales. Si, à dix-neuf heures, vous n’êtes pas au rendez-vous, elle explosera en mille morceaux accompagnant ainsi dans sa destruction tout le quartier. Vous avez les salutations de l’amiral Dolgouroï et de Fu l’Invincible!

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Comme nous le savons déjà, Galeazzo possédait de multiples cachettes disséminées un peu partout dans Paris. Sous les traits d’Ambrogio del Castel-Tedesco, il aimait se retirer dans un entresol particulièrement confortable, rue de Suresnes. L’appartement coquet disposait de deux fenêtres donnant sur la rue, mais surtout d’une armoire truquée qui permettait de passer d’un appartement à l’autre. Ainsi, il pénétrait dans son trois pièces sous la pelure d’Ambrogio puis resurgissait par une vierge de Nuremberg dans l’immeuble mitoyen, sous la vêture d’un prêtre, et, ni vu ni connu, échappait encore une fois aux espions de ce cher et aimable Charles Maurice. 
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Ce fut pourquoi le comte marqua son étonnement de voir dans son fumoir Irina Maïakovska vêtue tel un cavalier du siècle précédent, avec cependant un rien de désinvolture dans sa tenue. Domptant à la fois sa surprise et sa colère, il ne s’abaissa pas à demander comment la Russe connaissait cette cachette. De plus, il était trop intelligent pour se formaliser de l’air narquois et supérieur arboré par Irina. Toutefois, il n’était pas conscient que celle-ci, par l’intermédiaire du Dragon Noir, était en train de le subjuguer. Insidieusement croyant conserver son libre arbitre, il tombait sous la coupe de la jeune femme.
- Ah! Vous voici donc ma chère! Déclara di Fabbrini d’un air détaché. Vous avez sans doute quelque chose d’important à m’annoncer. L'élimination de Daniel Wu Grimaud, peut-être? Capitaine, je ne vous propose pas de vous asseoir puisque vous avez pris mon meilleur fauteuil.
- Comte, jouons cartes sur table. Répliqua Maïakovska ne se départant pas de son sourire énigmatique. J’ai détruit vos laboratoires ou plutôt ceux de Danikine. Vos machinations sont éventées et votre Hollandais volant vous lâche!
- Bof! Vétilles que cela! J’ai paré le coup. Quant à vous, Irina vous n’avez pas fait qu’engranger des victoires, non? Votre fidèle loup Stunk a péri. Moi aussi je dispose d’informateurs performants. Il n’a pas eu, ce me semble, une mort glorieuse et honorable, n’est-ce pas? Ne parlons pas d’Ahmed Chérifi et de Selim Warchifi que vous avez envoyé assez légèrement en mission à Londres et en Amérique. Ah! Là, je vous ai touchée. Vous grimacez. Vous reconnaissez donc qu’ils ont failli.
- Pas toutefois sans avoir d’abord accompli leur mission. Mais ensuite, ils ont pris peur et se sont réfugiés dans les bas-fonds de l’Île de la Cité. Cependant, je vous annonce que tous vos clones ont soit brûlé soit fondu. Plus de Napoléonides dupliqués à la surface de la Terre. Et, surtout, bientôt, plus de comte di Fabbrini qui derrière la scène, tirait les ficelles de ses marionnettes.
- Vous faites erreur capitaine Maïakovska. Cette chronoligne est encore bien accrochée et existe toujours dans la Réalité! Apparemment, vous ne maîtrisez pas totalement les paradoxes et les quiproquos multidimensionnels. Vous avez dit, dès le départ, jouons franc-jeu. Dolgouroï vous avait mandatée pour détruire les Napoléonides. Vous en aviez convenu. Eh bien, c’était aussi ce que je recherchais! Mais pas ici, en cette année 1825.
- Faux! S’écria la Russe, ses yeux noirs brillant méchamment. Vous ne poursuivez, en fait, qu’un but unique. Vous voulez régner seul, oui, en écrasant tous ceux qui vous ont tenu tête et… notamment Daniel Lin Wu. Tant qu’une chronoligne vous arrange, vous vous y complaisez, mais lorsqu’elle devient un obstacle à votre ambition, à votre soif insatiable de puissance, vous l’effacez. Longtemps, vous avez aidé et soutenu Napoléon Bonaparte. Mais, celui-ci s’est montré ingrat le pouvoir venu et a préféré changer de conseiller. Que voulez-vous! Vous lui portiez ombrage malgré votre relatif anonymat. Plus exactement il s’est lassé de vous. Il a donc choisi de vous éloigner et non pas l’inverse. Il s’est tourné vers le prince de Bénévent assez rusé à son goût mais, bien évidemment ne disposant pas de votre logistique magique. Ensuite, Talleyrand vous a flairé et a tout fait pour accentuer discrètement votre brouille avec le souverain qu’il sait rancunier. De toute manière, vous aviez pressé le citron jusqu’à l’ultime goutte. Vous n’attendiez plus rien de cette piste temporelle. Oh! Un détail encore. Vous refusez de l’admettre mais Johann Van der Zelden s’est servi de vous, magistralement. En cet instant, vous vous retrouvez seul, sans atouts.
- C’est ce que vous pensez ou voulez croire madame l’espionne. Ce me semble, les Russes de votre époque ne voyagent pas aussi facilement dans le temps que vous le dites. Ne le niez pas! Cependant, désormais, vous disposez de moyens de transport non mécaniques. Or, ce n’est certainement pas mon compère qui vous permet ainsi de voguer sur les vagues temporelles. Qui est le troisième larron de cette intrigue?
Irina se permit un nouveau sourire.
- Comte, dois-je donc vous le rappeler? À mon époque, la Russie est l’alliée de la Chine.
- Tiens donc! Les Chinois n’ont jamais maîtrisé le déplacement dans le temps, du moins par des moyens ordinaires. Les Haäns, oui, avec Opalaand et un certain Zoël Amsq ou plutôt Daniel Deng Wu. Mais…
- Mais Daniel Deng Wu n’est plus. Il ne s’est jamais manifesté sur cette chronoligne, comte. En attendant, Johann m’ignore superbement, comme il le fait présentement pour vous. Bon, je cesse de titiller votre curiosité. L’Empereur Fu a obtenu la maîtrise des voyages interdits par des moyens secrets. Je n’en dirai pas davantage, même le couteau sur la gorge ou le pistolet sur la tempe. De toute façon, je n’en sais guère davantage.
- J’en doute!
- Comte di Fabbrini, cessons-là notre duel verbal un peu vain.
- Pourquoi êtes-vous venue jusqu’ici? Pourquoi me trouver? Pourquoi ces habits démodés?
- Mon cher, je vous imite! Vous manipulez vos pions en amont; moi aussi. Mais pour l’heure, j’ai besoin de passer une alliance avec vous. Aussi faible que vous soyez en cet instant. Je vous propose donc une trêve.
- Une trêve? Parce que vous ne parvenez pas à écraser le sieur Wu Grimaud malgré tous vos moyens et le soutien de Fu? L’intelligence machiavélique, la vraie, vous ferait-elle défaut?
- En partie…
- Quel aveu de votre part! Mais, capitaine, Daniel Lin n’est pas mon ennemi! C’est le vôtre!
- Oui, j’ai détruit vos pantins, mais je n’y ai pris aucun plaisir. Cependant, dans cet acte, je n’ai fait que devancer le daryl androïde et le vice amiral Fermat. Vous savez, Galeazzo, je connais tout de votre passé, de vos passés et de vos combats. Johann Van
Der Zelden ne m’a rien celé à votre sujet.
Di Fabbrini leva un sourcil.
- Je vous le répète à nouveau. Daniel Lin Wu Grimaud et André Fermat ne m’intéressent pas! Proposez-moi quelqu’un d’autre.
- Mon cher, l’hybride n’est pas seul, loin de là. Il a recruté de nombreux alliés sur cette chronoligne. Dois-je poursuivre? Le plus illustre d’entre eux, vous le connaissez fort bien. Il vous vainquit quatre fois si je ne me trompe. Vous vouliez faire de lui votre fils spirituel.
- Frédéric Tellier! Murmura le comte ultramontain avec un rien de mélancolie. Bien sûr, capitaine, je n’ignore point sa présence dans ce Paris-ci, en 1825, un 1825 sens dessus dessous. Mais je ne vais pas perdre mon temps à le pourchasser, à gaspiller mon énergie à vouloir me venger. Cessez de me tenter. Il m’a trop coûté!
- Pas assez! Lui s’apprête à vous mettre la main dessus et à vous stopper définitivement. Il ne vous accordera aucune grâce. Comme d’habitude.
- Vous lui avez communiqué l’adresse de ce sanctuaire! Rugit Galeazzo.
- Comte, je ne suis pas aussi fourbe. Non. Je vous offre Frédéric Tellier sur un plateau. Dès ce soir, si vous m’accordez votre confiance…
- Pourquoi soudainement tant de générosité? Pas par altruisme, Irina! Vous en êtes incapable.
- Je vise Fermat et Wu.
- Soit, admettons. Poursuivez démon tentateur. Vous m’intéressez.
- J’ai un otage, de choix.
- Oh! Oh! Et vous pensez que l’Artiste sera assez naïf pour accourir ainsi, sur un seul claquement de doigts de votre part! Quelle orgueilleuse présomption! Mais qui détenez-vous donc? Brelan?
- Son sens de l’amitié et de l’honneur l’y poussera. Non, ce n’est pas la veuve de Frontignac. Voyez, il ne pourra se dérober à l’appel de Daniel Lin Wu. J’ai enlevé Violetta Grimaud il y a moins d’une heure; puis, j’ai envoyé un ultimatum à son père. Si celui-ci ne vient pas se livrer, la moitié de Paris sautera. Je ne plaisante pas. Or, les fidèles du commandant Wu sont en piteux état présentement. J’ai tout fait pour qu’il en soit ainsi. Il ne reste de vaillants que votre danseur de cordes et ce clochard du cosmos. Si, ce dernier, bien évidemment, n’a trop levé le coude! Cela réduit grandement, je vous l’assure, les possibilités de soutien de l’hybride.
- Que pouvez-vous rajouter pour me convaincre tout à fait?
- Daniel Lin Wu et André Fermat ne sont pas sortis flambants de santé du volume gigogne de Kepler. Un sacré piège transdimensionnel amélioré par mes soins. Ils ne pourront donc se passer de Frédéric Tellier.
Acerbe, Galeazzo jeta:
- Vous parlez de ces deux hommes avec, à la fois, de l’admiration et de la haine. Cela, je le comprends. Mais, à vous écouter, ils ne sont pas de simples mortels, loin de là… alors?
Le capitaine Maïakovska se décida après une demie seconde à faire cet aveu:
- J’ai pu voir comment le commandant Wu s’est tiré de ce piège hors normes. J’étais dans un lieu, à l’abri, un endroit qui dépasse tout entendement. Quelque part au-delà de cette réalité. J’ai vu la face cachée de ces deux êtres d’exception. André Fermat, le vice amiral, existe partout et toujours, sous tous les avatars. Daniel Lin Wu, un mutant qui n’est pourtant pas né à la suite de manipulations génétiques comme il le croit appartient à toutes les chronolignes. Vous avez créé jadis ou cru créer un être supérieur, l’Homunculus, une créature qui transcendait le temps et l’espace. Hé bien sachez que le commandant Wu et son mentor sont dotés des mêmes facultés inexplicablement. Alors, maintenant, acceptez-vous de faire alliance avec moi? Si cela vous chante, vous pouvez venir armé jusqu’aux dents. Quant à moi, je n’ai que mes mains.
Galeazzo prit le temps de réfléchir quelques secondes. Puis, il proféra fièrement:
- Je ne me rends pas à votre désir. Je viens librement et me retirerai si je le juge bon.
- Je n’en doute pas, comte!
Intérieurement, au plus profond de la jeune femme, Fu se réjouissait. Tout allait selon le sens souhaité par l’Inversé.

***************

Violetta pressait le pas. Elle savait qu’elle commettait une faute. Mais sa gourmandise était la plus forte. Elle avait repéré une petite pâtisserie salon de thé à proximité de l’Île Saint Louis et, malgré la nuit qui venait, la jeune fille n’avait pas hésité à s’y rendre, Ufo dans ses bras. En fait, l’adolescente voulait constater par elle-même la véracité des propos de Louise de Frontignac et consoler son animal familier en le gavant de douceurs. En effet, Brelan lui avait raconté que, dans sa jeunesse, les meringues étaient aromatisées au Grand Marnier et qu’elles avaient une incomparable légèreté, un fondant inégalé. Pour satisfaire sa curiosité, Violetta avait quitté le Vaillant en catimini. Tant pis pour les ordres! 
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Une fois dans la pâtisserie, cet antre du péché de gourmandise, la jeune fille eut la tête qui lui tourna devant les succulentes merveilles présentes sur le comptoir. Les meringues tant convoitées étaient bien là, à peine teintées, mais dégageant de délicieux parfums d’orange, de citron, de cédrat, de vanille, et de framboise, mais il fallait aussi compter sur les macarons au café, au chocolat, à la pistache, à la noisette, à la fraise, sur les éclairs, les religieuses, les sucres d’orge et tant d’autres délices tentateurs.
Ufo gémissait car ses narines délicates étaient titillées par ces mille arômes et par des phéromones encore plus envoûtantes si possibles.
Tandis que Violetta se décidait et achetait une bonne douzaine de meringues, le chat se trémoussait dans ses bras, tant et tant qu’il finit par lui échapper. D’un bond, il se retrouva contre la porte de la boutique, miaulant à cœur fendre. Or, juste à cette seconde, une quinquagénaire entra. Profitant de cette aubaine, le félin se faufila à l’extérieur et s’engagea sur le trottoir.
L’adolescente s’écria:
- Ufo, où cours-tu donc? Attends-moi!
Trop tard. Le chat était déjà parti à la poursuite d’Opaline dont il avait cru apercevoir la queue! N’ayant pas le choix et désireuse de récupérer son animal, Violetta se hâta de régler la petite note, et, embarrassée par son paquet, poursuivit ce satané félin incorrigible à travers les ruelles à peine éclairées par de maigres et chiches quinquets.
Or, quelques minutes auparavant, un orage s’était abattu sur la capitale, délavant les pavés et chassant par la même occasion les immondices jusqu’à la Seine. Cependant, il restait dans le ciel des nuages noirs qui enténébraient les sentes du quartier.
Seuls le quartier du Luxembourg et le palais des Tuileries étaient abondamment éclairés par des lampes à arc - brevet Volta Faraday.
Ufo, quant à lui, se moquait bien de ces détails; il caracolait de toute la vitesse dont ses petites pattes étaient capables, ignorant les fardiers, charrettes, chevaux, chiens, sabots, crottins et longues jupes. Une image persistait dans son cerveau: Opaline. Mais à son grand dépit, il ne parvenait pas à rattraper la demoiselle. Il la talonnait et… c’était tout.
Derrière, assez loin, Violetta peinait. Pourtant, elle était une gymnaste accomplie. Elle marmonnait pour elle-même et contre sa stupidité.
«  Si j’avais su que je devais courir, je me serais habillée en garçon! Qu’ai-je à faire de cette robe longue peu pratique, de ce châle, de ces talons et de ces bas qui m’entravent »?
Ne se décourageant pas, l’adolescente appela de plus belle son encombrant félin mais Ufo ne lui répondit pas et ne se manifesta pas.
« Pff! Toutes ces meringues qui m’encombrent! J’ai peur qu’elles finissent en miettes. Je ne vais tout de même pas les laisser s’abîmer et se perdre »! Soupira notre gourmande.
Il est vrai que dans cette course la boîte en carton était terriblement secouée. La jeune fille n’entrevit qu’une solution. En soupirant une nouvelle fois mais de résignation hypocrite, elle dénoua la ficelle de la petite boîte et avala sans les déguster et donc sans les apprécier les meringues au citron et au Grand Marnier. Sa jolie frimousse avenante fut alors toute enduite de fines particules de sucre.
Tout en s’empiffrant sans retenue, Violetta n’avait pas pris garde que, devant elle, se dressait une personne de grande taille, vêtue avec beaucoup d’anachronisme. Cependant, la jeune fille s’arrêta juste à temps. Elle avait failli finir embrochée par la lame d’une épée.
- Il était moins une, comme on dit chez vous, articula une voix féminine en français mais avec une pointe marquée d’accent slave.
- Madame, répliqua l’adolescente, on dirait que vous sortez tout droit d’une scène de théâtre. Mais, votre épée, c’est une vraie!
- Mademoiselle Grimaud, apprenez que je vous cherchais.
- Je vous reconnais. S’exclama la jeune fille avec surprise. Vous êtes la capitaine russe du Cornwallis. Pourquoi donc vous être vêtue comme Scaramouche ou Mandrin?
- Mon enfant, assez discouru et joué! Vous allez me suivre.
- Tiens! Êtes-vous si naïve pour croire que je vais ainsi vous obéir?
- Vous serez bien obligée de vous rendre à ma volonté. Voyez-vous, je suis armée mais pas vous. Je vous enlève afin que vous me serviez de monnaie d’échange ou de souris pour attraper deux gros rats.
- Madame, je suis loin d’être une chèvre consentante!
Avec un geste de défi, Violetta jeta sa boîte en carton désormais vide ou presque et se mit en position d’attaque.
- Holà, fillette, jamais de simples poings ont eu l’efficacité d’une lame en acier trempé.
- Je vous l’accorde, siffla la métamorphe, mais mes bras transformés en scie oui!
À peine l’adolescente courageuse eut-elle prononcé ces mots que, malgré les manches de la robe qui l’entravaient, des pointes acérées sortirent de ses avant-bras et de ses épaules. Parallèlement, tout son visage se hérissa de piquants. La jeune personne avait perdu tout aspect humain mais aussi toute beauté. Son teint avait également pris la couleur de l’acier et si Irina n’avait jamais rencontré de métamorphes, assurément, elle eût été effrayée.
Or, ce n’était pas le cas.
- Pas mal, se contenta de murmurer la Russe avec condescendance.
Puis, sans perdre son calme, l’espionne siffla. Aussitôt, un filet surgi de nulle part s’abattit sur l’adolescente et l’enferma tout entière.
- Ah! Il faudra que je songe à remercier Sun Wu pour sa collaboration, pensa l’agent russe. Il m’a prêté de bonne grâce deux de ses factotums pour quelques heures. Je n’aurais donc pas à m’encombrer de ce poids lourd! Reprit-elle à voix haute.
Vexée, Violetta réagit.
- Poids lourd, moi? Vous m’insultez. Je pèse présentement quarante-sept kilos pour un mètre soixante-douze. Mon père me trouve d’ailleurs un rien trop maigre.
Comme par magie, deux Chinois vêtus à l’occidentale avec un air de gavroche assez canaille étaient sortis de leur cachette.
- Faites-la taire et transportez-la où vous savez! Commanda Irina en mandarin.

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