dimanche 7 septembre 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : le Retour de l'Artiste chapitre 5.



Chapitre 5

Saturnin de Beauséjour connut un réveil pénible. Tout d’abord, ce fut la douleur qui courait dans ses muscles engourdis et raides qui le tira de son inconscience. L’ex-fonctionnaire gémit doucement puis ouvrit les yeux. Pour constater qu’il ne voyait rien! Alors, il s’affola et se redressa si brusquement qu’il se cogna au plafond trop bas.
Le retraité se tâta tout en grommelant. Quelque peu rassuré de voir qu’il n’avait rien de cassé, il soupira.
« Allons, je n’ai qu’une bosse… », pensa-t-il.
S’habituant à la pénombre, le vieil homme put enfin identifier le lieu dans lequel il était enfermé. Une remise contenant des fûts éventrés de spiritueux plus ou moins trafiqués, rhum, absinthe, eau de vie… 
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- Tiens! Je suis dans une espèce de cave, bégaya-t-il. Voici la porte, juste en face de moi. Le bois en est vermoulu et laisse passer un peu de jour. Ceux qui m’ont capturé n’ont pas l’intention de me laisser mourir de soif. Ni de faim sans doute. Je goûterais bien à une de ces liqueurs afin de me donner un peu de courage. Ce tonneau a l’air tout à fait sympathique…
S’approchant précautionneusement d’un tonnelet muni d’un robinet, Saturnin y mit ses lèvres et avala quelques gouttes d’un liquide qu’il s’empressa aussitôt de recracher.
- Quel affreux tord-boyaux! Ma gorge et mon estomac brûlent. Ce rhum semble être du plomb fondu. Que pourrais-je avaler afin de calmer ces crampes atroces?
Alors, avisant un fût de près d’un mètre cinquante de hauteur, reconnaissant l’odeur caractéristique de l’eau-de-vie, sa première expérience ne lui ayant manifestement pas servi de leçon, le vieillard se pencha avec l’intention d’y lamper quelques gorgées.
Bataillant ferme, il réussit à ôter le couvercle du tonneau mais il se recula prestement sous le coup d’une terreur justifiée. En effet, l’innocent récipient contenait, conservé dans une eau-de-vie très ordinaire, le cadavre d’un homme d’une cinquantaine d’années, un dénommé Brossard, jadis complice du comte Galeazzo di Fabbrini, au temps où celui-ci luttait sans merci contre son demi-frère, le comte Alban de Kermor. 
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Le visage tout racorni, le teint cireux pour ne pas dire plus, la moustache en accent circonflexe caractéristique, fortement développée comme si, apparemment les poils avaient poursuivi leur croissance désordonnée après le trépas, les ongles brillants et griffus, bien trop longs, l’odeur douceâtre et âpre à la fois, tout cela avait déclenché la révulsion chez l’ancien chef de bureau. 
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Hurlant sous le coup de la panique à laquelle il cédait, Saturnin recula encore pour se heurter à la porte. Se retournant, il tambourina sur le bois, mêlant ses cris d’effroi au tapage de ses poings, faisant sortir de sa torpeur éthylique l’hôtesse et maritorne de ces lieux.
Un pas traînant, un bougonnement, des mains maladroites qui s’affairaient sur une serrure récalcitrante. Enfin, Absinthe parvint à ouvrir le réduit, laissant échapper un Beauséjour hagard, les vêtements en désordre. En colère, l’horrible vieille femme agrippa le prisonnier par le col et le secoua sans ménagement. 
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- Monsieur de Beauséjour, glapit-elle. En v’la-t-il pas du désordre! J’n’attendais pas ça d’vous! Qui c’est qui va devoir tout ranger maintenant?
- Je vous reconnais! S’exclama Saturnin oubliant sa peur durant quelques secondes. Vous êtes la grand-mère adoptive de Frédéric Tellier…
- Ah! Vous voulez parler de ce sacripant qui oublie sa grand-maman depuis des lustres! Quel ingrat! Ne l’ai-je pas nourri et éduqué jusqu’à ce qu’il se tire?
- Arrêtez de ressasser cette vieille rancune, maman Absinthe! Vous le battiez comme plâtre… et puis, lâchez-moi! Vous me faites mal.
- V’la, monseigneur… je vous obéis… ricana l’alcoolique, découvrant quelques rares chicots dans un méchant sourire.
- Pourquoi suis-je ici? Reprit Beauséjour en secouant la poussière maculant ses vêtements de nuit. Qui a eu l’audace de m’enlever?
- Comment, le vioque? Tu n’as pas encore compris? C’est le seigneur Galeazzo, un homme qui sait vivre lui! Il a une affaire à vous proposer.
- Ah! Non! Surtout pas! Non! Je ne veux pas… j’ai tourné la page… les aventures, c’est fini pour moi. Je suis redevenu un homme respectable, honnête, un parangon de vertu…

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Midi venait juste de sonner à l’horloge Grand Siècle qui trônait dans le fumoir de Victor Martin, le directeur du Matin de Paris. Passy était alors une banlieue très recherchée par les Parisiens aisés, la bourgeoisie financière et la noblesse récente. Le pavillon dans lequel demeurait l’Artiste, habituellement si paisible, connaissait en cette fin de matinée printanière une agitation surprenante.
En effet, Frédéric y recevait Louise de Frontignac, Tchou et Pieds Légers. Cette réunion avait pour but de faire le point sur les événements survenus ces dernières quarante-huit heures et d’obliger le Chinois à cracher le morceau sur tout ce qu’il savait.
Comme on le voit, Tellier avait pris la décision de révéler à toute la bande l’identité sous laquelle il se dissimulait depuis quelques temps. Cela expliquait la présence en ce lieu de Pieds Légers, cet adolescent fouinard et courageux. Les bandits avaient juré sur leur tête de garder le secret et Frédéric savait pouvoir compter sur leur discrétion.
Pour l’heure, le Maître résumait la situation d’une voix tendue.
- Reprenons. Le comte Galeazzo di Fabbrini est reparu une fois encore sous la vêture du comte Ambrogio del Castel Tedesco. Plus avide que jamais de pouvoir et assoiffé de vengeance, lui qui dilapida jadis la fortune conséquente de ses ancêtres en moins de cinq ans, lui qui tenta ensuite de spolier de ses biens son demi-frère Alban, a refait miraculeusement ou diaboliquement surface. Rejeté par ses pairs et ensuite par la société toute entière, il poursuivit dans la voie du crime jusqu’à comploter contre la sûreté de l’Etat, qu’il soit piémontais ou français. Il ya trois ans, je croyais l’avoir vaincu définitivement. Hélas, je me trompais. Cette âme décidément maudite a la vie bien chevillée au corps.
- Frédéric, hasarda Brelan, ne faudrait-il pas faire appel au comte de Kermor? Il n’hésiterait pas à mettre à notre disposition argent, hommes et matériels.
- Non, ma chère. Je m’y refuse. Alban, l’oublies-tu, a payé fort cher, trop cher, son bonheur actuel. Désormais, il mérite de vivre loin de toute cette agitation.
- Certes, je comprends ton objection, insista Louise tout en usant elle aussi du tutoiement familier, mais… si ce nouveau combat s’avérait trop ardu?
- Alors, si nécessaire, nous aviserons. Kermor, je vous le rappelle, a perdu femme et enfant lors de son premier affrontement avec son demi-frère. Aujourd’hui, il a refait sa vie auprès d’Anne de Sérigny, une bien jolie personne, qui lui a donné deux filles. Je ne tiens pas à être l’oiseau de mauvais augure lui intimant l’ordre de lutter contre ce démon de Galeazzo.
- Comme tu voudras, Frédéric.
- Pour l’heure, ce qui m’inquiète, reprit l’Artiste, c’est la présence de Sermonov Sarton auprès du comte italien.
- Oui, maître, répondit Tchou, tombant dans le filet tendu par le roi de la pègre. Le Russe représente une bien lourde menace pour toute l’humanité. À l’époque, j’ai pu être le témoin d’une expérience faite sur des animaux par Danikine et son épigone. Le prince Danikine, si je me souviens bien, avait réussi à transférer des cerveaux de babouins dans des têtes de chiens et l’inverse. Il avait également soumis des lapins à des lumières artificielles nocives. Ceux qui avaient la chance de survivre avaient alors atteint une taille phénoménale. Près d’un mètre cinquante au garrot.
- Qu’est-il advenu des autres bêtes? Questionna Pieds Légers avec intérêt.
- Elles étaient mortes brûlées cruellement. Leurs dépouilles faisaient peur à voir.
- Ce Castel Tedesco a-t-il vraiment existé ou bien n’est-ce qu’un nom d’emprunt? 
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- Oui, Brelan, ta première suggestion est la bonne. Comme son onomastique l’indique, le bonhomme est d’origine lombarde. Il est né à Milan en septembre 1807, ce qui lui fait tout juste soixante ans. Galeazzo en a cinquante-deux. Ambrogio a poursuivi avec succès des études à Bologne, Turin et Paris. Il est connu pour son mécénat dans les milieux scientifiques. À la mort de son père, il s’est retrouvé à la tête d’une fortune formidable qui se montait à dix millions de nos francs. Il en a investi fort intelligemment une partie dans différentes compagnies de chemins de fer qui se sont montées dans les années 1830-1840, une autre auprès des banques britanniques et suisses. Bref, il est encore plus riche qu’il ne l’était à l’orée des années 1860. Le reliquat, si on peut parler d’un reliquat concernant la somme de trois millions de francs, est consacré à la recherche sur l’électricité et tout ce qui va avec…
- Bigre! S’exclama avec émerveillement Louise. Comment sais-tu tout cela? Tu n’as disposé que de peu de temps pour apprendre ces détails.
- Voyons, Brelan, ne suis-je pas Victor Martin? En tant que directeur d’un grand journal, j’ai accès librement au bottin mondain.
- Poursuis… Nous sommes tous suspendus à tes lèvres.
- Grand voyageur, notre Lombard est parti en Afrique il y a une vingtaine d’années afin de découvrir les sources du Nil. Il ne s’agissait pas d’une lubie de sa part, je vous l’assure. Mais son expédition, pourtant fort minutieusement préparée, tourna au désastre. Tedesco revint seul en Europe en 1850, unique survivant d’une équipe de trente hommes. Un peu plus tard, vers 1854, il entreprend un voyage initiatique au Japon et en Chine… les rumeurs disent qu’il put pénétrer à Lhassa, la ville sainte du Tibet, pourtant interdite aux Occidentaux. Je ne sais pas s’il faut croire cette légende… mais enfin, moi aussi, j’ai pu y aller. Toutefois, là-bas, aucun des moines ne m’a parlé de lui. Il n’est de retour en Europe que depuis peu…
- N’a-t-il pas de la famille? S’inquiéta Tchou.
- Oui, appuya Pieds Légers, tu m’as ôté les mots de la bouche, le Chinetoque…
- Pour constater l’imposture sans doute, sourit Frédéric. Hélas, navré de vous décevoir mais la réponse est négative! Le véritable Castel Tedesco s’était bien marié jadis. Il avait épousé la fille d’un certain Bartolomeo Cascii… or, la jeune femme est morte en couches en 1838 et le beau-père est décédé en 1842...
- Comme c’est commode! Persifla Louise.
- Très chère, tu connais comme moi Galeazzo. Il ne laisse rien au hasard. Donc, Castel Tedesco vivait en solitaire, sans attaches familiales. D’après les comptes rendus des sociétés scientifiques qu’il finance, ses recherches personnelles portent sur le magnétisme et l’électricité du corps humain.
- Ah! Mon Dieu! Jeta Brelan. Une idée affreuse me vient.
- Je vois où tu veux en venir. Ambrogio, tel Victor Frankenstein, chercherait à insuffler la vie à des cadavres…
- C’est cela…
- Foutaises! Grogna Tchou. C’est impossible.
- Notre Chinois a raison.
- Pourtant, ces morts-vivants…
- Justement. Ici, nous avons affaire aux expériences de Danikine reprises et améliorées par Galeazzo. 
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- Frédéric, à ma connaissance, le comte ne dispose pas d’un bagage scientifique suffisant pour…
- Pardonnez-moi madame de Frontignac, coupa Opalaand, mais di Fabbrini bénéficie de l’aide de Sarton, le meilleur disciple de Danikine.
- En effet, vous dites vrai… j’avais oublié, s’excusa Louise en rougissant.
Mais la comtesse ne put poursuivre ses propos car le majordome de Victor Martin, après avoir frappé à la porte, pénétra dans le fumoir, portant sur un plateau d’argent, les quotidiens du jour.
- Monsieur, je vous recommande de lire les dernières nouvelles, fit le factotum avec style. Il y a du nouveau dans l’affaire des disparitions.
- Merci, Jacques. Vous pouvez vous retirer.
Après une inclinaison de la tête, le domestique regagna l’office tandis que Tellier se hâtait de suivre son conseil. Il parcourut rapidement la une des journaux suivants: Le Matin de Paris, ce qui allait de soi, mais également Le Siècle, La Presse, Le Journal des Débats et ainsi de suite. Tous titraient sur deux nouvelles disparitions.
En reconnaissant le nom des victimes, Frédéric pâlit.
- Qu’y a-t-il? Fit Louise. Tu es livide.
- Vois. Galeazzo sait que j’ai flairé sa piste. Il m’envoie un message très clair.
Lui tendant les quotidiens, l’Artiste laissa à Brelan le temps d’apprendre l’identité des deux nouveaux disparus.
- Frédéric de Grandval, juge à la Cour d’appel de Paris, celui qui a refusé la grâce de l’assassin de la duchesse du Breuil…
- Oui, mais aussi celui qui me condamna aux travaux forcés à perpétuité en 1854...
- Quant à la seconde victime… Seigneur! Dieu du ciel! Monsieur de Beauséjour…
- Ah! Le Maudit connaît mon point faible. Il lit en moi comme dans un livre ouvert. Il sait que je n’aurai de cesse de le traquer tant que je ne l’aurai pas retiré de ses griffes.
De rage, l’Artiste jeta le journal qu’il tenait encore. Celui-ci fut rattrapé de justesse par Pieds Légers. À son tour, l’adolescent le lit avec avidité.

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Le public parisien éprouvait les mêmes sentiments d’effroi et de curiosité mêlés devant la teneur d’articles tous plus affolants les uns que les autres, nés de la plume de journalistes ambitieux à la recherche du sensationnel à tout prix.
Déjà, comme on le voit, la presse de ce XIXe siècle, possédait les qualités et les défauts qui allaient lui coûter son existence deux cents ans plus tard. Les plumes stipendiées ne respectaient rien. Ainsi, elles révélaient tout des affaires dans lesquelles le juge Grandval se trouvait plongé jusqu’au cou, il en allait ainsi du scandale de l’expropriation des petits maraîchers de la banlieue nord de la capitale à propos de l’adjudication de terrains en faveur d’une compagnie de chemin de fer qui allait éclater incessamment, dont l’enlèvement de ce représentant célèbre du parquet en était le révélateur.
Parallèlement, la faillite du Crédit Mobilier des frères Pereire occupait une place importante dans les journaux spécialisés. 
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Quant au passif de Saturnin de Beauséjour, il s’étalait en pleines pages dans cette presse qui n’était pas encore de caniveau… 

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En ce matin du 8 avril 1867, c’était le coup de feu au sein de la rédaction du Matin de Paris. L’immense salle crépitait d’activité alors que les journalistes allaient et venaient d’une table à l’autre, s’interpellant, s’apostrophant ou se donnant des conseils plus ou moins utiles.
Mais, dans le bureau privé du grand patron, une timide jeune fille, assise sur une chaise ordinaire, attendait patiemment que Victor Martin qui rédigeait fiévreusement une note au crayon à l’adresse de son rédacteur en chef s’intéressât à elle. Vêtue avec recherche d’un ensemble blanc très printanier, coiffé d’un chapeau assorti laissant retomber ses curls d’un blond chaud avec grâce sur ses délicates épaules, les yeux bleu vert, le teint rosé et velouté, Clémence de Grandval était charmante à voir et pas aussi oie blanche qu’on pouvait le croire au premier coup d’œil. 
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Enfin, Victor Martin redressa la tête et observa la quémandeuse quelques instants avant de prendre la parole.
- Comme vous le voyez mademoiselle, j’ai accepté cette entrevue inopinée. Je vous accorde dix minutes, pas une de plus car, comme vous pouvez le constater, je suis un homme fort occupé.
- Merci monsieur Martin. Mais ce que j’ai à vous demander est si difficile…
- Je comprends votre trouble. Néanmoins, mademoiselle, oubliez vos hésitations.
- Je me nomme Clémence de Grandval…
- Je vois. Sachez que j’avais deviné votre identité… que sollicitez-vous de moi, simple directeur de journal?
- Je suis venue vous trouver parce que, parmi toute la presse parisienne, seul votre quotidien s’est comporté honorablement vis-à-vis de mon père, le juge…
- Il est vrai que mes confrères n’ont pas été tendres le concernant…
- En fait, j’ai besoin de vous pour deux démarches distinctes et qui, à mes yeux, se complètent.
- Dites, mademoiselle de Grandval, fit Tellier en croisant ses mains qu’il avait longues et fines sous son menton, souriant intérieurement car il anticipait la demande de la jeune fille. La situation dans laquelle il était plongé était hautement ironique.
- Dans un premier temps, je souhaiterais que, par l’intermédiaire du Matin de Paris, vous entamiez une campagne de réhabilitation en faveur de mon père…
- Ah! Pourquoi ferais-je une telle chose?
- Parce que mon père a été trompé dans cette affaire d’adjudication! Affirma haut et fort la demoiselle. Qui plus est par un haut personnage de l’Etat que je ne puis nommer.
- En avez-vous la preuve?
- Bien entendu. Je suis prête à vous montrer tous les documents nécessaires.
- Je vous crois, mademoiselle, du moins je crois en votre sincérité. J’aviserai. Mais la deuxième faveur?
- Enquêtez sur la disparition de mon père et retrouvez-le.
- Savez-vous ce que vous me demandez là? Pourquoi m’avoir choisi moi pour cette tâche quasi impossible? Pourquoi ne pas faire confiance à la police impériale ou encore à ce Dmitri Sermonov l’envoyé du tsar?
- Nul n’ignore en ville que vous avez eu une conduite héroïque il y a trois jours…
- Mais aussi?
- Vous avez l’habitude de mener des enquêtes lorsque celles-ci s’avèrent trop délicates pour la police. De plus, vous payez bien souvent de votre personne.
- Mademoiselle, vous me paraissez bien informée.
- Monsieur Martin, je n’ai pas envie de m’abaisser à supplier mais s’il le faut. Regardez-moi. Je n’ai que dix-huit ans. Tous les amis de mon père ont refusé de me recevoir et de m’entendre. Je suis désemparée. Mes seuls espoirs reposent en votre personne.
- Ma chère enfant, ne versez pas de larmes, cela est malséant. Elles sont inutiles et dépareillent votre joli visage. Je ne veux point qu’il soit enchifrené.
- Est-ce à dire que…
- Oui, j’accepte.
- Merci monsieur Martin, mille fois merci. Ma reconnaissance…
- Laissez donc. Vous ne me devrez rien tant que je n’aurai pas réussi. Pour l’heure, j’ai quelques questions à vous poser. Vous permettez?
- Faites.
- Vivez-vous seule en votre hôtel boulevard Saint-Germain?
- Hélas monsieur, oui, à part la présence de trois domestiques déjà âgés.
- Ne verriez-vous aucun inconvénient à vous réfugier chez une amie?
- Bien sûr que non, mais je vous rappelle que personne n’a désiré m’accueillir.
- Je pensais à une de mes connaissances, madame de Frontignac. Je dois vous mettre à l’abri durant mes recherches et Louise est la personne toute indiquée pour ce service.
- Madame de Frontignac. J’ai déjà entendu ce nom…
- J’attends votre réponse…
- Monsieur Martin, je ne puis que dire oui… vous vous montrez si bon envers moi. Je n’ose vous décevoir. Madame de Frontignac doit être une femme exceptionnelle.
- En effet ma chère enfant. Oubliez les préjugés que vous pourriez avoir…
- Vous avez lu dans mon cœur.
- Ce n’était point là une tâche difficile. Sachez que je confierais ma vie à Louise s’il le fallait. Or, le cas est déjà advenu…
Sur ce demi aveu, Frédéric se leva, enfila un manteau à la coupe impeccable, prit un chapeau à la dernière mode et poussa Clémence de Grandval hors de son bureau afin de la conduire chez Brelan.

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Dans la sordide cave du cabaret de l’affreuse vieille Tellier dite Absinthe d’amour, monsieur de Beauséjour, enfermé dans la remise, s’époumonait en vain. Sale et tout débraillé, ses pieds nus maculés de poussière, la barbe de trois jours, notre personnage commençait à en avoir assez. Affamé, il n’avait eu à se mettre sous la dent qu’un peu de pain rassis, un quignon qu’il avait dû disputer à des rats, ainsi qu’une très fine tranche de lard à l’odeur surie. Sous l’emprise de la faim, il sentait la folie s’emparer lentement de lui. Ses cris stridents de femmelette résonnaient sous la voûte.
- Laissez-moi sortir! Laissez-moi sortir!
Enfin, une voix grave empreinte d’ironie lui répondit. Elle eut pour effet de calmer immédiatement les glapissements du vieil homme.
- Allons, beau-père, en voilà un tapage! Bien indigne d’un ancien chef de bureau…
Alors, la porte de la remise s’ouvrit brutalement et Saturnin en jaillit, tout faraud, clignant des yeux, ses rares cheveux ébouriffés.
- Ne m’appelez plus beau-père. Je n’ai rien de commun avec vous, comte di Fabbrini.
- Cher vieux, que d’ingratitude à mon égard! Après toutes les aventures que nous avons partagées ensemble. J’espérais, à tort, je vois, que vous conserviez au fond de votre cœur un tout autre sentiment me concernant. N’ai-je point failli épouser votre fille Adeline?
- Ma fille adoptive, vous voulez dire. À mon déshonneur éternel, oui, hélas! Mais c’est fini, vous entendez? Bien fini! Chaque fois que vous m’avez tenté avec vos chimères et vos machinations, je l’ai regretté amèrement ensuite. Je refuse de vous suivre une fois encore; désormais, j’ai retrouvé une certaine respectabilité et n’aspire qu’au calme.
- Tss! Tss! Quel gros mensonge que voilà! Le calme et la respectabilité auprès de Frédéric Tellier, le roi de la pègre sans doute? Laissez-moi rire doucettement, beau-père.
- Comte, vos mines ne trompent personne.
- Allons! Assez joué maintenant, fit le Maudit en changeant brusquement de ton. Mon temps est précieux et j’ai à vous montrer quelque chose qui va, j’en suis certain, vous fasciner. Nous ne sommes pas dans la cave d’un cabaret anodin et malfamé comme vous avez dû le supposer. Nous nous trouvons dans un entrepôt d’un genre particulier.
Saisissant le petit homme par le bras et le tenant fermement, Galeazzo l’entraîna dans une salle adjacente, lui dévoilant ainsi les horribles merveilles nées de son cerveau dérangé.
Bien qu’éprouvant une terreur répulsive, Beauséjour ne put que se laisser subjuguer par les cuves d’acier contenant les disparus endormis dans un sommeil létal et, hypnotisé par les paroles du comte qui l’enveloppaient dans des rets, le vieil homme céda peu à peu au charme vénéneux du sieur di Fabbrini.
En réalité, l’ancien fonctionnaire craignait de devenir l’hôte involontaire d’une de ces cuves.
- Ici, cher beau-père, ce ne sont que des ébauches. Mais quelques-uns de ces cobayes parviennent à s’évader et à échapper à mon contrôle mental. Mes principales installations, les plus perfectionnées, ne se trouvent pas en ce lieu. Laissons donc ces caves et accompagnez-moi dans mon laboratoire principal. Tout d’abord, je dois vous bâillonner et vous cacher les yeux. Vous devez ignorer où nous nous rendons.
D’une main experte, le comte fit comme il l’avait dit puis entraîna le retraité jusqu’à un fiacre anonyme.
Peu après le départ du Maudit, Absinthe, remontée au rez-de-chaussée, introduisit dans le cabaret son amie égyptienne, Maritza, célèbre diseuse de bonne aventure des bas-fonds.

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Galeazzo avait conduit l’ancien fonctionnaire dans son laboratoire parisien dissimulé à proximité des arènes de Lutèce mais aussi du Jardin des Plantes. Les souterrains inextricables communiquaient avec les égouts dans un lacis qui se prolongeait sur des kilomètres. Ils menaient également à la demeure officielle du comte de Castel Tedesco, c’est-à-dire rue de Valois.
Beauséjour, toujours partagé par la peur et la fascination, découvrait peu à peu les étranges appareillages électriques qui se dressaient dans les salles secrètes. Les engins ressemblaient à des décors tirés des films d’horreur américains des années 1930 comme Le Docteur X, La Fiancée de Frankenstein ou encore Le Mort qui marche. 
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S’alignaient à profusion des tubes de krypton, longilignes et verticaux, des lampes de néon, des condensateurs munis d’énormes leviers et manettes tandis que des bobines de fils de cuivre couraient le long de grandes boites en acier, alors que des éléments Bunsen et Ruhmkorff étaient identifiables. Tout cela se présentait dans une atmosphère surchauffée, empuantie par l’ozone, sous une lumière verdâtre oscillant vers le bleu, auréolant tous les objets mystérieux d’un éclat surnaturel.
Baignant dans un sentiment de complète extase, le maître de céans vantait ses nouveaux projets sur un ton d’emphase aux accents sonores.
- Beau-père, personne en ce bas monde ne m’a jamais compris! Ce n’est pas le pouvoir que je recherche depuis tant d’années comme le croit le commun des mortels mais le bonheur de l’humanité. Oui, j’ose le répéter, le bonheur de l’humanité! Ah! Convenez donc avec moi que, parfois, vous avez la larme à l’œil devant la vaine agitation de ces poupées d’argile, coincées entre deux non-existences, courant à leur mort en aveugle, ignorant le pourquoi d’une vie si brève! Ces malheureux doivent s’accommoder durant leur courte existence d’émotions inutiles, gênantes et paralysantes, avec, toujours en point de mire, le sort inéluctable qui les attend: leur fin, du moins l’anéantissement de leur conscience. Quel gâchis!
- Mais comte, c’est là le lot commun à tous les hommes. Ainsi l’a voulu Dieu.
- Ah! Laissez donc tomber la religion. Moi, Galeazzo di Fabbrini me suis élevé contre cette absurdité, moi, tout homme que je suis, ai décidé de mettre un terme à cette souffrance. Je veux être et pour toujours, le bienfaiteur de l’humanité tout entière. Oui, je le veux et je le puis grâce à la science multimillénaire d’une contrée ignorée de l’Occident et où, cependant, je me suis rendu.
- Expliquez-vous, comte…
- Beau-père, ne saisissez-vous pas le véritable but de toute ma vie? Je veux créer un homme sans émotion, un homme obéissant sans état d’âme à ceux qui sont aptes à commander, vivant dans cet univers sans se poser de questions existentielles. Une humanité supérieure en vérité… telle que je l’entends du moins, une armée composée de ces nouveaux humains dociles qui mettra fin à toutes les guerres. Oui, plus de conflit, à jamais. La paix éternelle dans l’Eden retrouvé. Un nouveau premier matin du monde, une renaissance, une aube neuve et fraîche…
Au fur et à mesure que le Maudit se laissait aller, ses yeux pétillaient et brillaient d’un éclat anormal, s’enivrant de ses propos, se coupant de la réalité et de la raison.
Or, Saturnin de Beauséjour, par ses questions, ramena l’Italien au présent ordinaire.
- Monseigneur, pardonnez-moi mais… comment avez-vous réchappé à la machine de Marly? Comment êtes-vous encore en vie? Tous, nous vous supposions noyé ou pis, broyé.
- Ah! Beau-père, quelle naïveté! Mais… j’ai fait semblant, tout simplement. Celui que j’appelais mon fils, celui à qui j’avais donné toute l’affection dont j’étais capable, était si troublé qu’il n’a pas pris le temps de vérifier si j’étais bel et bien mort. La nuit venue, oui, vous entendez bien, car ce fils ingrat avait abandonné ma dépouille aux prédateurs, ayant repris conscience malgré mes cruelles blessures, je regagnais la berge et parvenais tant bien que mal à rejoindre Versailles après une marche des plus éprouvantes. Quelques jours plus tard, à peine rétabli, je m’embarquais comme simple matelot à bord d’un steamer. Frédéric avait omis de me fouiller et ignorait donc que j’avais toujours en ma possession les carnets secrets dans lesquels je notais les possibles et intéressantes affaires futures. Danikine faisait déjà partie de mes objectifs.
- Ensuite?
- Ensuite, il m’a été facile de me remettre à flots. En effet, je dispose de nombreux pieds à terre dans plusieurs villes du monde. J’ai toujours été prévoyant et su anticiper. Avec une nouvelle équipe, recrutée depuis les lointaines frontières de la Chine jusqu’aux Montagnes Rocheuses sur le continent nord-américain, j’ai mis un corps au projet de Danikine et ai repris les recherches de l’imposteur russe pour les mener à leur terme. Bien évidemment, moi, Galeazzo, j’ai réussi. Oui, beau-père, j’ai réussi! Je suis désormais le nouveau Prométhée de l’humanité. Mais je ne finirai pas comme lui. Non, bien au contraire! Maintenant, l’énergie illimitée est à ma portée. Je l’ai domptée après d’innombrables nuits de veille, je l’ai enchaînée. Le cœur de la matière, le feu éternel… dès aujourd’hui, si je le désire, je puis faire exploser le système solaire en sa totalité, ou encore, me mouvoir dans les étoiles, dans les esprits et dans le temps. Ressusciter les morts! Quel prodige fabuleux! La mort vaincue pour toujours! L’homme éternel! C’est moi qui ai réussi cela, ce prodige! Moi, le Maudit! Quelle revanche sans pareil sur le sort! Les humains, ces vers de terre, m’élèveront assurément une statue pour ce don que je leur octroie. Sur son socle sera gravé: Au comte Galeazzo di Fabbrini, l’humanité reconnaissante.
- Monseigneur, c’est merveilleux! Magnifique! Quel grand cœur vous avez. Pardonnez-moi mais je vous avais méjugé.
S’inclinant de bonne grâce devant l’éloge, le comte reprit, le cœur serein, la visite de son laboratoire. Beauséjour, sur ses talons, devenu aussi docile qu’un chien fidèle, subjugué, toute raison anéantie, put encore s’extasier longuement.
S’attardant devant une alcôve contenant une imposante et remarquable collection de momies d’écorchés d’animaux mais aussi d’hommes de tous âges et de toutes tailles, le Maudit contempla les essais ratés d’expériences balbutiantes ou encore trop tôt survenues. Mammouths de Sibérie prêts à être ramenés à la vie, du moins en apparence, phacochères pelés, tigres des neiges aux yeux jaunes, hyènes immobilisées en train de dépecer un cadavre, koalas suspendus à une branche, hommes gelés enfermés dans des glacières, embryons formolés et ainsi de suite… 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/49/Koala_climbing_tree.jpg
Les heures s’écoulaient et ni Galeazzo ni Saturnin n’en avaient conscience.

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