samedi 11 avril 2009

Première partie : La clé de cristal 2.2

Dans les quartiers de la famille Wu, une quasi obscurité régnait. On pouvait entendre le doux ronronnement d’Ufo qui, pelotonné en boule sur les pieds d’Irina, dormait d’un sommeil paisible. Sans doute rêvait-il qu’il chassait quelque mulot ou quelque souris. La jeune femme, blottie contre Daniel, respirait régulièrement, proche de la phase paradoxale du sommeil.
Dans la pièce adjacente, celle des enfants, Marie s’agitait dans son lit et gémissait, soumise à un de ces cauchemars perturbants. Soudain, ses cris se firent plus forts et on put distinguer clairement les mots qu’elle disait.

« Non! Je ne veux pas! Tu es une méchante sorcière! Mathieu, pourquoi veux-tu me l’enlever? »

La fillette se redressa brutalement et ouvrit les yeux. Effrayée, elle pleura, perturbée et désorientée, réveillant ainsi son frère qui dormait dans son lit en face du sien. Le premier mouvement du garçonnet fut de se retourner, la mine boudeuse. Mais Mathieu comprit vite que sa sœur avait besoin d’être réconfortée. Il allait pour se lever lorsqu’une lumière tamisée éclaira la chambre. Mathieu reconnut son père qui alla tout droit au lit de Marie.
Daniel prit sa fille dans ses bras et la laissa sangloter sur son épaule. Sentant qu’elle se calmait peu à peu, il lui murmura:

- Là, fifille. Ce n’est rien. Le mauvais rêve est parti.
-La méchante femme. Elle emmenait Mathieu avec elle, loin, très loin… Et je ne pouvais pas l’empêcher.
-Mairie, ce n’était qu’un cauchemar. Tu vois bien que Mathieu est ici, près de toi. Tes cris l’ont réveillé.
-Mais ça avait l’air réel, papa.
-Mon bébé, les songes ne sont que des chimères, des images fausses. Tu as dû lire une histoire qui t’a fait peur ou alors trop joué.
-Non!
-Bon, entendu, Marie. Décris-moi ce que tu as vu dans ton rêve.
-Je ne peux pas? C’était comme si je regardais d’en bas, de très loin. Et les lumières étaient bizarres. Tout allait si vite. Je ne pouvais pas bouger. Tu n’étais pas là et maman non plus!
Comprenant que Marie était incapable de raconter plus clairement son rêve, Daniel la berça tendrement jusqu’à ce que la fillette se rendormît. Enfin, voyant celle-ci fermer les yeux et s’amollir sur son bras, il la recoucha, la bordant avec amour.

- Papa, demanda Mathieu, tu me donnes un baiser?
-Oui, mon grand.
La chose faite, Daniel retourna auprès d’Irina.
- Elle s’est rendormie. Je pense que le reste de la nuit sera calme, fit-il en se rallongeant.
- Elle n’a pas de fièvre au moins?
-Non, elle a fait un simple cauchemar, c’est tout.
-Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes. Tu as pu savoir ce qu’elle a rêvé?
-Pas exactement. Les images de son cerveau étaient confuses et brouillées. En tout cas, il y avait bien une femme dans son cauchemar. Mais je n’ai fait qu’entrevoir une silhouette vague, celle d’une sorte d’amazone aux longs cheveux, vêtue d’une tenue de combat quelque peu anachronique.
- Demain, je tâcherai d’en savoir plus. Heureusement que nous ne prenons pas notre service en même temps.
-Ne la brusque pas. Tu sais que Marie est plutôt craintive et sensible.
-Comme toutes les fillettes de son âge.

Après quelques secondes, Irina reprit.
- Je vais essayer de me rendormir. Il n’est qu’un peu plus de deux heures du matin. Tu devrais m’imiter. Tu n’as guère dormi ces dernières nuits.
-Oui, tu as raison.

Se rendant à l’avis de sa tendre épouse, Daniel ferma les yeux, ordonnant mentalement à l’ordinateur d’éteindre la lumière. L’obscurité revint instantanément. Quelques minutes plus tard, tous dormaient dans les quartiers du commandant Wu. Seul, Ufo ne s’était pas réveillé. Le chat avait poursuivi son embuscade onirique qui s’était soldée par la capture d’un joli souriceau gris.

********************

Tôt ce matin-là, Uruhu se rendit au niveau trois jusqu’à la bibliothèque du vaisseau. Le Néandertalien pénétra dans la salle avec circonspection, regardant de tous côtés. Il désirait être seul. Les cellules individuelles qui permettaient d’avoir accès aux informations demandées tri dimensionnellement étaient désertes.
Satisfait, Uruhu s’installa dans l’une d’entre elles et, activant l’IA, l’interrogea oralement de sa voix grave et hésitante.

« Je désirerai visionner l’arbre phylogénique des primates de la planète Terre depuis les origines, s’il vous plaît. »

Après un quart de seconde, la voix artificielle répondit.

- Ne pouvez-vous préciser davantage?
-Non, IA. Ce n’est pas ma spécialité. Je suis désolé.
-Compris, lieutenant Uruhu. Recherches en cours. Visualisation dans cinq secondes.

Uruhu n’eut pas le temps de s’émerveiller sur la rapidité de l’IA. Il fut entouré de buissons virtuels ou, mieux, de tunnels et de boyaux entremêlés, divergents, perpendiculaires ou parallèles dans ce qui lui paraissait être un dédale embrouillé, au parcours inextricable. Le chef pilote en venait à oublier qu’en réalité il était assis dans un fauteuil muni de senseurs palpeurs qui n’attendaient que ses ordres pour répondre à sa moindre sollicitation.
En fait, Uruhu se retrouvait plongé dans les embranchements de l’évolution de tous les primates de la Terre depuis l’ère tertiaire.

Ainsi, apparurent successivement, mais à une rapidité si grande, que la matérialisation semblait simultanée, se modifiant par une sorte de morphing hallucinant, au gré des données, des singes de toutes les espèces ou sous-espèces ayant vécu sur les continents terrestres aux temps préhistoriques. En coin, discrètement, un curseur temporel faisait défiler les dates repères au mois près. Mais ce n’était pas tout.

Les informations utiles se multipliaient, se croisaient, portant sur le climat, la géologie, la paléontologie, la dendrochronologie, la composition de l’air à la partie d’oxygène précise, la distance stellaire, la faune, la flore, et bien d’autres données encore. De plus, l’IA, d’un ton monotone et sur un rythme régulier, afin que le consultant ne se perde pas, égrenait les périodes et les sous-espèces; cela n’empêcha pas le K’Tou de se sentir dépassé.
« Mésozoïque, crétacé maastrichtien, cénozoïque, tertiaire, paléocène, éocène, Purgatorius Unio,
http://planete.simiesque.free.fr/planeteSimiesque/primates/photos/purgatoriusUnio.gif
Plesiadapis,
http://0.tqn.com/d/dinosaurs/1/0/e/K/-/-/plesiadapisAK.jpg
Adapis,
http://gnsi.science-art.com/2004VA/images/presentations/PaleoTalk-image.jpg
Biretia, Apidium,
http://www.pts.org.tw/~web02/beasts/factfiles/primary_ff_displays/apidium_1.jpg
Aegyptopithecus Zeuxis,
http://www.pbs.org/wgbh/nova/sciencenow/0303/images/02-mya-06.jpg
Rangwapithecus,
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/3f/ProconsulZICA.png/800px-ProconsulZICA.png
Dryopithecus,
http://www.avph.com.br/jpg/dryopithecus.jpg
Oreopithecus banbolii…
http://www.nmb.bs.ch/oreopithecus.jpg

-S’il vous plaît, IA, ralentissez, murmura le K’Tou poliment. Je ne suis pas le commandant Wu.
-Excusez-moi, lieutenant.
-Je suis plus lent qu’un Niek’Tou. J’ai raté deux bifurcations. Retournez en arrière.
-Bien lieutenant.
Quelques instants plus tard, l’IA alerta le Néandertalien.
- Attention, erreur. Bifurcation des platyrhiniens du Nouveau Monde.
http://planete.simiesque.free.fr/planeteSimiesque/simiens/classification/tetes/pla_hapalide_saguinus/hap_saguinus_bicolor.gif
-Correction effectuée.

Quelques minutes s’écoulèrent encore. Uruhu commit une nouvelle erreur en allant trop loin dans l’arbre de l’évolution en direction de l’humanité. Face au spectacle extraordinaire d’un singe se métamorphosant anatomiquement à chaque seconde qui passait tandis que l’IA poursuivait, insensible….

« Proconsul,
http://www.mc.maricopa.edu/dept/d10/asb/origins/primates/proconsul.jpeg
Kenyapithecus, Morotopithecus, Pierolapithecus,
http://blogs.discovermagazine.com/loom/files/prevsite/pierolapithecus.gif
Turkanapithecus… »

…fasciné, le K’Tou marqua une pause grâce au senseur palpeur. Devant lui, se dressait la reproduction exacte d’un pré Australopithèque, un ancêtre commun aux chimpanzés, aux Bonobos, aux gorilles et aux hominiens. Uruhu s’exclama, troublé.
« Pi’Ou, le dieu des origines! Celui qui apprit aux K’Tous à se redresser, à marcher debout, à sortir des ténèbres de l’inconscience et à devenir des hommes.
-Voulez-vous passer à Toumaï, Orrorin, à Ardipithecus et poursuivre au-delà?
-Non, c’est inutile, IA, merci. Tout compte fait, ce Pi’Ou ressemble fort peu à celui que j’ai vu en rêve, il y a quelques jours. Il n’a pas l’aspect des grands singes roux qui dirigeaient le vaisseau. Je me suis sans doute trompé de bifurcation.
-Vous faites allusion à l’Asie, répliqua l’IA, à la séparation du rameau des ancêtres de l’orang- outan.
-Peut-être. Montrez-moi.

L’IA s’exécuta, mais la représentation se figea instantanément, signe évident qu’un autre officier pénétrait dans la cellule holographique. Il s’agissait du lieutenant Johnson.

- Pardonnez-moi, lieutenant Uruhu, s’excusa la jeune femme d’une voix chantante, mais je voulais consulter les mêmes banques de données que vous. Peut-être, pourrions-nous le faire de concert ?

Timidement, le K’Tou répondit.

- Volontiers.

Uruhu se sentait toujours gêné lorsqu’il était en présence d’un Homo Sapiens. Sans façon, ignorant les signes de contrariété du chef pilote, Paméla s’assit sur un des accoudoirs du fauteuil.
- Comme vous pouvez le constater, lieutenant, fit le Néandertalien, j’étais en train de chercher les ancêtres des grands singes roux orang-outan. Pour le moment, avec peu de succès, je le reconnais. Je crois m’être égaré.

-En effet, vous avez visiblement besoin d’un coup de pouce. IA, ordonna la jeune femme, revenez à Proconsul et empruntez l’embranchement de Sivapithecus. Évitez celui des Pliopithecus.
-Enregistré.

A une vitesse vertigineuse, le fauteuil du K’Tou parut basculer dans le boyau virtuel, provoquant un début de nausée chez Uruhu, à cause des trop brutaux changements de direction. Pamela, quant à elle, ne semblait pas incommodée.
Enfin, l’IA égrena les nouvelles données et configurations tandis que le Sivapithecus apparaissait.
http://www.bertsgeschiedenissite.nl/geschiedenis%20aarde/ramapithecus3.jpg
Sautant le stade du Ramapithèque, le singe holographique augmenta en taille et revêtit les caractères spécifiques d’un gigantopithèque. Le K’Tou, satisfait, s’écria.
http://pythacli.chez-alice.fr/recent25/Gigantopithecus.jpg
« Arrêtez, IA, c’est presque cela. »

L’IA obéit au millième de seconde.

- Pourquoi voulez-vous visionner Gigantopithecus Blacki? Sur terre, cette espèce a disparu il y a environ huit cent mille ans.
-C’est parce que, dans un rêve, j’ai vu des êtres ressemblant à Gigantopithèque- Uruhu buta sur le mot. Lui et les siens s’étaient emparés du Langevin. Ils régnaient sans partage dans la galaxie. Mais la position des étoiles dans le ciel ne correspondait plus. Je ne comprends pas pourquoi. Après tout, je ne suis qu’un K’Tou.
-Ne vous sous-estimez pas lieutenant. Les K’Tous sont réputés pour leurs dons médiumniques.
-Cette faculté, je la possède comme tous mes semblables. A propos, je me demande si je ne vous ai pas déjà vue… Il y a longtemps. Lorsque j’étais encore parmi les miens.
-Réfléchissez, lieutenant, c’est impossible! Vous venez tout droit du paléolithique. Je n’ai jamais voyagé dans le passé, moi.
-A bord, cela nous arrive souvent. Régulièrement, le commandant effectue des sauts quantiques et se rend dans le passé de la Terre.
-Avec autorisation, j’espère ?
-Avec l’aval du grand manitou, l’Amiral Venge en personne.
-Et pourquoi ces sauts ?
-Le commandant ne nous fait aucune confidence. Mais j’ai cru comprendre qu’il recherchait des fossiles de grands singes ou ceux des ancêtres des Niek’Tous.

Pamela, en soupirant, laissa échapper cette réflexion qu’Uruhu ne comprit pas.

« Le commandant Wu serait-il sur la même piste que moi? Pourquoi la famille des anthropoïdes d’Asie dans cette histoire-ci s’est-elle terminée dans une impasse? »


*********************

Une autre journée avait passé. Tout dormait à bord du Langevin sauf les officiers qui assuraient
le quart de nuit. Il était près de deux heures du matin. Pourtant, alors que « La taverne du Maltais » avait fermé à minuit, dans les réserves, le Castorii Kilius s’affairait. Le tenancier avait pris soin de saboter les caméras de surveillance du bar. Elles diffusaient donc un enregistrement remontant à quelques jours.
Kilius contrôlait des conteneurs renfermant des flacons de whisky irlandais garantis de dix ans d’âge. C’était là une marchandise prohibée, mais le barman avait l’habitude de frauder. Il n’avait encore jamais été pris.

« Non, ce n’est pas la bonne caisse, disait-il pour lui-même. Où ai-je donc mis celle contenant la vodka? Serait-ce celle où est inscrit « jus d’ananas » ? Fichue mémoire ! Regardons. »
Le Castorii ouvrit la caisse pour constater qu’elle renfermait une centaine de bouteilles de vodka.
« Ah! Parfait. Maintenant, il me reste à trouver les œufs de Kaaks. Ils sont forcément dans le conteneur du fond, là, à droite. »

Pour vérifier ses dires, Kilius dut pousser quatre caisses.

« Bizarre comme cette caisse du dessous est lourde! Elle frôle la demie tonne. Comme si elle renfermait du plomb fondu. Et les parois sont chaudes. Quel est donc ce trafic? »
Avec précaution, le Castorii brancha un digicode sur la serrure électronique et y entra un code connu de lui seul. Aussitôt, les battants du conteneur s’ouvrirent.
« Que je suis sot! Fréquenter les Kronkos me ramollit le cerveau! C’est ma lave en fusion. Pourtant, il y a un détail qui cloche. Elle ne dégage aucune vapeur sulfurée. »
Voulant comprendre de quoi il retournait, Kilius protégea alors ses mains à l’aide de gants isothermes spéciaux appartenant à des tenues de protection de niveau 12, puis les plongea dans ce qu’il croyait être de la roche magmatique. Stupeur! Un phénomène inattendu se produisit alors. L’illusion s’estompa pour révéler quelque chose qui n’avait pas sa place dans les réserves de la taverne et même à bord d’un vaisseau de l’Alliance!
Kilius, envahi par une sueur glacée, se mit à reculer, contrôlant mal le sentiment de peur panique qui le gagnait. Il se heurta brutalement à un membre de l’équipage qui, dissimulé derrière des conteneurs, l’espionnait depuis déjà un long moment.
« Je ne m’attendais pas à vous trouver ici! S’exclama le Castorii naïvement. Ainsi, c’est vous le responsable de ce transport pour le moins surprenant. »

Kilius n’eut pas le loisir de poursuivre. Sur son visage s’inscrivirent une terreur et une souffrance indescriptibles. En mourant, ses yeux reflétèrent une silhouette déformée qui n’avait rien d’humain ou de dinosaure.