jeudi 28 janvier 2016

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 19.



Chapitre 19

À la suite de cette folle journée, Daniel fut sévèrement rappelé à l’ordre par Lorenza qui reprocha au daryl androïde de trop céder aux caprices de sa fille car il ne savait pas lui dire non.
- Enfin, Daniel, commença la jeune femme, laissons de côté nos grades respectifs et parlons sérieusement. Il faut que vous compreniez qu’un enfant ne s’élève pas ainsi. Cela se dresse, comme un jeune animal. Mes paroles peuvent vous choquer, j’en ai pleinement conscience. Mais réfléchissez. Si, chaque fois que Violetta vous demande quelque chose, vous obtempérez aussitôt, ma fille va supposer que cela est tout à fait normal. Alors, elle va croire qu’il suffit de demander pour tout obtenir. Elle pensera qu’il en sera toujours ainsi, que tout lui est dû, que tout est facile et que tous les adultes sont à ses ordres.
- Lorenza, je vous assure que je ne cherchais qu’à lui faire plaisir; je n’aime pas voir un enfant pleurer.
- Justement. Il faut qu’elle apprenne que la vie n’est pas un conte de fée, loin de là. Ne m’objectez pas non plus son jeune âge. Mieux que quiconque vous savez où peuvent mener des parents irresponsables, se dédouanant en cédant aux quatre volontés de leur progéniture. Ainsi, les enfants deviennent des tyrans et les géniteurs des victimes.
- Vous êtes sévère.
- Vous m’y obligez. Ma fille n’a plus de père et cette idée vous est intolérable. Comme vous êtes hypersensible, vous souffrez lorsque Violetta vous regarde de ses grands yeux innocents, prenant sa jolie moue boudeuse. Quelque part, au fond de vous-même, vous vous reprochez de ne pas encore avoir pu lui rendre son père, vous culpabilisez et vous… craquez.
- Je l’avoue. Mais Violetta souffre particulièrement de l’absence de Benjamin.
- Bien entendu. Cela est parfaitement naturel. Cependant, croyez-vous donc le remplacer en agissant comme vous le faites?
- Lorenza, loin de moi cette idée!
- Je connais vos espérances, je sais que vous espérez fonder une famille avec Irina, assumer des responsabilités courantes, des plus banales. Si nous réussissons, je pense certainement que tous deux formerez un beau couple. Mais, bon sang! Il vous faudra devenir plus adulte.
- Hélas! J’ignore si j’en suis capable.
- Il le faudra Daniel. C’est une nécessité. Vous avez beaucoup progressé depuis deux ans.
- Ah? Merci…
- De rien. Je suis sincère. Quant à ma fille, je n’ai pas besoin de lire dans ses pensées pour dévoiler ses petites ruses. Violetta est une comédienne née. 
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- Sans aucun doute.
- Pensez que, lorsque nous aurons regagné notre monde, ma fille ne pourra s’empêcher d’établir la comparaison entre vous et Benjamin. Non sans déchirements, elle vous préfèrera à lui car mon mari, pragmatique, ne satisfera jamais ses caprices.
- Je comprends. Je tâcherais de faire preuve de davantage de maturité et de montrer plus sévère. Non sans réticences…
- Je saisis. Vous avez trop en mémoire l’indifférence affective de votre père…
- Oui, certes…
- Mais, surtout, la cruauté de Catherine…
- Hum… soupira Daniel Lin.
Les jours et les mois qui suivirent cette conversation, Daniel changea progressivement d’attitude vis-à-vis de Violetta. Il osa lui dire non et lui refuser des jouets et des sorties en lui en expliquant les raisons. Bientôt, la fillette comprit que, bien souvent, un sourire ou une bise serait sa seule récompense. Peu à peu, elle s’y habitua, grandissant elle aussi, non sans obtenir parfois davantage de son oncle. Mais cela restait aléatoire et ne dépassait jamais le domaine du raisonnable. Le capitaine Wu mûrissait devenant plus humain et moins prodigue.

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Février 1968, Detroit, Etats-Unis. 
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La mise au point du matérialisateur avait énormément progressé. C’était pour cela que Fermat et ses subordonnés avaient rejoint les Etats-Unis. Maintenant, ils avaient comme objectif de construire et d’expérimenter une maquette au ½. Le gigantisme américain servait les buts du commandant et de son équipe. Grâce au duc von Hauerstadt, ils récupérèrent les locaux ayant appartenu à l’avionneur Otto von Möll. Il s’agissait de bâtiments industriels ayant abrité les chaînes de montage de petits avions de tourisme.
Désormais, cinq cents ingénieurs, techniciens et chercheurs, pas les mêmes que ceux de Seine-et-Marne, hormis un noyau dur incontournable, travaillaient jour et nuit sur le transmetteur téléporteur spatio-temporel.
Les performances théoriques de l’appareil à l’échelle ½ s’avéraient remarquables: faculté de téléportation de groupes pouvant aller jusqu’à une trentaine d’individus, pris sur une distance de cinquante années lumière, capturés dans le passé le plus reculé comme dans le futur des plus inconcevables aux yeux d’humains lambda.
Pourtant, la maquette se montrait encore insuffisante pour capter toute une armée de Haäns et d’Odaraïens en train de combattre tout simplement parce que leurs systèmes solaires respectifs se situaient entre deux cents et quatre cents années lumière de la Terre.
Toutefois, le potentiel actuel du transmetteur permettait de projeter les individus à 4,2 années lumière de la source du récepteur, soit la distance Sol- Proxima du Centaure. Or, cette performance-là était inutile à l’échelle terrestre puisque l’équipe du commandant Fermat n’avait besoin, tout au plus, que d’une capacité de cinq mille kilomètres pour envoyer sur les cibles désignées, toute une horde de guerriers connus comme les plus barbares et les plus sanguinaires de la Galaxie.
En l’occurrence, l’objectif réel était une téléportation à partir de l’émission du transmetteur définitif construit sur l’île caraïbéenne de Los Santos, où von Hauerstadt possédait un bungalow, île distante de Sovadia Island  de soixante-cinq kilomètres à vol d’oiseau. Pour mémoire, c’était là en effet que devait se tenir la première conférence internationale des ultralibéraux en avril 1970.
Monter et exécuter un tel cyber attentat destiné à décapiter définitivement, en une seule fois, la future pensée unique, avant qu’elle ait eu le temps de commettre ses ravages sur les personnes et sur l’écosystème de la Terre, ne semblait pas relever de la quadrature du cercle pour Fermat et ses amis.
Franz se montrait aussi déterminé que le commandant français. Le germano-américain s’était juré de réparer les erreurs de sa jeunesse quoi qu’il lui en coûtât. Il apportait également son soutien à cette entreprise folle pour d’autres raisons. Axel Sovad, dans son souci d’éliminer l’humanité, avait soutenu les différents totalitarismes dans la première moitié du XX e siècle. Or, cela faisait horreur à Franz.

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Les derniers essais de la maquette au ¼ du matérialisateur temporel avaient vu se réassembler, sous la tonnelle du parc de la propriété de Seine-et-Marne, Raoul d’Arminville adolescent, enquêtant sur l’étrange disparition de Louis-Aimé Augustin-Leprince et sur le vol tout autant mystérieux de l’autel de la Vierge d’Eu. Le jeune homme ne résoudrait qu’avec difficultés cette énigme, grâce au concours de certains tempsnautes bien connus de nous, et ce, dans quelques mois.
Puis, ce furent le tour de Frédéric Tellier, Louise de Frontignac, alias Brelan d’as, et de Saturnin de Beauséjour, tous trois encore sous le choc de la fin pitoyable du comte Galeazzo di Fabbrini. Les capacités prodigieuses de l’appareil s’étaient accrues puisque nos trois personnages restèrent présents durant une heure environ et devisèrent de choses et d’autres avec Fermat et moi-même, votre conteur, élucidant ainsi les ultimes questions quant aux raisons exactes de l’échec de Sarton, un échec qui allait être réparé, non sans mal.
- Ainsi, cet Homunculus a pu régresser dans le temps grâce à Sarton, qui, avant de disparaître, était parvenu à matérialiser la seule chose capable d’annihiler la créature du comte Galeazzo, déclara Fermat à un moment donné. Mais, où celle-ci sévit-elle maintenant? 
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- Je l’ignore, répondit Tellier. La question n’est pas là, poursuivit l’Artiste. Comment le comte a-t-il pu se rendre maître de ce savoir? Ne venez-vous pas de dire que Sarton ne disposait pas d’une telle technologie? Jusqu’ici, j’avais cru que l’Homunculus n’avait vu le jour que parce que ledit Sermonov avait apporté son aide à Galeazzo.
- Les écrits de Danikine, voyons! Fit André.
- Tout de même…
- Ces textes ne retranscrivaient-ils pas, en langage clair et non ésotérique, les formules des lamas tibétains? Ces derniers ont eu accès à une telle connaissance par la transe et la méditation… cette voie a été bien trop négligée par l’Occident.
- Hum… Mais je reste songeur, répliqua Frédéric.
«  Avec raison, pensais-je intérieurement », se dit Daniel.
Celui-ci ne pouvait avouer au trio que les écrits originaux étaient dus à la plume d’un agent temporel, un Homo Spiritus…
- Néanmoins, soupira Louise, la disparition des feuillets dans un gouffre me rassure.
- Oh! Un bien pour vous mais un mal pour nous, se permit de lancer le capitaine Wu.
- Pas si sûr! Rétorqua la jeune femme.
- Oui, en effet, opina le Danseur de cordes. Vous venez d’un avenir lointain pour nous. Un avenir que les travaux de Danikine ont permis. Or, il ressort de tous vos propos que jamais votre monde n’a eu connaissance de l’intégralité de ces écrits. Si vous réussissez à réparer cette perte, il vous faudra accepter de n’en ressusciter que la partie la moins néfaste…
- Je comprends, murmura le daryl androïde.
- Vous nous avez amenés parmi vous. Alors, pourquoi ne pas récupérer de la même façon le coffret puisque, désormais, grâce à notre témoignage, vous pouvez le situer précisément?
- Notre matérialisateur, objecta Daniel Lin, est conçu pour se focaliser sur le vivant.
- Mais… s’exclama soudainement Beauséjour, il existe une autre solution! Je me demande pourquoi vous n’y songez pas…
- Enoncez-la, Saturnin, l’encouragea Brelan.
- C’est pourtant simple. Vous n’avez qu’à emprisonner le comte dans votre appareil et ce, juste à l’instant de sa chute vertigineuse… ainsi, vous aurez les feuillets recherchés.
- Fort bien imaginé, monsieur de Beauséjour! Railla André. Mais que ferons-nous du Maudit une fois capturé?
- Manœuvre délicate, compléta le daryl androïde que nous avons étudiée. Elle nécessiterait de notre part un minutage des plus précis, allant jusqu’à l’attoseconde. Écoutez. Premièrement, il faudrait récupérer le précieux coffret sans laisser au comte le temps d’agir, ou plutôt de réagir, et, deuxièmement, le renvoyer, quasi simultanément, à son point de départ. Troisièmement: que deviendrait le coffret avec son contenu? Admettons que nous le gardions. Cela mettrait en route une deuxième harmonique temporelle.
- Oui, et?
- Elle nous plongerait dans un paradoxe.
- Pourquoi? Interrogea Frédéric.
- Mes contemporains n’ont jamais eu vent des écrits de Danikine. Alors, peut-être devrions-nous capter l’Hellados afin de lui remettre lesdits feuillets.
- Pas mal, jeta l’Artiste.
- Ensuite, Sarton aviserait et, retournant dans les années 1926-1927, aiderait Einstein. Puis, son travail n’étant pas achevé, il se rendrait en Chine et verrait Sun Wu…
- Solution séduisante. Mais nous avons dû la rejeter.
- Tout à fait, commandant, compléta le capitaine.
- Pourquoi? Lança innocemment Beauséjour.
- Parce que, tout simplement, tout contact avec ce coffret nous est interdit.
- Comment cela?
- Frédéric, le commandant Fermat, le docteur di Fabbrini, sa fille et moi-même nous nous effacerions au sein d’un continuum espace-temps malmené.
- Euh…
- Nous serions remplacés par nos doubles, compléta André…
- Tout à fait… Ils ne seraient pas tout à fait semblables à nous… mais je poursuis. La meilleure solution consisterait à capter à la fois Sarton et Galeazzo alors que le coffret se trouvait encore à proximité.
- Bien! S’écria joyeusement Saturnin.
- Or, il y a un os à une solution aussi tentante.
- Lequel? Demanda Louise.
- L’Homunculus et le cube de Moebius déclencheraient des interférences mortelles engendrant un choc en retour qui détruirait le tissu même de l’Univers, en l’occurrence les super cordes..
- Exactement. C’est pourquoi nous avions opté pour la mise en chantier d’un translateur un peu particulier.
- Hum…
- Mais cette possibilité a été rejetée par le capitaine, reprit André.
- Oui, en effet.
- J’avais envisagé de me rendre en 1867 et de m’emparer des feuillets, déclara Franz froidement…
- Votre action, cher ami, fit Daniel lentement, aurait abouti à déclencher un autre temps alternatif, pas tout à fait identique à celui dans lequel le translateur fonctionne dès les années 1950... Nous savons pertinemment où ce temps-ci mène. À l’explosion finale de 2045.
- Une impasse, souffla laconiquement le duc.
- Nous sommes donc contraints à revenir à notre précédente solution, conclut prosaïquement Fermat.
- C’est là votre problème, termina Tellier.
- Aujourd’hui, je comprends pourquoi Sarton a hésité, jeta Daniel Lin tout de go.
- Oui?
- Frédéric, il vous a choisi au lieu d’opter pour le coffret.
- Lui en tenez-vous rigueur?
- Absolument pas. Dans les mêmes circonstances, j’aurais agi comme lui. Rien n’est encore joué fondamentalement.
- Dieu nous a laissé une chance, hasarda Brelan.
- Oh! À condition que les dés ne soient pas pipés.
- Espérons, reprit Louise de Frontignac.
- Je ne crois pas en Dieu ni au hasard d’ailleurs, siffla Fermat.
Quelques minutes plus tard, le trio repartit.
Nos rescapés du futur étaient plus déterminés que jamais à voir leur entreprise aboutir. C’est pourquoi ils firent venir le double du duc von Hauerstadt, pris en 1959, accompagné de Stephen Möll originaire lui de 1995, mais également de Michaël. Celui-ci se laissa de bonne grâce capturer par le matérialisateur temporel.
Fermat attendait des éclaircissements précieux quant aux chances de succès de nos tempsnautes malgré eux. Il voulait aussi avoir la certitude que tous les Univers s’imbriquaient bien les uns dans les autres.
Toutefois, André s’enquit tout d’abord de savoir si l’agent MX n’avait pas interféré avec leur essai.
- Tant que j’ai forme humaine, je ne puis agir que dans un univers à la fois, celui qui m’a été imparti par les Douze Sages, répondit aimablement Michaël.
L’Homo Spiritus mentait-il? Impossible de le savoir, même pour le daryl androïde. Daniel ne pouvait lire dans son esprit.
- Je vois… alors… ce n’est pas vous qui nous avez porté secours… dans cette hypothèse, détectez-vous un de vos semblables dans les environs?
- Oh! Cela dépend… s’il s’agit d’un agent antérieur, certainement, je suis capable de le localiser et de le sentir… mais s’il est postérieur, et donc plus perfectionné que moi, non…
- Euh… Votre réponse est digne d’un Normand, constata le duc de 1968. Je remarque également que nos questions ne semblent pas le moins du monde vous surprendre.
- Mais pourquoi serai-je étonné? Vous savez, j’ai été confronté à des situations bien plus étranges. Ce qui me préoccupe pour l’heure, c’est ce missile qui doit détruire Seattle. Puis, le fait que vous soyez entrés en contact avec Johann van der Zelden, l’Ennemi. D’où venait-il? Que vous a-t-il dit?
- Rien de significatif. Il s’est baptisé l’Entropie. Puis, il vous a appelé son « jumeau inversé ». Totalement abscons.
- Un mystère qu’il me faudra résoudre.
- Nous avions pour but de capter le banquier Athanocrassos mais en 1943. Mais nous avons hérité dudit Johann.
- L’heure n’est pas venue de régler cette question. Pourquoi nous avoir fait venir? Demanda Stephen.
- Je vais vous répondre, dit Franz d’une voix ferme. Fermat veut changer le cours de notre histoire, pas la vôtre, afin de remettre en place l’année 2505 dans laquelle il vivait avant qu’elle s’efface sous l’action conjuguée des Haäns et de l’être décadimensionnel Penta pi. Comme vous le constatez, nous avons à notre disposition un téléporteur temporel…
- Oui, en effet, répliqua Franz de 1959... Mais vous ne possédez pas un translateur…
- Tout à fait… cette technologie reste à notre portée, renseigna Daniel Lin. J’ai envisagé les schémas théoriques d’un tel engin et ai calculé les équations qui découlent de la mise en fonction de cet appareil…
- Moi de même, fit le Franz de 1968...
- Vous êtes un génie, sourit Michaël, quelque soit l’harmonique.
- Si je me suis refusé à construire le translateur, enchaîna le capitane Wu c’est pour une bonne raison. 
- Laquelle?
- L’utilisation d’un autre translateur ne ferait que compliquer la donne, multiplier à loisir le nombre de temps parallèles.
- Exactement. Est-ce bien éthique d’intervenir de cette façon? Jeta le duc de 1959.
- Comme vous le savez, notre Univers connaîtra encore deux guerres mondiales avant que la Terre explose le 15 avril 2045. Ensuite, elle restera un astre dépourvu de vie jusqu’au réveil des S, soupira Michaël.
- Il n’existe pas de plus grand malheur que celui où l’espèce humaine est rayée de la mémoire de l’Univers, dit Fermat tristement.
- Vu le nombre de potentialités, rien n’est définitf, rassura l’agent temporel.
- Ah! Si jamais la vie devait s’éteindre à jamais au sein du Multivers… je ne sais pas si je le supporterai…
- Capitaine! S’écria Franz.
- Ce n’est rien, Franz… Une seconde de spleen, pas plus… j’ignore d’où m’est venue cette pensée morbide…
- Reprenons, dit André. Ici, si nous laissons les coudées franches à Sovad, l’humanité s’éteindra, asservie et noyée, manipulée génétiquement… Franz et Stephen, admettez-le donc. Nous oeuvrons dans le même but: la préservation des nôtres, quel qu’en soit le prix, y compris, en ce qui me concerne, celui des guerres eugéniques! Je ne m’en cache pas. Pour que mon monde soit, pour que l’humanité ait une chance d’aller jusqu’au bout de ses potentialités, j’ai besoin de tous ces morts… ils sont utiles.
- Ouille! Siffla Stephen entre ses dents.
- Je suis cynique, désespéré… j’en conviens. Je ne sais plus distinguer entre le bien et le mal… mais c’est un luxe qui est hors de ma portée désormais.
- André Fermat… commença Franz, celui de 1959... Je vous comprends… je vous comprends bien mieux que vous pouvez le supposer.
- Vraiment? Alors écoutez ceci. Que m’importe que mes actions aboutissent à rayer de la surface de la Terre dix mille personnes du moment qu’elles sont nuisibles au devenir de l’Univers! Je me dois de sauver plus de cent trente milliards de créatures pensantes. À mes yeux, les ultra capitalistes ne sont que des bourdons indolents et parasites au sein de la ruche. Ils l’empêchent de prospérer er de donner tout son potentiel. Aucun jugement pour ces représentants de la mort lente. Ils ne méritent que l’éradication.
- Si nous ne vivions pas un état de crise similaire, je dirais que vous êtes un fou fanatique, soupira bruyamment Stephen Möll.
- Commandant Fermat, nous sommes semblables, jeta le Franz de 1959.
- Nous approuvez-vous, Michaël? reprit André en fixant durement l’Homo Spiritus.
- Hum… j’avoue être plus que gêné. Je ne sais pourquoi alors que durant mes missions, j’ai trop souvent, à mon goût, agi de la sorte. Au fond de moi, quelque chose me pousse à préserver la vie, sous n’importe quelle forme, aussi bien l’archéobactérie que mon frère, un Homo Spiritus à ma semblance.
- Ah? Mais un tel raisonnement n’est pas soutenable. Il conduit à l’impasse. Pas d’évolution possible du vivant, rétorqua le duc von Hauerstadt de 1968. Faites barrage à l’inévitable évolution des espèces et l’Homme n’apparaît pas!
- J’en suis parfaitement conscient. Cependant…
- Mon ami, souffla Stephen, vous raisonnez encore une fois selon le principe anthropique. L’homme, finalité de l’Univers. Alors que nous ne savons même pas si l’intelligence et la conscience sont bien les buts recherchés par la Vie. Si nous devons n’envisager que la diversité des espèces, alors, il nous faut le reconnaître, l’intelligence est un obstacle puisqu’elle en réduit drastiquement le nombre.
- Bien dit, monsieur Möll, approuva Daniel, bien que je préférais que ce raisonnement soit faux. Seul le hasard nous gouverne, l’entropie, la loi du chaos. Conclusion: nul besoin d’une divinité. Là, en cet instant, je parle en tant qu’homme de science et non en croyant. À cause des extinctions de masse, nous sommes confrontés à une grande loterie. Périodiquement, ces extinctions soumettent la noosphère si chère à Teilhard de Chardin à de nouvelles données. Elles restent imprévisibles et nulle entité n’est en réalité à même de prévoir qui sortira vainqueur de l’épreuve… sur Terre, pour l’heure, c’est l’homme, un primate évolué. Sur Fronkks, ce furent les dinosauroïdes cousins de Chtuh, le pilote du Sakharov. A moins, bien évidemment, que cette entité ne soit que l’aboutissement ultime de toute l’évolution au sein d’un Multivers inappréhendable.
- Oh… mais cette entité, c’est la mort. Elle sait parfaitement qui l’emportera.
- Vous vous montrez d’un pessimisme qui me fait frémir, répliqua le daryl androïde en fronçant les yeux.
- Cela ne plaît visiblement pas à Stephen, s’exclama Franz.
- En effet, mon autre moi-même, fit le duc de 1968.
- Vous voulez savoir ce que j’en pense? Répliqua le chercheur américain des années 1990. Nous perdons notre temps dans des circonvolutions théologiques et philosophiques.
- Préserver la vie, y compris sous l’aspect d’un être aussi malfaisant que le comte Galeazzo di Fabbrini? Après ce que nous a révélé Frédéric Tellier, cela me semble un peu fort, jeta Fermat mécontent. C’est bien la mort de l’Italien qui scella l’échec final de Sarton. Les secrets de Danikine disparurent avec lui.
- Vous souriez, Michaël, constata le capitaine Wu. Pourquoi?
- André, ces écrits ne provenaient-ils pas du Tibet?
- C’est exact.
- Alors, je puis vous dire gentiment que l’un de mes confrères est passé par là. Ne m’en demandez pas davantage. Je n’en sais guère plus. Il n’appartient pas aux protagonistes ici présents de connaître les raisons profondes de mon confrère.
- Résumons-nous, reprit le Franz de 1959. Vous avez donc besoin d’un translateur pour augmenter le pourcentage de succès. Il vous faudrait intervenir en 1867 pour garantir celui-ci.
- Pas d’accord, siffla Daniel Lin. Cela créerait un paradoxe inconcevable que le Multivers rejetterait. Si ce n’était pas le cas, si nous devions conserver notre intégrité, nous aurions alors en mémoire à la fois un futur non advenu, celui de la fonte des calottes polaires et de l’occupation Haän, notre propre histoire qui n’aurait pas vu la disparition de l’année 2505 telle que nous la connaissons, mais également nos actions accomplies en 1990, 1995, sans oublier celles entreprises depuis 1966, sans omettre aussi d’autres temps alternatifs issus des agissements de Sarton. Au moins cinq histoires différentes, dont une seule doit se matérialiser. Halte! Vous parlez d’un imbroglio! Notre santé mentale n’y résisterait pas…
- Les univers étant infinis, l’esprit humain, même amélioré, ne peut tous les conceptualiser et encore moins vivre dans plusieurs pistes temporelles simultanées à la fois. Si, dans vos cerveaux, deux univers bulles cohabitaient, ce serait déjà fort embarrassant, alors, trois, cinq ou dix… la schizophrénie serait votre lot, articula lentement l’agent temporel.
- Tout à fait, répliqua le daryl androïde. Déconnectés de la réalité, de toute réalité, nous nous enfermerions dans nos fantasmes qui ne seraient pas simplement virtuels. Impossible d’en sortir…
- J’ai compris, soupira Fermat. Voilà pourquoi nous ne pouvons intervenir en 1867.
- Je ne puis qu’approuver, opina Franz, celui de 1968. Je n’ai donc comme choix que celui de renoncer à voir un jour fonctionner le translateur.
- Qui sait? Les possibilités demeurent infinies dans un Univers pluriel, rétorqua l’agent temporel, restant volontairement énigmatique.
- En attendant, je dois me résoudre à devoir tuer, assassiner une fois encore, fit le duc avec lassitude.
- Décidément, répliqua son alter ego plus jeune, quel que soit l’univers dans lequel j’existe, je me retrouve toujours et sans cesse confronté au même cruel dilemme.
- C’est le karma, conclut Daniel Lin.

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Après cette rencontre, Fermat et von Hauerstadt reprirent les essais avec une résolution renforcée. Il n’en alla pas de même du capitaine Wu qui traîna les pieds.
Pour comprendre les réticences de l’androïde, il fallait connaître la nouvelle tournure dans laquelle s’orientaient désormais les recherches du Français assisté de Franz. Selon le proverbe cher à ce dernier, « on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs », nos protagonistes décidèrent de recourir aux moyens expéditifs déjà utilisés en 1995 afin d’accélérer les choses. Le temps les rattrapant, ils passaient donc à la vitesse supérieure.
Ce matin-là, le trio faisait le point dans le salon jaune.
- Constatons froidement, déclara Fermat durement, les yeux aussi durs que de l’acier trempé. Nous n’avons plus que deux ans pour désinfecter la planète de la peste verte.
- La peste verte? Interrogea naïvement le capitaine. Ah! Oui! Le roi dollar. Commandant, ayez la bonté de m’ôter un doute. Cela signifie-t-il que les massacres à grande échelle vont reprendre? 
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- Oui capitaine! Ne dites rien. Je sais ce que vous pensez. Sachez que je ne puis, pour l’instant, me passer de vous.
- Sovad ne doit pas sentir simplement une minuscule piqûre d’abeille sur la paume de sa main, enchaîna Franz avec résolution. Nous devons le harceler sans cesse afin de le pousser à la faute. Ainsi, il tombera le masque devant ses propres amis et alliés.
- Pardonnez-moi de jouer une fois encore le rôle de l’avocat du diable, soupira Daniel Lin, mais n’y a-t-il pas un risque? Celui de l’acculer dans une intransigeance telle qu’il puisse subitement accélérer la destruction de l’humanité? Bien entendu, je mets de côté le fait que Penta p s’en prenne à nous directement. Ce serait nous insulter, faire croire que nous sommes des lâches. Il l’a déjà fait auparavant, il recommencera. Mais cela ne compte pas…
- Capitaine, nous devons agir. Ce sera lui ou nous!
- Commandant, j’obéis mais…
Fermat fit comme s’il n’avait pas entendu le dernier mot. Pour lui, la discussion était close.

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Le premier objectif défini par le commandant consistait à allonger la durée de présence des captés parmi l’équipe en ce 1968. Ainsi, le matérialisateur, devenu plus efficace, permettrait aux rescapés du XXVIe siècle de s’attaquer aux cibles désignées par le duc von Hauerstadt. Par exemple, les guerriers de Saladin combattant et chargeant la convention républicaine qui devait élire Richard Nixon en août 1968, ou encore l’assassin Shiran Shiran décapité par Attila lui-même alors qu’il s’apprêtait à faire feu sur Robert Kennedy, ou bien, mais cette fois-ci en France, la victoire des étudiants rebelles face aux forces de police, CRS compris, dans la nuit du 11 au 12 mai de cette même notable année 1968, triomphe obtenu par l’intervention saugrenue de Gengis Khan et de ses troupes d’élite.
Parmi d’autres créations uchroniques, citons encore Caserio projeté de l’an 1894 en plein milieu du bureau du locataire de Matignon et qui, comme tous les téléportés, ne se rendant pas immédiatement compte ni du changement de lieu, ni de la modification de la date, assassina immédiatement celui qui aurait dû devenir le prochain Président de la République française, ou bien encore, les douze soldats réglementaires du peloton d’exécution du maréchal Ney, tirant avec un parfait ensemble sur la réunion des académiciens Nobel juste à l’instant où ils devaient décerner le Premier prix d’économie. Devant cette attaque inopinée, les victimes exprimèrent une immense expression de surprise, et, bien évidemment, les enquêteurs eux-mêmes lorsqu’ils trouvèrent dans les corps des balles de fusil remontant à Napoléon Premier. 
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Il nous faut aussi énumérer les soldats britanniques de la fusillade d’Amritsar de 1919, transportés le jour même de la contre-manifestation des conservateurs du régime français, manifestation organisée en soutien au Président de Gaulle le 30 mai 1968. Les mitrailleuses anglaises, d’une terrible efficacité, hâchèrent menu les manifestants, et ce, à bout portant. Elles ne laissèrent sur le pavé parisien aucun survivant. N’oublions pas dans cette liste la matérialisation de Jacques Clément dans les appartements privés de Khadafi, peu avant que ce dernier ne s’empare du pouvoir en Libye, sans omettre non plus les tristement célèbres chars soviétiques et ceux du Pacte de Varsovie envoyés pour écraser le Printemps de Prague en août 1968, se retrouvant tout à coup sur Arcturus V et finissant gelés et immobilisés au cœur d’un océan d’azote liquide.
Ah! Il nous faut citer Mao Zedong et les partisans de la Révolution culturelle annihilés par une compagnie entière d’Odaraïens censée envahir la planète mère Haän, les sièges sociaux des banques comme ceux de la Wichita Bank, la Morgan Bank, la Finkhaus Bank et ainsi de suite - c’est-à-dire mille cinq cents autres- tous attaqués et incendiés par les Croisés de la prise de Jérusalem en 1099.
Puis rendons grâce aux guerriers et chasseurs suivants: les Indiens de Little Big Horn, les troupes de Clodoveg à Tolbiac, les Néandertaliens contre les Cro Magnon, les hordes d’Australopithèques affrontant les tigres à dents de sabre, huit armées Castorii en guerre depuis vingt-cinq années contre Rigel, tous expédiés en l’an 1127 de notre ère.
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Tout cela eut pour résultat d’enclencher une nouvelle harmonique temporelle qui devait se confondre avec celle que Fermat appelait le temps originel à condition que tous les représentants toxiques du néocapitalisme fussent éliminés en avril 1970 au plus tard.
Toutefois, malgré tous ces massacres, il restait du pain sur la planche à notre équipe.
Voilà pourquoi en octobre 1968 André envisagea d’accélérer encore si possible les choses. Froidement, il parla de faire appel aux sinistres troupes de la mort de la Seconde Guerre mondiale. Mais le duc von Hauerstadt refusa catégoriquement de recourir à un tel expédient.
- Non! Fit-il sur un ton sans réplique. Cette fois-ci, nous dépassons le simple stade de la vengeance. Nous tombons plus bas que ceux qui ont tant nui à l’humanité. Si les Waffen SS devaient se rematérialiser ici et maintenant, nous ne pourrions ni les contrôler ni les stopper. À notre tour, nous serions anéantis. Nous aurions mérité amplement ce sort, croyez-moi! André…
- Quoi? Dit l’interpellé avec colère.
- Reconnaissez que le temps alternatif né de toutes nos interventions est désormais riche de promesses. Ainsi, en France, le général de Gaulle a été balayé par le mouvement étudiant auquel les ouvriers se sont ralliés. Une véritable révolution s’en est suivie. Le nouveau chef de l’Etat, Alain Poher, ressemble davantage à un Président de la IIIe République qu’à un monarque républicain issu de la Constitution de 1958, revue et corrigée en 1962. Aux Etats-Unis, Robert Kennedy a de fortes chances  d’être élu à la charge suprême et de succéder ainsi à Lyndon Johnson. En effet, dans le camp des Républicains, il n’y a qu’un pâle adversaire désigné à la hâte après la brutale disparition de Richard Nixon. Quant à la Chine, derrière sa nouvelle façade démocratique, sous la conduite de Lin Biao, elle vient de mettre en route le programme eugénique héritier des recherches de Danikine, et, grâce à l’intervention judicieuse du capitaine Wu, ce programme aboutira bientôt, dans les délais prévus. Le daryl Timour Singh naîtra dans quelques mois, n’en doutez point. En URSS, Brejnev a été limogé après l’échec de la répression du Printemps de Prague. Une collégialité tente de limiter la casse devant la multiplication des dissidences en Europe de l’Est. Pensez! Même en Roumanie! Ceaucescu n’est plus au pouvoir. En Occident, nos méthodes terroristes particulières ont dépassé nos plus grandes espérances. Une Cinquième Internationale a vu le jour et le système économique issu des accords de Bretton Woods est désormais caduc. Le dollar n’a plus aucune valeur sur le plan international et il n’est plus une valeur refuge. Ainsi, banques et multinationales, désorganisées par tous nos assassinats, ne peuvent plus envisager, avant longtemps, une politique d’expansion qui a conduit à la mondialisation, cette mondialisation « heureuse » qui, en fait, laissait les quatre cinquièmes de l’humanité sur le bord du chemin…
- Oui, vous dites vrai. Mais pourquoi Sovad ne réagit-il pas, pourquoi nous laisse-t-il tant les coudées franches? Rétorqua Fermat avec inquiétude.
- Sans doute parce que ses amis n’occupent pas encore les postes clés. Lui aussi doit réajuster sa stratégie.
- Foutaise! En huit mois, nous avons éliminé sept mille personnes, celles qui comptaient en 1968, soit. Parmi elles une vingtaine figurant sur la liste de Sarton ont réchappé à notre ire. Thomas Tampico Taylor, Thaddeus von Kalmann, Bertrand Rollin, Meg Winter, Jonathan Samuel, Humphrey Grover… tous encore pétant de santé. Je ne puis m’empêcher de ressentir de l’angoisse.
- Pourquoi?
- En fait, je crains que nous n’ayons fait que balayer la place, facilitant la mise en place de la toile d’araignée des ultralibéraux.
- Commandant, bien au contraire! Réfléchissez. Nous les poussons à se dévoiler plus vite! Tous les calculs démontrent qu’ils vont tenter de se réunir dans les prochains mois. Les algorithmes le prouvent. Tout mène à la date fatidique du 20 avril 1970 sur l’île de Sovadia. Sur ce point, Daniel est formel. Vous savez tout comme moi qu’il ne peut se tromper, commettre une erreur dans les probabilités. Nous avons certes désorganisé le système keynésien né après la Seconde Guerre mondiale. Mais avec trois ans d’avance sur le programme de Penta pi. Ecoutez-moi. En 1971, Nixon porta un coup fatal au système de Bretton Woods en mettant fin à la convertibilité du dollar en or. En 1973, une crise énergétique, provoquée par le catalyseur de la Guerre du Kippour - téléguidée par Athananocrassos, Grover and Co - mit fin aux Trente Glorieuses. Je poursuis. En 1975, Thadddeus von Kalmann et Jonathan Samuel virent enfin leur idéologie reconnue par l’attribution du Prix Nobel d’économie au pape du monétarisme - Kalmann, pour sa part, en ayant été le premier lauréat, et ce, dès 1969 - tandis que Bertrand Rollin, devenant le Premier ministre de Gérard de Gaisyntisca, pouvait faire de la France le laboratoire de l’ultra monétarisme quelques années avant l’action de Meg Winter en Grande-Bretagne et celle de Thomas Tampico Taylor aux Etats-Unis. Tour à tour, les PDEM, dans un cercle élargi, puis le monde n’allaient-ils pas succomber, entre 1980 et 1990 à l’idéologie ambiante, au nouveaut totalitarisme, justement nommé pensée unique?Voyez comme j’ai retenu la leçon.
- Hum… en attendant, le seul personnage en vue de la liste de l’Hellados  qui a été éliminé est Richard Nixon.
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 Un bilan décevant. Plus que jamais le prototype du matérialisateur temporel reste d’actualité. Je m’en vais donc ordonner au capitaine Wu de faire davantage preuve d’enthousiasme et de participer plus activement à sa construction.
- Sur ce point, je ne puis que vous donner raison. Mais faites attention à ménager les émotions de votre subordonné… Vous le connaissez…
- Je ne le sais que trop bien, soupira André.

***************

Revenons en arrière de quelques semaines afin de décrire en détails l’attaque des Néandertaliens contre la Oil Texacco Company.
Il était 14h 30. Dans un silence feutré, tous les employés de la maison-mère travaillaient. Les salons dont le sol était recouvert d’une douce moquette, les vases portant des fleurs diffusant un délicat parfum, les fauteuils de cuir noir, les bureaux en aluminium, tout prouvait la prospérité de la compagnie, son opulence, une entreprise leader mondial dans le secteur de l’énergie.
Mais le patron n’avait pas encore terminé son déjeuner d’affaires. Il s’attardait dans un restaurant cinq étoiles en compagnie de son hôte, un cheik du Koweït.
Alors que la secrétaire particulière du patron des patrons répondait au téléphone au président Johnson, soudain, un bras velu aux os saillants s’empara du combiné pour le fracasser avec colère contre la fausse bibliothèque ornementale. Surprise, la jeune femme se retourna et poussa un cri de pure terreur. Un être simiesque, du moins à ses yeux, aux grognements rageurs, tressautait devant elle. Les regards furieux, les poings serrés… la secrétaire ne comprit clairement qu’une chose: sa vie était menacée.
Effectivement, l’homme primitif agrippa la robe de la zélée et efficace employée. Le tissu se déchira puis, des doigts aux longs ongles griffus mirent en pièces la jeune femme qui, heureusement, perdit rapidement conscience. Cependant, le Néandertalien abandonna sa victime pour une autre proie plus alléchante: le patron qui s’en revenait à l’improviste suivi du cheik. Les deux hommes furent sidérés par le spectacle incongru d’un Néandertalien dévastant le bureau si design, si bien tenu habituellement.
Tout naturellement, le premier réflexe des nouveaux venus fut de s’enfuir illico en abandonnant peu galamment la jeune femme à son sort. Mais l’homme primitif se montra plus rapide. Se saisissant du PDG, il le projeta à travers le double vitrage de la fenêtre. Le meneur d’hommes et habile manieur d’argent acheva son existence trente étages plus bas, son corps allant s’écraser sur la chaussée comme une grenade trop mûre.
Quant au Koweïti, qui s’était courageusement réfugié derrière le bureau massif tout en aluminium, il fut aussi débusqué par le Néandertalien. Laissant la fureur le conduire, l’homme  du paléolithique moyen le transforma en puching ball. Un seul coup de poing fut suffisant pour faire ressembler la face de l’Oriental à une figue de Barbarie écrabouillée dont le jus bien rouge dégoulina sur la moquette.
Bientôt, toute une horde de chasseurs néandertaliens, dérangée dans la poursuite d’un troupeau de rennes, effrayée par l’incompréhensible disparition de ses proies, saccagea la maison-mère de l’Oil Texacco.
Trois employés prirent le chemin du sous-sol afin de se mettre à l’abri de cet assaut, là où les ordinateurs étaient entreposés, mais, hélas, un homme préhistorique les vit et les traqua jusqu’à la porte blindée qu’il parvint à défoncer à coups de hache avant de pénétrer dans le sanctuaire. Puis, quelque peu paniqué par les bruits étranges qu’il percevait malgré l’hypnose induite par le manipulateur temporel, il s’immobilisa quelques brefs instants.
Ayant repris partiellement ses esprits, il s’avisa enfin de la présence des trois Homo Sapiens barricadés derrière une table. Ainsi, il identifia l’ennemi multiséculaire.
Avec une joie sauvage, il poussa un cri guttural et avança. Les employés paniqués ne réagirent même pas alors que le Néandertalien fracassait le crâne d’un moustachu à lunettes. La boîte crânienne ne résista pas et la cervelle se répandit sur le meuble. Du sang jaspa les survivants. Avec un long soupir, l’homme primitif étrangla ensuite les deux autres toujours immobilisés par la terreur.
Enfin, pas du tout calmé, l’intrus passa sa rage sur les ordinateurs qu’il détruisit à coups de massue. Cela eut pour résultat de déclencher un court-circuit qui donna naissance à un début d’incendie.
Il ne fallut pas plus d’une heure pour que les flammes rongent le gratte-ciel devenu une véritable tour infernale assiégée à la fois par les pompiers et par la milice, les deux forces alertées par un membre du personnel parvenu à s’enfuir.
Pendant que les Néandertaliens faisaient face aux soldats du feu munis de lances à eau et aux forces de la milice armés de fusils mitrailleurs, le sinistre gagnait du terrain.
Cependant, un homme préhistorique s’en vint prêter main forte aux siens d’un pas chancelant non pas à cause de la fumée et de l’oxygène qui se raréfiait mais à la suite d’un début d’ivresse. N’avait-il pas goûté goulûment à tous les alcools du bar? Toutefois ses forces restaient intactes pour se battre. Ainsi, se saisissant de la hache d’un des combattants du feu, il la projeta en direction de son adversaire; le tranchant fendit le crâne de l’homme moderne et l’arme resta plantée dans la tête de sa victime telle une machette dans une pastèque.
À quelques mètres de cette scène incroyable, un jeune milicien n’eut d’autre choix que de décharger son fusil sur le Néandertalien qui s’abattit enfin, le corps transpercé par une dizaine de balles.
Tandis que le militaire constatait que l’agresseur gisait sans vie sur le carrelage, un phénomène étrange mais parfaitement logique de choc en retour débutait. L’évaporation de la horde de Néandertaliens qui s’en retournait à son époque d’origine.
On le comprend, les scientifiques qui se penchèrent sur l’incident furent secoués d’incrédulité lorsqu’ils durent autopsier le cadavre parfaitement reconnaissable et hautement improbable d’un Homo Neandertalensis fraîchement récupéré. Beaucoup d’anthropologues se perdirent en explications spéculatives.
Quelques semaines plus tard, la pièce à conviction congelée fut volée par un chercheur à la solde de Sovad désireux d’effacer toutes les preuves tendant à démontrer une maîtrise du déplacement spatio-temporel.
Il fallait croire que l’entité était aux abois car, en agissant ainsi, elle protégeait le commandant Fermat. Un canular cryptozoologique courut alors dans les laboratoires. La dépouille congelée avait fini chez un forain peu scrupuleux. En fait, légèrement escroc sur les bords, ce dernier avait tout simplement maquillé un mannequin qu’il s’était empressé de récupérer.
Or, le véritable corps anachronique fut soigneusement détruit par Axel Sovad.

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Après les Néandertaliens, Franz et André projetèrent des Australopithèques dans un centre commercial. Les deux compères ne manquaient pas d’humour. Ce centre commercial, sis à Los Angeles, était fréquenté par le tout Hollywood. Il fut mis à sac par une quarantaine d’hominidés curieux, voraces et chapardeurs durant six bonnes heures, provoquant panique, hystérie, crises cardiaques, publicité, et médiatisation à outrance comme savait si bien le faire le pays de l’Oncle Sam. 
 https://download.vikidia.org/vikidia/fr/images/thumb/d/d2/Australopith%C3%A8ques.jpg/200px-Australopith%C3%A8ques.jpg
Une femelle semblable à ce que devait être Lucy il y a un peu plus de trois millions d’années bâfrait tant et plus à en crever. Jamais elle n’avait vu autant de nourriture. Sans un mouvement d’écoeurement ou de répulsion, elle avalait sans distinction, mâchant à peine, emballages et steaks crus. Puis, elle s’attaqua à un gigot et termina par un chapelet de saucisses. Enfin repue, elle rota et s’endormit tout de go sur la moquette du stand de fleurs.
Les fruits et légumes connurent les mêmes ravages, mordus et abandonnés à peine goûtés car abondamment enduits de produits chimiques, ce qui dénaturait leur saveur première.
D’autres jeunes hominiens se goinfrèrent de friandises plus ou moins surprenantes. Savon en paillette, chocolat, bains moussants, huiles pour le corps, chewing gum, hamburgers surgelés.
Dans un magasin de prêt-à-porter, cinq ou six mâles essayaient les différents vêtements, le reniflant tout d’abord, les goûtant, les déchirant, tel un troupeau d’éléphanteaux démolissant tout l’achalandage.
La tribu d’hominidés était filmée au téléobjectif par les chaînes nationales et locales. L’événement fit la une de la presse et des journaux télévisés durant une semaine. Aucune explication ne put être formulée. Cependant, l’incident donna lieu à un débat: si les Australopithèques ou tout autre ancêtre de l’homme moderne avaient perduré jusqu’en cette année 1968, que fallait-il faire? Les exterminer, les parquer dans un zoo ou dans des réserves, les asservir comme le démontrait a contrario le film Le Planète des Singes?
Une nouvelle controverse de Valladolid vit ainsi le jour, secouant le Vatican. La question, au lieu d’être les hominidés sont-ils intelligents, devint les Australopithèques ont-ils une âme? puis, doit-on les convertir? Ont-ils reçu une part de la grâce divine? Sont-ils des hommes? Mais pourquoi Dieu les a-t-Il faits à l’état de simple ébauche?
Comme nous le voyons, toute l’Eglise catholique, puis les chrétiens en leur diversité prirent de plein fouet la concrétisation de la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces. Allait-on se risquer à réhabiliter Teilhard de Chardin et à sortir ses ouvrages de l’Index?

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Chicago, 30 décembre 1968. Un penthouse sur le water front, à quelques mètres à peine de la célèbre Faculté d’économie où Thaddeus von Kalmann et Jonathan Samuel exerçaient leurs ravages.
À tort, nous avons accusé l’entité Axel Sovad d’aider Fermat. Penta p, se délectant de sa forme humaine, qui était devenue pour lui comme une seconde peau, paraissait soucieux. Il méditait quant à l’action à entreprendre pour contrer efficacement le commandant français et ses aides. Les paumes de ses mains croisés sous le menton, Sovad réfléchissait profondément.
«  Décidément, Fermat m’apparaît plus coriace et résolu que je le supposais. Mais il bénéficie également d’un soutien extérieur provenant d’un univers multidimensionnel sur lequel je ne puis agir. Je l’admets, cela me contrarie énormément et m’oblige à revoir mes plans. Cet humain assez ordinaire a réussi à enclencher un nouveau temps dévié. Mais rien n’est encore perdu. Cette harmonique parallèle n’est qu’amorcée et je puis encore modifier sa courbe en réunissant la conférence mère des ultralibéraux. En fait, à la limite, les actions de ce Fermat m’arrangent. Celui-ci n’a-t-il pas libéré les niches écologiques occupées jusqu’alors par les partisans de Keynes et les communistes? Il ne me reste plus qu’à donner à cette humanité braillante, vociférante et consumériste le dieu qu’elle attend. Le toujours plus du chacun pour soi, pour les privilégiés, les soit-disant gagnants, Ego et Ploutos confondus ».
Après avoir marqué une pause, Sovad reprit.
« Le néolibéralisme, beaucoup plus cruel et sauvage que toutes les sélections naturelles peut éclore et donner tout son potentiel si je prépare mes séides et les transforme en prophètes du veau d’or… ah… une communication d’Humprey Grover… intéressant, oui, mais inquiétant. Un fœtus anormal âgé de trois mois serait en développement dans une province du nord-ouest de la Chine, dans le Xinjiang… dangereux… serait-là le fameux daryl Timour Singh, le chef des Guerres eugéniques? Dois-je intervenir dès aujourd’hui et le supprimer? Non! Ce serait montrer que je le crains et que Fermat a marqué des points. Hum… Il me vient une idée… et si, une fois que mes complices se seraient emparés du pouvoir, je le convertissais et me servais de lui selon mes desseins? Solution extrêmement séduisante qui m’agrée. Adoptée!
Mais revenons à ce maudit humain. Cet empêcheur de tourner en rond mérite néanmoins une leçon que je vais m’empresser de lui infliger. Apparemment, il ignore la peur et son subordonné de même. Je vais leur envoyer un Asturkruk, le célèbre et sanguinaire colonel Kraksis, celui qui a sur la conscience quinze milliards de morts, une bagatelle, des êtres vivants et pensants massacrés par ordre de ce guerrier natif du XXVIIIe siècle, originaire des dimensions 1721 à 1794. Hum… ce serait là un fameux coup car si je me souviens bien, Fermat ne dispose plus d’armures améliorées. Allons, c’est dit. J’ai envie de rire un peu ».

***************

2 janvier 1969. Detroit.
La neige, tombée en abondance la veille, recouvrait la campagne, lui donnant un aspect de carte postale. Mais le ciel bas et gris distillait la mélancolie d’un matin d’hiver. Dans la nuit, la température avait chuté pour descendre à moins vingt-cinq degrés Celsius en dessous de zéro.
Dans une propriété isolée, à une trentaine de miles de la grande agglomération, les occupants de la demeure se souciaient peu du froid intense qui s’était abattu sur la région.
Déjà sept heures trente. Le réveil sonna, tirant le commandant de son sommeil paisible. Il bondit aussitôt hors de son lit, fit quelques mouvements d’assouplissement, passa ensuite une robe de chambre et des pantoufles, puis eut le courage de plonger la tête sous le robinet afin d’avoir les idées plus claires. Enfin, ces gestes quotidiens accomplis, il descendit rapidement les marches du premier étage jusqu’au rez-de-chaussée avec l’intention de se préparer un solide petit-déjeuner.
La cuisine, aménagée dans le style western, n’en était pas moins moderne et accueillante et comportait de nombreux éléments intégrés.
D’un geste vif, André poussa la porte type saloon et se figea de stupeur et d’horreur. Devant lui se tenait debout un être vaguement humanoïde de deux mètres vingt de haut, caparaçonné dans une armure couleur anthracite, les bras terminés par des bazookas, pinces et lance-flammes incorporés, le visage mi-robot mi-humain, le teint particulièrement livide, faisant une tache claire incongrue sur le noir de la carapace, la bouche en forme de bec, le crâne oblong surmonté d’antennes greffées artificiellement, les oreilles semblables à des ouïes, l’arrière du cou bombé et déformé par un tuyau relié directement au bulbe rachidien.

C’était le colonel Kraksis en personne, le plus impitoyable des ennemis de l’Alliance.
L’effrayante et improbable apparition dévisagea lentement le commandant et, reconnaissant en lui un ennemi désarmé, se saisit brusquement de lui d’une de ses mains mécaniques. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/a/a1/Picard_as_Locutus.jpg
André ne put qu’émettre un cri étranglé vite éteint.
Pendant que l’Asturkruk tâtait sa proie, l’examinant et l’auscultant avant de la broyer, Fermat, avant de perdre tout à fait conscience, eut le réflexe d’envoyer un message mental à Daniel Lin, se demandant si son subordonné, mal réveillé, allait le capter. Or, déjà sous la douche, le capitaine le reçut sans difficulté. Immédiatement, le daryl androïde se déphasa et passa en hyper accéléré. Un centième de seconde plus tard, il se retrouva face à l’humanoïde.
Aussitôt, le colonel Kraksis enregistra la présence de Daniel et réagit aussi rapidement que le capitaine Wu. Abandonnant Fermat qui ne constituait pour lui qu’une proie de second ordre, il se dirigea vers le daryl androïde seul adversaire à sa taille. Pour ce faire, il s’était mis en déphasage maximal, vitesse et lumière non perceptibles par des yeux humains ordinaires.
L’Asturkruk dont l’armure avait été façonnée exclusivement pour lui, était en parfaite symbiose avec elle. Son cerveau se confondait avec les ordinateurs intégrés à la carapace de métal organique, son corps était relié à elle par tout un réseau de capteurs et de senseurs.
Si Daniel n’avait dû se fier qu’à ses yeux, il aurait pu croire qu’il était entouré par des centaines de guerriers Asturkruks, tous en position de combat. Mais le capitaine Wu avait déjà affronté pareil adversaire; il savait à quoi s’en tenir.
Kraksis passa à l’offensive. Sa visière, démultipliée, émit des ondes de contraction qui modifiaient la pression atmosphérique et avaient pour résultat d’écraser toute forme de vie se trouvant dans son champ d’action.
Plus rapide, le daryl androïde évita le feu de l’arme futuriste. Mal dirigé, le tir fit imploser le réfrigérateur. Toutefois, la portée des rayons était telle que même les canalisations extérieures furent atteintes. À leur tour, elles cédèrent, éclatant et répandant de la vapeur d’eau malgré le froid intense.
Pendant ce temps, Fermat avait pu ramper hors de la cuisine et était monté jusque dans sa chambre à la recherche d’une arme capable d’aider son subordonné. Le commandant connaissait les exceptionnelles capacités de Daniel mais il ignorait combien de temps il pouvait se maintenir en hyper vitesse.
En bas, adoptant la tactique Wiwaxia, Kraksis, se métamorphosant, prit l’apparence d’une boule d’énergie hérissée de rayons découpants déphasés comme à l’infini. Les murs furent lacérés et fendus, tandis que les haies, les sapins qui s’élevaient dans le jardin ainsi qu’une Ford limousine spacieuse furent découpés par ce laser ultra performant.
Pour le capitaine, il s’agissait d’une course de vitesse, sans plus. Il ne réchappa au rayon découpant que d’une nanoseconde avant qu’il ne l’atteigne non pas une fois, mais des centaines!
Cependant le daryl androïde n’éprouvait aucune inquiétude. Il connaissait pertinemment le contenu des réserves énergétiques de l’armure Asturkruk alors que celle-ci paraissait plus perfectionnée qu’à l’accoutumée. En fait, le temps jouait en faveur de Daniel car ses capacités et sa résistance physique étaient optimales. Il lui fallait donc tenir jusqu’à ce que son adversaire se retrouvât immobilisé.
Ayant pris conscience du problème, Kraksis choisit alors la tactique Formica. Dislocation, division et multiplication des différentes parties du corps, chacune transformée en un être autonome, commandé par un cerveau omniscient ou presque, attaquant dans neuf dimensions simultanément. Cela revenait à dire que l’attaque séparée et concomitante de ces duplications d’organes armés pouvait se produire avant même que le coup partît pour un observateur humain ordinaire. Des tentacules de titane et des rayons inhabituels surgirent de nulle part, du moins sembla-t-il, du sol, du plafond, des murs, de la cave, du garage, du corridor du premier étage, du grenier et ainsi de suite. C’était là une arme imparable que le capitaine Wu n’avait pas encore affrontée.
Comprenant instinctivement le danger, débridant sa nature transdimensionnelle, Daniel Lin répliqua alors par la création d’un champ anentropique, champ généré par ses propres réserves énergétiques. La partie artificielle de son corps contenait des cristaux de charpakium ce qui expliquait mais imparfaitement l’exploit ainsi réalisé par le daryl androïde.
Les bras, les troncs, les têtes bioniques de l’Asturkruk surarmé se heurtèrent à un mur infranchissable. Or il ne fallait pas entrer en contact avec celui-ci car l’obstacle rencontré renvoyait alors l’énergie à son point de départ avec un effet de régression explosive accentué par l’anentropie. Englués dans ce piège, les tétrapodes et organites offensifs subirent des étirements, des distorsions incontrôlées, en avant et en arrière dans le temps. Les phénomènes qui en découlèrent furent le rajeunissement, le vieillissement accélérés, l’éclatement, la contraction, l’usure, l’altérité maximale, le démontage, la potentialité non encore concrétisée…
Kraksis fut victime de ce temps cubiste engendré par Daniel Lin. Des fragments de son crâne et de sa face, ses oreilles et ce qui lui tenait lieu de nez, ses iris ne furent plus que des lamelles, ses phalanges, sa chair livide devinrent des lambeaux blanchâtres, les pièces de son armure, les cellules de son cœur, celles de son foie, ou encore de ses poumons, les tendons de ses muscles, ses os, pourrirent, se fossilisèrent, brûlèrent, explosèrent ou bien redevinrent embryonnaires.     
Ainsi, une des têtes déphasées rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un microscopique renflement de neurula. Alors, un avant-bras se détacha tandis que le titane se rétractait, se confondant avec la chair desséchée, semblable à différentes strates d’un fossile minéral.
Le colonel Kraksis se vit donc dans l’obligation de revenir en phase normale. Il y parvint non sans mal. À nouveau visible pour l’œil humain, il réapparut dans la pièce dévastée pourvu d’une armure en partie démantelée, dévoilant la face gauche de son visage, une face brûlée au troisième degré. De plus, un de ses poumons ayant repris la taille de celui d’un enfant de six mois, il soufflait péniblement et émettait une respiration rauque des plus inquiétantes.
Mais l’Asturkruk avait également perdu l’usage d’un pied, désormais pétrifié.
Tout son corps semblait à l’avenant. Pour couronner le tout, son armure, si perfectionnée, était désormais inutile, vidée entièrement de sa réserve énergétique.
Sans défense, Kraksis, tout à fait impavide, faisait face à Daniel et attendait son sort avec la plus parfaite indifférence. Tout aussi froid que son adversaire, le capitaine s’assura de l’immobilité totale de l’Asturkruk et s’approcha de lui. Ensuite, il entoura le corps de l’ennemi de ses bras et le broya comme l’aurait fait un python avant d’avaler sa victime. En une poignée de secondes, Kraksis, le fléau de la Galaxie, ne fut plus qu’un cadavre disloqué qui retomba comme une poupée de chiffon sur le carrelage de la cuisine, plus exactement sur ce qui restait de celui-ci.
Fermat revint à la seconde même où le daryl androïde vérifiait qu’il ne restait pas un souffle de vie dans le corps de l’Asturkruk. Le commandant s’était muni d’un phaseur de type 4, une arme fort puissante, à même de désintégrer d’un seul tir tout un stade de football plein à craquer.
- Hé bien, capitaine? Où en êtes-vous?  Déjà fini?
- Plus rien à craindre, je pense. Mais nous l’avons échappé belle. Il faudrait désintégrer ce corps, il fait désordre… nous ne pouvons décemment l’enterrer… les historiens du futur ne comprendraient pas comment ce cadavre extraterrestre a pu atterrir sur la Terre du XX e siècle.
- Quel humour Daniel Lin! Faire disparaître le corps ne suffira pas. Il nous faudra également laver le sol afin de faire disparaître les nombreuses traces de lymphe et de sang…
- Oui, vous dites vrai… pendant que nous y sommes, nous devrions reconstruire tout le rez-de-chaussée. On dirait que la maison a subi l’assaut de toute une horde de robots tueurs.
- Certes… Comment vous en êtes-vous sorti?
- En émettant un champ de force régressif, une espèce de mur anentropique, comme si un cube de Moëbius avait été incorporé dans mon organisme…
- Bigre! D’où vous vient ce talent insoupçonné?
- Je l’ignore… Mais si j’ai été conçu sur le modèle de l’Homunculus…
- Je crois plutôt que Michaël est intervenu une fois encore. Je suppose aussi que vous avez compris qui nous a envoyé pareil cadeau…
- Axel Sovad. Nous le gênons, et pas qu’un peu.
- Peut-être nous faudra-t-il déménager plus tôt que prévu et rejoindre le plus rapidement possible l’île privée de Franz?
- La décision vous appartient, commandant.
- Bien sûr, capitaine. Il est plus que temps de passer aux essais avec le prototype final. Autant le construire sur l’île afin de matérialiser avec succès les Odaraïens et les Haäns…
- Oui monsieur. Ce sera plus simple que démonter et de remonter l’appareil actuel.
- Une chance que ce combat n’ait réveillé ni le docteur ni sa fille. En fait, sont-elles encore…
- Mais oui, commandant, ne vous inquiétez donc pas. Je capte leurs ondes mentales. Toutes deux sont en train de rêver. Elles ne vont pas tarder à ouvrir les yeux.
- Dire que cet affrontement n’a pas duré deux minutes!
- Un peu plus, précisément deux minutes et neuf secondes. Une éternité pour moi, commandant.
- D’accord. Mais vous oubliez votre tenue, capitaine, ou plus exactement votre absence de tenue. Allez vous habiller et rangez-moi tout ça.
- A vos ordres, commandant.
Le daryl androïde remonta d’un pas paisible dans sa chambre. Fermat, quant à lui, se posait des questions.
«  Bizarre! Chaque fois que nous avons un pépin, Violetta est endormie. Il faudra que j’interroge von Hauerstadt sur les capacités de l’Homo Spiritus… mais je me fais sans doute des idées… ».

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