vendredi 17 mai 2019

Un goût d'éternité 4e partie : Franz : 1938 (1).


1938

Janvier 1938.
L’Obersturmführer SS Gustav Zimmermann se trouvait à Vienne non pas en congé mais bel et bien mandaté par sa hiérarchie. Obéissant au testament moral de Johanna van der Zelden, il traquait sans répit Hanna Bertha et sa famille. Un informateur l’avait conduit à se rendre dans la capitale autrichienne. 
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Durant des jours et des jours, il remonta la piste, sans se décourager. Pourtant, malgré son acharnement, il ne connut pas le succès. Toutefois, ce n’était que partie remise.
Or, Vienne, en ce début d’année, connaissait une vie politique des plus agitées. De nombreux membres du gouvernement avaient été travaillés par les nazis. Ils réclamaient à corps et à cris le rattachement de leur pays au Reich allemand. Il en allait de même pour la majorité de la population qui n’avait de cesse de manifester par divers moyens afin d’obtenir gain de cause.
Le 11 mars 1938, ce fut l’Anschluss. Hitler triomphait avec une facilité déconcertante, les démocraties européennes se contentant d’entériner le fait. Pendant que les troupes de la Wehrmacht entraient à Vienne sous les hourras d’une foule fanatisée, Gustav Zimmermann n’en poursuivait pas moins sa quête. Toujours sans résultat aucun. 
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Cependant, Franz ne faisait pas partie des régiments défilant dans la capitale. Au contraire d’Anna von Wissburg qui, elle, assistait à ce moment historique, des larmes de bonheur dans les yeux. Durant des heures, elle fit le salut nazi, acclama les différents corps, marquant sans retenue son enthousiasme.
Ainsi donc, la peste brune venait de s’abattre sur ce petit pays mais les grandes puissances internationales s’en moquaient ou presque. Les Etats-Unis restaient avant tout préoccupés par un nouveau ralentissement économique, le New Deal révélant ses limites. Quant à l’URSS, son attention se portait sur la suite des procès de Moscou et du bon déroulement des purges.
Après ces moments de joie, Anna fut toute à sa tâche, celle de la traque des Juifs et des opposants à l’Anschluss. Elle ne rechigna pas à participer en personne à l’arrestation de familles d’origine israélites, secondant ainsi l’Obersturmführer Zimmermann.
A ce régime, l’Autriche se retrouva entièrement assimilée et nazifiée en quelques semaines.
Quant aux habitants de la région des Sudètes en Tchécoslovaquie, ils réclamèrent leur indépendance pour les plus « modérés », leur rattachement à l’Allemagne pour les plus convaincus. Manifestement, les nazis effectuaient un « bon » travail en Europe centrale, étant passés maîtres dans la manipulation de l’opinion, s’appuyant sur des nationalistes allemands et des membres de la cinquième colonne.

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Sainte-Marie-Les-Monts. 1938. 
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Un petit village coquet pas loin de la côte normande comme il y en avait tant, avec son église typique, sa place du marché, sa mairie, vieux bâtiment construit sous Henri II et reconverti en hôtel de ville, les ruines de son château-fort, sis sur une butte, ses trois bars et bistros dans lesquels on pouvait s’enquiller un calva de derrière les fagots, sa gendarmerie, ancienne écurie reconvertie, autrefois appartenant à une auberge désormais disparue, sa rue principale goudronnée et ses maisons à colombages, aux murs égayés par du lierre ou d’autres plantes grimpantes.
C’était justement là, ou du moins à proximité, que vivait la famille Fontane.
Il est temps pour nous de faire la connaissance du brigadier de gendarmerie Michel Granier, un bonhomme des plus sympathiques qui avait le bonheur de ne pas être cantonné dans les locaux officiels de son corps mais de demeurer dans une charmante maisonnette à quatre cents mètres, pas davantage, des bâtiments de la gendarmerie.
Michel était un individu affable, déjà âgé d’une quarantaine d’années, le visage rondouillard et la bedaine naissante. Son visage se paraît d’une moustache brune savamment entretenue – elle faisait sa fierté – tandis que ses yeux noisettes respiraient tout à la fois la joie de vivre et la bonté. Le teint rosé de notre personnage dénonçait également le fait qu’il ne dédaignait pas de temps à autre un verre de l’alcool local, mais jamais à en être ivre. Michel Granier serait passé inaperçu parmi une foule s’il n’avait pas été vêtu de son uniforme. En effet, sa taille moyenne, sa bonhomie naturelle en faisaient un Français des plus ordinaires. Toutefois, un début de calvitie qui dénudait ses tempes, son front et le sommet de son crâne étaient les seuls détails notables qui le faisaient être identifié sur des photos de famille ou de corps.
Ce soir-là, alors que sept heures avaient sonné au clocher du village, Michel ramenait à la maison un jeune cocker de cinq mois environs. 
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- D’où vient cette bête ? Interrogea l’épouse sans montrer sa contrariété.
- Du chenil. J’ai pensé que nous pourrions l’adopter.
- Tu as dû débourser une belle somme, non ? C’est un chien de race…
- Oui, c’est un cocker… Ses maîtres l’ont laissé au chenil car ils devaient regagner l’Angleterre. Mais je n’ai rien eu à payer… Bobby m’a tout de suite plu.
- Tu ne m’avais pas dit que tu voulais prendre un chien… en tout cas, il est affectueux.
- Je voulais vous faire une surprise.
- Je vais appeler Elisabeth. Elle est là-haut en train de finir ses devoirs.
Lorsque l’adolescente rousse dévala les escaliers, quelle ne fut pas sa joie de voir un jeune chien aboyer dans la maison.
- Oh ! Il est mignon tout plein ! s’exclama-t-elle. Il est pour moi ?
- Oui, ma fille. Tu as toujours voulu un chien.
- Merci, papa. Comme il est gentil. Il se laisse caresser sans aboyer. Il m’a l’air d’avoir bon caractère.
- Oui… au fait, il s’appelle Bobby.
- Bobby… je crois que nous allons être une paire d’amis tous les deux, répondit la jeune fille en prenant le chiot dans ses bras.
Bobby fut rapidement adopté par la famille Granier, la mère abandonnant ses réticences quant à la présence d’un chien dans la maisonnette. Alice Granier était une femme forte, blonde et grande, elle mangeait la soupe sur la tête de son mari selon l’expression familière, de deux ans plus jeune que son cher Michel, son premier et unique amour qu’elle avait épousé à dix-huit ans. Ce mariage s’était soldé par la naissance de deux enfants, un fils aîné, François, et Elisabeth, la cadette, qui, à douze ans, terminait ses études primaires. L’adolescente devait passer le certificat d’études à la fin du mois de juin 1938. Vive, intelligente, dotée d’une magnifique chevelure flamboyante, ors chauds et feuilles rougeoyantes au soleil couchant, des yeux noirs venant trancher sur sa peau blanche dépourvue de tous défauts, d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, dans quelques années, la jeune fille allait faire défaillir bien des cœurs. Mais pour l’instant, Elisabeth ignorait sa beauté naissante.
L’aîné des enfants Granier devait fêter ses vingt ans au mois d’octobre. Tout en poursuivant des études de préparateur en pharmacie, il travaillait à mi-temps à Caen, chez un chausseur et maroquinier. De caractère plutôt placide, il venait de se lier d’amitié avec un certain Antoine Fargeau qui était originaire de la capitale. Le Parisien n’avait pas fait mystère des raisons pour lesquelles il s’était retrouvé en Normandie. Apprenant cela, François avait souri et avait rétorqué :
- Espérons que cette mésaventure te serve de leçon, Antoine.
- En tout cas, on ne m’y reprendra plus.
Pour la famille Granier, François représentait tous les espoirs d’ascension sociale. En effet, tous escomptaient bien que le jeune homme pût aller plus loin dans ses études et qu’il finît par devenir docteur en pharmacie. Au physique, l’étudiant présentait une silhouette mince, des yeux bruns et une chevelure semblable à la teinte des blés mûrissants. L’héritier des Granier manifestait des idées nobles, mais ne se mêlait pas de politique. Antoine allait changer cela. Les événements à venir également.

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1440, un jour d’hiver. Un monastère perdu dans les Abruzzes.
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La neige était tombée en abondance toute la journée. Mais, désormais, une bise aigre soufflait, faisant frissonner tous les êtres vivants qui n’avaient pas la chance de se retrouver à l’abri du vent hurlant au-dessus des pics et des vallées. Il en allait de même dans les corridors et sous les voûtes du monastère.
Les bâtiments religieux présentaient l’agencement caractéristique mis à l’honneur par Saint Benoît il y avait déjà près d’un millénaire. Cependant, les pierres qui composaient la construction avaient été taillées dans la roche dominante de la région.
Ce soir-là, après vêpres, Fra Vincenzo demanda à parler au prieur du couvent. Le moine avait une allure plutôt repoussante. De petite taille, voûté non par l’âge mais par les privations, le visage mangé par une barbe grise assez drue, les méplats bien visibles toutefois, la tonsure ayant besoin d’être rafraichie, portant la robe grise nouée par une corde, les pieds dans des sandales usées, le regard brillant d’une lueur fanatique, tout en lui provoquait le réflexe de faire fuir les gens qui ne le connaissaient pas. 
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Mais Fra Vincenzo se moquait de la répulsion qu’il déclenchait chez les laïcs. Le moine était habité par une révélation qui avait bouleversé sa foi. Présentement, agité, nerveux, il mordillait ses lèvres craquelées, s’impatientant parce que son supérieur le faisait attendre.
Le Prieur s’en vint enfin, au grand soulagement de Fra Vincenzo.
- Mon frère, qui y a-t-il ? Etait-ce si urgent que vous ne pouviez attendre jusqu’au matin ?
- Non, mon père.
- Expliquez-vous donc, Vincenzo.
Après que le prieur l’eut invité à entrer dans ce qui servait de bureau au supérieur du monastère, le moine s’exécuta à la lueur tremblotante d’une chandelle.
Bien que prudent dans ses propos, il ressortait que Fra Vincenzo ne croyait plus aux dogmes proclamés par l’Eglise catholique. Ce qu’il avait trouvé après de longues, très longues nuits de méditation, était si invraisemblable qu’il craignait d’être devenu le jouet de Satan, d’encourir la damnation. Le prieur se voulut rassurant et tenta de réconforter le frère qui frisait l’hérésie.
- Mon frère, oubliez ce que vous croyez être la Vérité.
- Mais j’ai bien eu une vision, mon père… j’ai vu la nature réelle du Temps…
- Chimères que tout cela ! Jeûnez donc un peu moins… vous êtes d’une maigreur effrayante. Et participez davantage aux offices collectifs. Tenez… Reprenez vos travaux d’enluminures que vous avez abandonnés l’an passé.
- Recopier encore et encore la Légende dorée ou encore la charte de notre monastère…
- Oui, mon frère. Il n’y a là rien qui ne vaille votre désapprobation que j’entends dans votre voix.
- Je…
- Il n’y a pas à hésiter. Venez vous confesser ce matin, après prime… je vous donnerai l’absolution.
- Oui, mon père, convint fra Vincenzo, cédant au conseil du prieur.
Ce moine de cette première moitié du XVe siècle serait à l’origine des nouvelles théories sur la nature du temps, théories énoncées clairement par Antonio della Chiesa quelques siècles plus tard. Il y avait même plus. Fra Vincenzo serait aussi l’un des tous premiers maillons conduisant à la Quatrième Civilisation post-atomique…

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