dimanche 14 septembre 2014

Le Tombeau d'Adam : 2e partie : Le Retour de l'Artiste chapitre 6.



Chapitre 6

Dix heures venaient de sonner à la petite pendule surchargée d’or et de volutes qui reposait sur le meuble marqueté de bois précieux. Toutes les lampes allumées dans la pièce lui conféraient un éclat malgré tout adouci car il ne s’agissait pas d’éclairage électrique mais à gaz. Penché sur un dossier délicat posé sur son bureau, l’Empereur travaillait bien que l’heure fût déjà assez avancée, le nez chaussé de lunettes et le front soucieux. Par instant, notre auguste personnage levait les yeux, quelque peu impatient et son regard azuré parcourait hâtivement la pièce garnie d’une tapisserie d’Aubusson des plus authentiques.
Il était visible que Sa Majesté attendait quelqu’un. S’assurant que les lourdes tentures de velours rouge cachaient les portes-fenêtres, Napoléon III finit par se lever, ne dominant plus sa nervosité. Il se mit à faire les cent pas, allant de la cheminée en marbre à son bureau et vice-versa. 
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« Va-t-il venir? », s’inquiétait le souverain.
À peine eut-il formulé pour la dixième fois au moins cette question muette qu’on toqua discrètement à l’huis dérobé.
- Cerfons, entrez donc! »
Un homme d’âge mûr, mi-majordome mi-homme de confiance, s’introduisit dans le bureau et saluant profondément Sa Majesté Impériale dit:
- Monsieur Victor Martin est à vos ordres et attend dans le couloir.
- Enfin! Vite! Faites-le venir et assurez-vous que personne ne soit le témoin de cette entrevue.
- Oui, Sire.
Cinq secondes plus tard, le directeur du Matin de Paris s’inclinait respectueusement devant Napoléon III.
- Asseyez-vous et entrons dans le vif du sujet, ordonna le Prince impérieusement. J’espère que vous avez su rester discret en venant jusqu’ici; il ne s’agit pas d’une entrevue officielle.
- Bien entendu, Votre Majesté. Je l’avais compris ainsi.
- Votre journal enquête actuellement sur les disparitions réapparitions…
- Comme tous les grands quotidiens parisiens, Sire. Mais si vous craignez que mes investigations gênent celles de la police…
- Absolument pas, monsieur Martin. Au contraire, je désire que vous poursuiviez vos recherches, en les intensifiant si possible, et, même, que vous vous y impliquiez personnellement.
- Votre Majesté, je ne saisis pas. Il me semble qu’un enquêteur spécial s’est déjà mis à votre service. Avec toutes les recommandations et les aides dont il dispose il devrait aboutir.
- Si vous faites allusion à l’envoyé du tsar Dmitri Sermonov…
- C’est cela.
- Je sais déjà qu’il échouera. En fait, je ne puis accorder ma confiance à aucune personne officielle.
- Alors, Votre Majesté, vous avez pensé à moi… mais justement…
- Pourquoi vous? Monsieur Martin, le gouvernement est en grand danger. Mon trône vacille sur des bases minées. Un complot se trame non seulement contre ma personne et contre l’Empire mais également contre la France. La sécurité publique toute entière est menacée et aucun de mes sujets n’est à l’abri. En Italie, des incidents semblables se sont produits. On parle aussi de phénomènes identiques dans l’Empire austro-hongrois.
- Je sais cela. Pourquoi moi, Sire? Je réitère ma question car vous n’avez pas répondu. Pardonnez mon insistance mais j’attends une réponse honnête…
- L’autre soir, après la malheureuse intervention du chef du Département des cultes, vous avez disparu à sa poursuite. J’ignore ce qu’il est advenu ensuite mais vous seul avez eu le courage de vous interposer.
- Cinq ou six personnes avaient eu le même réflexe, Votre Majesté.
- Monsieur Martin, écoutez-moi attentivement. Je vais jouer franc-jeu avec vous. Dans cette lutte à laquelle vous vous trouvez déjà mêlé, vous n’êtes pas seul. Vous employez toute une bande d’individus qui n’ont pas froid aux yeux et que rien n’arrête. Surtout pas ce spectacle de grand guignol!
- Que croyez-vous donc, Sire? Que supposez-vous? Je ne suis pas à la tête d’une police secrète personnelle.
- Non, bien entendu, monsieur Victor Martin. Mais vous faites mieux. Vous commandez à toute la pègre de Paris. Ne le niez pas, c’est inutile, monsieur le directeur ou plutôt pour être exact, monsieur Frédéric Tellier, surnommé l’Artiste ou encore le Danseur de cordes, condamné jadis aux travaux forcés à perpétuité par le parquet de la Seine!
- Ah! Je suis donc percé à jour? C’est très fort de votre part Votre Majesté;
- Dès le début, cher Tellier, du moins dès votre réapparition sous l’identité de Victor Martin, je savais qui vous étiez. Vous changez de peau comme de chemise. Tour à tour vicomte de Cardillan, marquis don Iñigo de la Sierra, Anthelme Froissac, Louis de Vendeuil, Victor Martin, mais surtout et avant tout le bandit repenti et aventurier notoire Frédéric Tellier, celui qui combattit par trois fois le démoniaque comte lombard Galeazzo di Fabbrini. Comme vous vous en apercevez, je sais beaucoup de choses vous concernant. Ne vous étonnez pas. Cela fait vingt ans que je suis vos exploits. Je n’ose dire que je vous admire mais… je vous félicite pour le courage avec lequel vous avez décidé un jour de revenir dans le droit chemin et de vous opposer au comte, à votre manière, j’en conviens, mais d’une façon tout à fait remarquable. 
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- Sire, décidément… je ne pensais pas avoir eu un parcours aussi transparent.
- Monsieur Tellier, si je l’avais véritablement voulu, il y a longtemps que ma police vous aurait réintégré à Mazas, l’antichambre de très longues vacances à Cayenne. Oui, je puis bien vous l’avouer, maintenant, je vous admire… c’est pourquoi je préfère vous faire confiance plutôt qu’à cet espion de Dmitri Sermonov. J’ai pu juger ce dont vous étiez capable. L’affaire de la machine de Marly en est un bon exemple. Vous avez une police secrète, moi aussi, asséna Napoléon III avec force. Comme vous le constatez, elle n’est pas aussi inefficace que veulent le faire croire certains journaux.
- Sire, je ne sais plus que répliquer…
- Monsieur Tellier, aurais-je réussi à vous troubler? À percer l’armure de votre impassibilité?
- Oui, Votre Majesté, admit simplement l’Artiste.
- Récapitulons. J’attends de vous que vous mettiez un terme à cette histoire de morts-vivants, quelle que soit la manière que vous jugerez bon d’employer. Si vous devez passer par le meurtre, faire couler le sang, tant pis!
- Sire!
- Frédéric Tellier dois-je le formuler plus clairement? Je vous rappelle que le sort de la France, non, mieux, le sort de l’humanité repose entre vos mains!
- Dans ce cas, Votre Majesté, je n’ai plus qu’à m’incliner… En réalité, je suis républicain…
- Monsieur, votre franchise vaut la mienne; vous avez donc carte blanche pour vous mettre à couvert tant auprès de mon Ministre de l’Intérieur, ce bon La Valette, que de toute ma police sans oublier l’armée, voici un blanc-seing qui vous autorise à agir sans entrave sur tout le territoire. De plus, pour qu’il n’y ait aucune confusion, il est à votre nom. Si vous désirez vous assurer de sa teneur, voici…
Frédéric s’empara du billet et le lut attentivement. Le texte en était fort explicite.
« C’est par ma volonté et par mon ordre express que Monsieur Frédéric Tellier, connu sous le pseudonyme de Victor Martin, a accompli tout ce qu’il a jugé bon pour le salut de la France. 
                                               Palais des Tuileries, le 10 avril 1867,
                                                  Napoléon III ».

- Monsieur Tellier, reprit l’Empereur, j’espère vous revoir lorsque tout ceci sera terminé en mon château de Compiègne. Sa Majesté l’Impératrice adore votre humour ainsi que vos récits de voyage.
- Sire, je ne manquerai pas de me rendre à votre invitation.
Avec un naturel parfait, le Danseur de cordes salua Napoléon III et se retira discrètement, le visage souriant, le cœur content et quelque peu soulagé devant la confiance que lui accordait l’Empereur.

***************

Huit heures du matin à la rédaction du journal Le Matin de Paris. L’effervescence était à son comble tandis que les  linotypistes attendaient les comptes rendus des spectacles en vogue et notamment l’article sur la dernière opérette d’Offenbach. Les rédacteurs spécialisés dans les rubriques internationales mettaient la dernière main sur leurs reportages concernant le Tonkin et l’Annam ou encore les colons s’installant dans la plaine de la Mitidja en Algérie, papiers qui paraîtraient tous le lendemain.
D’autres journalistes rédigeaient quelques pages sur les dernières nouvelles du Mexique ou sur la soirée donnée par la famille impériale à Compiègne. En tout, une trentaine d’hommes écrivaient, fumaient, s’interpellaient ou s’énervaient.
Parmi cette équipe triée sur le volet par le patron lui-même, un jeune scribouillard aux dents longues, décidé à se faire rapidement un nom dans le milieu, André Levasseur, était le véritable stéréotype d’un Rouletabille en herbe avec quelques années de plus toutefois.
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Âgé à peine de vingt ans, ce casse-cou toujours à la recherche d’un article fumant, un siècle plus tard on aurait écrit un scoop, trépignait d’impatience, persuadé de son immense talent, avide de prouver à Victor Martin qu’il était plus qu’un journaleux.
Or, ce jour-là, la chance semblait s’offrir enfin à lui.
Le directeur du journal arriva avec son exactitude coutumière. Pénétrant dans le saint des saints, il ordonna à quatre reporters de le suivre afin de leur distribuer les tâches de la journée. Parmi eux, justement, ledit André Levasseur!
Les ordres donnés aux trois journalistes chevronnés, ceux partirent afin d’accomplir au mieux leur travail. André se retrouva donc seul face au grand patron, rongeant son frein.
- Euh… quant à moi, patron, les chiens écrasés comme d’habitude, je suppose… ou l’assassinat du receveur des postes…
- Mon petit, laisse-moi réfléchir en silence…
- Patron, je veux de l’action! Jeta le jeune scribouillard ignorant ce que venait de dire son patron. Cela fait bien un an que je végète à ne rédiger que des papiers de dernière catégorie. Patron, je vaux mieux que cela. Accordez-moi la chance de faire mes preuves.
- Tes preuves, dis-tu? Qu’entends-tu par-là?
- Ce qui me plaît, ce sont les enquêtes criminelles, l’investigation.
- Oui, je vois, l’investigation et l’action. J’envisage bien de te donner une tâche particulière, mais…
- Alors, patron, qu’est-ce qui vous retient?
- Ton âge d’abord, ton innocence ensuite. As-tu réellement du cœur au ventre comme tu le laisses entendre? T’es-tu déjà retrouvé dans un coup dur? Ne serait-ce qu’une fois?
- Chef, je suis né près des fortifs! Ma mère m’appelle Peur de rien. Un véritable gamin de Paris, voilà comment je suis.
- Holà! Du calme. N’en rajoute pas. C’est entendu, je te mets à l’essai. Mais ne m’appelle pas chef. Cela a une connotation bande de malfaiteurs, reprit avec un sourire amusé Victor Martin.
- Oh! Merci monsieur. Vous ne le regretterez pas.
- Puisque tu es un Parisien pure souche, tu vas aller traîner tes pas du côté du Jardin des Plantes et des arènes de Lutèce.
- Patron, je comprends. C’est là où le macchabée a disparu…
- En effet. Tu vas enquêter, faire parler les gens du coin, mais attention! Sois discret et habile. Pour les informations qu’il te faudra vérifier, interroge en priorité les concierges, les gens de maison, les étudiants bohêmes et fauchés, les habitués des mastroquets…
- Monsieur, j’ai compris la tâche à laquelle vous m’assignez. Vous me confiez en fait l’affaire du siècle! Si je m’attendais à cela!!
- Mon petit, tu es satisfait, je le lis dans tes yeux. J’en suis content. Ah! Avant de te mettre en route, un dernier conseil. Sois prudent et si tu te sens en danger, tu arrêtes tout et tu viens me voir soit ici, au journal, soit à mon domicile à Passy.
- Oui patron!
L’entrevue à peine achevée, Levasseur s’apprêtait à partir. Il fut interrompu dans son geste par l’arrivée inopinée de deux jeunes visiteuses, madame veuve de Frontignac accompagnée de sa protégée, Clémence de Grandval.
- Oh! Cher ami, fit Louise, vous êtes occupé…
- J’ai terminé, Louise. Vous ne me dérangez nullement. Mademoiselle, je constate avec plaisir que vous avez meilleure mine.
- C’est grâce à madame de Frontignac qui se montre si attentionnée avec moi, répondit Clémence en rougissant.
- Mesdames, asseyez-vous. André, attendez donc encore une minute avant de vous éclipser. Madame de Frontignac, André Levasseur. Mademoiselle de Grandval…
Le jeune journaliste ne put que s’incliner avec politesse avant de prendre congé. Il avait eu le temps de détailler Clémence et de croiser son regard. Cette dernière, sans en avoir l’air, avait désormais le portrait d’André enfermé dans sa mémoire. Un homme sympathique, à peine plus âgé qu’elle, à l’œil bleu, au cheveu châtain, au menton volontaire, à la taille élevée et élancée, vêtu à la diable d’un costume sport, à la cravate nouée n’importe comment, les poches déformées par la présence de carnets et de crayons.
Une fois le journaliste sorti, Brelan prit la parole.
- J’ai reçu votre billet ce matin et me suis empressée de venir vous voir aussitôt. À votre regard, je sens qu’il y a du nouveau.
- Exactement, Louise. J’ai maintenant tout pouvoir pour éclaircir l’affaire.
- Comment avez-vous fait?
- Rien de particulier. Simplement, pour résumer, je vous dirai que je suis bien en Cour. Vous pouvez mettre ce que vous voulez derrière ces mots.
Louise sourit comprenant plus ou moins le sens caché de cette dernière phrase. Cependant, Clémence de Grandval perdait patience. Se tamponnant les yeux avec un mouchoir de fine batiste, elle questionna:
- Mon père, monsieur Martin? Avez-vous espoir de le retrouver?
- Mademoiselle, rassurez-vous. Des hommes à moi sont sur la piste et celle-ci est chaude. Le journaliste Levasseur enquête également, muni de nombreuses recommandations.
- Certes. Mais pensez-vous aboutir bientôt?
- Peut-être plus tôt que vous le croyez. À mon avis, avant trois jours votre père sera de retour dans votre foyer.
Louise s’était levée, imitée par le Danseur de cordes. Faisant semblant d’admirer des originaux de Dürer et non des copies, elle prit à part l’Artiste et fit:
- De quels hommes sûrs voulais-tu parler? Pas de ce jeune homme qui, aussi vif et habile soit-il, ne peut lutter contre Galeazzo?
- Non, naturellement, mais de ma bande habituelle, Brelan: Hermès, Milon, Pieds Légers, Marteau-pilon, Tchou, le Piscator et bien sûr Doigts de fée. Je les ai postés entre l’Île de la Cité, l’île Saint Louis, le Quartier Latin, le Jardin des Plantes et les arènes de Lutèce. De plus, ils ont recruté dans les bas-fonds une cinquantaine d’hommes et de femmes qui n’ont pas les yeux dans les poches. Je connais la plupart d’entre eux et, crois-moi, ils sont dévoués et hardis; toutes les deux heures, l’un d’entre eux vient me faire son rapport.
- Alors?
- Pour l’instant, aucun résultat encore mais le filet se resserre. Maintenant, j’ai besoin de toi…
- Qu’attends-tu de ma part?
- Suis Sermonov. Il est l’hôte de Castel Tedesco. Cela est plus qu’étrange. Connaissant ton talent pour changer d’apparence…
- Je t’obéirai. Mais tu es plus doué que moi pour les déguisements. Quelle tâche te réserves-tu?
- Oh! Rien de fort réjouissant! Le train-train quotidien, les invitations mondaines. Or, justement, Castel Tedesco donne une soirée costumée après-demain et j’ai reçu une carte sollicitant ma présence à ce bal.
- Hum… ne crains-tu pas un piège de la part du Maudit? Il a pu percer à jour ton identité comme l’Empereur…
- J’en ai parfaitement conscience Louise, mais que veux-tu qu’il tente contre moi lors de cette soirée? Il y aura au moins deux cents invités chez le comte. Si tu le désires, tu peux m’accompagner. Il me faut une cavalière et je ne puis décemment demander ce service à cette enfant, jeta don Iñigo en désignant Clémence de Grandval du regard.
- D’accord, Frédéric. Fais comme bon il te semble mais tu joues avec le feu.
 
***************

          
Il était un peu plus de huit heures du soir et la nuit humide et froide s’étalait comme un manteau noir dans le ciel de Paris. Un petit vent aigre soufflait accentuant davantage l’impression de fraîcheur.
Dans la ménagerie du Jardin des Plantes, les grands fauves, repus, sommeillaient dans leurs cages. Le journaliste André Levasseur avait eu l’idée de se laisser enfermer dans le parc afin de surveiller les lieux. Caché dans un fourré, à proximité du pavillon des singes, il attendait que les gardiens aient achevé leur tournée. 
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Pourquoi le jeune homme s’était-il dissimulé dans cet endroit des plus insolites? Après avoir interrogé longuement et habilement les gens du quartier, André avait fini par apprendre que, depuis une quinzaine de jours environ, les fauves s’agitaient et se montraient agressifs la nuit venue. Un tigre avait même attaqué celui qui le nourrissait et il avait fallu abattre l’animal.
Mais les minutes s’écoulaient sans que rien ne vînt. Lentement mais sûrement, le journaliste sombrait dans une somnolence précédant le sommeil.
Soudain, un bruit inattendu le fit sursauter, le tirant ainsi de sa torpeur. La grille d’une des cages enfermant les singes s’ouvrait dans un grincement lugubre.
Afin de mieux distinguer ce qu’il se passait, le jeune homme s’approcha à pas de loup tout en se murmurant:
« J’ignorais que les chimpanzés étaient assez intelligents pour ouvrir une serrure sans en avoir la clé ».
Ce fut ainsi qu’André vit avec la plus grande stupéfaction un chimpanzé libre se rendre tranquillement jusqu’à la remise du jardinier, avançant d’un pas tout à fait humain et en ressortir trois minutes plus tard tout au plus sous l’apparence d’un nain d’un mètre dix de haut.
« Je dois lui emboîter le pas, ce me semble. Comme c’est intéressant de suivre les ordres du patron! ».
Or, surgissant d’un autre massif d’arbustes, une ombre se profilait. Elle appartenait à Pieds Légers qui, pourvu des mêmes renseignements et des mêmes directives que le journaliste, surveillait lui aussi le jardin public.
Mais André Levasseur remarqua la présence de la deuxième silhouette et eut un petit rire silencieux.
« Décidément, le Jardin des Plantes est un endroit très couru, surtout la nuit! Un gamin des barrières manifestement qui suit le nain ou… moi? ».
Pendant ce temps, l’homme de petite taille, acrobate dans un cirque durant son adolescence, escaladait promptement la grille du parc, imité quelques secondes plus tard par l’apprenti voleur qui, lui aussi, paraissait rompu à ce genre d’exercices.
Levasseur décida de faire de même et ce fut donc à un curieux manège que se livrèrent les trois ombres fugitives, classées par ordre de grandeur, marchant à la queue leu leu dans la rue Monge puis dans celle des Arènes.
Si le nain, quelque peu dur d’oreille, ne se rendait pas compte de la présence du cortège qui lui avait emboîté le pas, ce n’était pas le cas de Pieds Légers.
Profitant du battant d’une porte cochère, Guillaume s’y camoufla et attendit que le journaliste arrivât à sa hauteur pour lui faire un croche-pied! 
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Alors Levasseur s’étala de tout son long sur le trottoir et n’eut pas le temps de se redresser. La petite frappe le maintenait d’une main ferme. Rapidement, le jeune voleur questionna sa prise.
- Alors, le bourgeois de journaleux, tu me suis? Tu m’espionnes?
- Vous vous trompez, répliqua André. Ce n’est pas vous qui m’intéressez, c’est le nain déguisé en singe! Lâchez-moi sinon il va nous échapper.
- Mais non!
- Comment savez-vous que je suis journaliste?
- Ben, à votre avis?
- Il est vrai que je travaille pour Victor Martin.
- Moi itou!
- Pourtant, je ne vous ai jamais vu au sein de la rédaction.
- C’est parce que je suis un irrégulier…
- Je ne comprends pas.
- Ce n’est pas important. Comme nous avons la même mission, nous devons faire alliance.
- Comment cela?
- Mon gars, tu es plutôt long au niveau de la comprenette. Tope-là et reprenons la filature…
N’essayant pas d’en savoir plus, du moins pour le moment, André se releva puis les deux jeunes gens coururent jusqu’aux Arènes où le nain avait disparu.
Naturellement, les grilles closes furent aussitôt escaladées par les deux compères qui, ensuite, se partagèrent le périmètre de recherche. Pieds Légers découvrit le premier d’étranges rainures en bordure des gradins. Aussitôt, il héla le journaliste qui dégagea la terre qui camouflait une trappe. Alliant leurs forces, les deux jeunes gens parvinrent non sans mal à soulever la lourde pierre et après une âpre discussion, Levasseur s’engagea seul dans le souterrain maçonné.
Le plafond du boyau était étayé par des poutres. Craquant allumette sur allumette afin de pouvoir se diriger dans l’obscurité, le journaliste progressait lentement, ses narines agressées par une forte odeur de moisi et de pourriture. L’humidité suintait de toute part et les bottes du jeune homme clapotaient dans un fond d’eau noire.
La marche sembla durer des heures à André qui s’inquiétait de manquer bientôt d’éclairage. Mais ce n’était pas le cas, bien sûr, ses sens le trompant. Parfois, des rats, dérangés dans leurs mystérieuses occupations, couraient entre les jambes de l’intrus suscitant chez lui du dégoût ou encore notre journaliste trébuchait sur des moellons détachés des parois multiséculaires. Il arrivait aussi que son visage se trouvât enveloppé dans d’antiques toiles d’araignées, déclenchant chez notre audacieux un réflexe de recul bien compréhensible.
Levasseur finit par déboucher dans une espèce de caveau voûté mais assez vaste servant de laboratoire au comte de Castel Tedesco. Naturellement, le journaliste ignorait l’identité du propriétaire de ces lieux tout droit sortis de l’imagination d’un écrivain « gothique ».
La salle baignait dans une lumière verdâtre étudiée conférant ainsi une aura d’angoisse aux objets hétéroclites et aux machines étranges qui servaient manifestement à quelques sombres recherches. Avisant une sorte de cercueil transparent, en fait une cuve de maintenance contenant un sujet d’expérience plongé dans un sommeil comateux, André s’approcha, fasciné, tentant de comprendre ce qui se tramait là. Il n’en eut pas le temps. Quelqu’un venait de l’assommer par-derrière. S’écroulant sur le sol, il perdit conscience.

*************

Notre imprudent jeune homme recouvra ses esprits moins de dix minutes plus tard mais ce court laps de temps avait suffi pour que son corps endormi fût transporté dans une autre pièce qui s’apparentait cette fois-ci à un in pace! Aucune lumière mais, par contre, une atmosphère méphitique, des chaînes rouillées l’emprisonnant et, pour couronner le tout, à ses côtés, deux ou trois squelettes encore retenus aux murs par des anneaux. 
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Lorsque ses yeux s’accommodèrent à l’obscurité, André se sentit blêmir et crut qu’il était perdu. Soudain, à ses oreilles retentit un rire sinistre semblable au cliquetis que produirait le heurt d’ossements humains en train de danser.
- Tu vas payer fort cher ta curiosité malsaine! Cria la voix inconnue, venue de nulle part. Ne sais-tu pas qu’il est des lieux interdits aux communs des mortels?
Le silence revint tout aussi subitement alors qu’un gaz soufré s’infiltrait insidieusement à travers les pierres disjointes de l’oubliette. En trois minutes, l’atmosphère raréfiée du tombeau se retrouva saturée par les émanations délétères tandis qu’André perdait une nouvelle fois connaissance.

***************

Tout à sa peur, Levasseur avait oublié l’existence de Pieds Légers. Le gamin de seize ans avait attendu une trentaine de minutes comme il avait été convenu le retour du journaliste. Le terme écoulé, il s’engagea donc à son tour dans le souterrain.
Après une marche aussi pénible que celle de son prédécesseur, Guillaume parvint devant l’entrée du laboratoire mais, cette fois-ci, sans la voir car elle avait été bouchée par un énorme bloc de calcaire. La lourde pierre avait été actionnée par un mystérieux mécanisme. Ce fut pourquoi l’adolescent poursuivit son chemin dans l’étroit boyau. Cependant, il avançait dans la pénombre grâce à la lueur tremblotante d’un rat-de-cave dont il était toujours muni.
Notre jeune voleur ne prit pas garde à la présence d’un nid de chauve-souris qu’il dérangea. Celles-ci, en colère, s’envolèrent en poussant de petits cris aigus, leurs ailes membranées fouettant l’air.
Afin d’échapper à leur ire, Pieds Légers se mit à courir, toute prudence enfuie. Naturellement, l’inévitable advint. Soudain, le sol se déroba sous les pas précipités de l’adolescent qui fit une terrible chute de trois mètres avant d’atterrir brutalement sur des dalles ruinées.
Cependant, notre voyou, habitué sans doute à se retrouver dans des situations périlleuses, tout secoué et contusionné qu’il était, ne s’en releva pas moins, tentant déjà de sortir du caveau qui contenait des crânes jaunis portant des traces de terre.
Inventif et poussé par l’urgence, Guillaume eut la présence d’esprit d’entasser les têtes et les corps des morts oubliés d’un cimetière disparu depuis plusieurs siècles au moins afin de se construire un escalier improvisé. Peu après, grâce à ses efforts, notre gamin put sortir de son trou et reprendre l’exploration du souterrain. 
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Cependant, dans cette aventure, le jeune homme avait perdu son précieux rat-de-cave. Quelques instants plus tard, cela faillit lui coûter la vie lorsqu’un second piège fut actionné par sa présence non désirée. Une volée de flèches passa inopinément juste au-dessus de sa tête. Ce fut sa petite taille relative qui le sauva.
Par contre, les projectiles atteignirent une momie d’orang-outan encastrée dans la paroi opposée du souterrain. La dépouille aux yeux rouges, assez effrayante, était entourée de bandelettes en décomposition et le tout dégageait une odeur musquée. Les bandes de lin, si elles avaient pu être déchiffrées par un spécialiste, auraient révélé leurs inscriptions multilingues en copte, en écriture hiéroglyphique, et en caractères appartenant au linéaire B. 
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En réalité, il ne s’agissait que d’un automate étrangement perfectionné destiné à cacher la présence d’une issue. Pieds Légers le comprit et, après avoir tâté longuement le mur, reconnut une porte qu’il parvint à ouvrir. Il s’introduisit prudemment dans une sorte d’oubliette et eut alors la surprise d’apercevoir le journaliste André Levasseur, assis sur le sol, arborant un sourire niais et jouant avec des billes de calcaire qui n’étaient en fait que des éclats d’os.
- Holà, m’sieur Levasseur, reprenez vos esprits! S’écria le gamin des barrières en secouant rudement le jeune homme.
Peine perdue! Après avoir essayé de lui parler, après avoir joué la colère, tenté de le menacer, ou usé de cajolerie, Pieds Légers dut se rendre à l’évidence. André avait perdu la raison. Mais était-ce définitif?
Lentement, avec la plus grande patience, le voleur réussit à mettre debout l’infortuné. Le tenant par la main, il reprit le chemin du retour, le cœur inquiet, se demandant comment le Maître allait réagir. Guillaume avait failli dans sa mission. Il s’en mordait les lèvres jusqu’au sang.
Enfin, parvenu à l’extérieur des Arènes de Lutèce, le garçon des barrières héla un fiacre.
« Ne regardons pas à la dépense. Il y a urgence et c’est le Maître qui paie ».
Par bonheur, une remise passait par le quartier. Pieds Légers s’empressa d’y monter suivi par son docile compagnon dont le regard était toujours dépourvu d’intelligence. Vingt minutes plus tard, le cocher arrêta son véhicule devant l’hôtel particulier de Louise de Frontignac.

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