samedi 11 avril 2009

Première partie : La clé de cristal 2.2

Dans les quartiers de la famille Wu, une quasi obscurité régnait. On pouvait entendre le doux ronronnement d’Ufo qui, pelotonné en boule sur les pieds d’Irina, dormait d’un sommeil paisible. Sans doute rêvait-il qu’il chassait quelque mulot ou quelque souris. La jeune femme, blottie contre Daniel, respirait régulièrement, proche de la phase paradoxale du sommeil.
Dans la pièce adjacente, celle des enfants, Marie s’agitait dans son lit et gémissait, soumise à un de ces cauchemars perturbants. Soudain, ses cris se firent plus forts et on put distinguer clairement les mots qu’elle disait.

« Non! Je ne veux pas! Tu es une méchante sorcière! Mathieu, pourquoi veux-tu me l’enlever? »

La fillette se redressa brutalement et ouvrit les yeux. Effrayée, elle pleura, perturbée et désorientée, réveillant ainsi son frère qui dormait dans son lit en face du sien. Le premier mouvement du garçonnet fut de se retourner, la mine boudeuse. Mais Mathieu comprit vite que sa sœur avait besoin d’être réconfortée. Il allait pour se lever lorsqu’une lumière tamisée éclaira la chambre. Mathieu reconnut son père qui alla tout droit au lit de Marie.
Daniel prit sa fille dans ses bras et la laissa sangloter sur son épaule. Sentant qu’elle se calmait peu à peu, il lui murmura:

- Là, fifille. Ce n’est rien. Le mauvais rêve est parti.
-La méchante femme. Elle emmenait Mathieu avec elle, loin, très loin… Et je ne pouvais pas l’empêcher.
-Mairie, ce n’était qu’un cauchemar. Tu vois bien que Mathieu est ici, près de toi. Tes cris l’ont réveillé.
-Mais ça avait l’air réel, papa.
-Mon bébé, les songes ne sont que des chimères, des images fausses. Tu as dû lire une histoire qui t’a fait peur ou alors trop joué.
-Non!
-Bon, entendu, Marie. Décris-moi ce que tu as vu dans ton rêve.
-Je ne peux pas? C’était comme si je regardais d’en bas, de très loin. Et les lumières étaient bizarres. Tout allait si vite. Je ne pouvais pas bouger. Tu n’étais pas là et maman non plus!
Comprenant que Marie était incapable de raconter plus clairement son rêve, Daniel la berça tendrement jusqu’à ce que la fillette se rendormît. Enfin, voyant celle-ci fermer les yeux et s’amollir sur son bras, il la recoucha, la bordant avec amour.

- Papa, demanda Mathieu, tu me donnes un baiser?
-Oui, mon grand.
La chose faite, Daniel retourna auprès d’Irina.
- Elle s’est rendormie. Je pense que le reste de la nuit sera calme, fit-il en se rallongeant.
- Elle n’a pas de fièvre au moins?
-Non, elle a fait un simple cauchemar, c’est tout.
-Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes. Tu as pu savoir ce qu’elle a rêvé?
-Pas exactement. Les images de son cerveau étaient confuses et brouillées. En tout cas, il y avait bien une femme dans son cauchemar. Mais je n’ai fait qu’entrevoir une silhouette vague, celle d’une sorte d’amazone aux longs cheveux, vêtue d’une tenue de combat quelque peu anachronique.
- Demain, je tâcherai d’en savoir plus. Heureusement que nous ne prenons pas notre service en même temps.
-Ne la brusque pas. Tu sais que Marie est plutôt craintive et sensible.
-Comme toutes les fillettes de son âge.

Après quelques secondes, Irina reprit.
- Je vais essayer de me rendormir. Il n’est qu’un peu plus de deux heures du matin. Tu devrais m’imiter. Tu n’as guère dormi ces dernières nuits.
-Oui, tu as raison.

Se rendant à l’avis de sa tendre épouse, Daniel ferma les yeux, ordonnant mentalement à l’ordinateur d’éteindre la lumière. L’obscurité revint instantanément. Quelques minutes plus tard, tous dormaient dans les quartiers du commandant Wu. Seul, Ufo ne s’était pas réveillé. Le chat avait poursuivi son embuscade onirique qui s’était soldée par la capture d’un joli souriceau gris.

********************

Tôt ce matin-là, Uruhu se rendit au niveau trois jusqu’à la bibliothèque du vaisseau. Le Néandertalien pénétra dans la salle avec circonspection, regardant de tous côtés. Il désirait être seul. Les cellules individuelles qui permettaient d’avoir accès aux informations demandées tri dimensionnellement étaient désertes.
Satisfait, Uruhu s’installa dans l’une d’entre elles et, activant l’IA, l’interrogea oralement de sa voix grave et hésitante.

« Je désirerai visionner l’arbre phylogénique des primates de la planète Terre depuis les origines, s’il vous plaît. »

Après un quart de seconde, la voix artificielle répondit.

- Ne pouvez-vous préciser davantage?
-Non, IA. Ce n’est pas ma spécialité. Je suis désolé.
-Compris, lieutenant Uruhu. Recherches en cours. Visualisation dans cinq secondes.

Uruhu n’eut pas le temps de s’émerveiller sur la rapidité de l’IA. Il fut entouré de buissons virtuels ou, mieux, de tunnels et de boyaux entremêlés, divergents, perpendiculaires ou parallèles dans ce qui lui paraissait être un dédale embrouillé, au parcours inextricable. Le chef pilote en venait à oublier qu’en réalité il était assis dans un fauteuil muni de senseurs palpeurs qui n’attendaient que ses ordres pour répondre à sa moindre sollicitation.
En fait, Uruhu se retrouvait plongé dans les embranchements de l’évolution de tous les primates de la Terre depuis l’ère tertiaire.

Ainsi, apparurent successivement, mais à une rapidité si grande, que la matérialisation semblait simultanée, se modifiant par une sorte de morphing hallucinant, au gré des données, des singes de toutes les espèces ou sous-espèces ayant vécu sur les continents terrestres aux temps préhistoriques. En coin, discrètement, un curseur temporel faisait défiler les dates repères au mois près. Mais ce n’était pas tout.

Les informations utiles se multipliaient, se croisaient, portant sur le climat, la géologie, la paléontologie, la dendrochronologie, la composition de l’air à la partie d’oxygène précise, la distance stellaire, la faune, la flore, et bien d’autres données encore. De plus, l’IA, d’un ton monotone et sur un rythme régulier, afin que le consultant ne se perde pas, égrenait les périodes et les sous-espèces; cela n’empêcha pas le K’Tou de se sentir dépassé.
« Mésozoïque, crétacé maastrichtien, cénozoïque, tertiaire, paléocène, éocène, Purgatorius Unio,
http://planete.simiesque.free.fr/planeteSimiesque/primates/photos/purgatoriusUnio.gif
Plesiadapis,
http://0.tqn.com/d/dinosaurs/1/0/e/K/-/-/plesiadapisAK.jpg
Adapis,
http://gnsi.science-art.com/2004VA/images/presentations/PaleoTalk-image.jpg
Biretia, Apidium,
http://www.pts.org.tw/~web02/beasts/factfiles/primary_ff_displays/apidium_1.jpg
Aegyptopithecus Zeuxis,
http://www.pbs.org/wgbh/nova/sciencenow/0303/images/02-mya-06.jpg
Rangwapithecus,
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/3f/ProconsulZICA.png/800px-ProconsulZICA.png
Dryopithecus,
http://www.avph.com.br/jpg/dryopithecus.jpg
Oreopithecus banbolii…
http://www.nmb.bs.ch/oreopithecus.jpg

-S’il vous plaît, IA, ralentissez, murmura le K’Tou poliment. Je ne suis pas le commandant Wu.
-Excusez-moi, lieutenant.
-Je suis plus lent qu’un Niek’Tou. J’ai raté deux bifurcations. Retournez en arrière.
-Bien lieutenant.
Quelques instants plus tard, l’IA alerta le Néandertalien.
- Attention, erreur. Bifurcation des platyrhiniens du Nouveau Monde.
http://planete.simiesque.free.fr/planeteSimiesque/simiens/classification/tetes/pla_hapalide_saguinus/hap_saguinus_bicolor.gif
-Correction effectuée.

Quelques minutes s’écoulèrent encore. Uruhu commit une nouvelle erreur en allant trop loin dans l’arbre de l’évolution en direction de l’humanité. Face au spectacle extraordinaire d’un singe se métamorphosant anatomiquement à chaque seconde qui passait tandis que l’IA poursuivait, insensible….

« Proconsul,
http://www.mc.maricopa.edu/dept/d10/asb/origins/primates/proconsul.jpeg
Kenyapithecus, Morotopithecus, Pierolapithecus,
http://blogs.discovermagazine.com/loom/files/prevsite/pierolapithecus.gif
Turkanapithecus… »

…fasciné, le K’Tou marqua une pause grâce au senseur palpeur. Devant lui, se dressait la reproduction exacte d’un pré Australopithèque, un ancêtre commun aux chimpanzés, aux Bonobos, aux gorilles et aux hominiens. Uruhu s’exclama, troublé.
« Pi’Ou, le dieu des origines! Celui qui apprit aux K’Tous à se redresser, à marcher debout, à sortir des ténèbres de l’inconscience et à devenir des hommes.
-Voulez-vous passer à Toumaï, Orrorin, à Ardipithecus et poursuivre au-delà?
-Non, c’est inutile, IA, merci. Tout compte fait, ce Pi’Ou ressemble fort peu à celui que j’ai vu en rêve, il y a quelques jours. Il n’a pas l’aspect des grands singes roux qui dirigeaient le vaisseau. Je me suis sans doute trompé de bifurcation.
-Vous faites allusion à l’Asie, répliqua l’IA, à la séparation du rameau des ancêtres de l’orang- outan.
-Peut-être. Montrez-moi.

L’IA s’exécuta, mais la représentation se figea instantanément, signe évident qu’un autre officier pénétrait dans la cellule holographique. Il s’agissait du lieutenant Johnson.

- Pardonnez-moi, lieutenant Uruhu, s’excusa la jeune femme d’une voix chantante, mais je voulais consulter les mêmes banques de données que vous. Peut-être, pourrions-nous le faire de concert ?

Timidement, le K’Tou répondit.

- Volontiers.

Uruhu se sentait toujours gêné lorsqu’il était en présence d’un Homo Sapiens. Sans façon, ignorant les signes de contrariété du chef pilote, Paméla s’assit sur un des accoudoirs du fauteuil.
- Comme vous pouvez le constater, lieutenant, fit le Néandertalien, j’étais en train de chercher les ancêtres des grands singes roux orang-outan. Pour le moment, avec peu de succès, je le reconnais. Je crois m’être égaré.

-En effet, vous avez visiblement besoin d’un coup de pouce. IA, ordonna la jeune femme, revenez à Proconsul et empruntez l’embranchement de Sivapithecus. Évitez celui des Pliopithecus.
-Enregistré.

A une vitesse vertigineuse, le fauteuil du K’Tou parut basculer dans le boyau virtuel, provoquant un début de nausée chez Uruhu, à cause des trop brutaux changements de direction. Pamela, quant à elle, ne semblait pas incommodée.
Enfin, l’IA égrena les nouvelles données et configurations tandis que le Sivapithecus apparaissait.
http://www.bertsgeschiedenissite.nl/geschiedenis%20aarde/ramapithecus3.jpg
Sautant le stade du Ramapithèque, le singe holographique augmenta en taille et revêtit les caractères spécifiques d’un gigantopithèque. Le K’Tou, satisfait, s’écria.
http://pythacli.chez-alice.fr/recent25/Gigantopithecus.jpg
« Arrêtez, IA, c’est presque cela. »

L’IA obéit au millième de seconde.

- Pourquoi voulez-vous visionner Gigantopithecus Blacki? Sur terre, cette espèce a disparu il y a environ huit cent mille ans.
-C’est parce que, dans un rêve, j’ai vu des êtres ressemblant à Gigantopithèque- Uruhu buta sur le mot. Lui et les siens s’étaient emparés du Langevin. Ils régnaient sans partage dans la galaxie. Mais la position des étoiles dans le ciel ne correspondait plus. Je ne comprends pas pourquoi. Après tout, je ne suis qu’un K’Tou.
-Ne vous sous-estimez pas lieutenant. Les K’Tous sont réputés pour leurs dons médiumniques.
-Cette faculté, je la possède comme tous mes semblables. A propos, je me demande si je ne vous ai pas déjà vue… Il y a longtemps. Lorsque j’étais encore parmi les miens.
-Réfléchissez, lieutenant, c’est impossible! Vous venez tout droit du paléolithique. Je n’ai jamais voyagé dans le passé, moi.
-A bord, cela nous arrive souvent. Régulièrement, le commandant effectue des sauts quantiques et se rend dans le passé de la Terre.
-Avec autorisation, j’espère ?
-Avec l’aval du grand manitou, l’Amiral Venge en personne.
-Et pourquoi ces sauts ?
-Le commandant ne nous fait aucune confidence. Mais j’ai cru comprendre qu’il recherchait des fossiles de grands singes ou ceux des ancêtres des Niek’Tous.

Pamela, en soupirant, laissa échapper cette réflexion qu’Uruhu ne comprit pas.

« Le commandant Wu serait-il sur la même piste que moi? Pourquoi la famille des anthropoïdes d’Asie dans cette histoire-ci s’est-elle terminée dans une impasse? »


*********************

Une autre journée avait passé. Tout dormait à bord du Langevin sauf les officiers qui assuraient
le quart de nuit. Il était près de deux heures du matin. Pourtant, alors que « La taverne du Maltais » avait fermé à minuit, dans les réserves, le Castorii Kilius s’affairait. Le tenancier avait pris soin de saboter les caméras de surveillance du bar. Elles diffusaient donc un enregistrement remontant à quelques jours.
Kilius contrôlait des conteneurs renfermant des flacons de whisky irlandais garantis de dix ans d’âge. C’était là une marchandise prohibée, mais le barman avait l’habitude de frauder. Il n’avait encore jamais été pris.

« Non, ce n’est pas la bonne caisse, disait-il pour lui-même. Où ai-je donc mis celle contenant la vodka? Serait-ce celle où est inscrit « jus d’ananas » ? Fichue mémoire ! Regardons. »
Le Castorii ouvrit la caisse pour constater qu’elle renfermait une centaine de bouteilles de vodka.
« Ah! Parfait. Maintenant, il me reste à trouver les œufs de Kaaks. Ils sont forcément dans le conteneur du fond, là, à droite. »

Pour vérifier ses dires, Kilius dut pousser quatre caisses.

« Bizarre comme cette caisse du dessous est lourde! Elle frôle la demie tonne. Comme si elle renfermait du plomb fondu. Et les parois sont chaudes. Quel est donc ce trafic? »
Avec précaution, le Castorii brancha un digicode sur la serrure électronique et y entra un code connu de lui seul. Aussitôt, les battants du conteneur s’ouvrirent.
« Que je suis sot! Fréquenter les Kronkos me ramollit le cerveau! C’est ma lave en fusion. Pourtant, il y a un détail qui cloche. Elle ne dégage aucune vapeur sulfurée. »
Voulant comprendre de quoi il retournait, Kilius protégea alors ses mains à l’aide de gants isothermes spéciaux appartenant à des tenues de protection de niveau 12, puis les plongea dans ce qu’il croyait être de la roche magmatique. Stupeur! Un phénomène inattendu se produisit alors. L’illusion s’estompa pour révéler quelque chose qui n’avait pas sa place dans les réserves de la taverne et même à bord d’un vaisseau de l’Alliance!
Kilius, envahi par une sueur glacée, se mit à reculer, contrôlant mal le sentiment de peur panique qui le gagnait. Il se heurta brutalement à un membre de l’équipage qui, dissimulé derrière des conteneurs, l’espionnait depuis déjà un long moment.
« Je ne m’attendais pas à vous trouver ici! S’exclama le Castorii naïvement. Ainsi, c’est vous le responsable de ce transport pour le moins surprenant. »

Kilius n’eut pas le loisir de poursuivre. Sur son visage s’inscrivirent une terreur et une souffrance indescriptibles. En mourant, ses yeux reflétèrent une silhouette déformée qui n’avait rien d’humain ou de dinosaure.

samedi 4 avril 2009

Première partie : La clé de cristal 2.1

Chapitre 2

L’horloge holographique de l’infirmerie principale du Langevin affichait l’heure locale, soit 10h15. Le docteur di Fabbrini achevait d’examiner le lieutenant Wu. Elle paraissait satisfaite des tracés et des relevés qu’elle lisait sur un écran. Enfin, en souriant, elle dit:
- Tout est en ordre, lieutenant. Vous pouvez vous détendre. Vous avez passé les psycho-tests avec succès.
- Vous vous inquiétiez inutilement, docteur.
- En fait, je craignais des séquelles traumatiques après l’épreuve que vous avez traversée.
- Les graphiques sont conformes aux précédents, n’est-ce pas?
- Naturellement.
- Je peux donc retourner au laboratoire poursuivre l’expérience en cours.
- Attendez un instant. J’ai quelque chose à vous demander.
- Je vous écoute.
- C’est assez délicat à formuler. Sans doute savez-vous que je possède une mémoire double.
- Comme Daniel.
- Et comme ma fille Violetta.
- Soyez plus explicite, docteur.
- Nous entamons une mission de très longue durée. Toutes les personnes à bord, qu’elles soient militaires ou civiles, sont volontaires.
- Normal.
- Bien. Elles ont subi sans problèmes les épreuves de sélection. Mais je dois affiner les nouveaux tests psychologiques et, ensuite je soumettrai chaque membre de l’équipage à ces derniers.
- Est-ce ce que je viens de subir?
- Oui.
- Vous tournez autour du pot. Allez donc droit au but, docteur.
- J’aurais beau rendre mes tests plus pointus, tous mes efforts resteraient vains lorsque je devrais les appliquer au commandant.
- Attendez, docteur. Qu’insinuez-vous? N’êtes-vous pas en train de me dire que mon frère est incapable d’assumer son poste?
- Non, pas du tout. Georges, convenez cependant que vous le connaissez mieux que moi. Comment vit-il le fait de posséder une mémoire double? S’en accommode-t-il? S’est-il confié à vous? Vous étiez très proches l’un de l’autre dans votre enfance.
- Si vous faites allusion à vos mésaventures du XXème siècle bis ou ter, ou je ne lequel, vous n’avez rien à craindre. Le Daniel de cette histoire double où les Haäns dominaient, n’est pas le vrai. Mon frère n’a jamais été aussi sûr de lui, aussi bien dans sa peau. Au contraire de cette histoire bis, il recherche les responsabilités. Depuis que je suis sous ses ordres, je ne l’ai jamais vu faillir. L’équipage lui est dévoué et tous ses membres sont triés sur le volet. Et tous les officiers ayant servi sur le Sakharov lui vouent une admiration sans borne.
- A mon niveau, il m’a été très difficile d’obtenir le poste de médecin en chef du Langevin. Effectivement, ce qui a tranché en ma faveur, c’est que j’ai été sous les ordres du commandant Fermat.
- Pour une place à bord, docteur, il y avait six mille demandes. Et pas simplement parce que le vaisseau part explorer une galaxie inconnue.
- Je comprends.
- Non, vous ne saisissez pas. Pour en finir avec vos doutes, allez trouver mon frère et parlez-lui franchement.
- J’accepte votre suggestion. Je vais convoquer le commandant Wu pour demain à la première heure.
- Capitaine di Fabbrini, je n’ai pas à m’immiscer dans votre vie privée. Pourtant, je crois avoir compris que vous vouliez absolument ce poste non seulement par goût de l’aventure mais également pour « étudier » mon frère. Exact?
- En partie. L’amiral Prentiss a soutenu ma candidature.
- Cette baudruche, toute gonflée d’orgueil! L’amiral Prentiss n’a jamais pu souffrir Daniel. S’il avait pu, il l’aurait fait emprisonner sur une planète en terra formation. Il ne s’est rendu que de fort mauvaise grâce aux avis de l’amirauté. A l’heure qu’il est, mon frère est dans le bureau de « tête de fer » en train de recevoir les ultimes recommandations concernant notre mission d’exploration.

********************

Comme l’avait dit Georges Wu, le commandant Wu était assis, en grand uniforme, sur un siège peu confortable qui faisait face au bureau imposant de l’amiral Prentiss. Il écoutait attentivement les instructions et les sous-entendus de celui-ci.
Prentiss, malgré ses soixante-dix ans, portait bien son mètre quatre-vingt-dix. Tout en lui dénonçait l’homme à poigne : ses cheveux blancs, coupés très courts, sa mâchoire carrée, ses yeux bleus, presque aussi brillants que l’acier. Il avait pris l’habitude de croiser les doigts et de les faire craquer. De sa belle voix de basse, à l’accent canadien, il s’adressait au commandant Wu, le fixant intensément, sachant par avance qu’il ne parviendrait pas à l’intimider.
- Donc, reprenait l’amiral, vous avez compris de quels pouvoirs vous disposiez.
- Oui, amiral. J’ai enregistré vos paroles.
- Commandant Wu, vous représenterez, vous et votre équipage, l’Empire des 1045 planètes. Nous ne recherchons pas l’agression, au contraire.
- J’en suis conscient.
- Votre mission ne consiste pas seulement à explorer l’inconnu, à prendre contact avec d’autres civilisations, à les étudier, à les comprendre, mais aussi, si nécessaire, à nouer de nouvelles alliances. C’est pour cela que l’ambassadeur Antor vous accompagne.
- Pardonnez-moi cette interruption, amiral, des alliés contre les Asturkruks?
- Depuis la mystérieuse neutralisation des Haäns, dont la civilisation a brutalement sombré dans l’anarchie, à la suite d’une guerre de succession bienvenue pour nous, les Asturkruks représentent désormais pour l’Empire la seule menace véritable. Nos espions nous informent tant bien que mal de la recrudescence des manœuvres de vaisseaux de guerre à la frontière du « no man’land ».
- J’ai ouï ces bruits, amiral.
- J’oublie toujours que votre haut niveau de sécurité vous permet d’avoir accès aux informations les plus secrètes.
- Peut-être désirez-vous rabaisser ce niveau ?
- Non, je finirai bien par m’en accommoder… A propos, concernant la neutralité de l’Empire militaro-industriel haän, je crois, commandant, que vous pourriez, si vous le vouliez, me donner plus de détails.
- Monsieur, c’est de l’histoire ancienne.
- Vous avez raison. L’affaire remonte à près de dix ans. Et le temps presse.
- En effet, amiral. Mon vaisseau doit quitter le quai lambda II à 18 heures précises.
- Et vous avez encore beaucoup à faire. Je sais ce que vous pensez de moi, commandant Wu, ou plutôt, je le devine.
-Monsieur, loin de moi l’idée de vous manquer de respect.
-Vous vous demandez comment, connaissant l’animosité que j’éprouve à votre égard, et, vous remémorant mes veto successifs à vos promotions, j’ai pu vous confier cette mission convoitée par tous les commandants de la flotte.
- Pas du tout, amiral. Je sais à quoi m’en tenir.
- Ah! Vous avez donc lu dans mon esprit. Autrefois, ce me semble, vous n’utilisiez pas votre don. Vous avez changé Daniel.
- Oh, si peu, amiral. Je n’ai jamais répugné à me servir de la télépathie lorsque celle-ci me permet de me prémunir contre un danger. Disons que j’évite d’en faire étalage ou encore de violer mentalement mes interlocuteurs. Mais un petit coup de sonde…
- Oui, je vois. Vos sept ans de commandement vous ont appris à vous montrer moins scrupuleux et plus efficace.
-Pour le bien de l’alliance, monsieur.
-Soit. En tout cas, je ne vous apprends rien en vous révélant que j’avais envisagé de confier cette mission à André Fermat.
-Effectivement.
-Mais mon choix final, je ne le regrette pas. Après tout, vous avez longtemps servi sous ses ordres. L’enseignement que vous avez reçu de lui a porté ses fruits puisque vous avez résolu avec succès quelques situations épineuses.
- Merci pour cette reconnaissance, monsieur.
-Et puis, votre cerveau positronique peut se révéler être un atout non négligeable. Il tempèrera vos velléités d’actions intempestives.
-Amiral, il y a douze ans, vous me reprochiez justement l’inverse! De manquer d’imagination.
-Certes, Daniel. Mais avouez que vous avez su vous y prendre avec les Castorii. Et je ne parle pas de Naor. L’alliance avait fait la croix sur la réussite de ce premier contact.
-Oh! Tout le mérite en revient à Antor.
-Non, Naor et Castorus sont rentrés dans l’Empire grâce à vos manœuvres. En fait, c’est cela qui m’a décidé. Alors, commandant, bonne chance.
-Merci, amiral.
Daniel se leva, s’apprêtant à saluer son supérieur.
« Encore un détail, Daniel. Ne répugnez pas à user à fond de toutes vos facultés. Vous porterez ainsi très haut l’étendard de l’Alliance. »
Le commandant Wu salua impeccablement l’amiral Prentiss. Ce dernier ne se contenta pas de lui rendre son salut de bonne grâce. Il fit plus. Contournant son bureau, il serra avec force la main de Daniel. « Tête de fer » avait fini par apprécier le daryl androïde.

*********************

Sur la passerelle, tous les officiers s’activaient, absorbés par les préparatifs d’un départ imminent. Le commandant Wu consultait fiches et rapports provenant des différentes sections du Langevin tout en supervisant les manœuvres. Soudain, il releva la tête. Son frère se tenait debout devant lui.
- Oui, lieutenant?
-J’ai à vous parler en privé.
- Pas plus de cinq minutes dans ce cas.
-Cela suffira.
-Chérifi, prenez ma place!
-A vos ordres, commandant.
Tandis que le lieutenant Ahmed Chérifi s’asseyait sur le fauteuil du commandant, Daniel Wu entraînait son frère dans son bureau. Ahmed Chérifi, Irakien d’origine, avait la particularité de ne mesurer qu’un mètre dix. Sa petite taille lui permettait de se faufiler partout dans les conduits de maintenance du Langevin et il lui arrivait ainsi d’aider les équipes d’ingénieurs plus souvent que son service ne l’exigeait. Parfaitement intégré à l’équipage, il jouait, avec Benjamin, Selim et David Anderson, au poker, dans des parties mémorables où il gagnait presque toujours.
Dans le bureau, Daniel Wu écoutait ce que Georges avait à lui révéler.
- Ce matin, le docteur di Fabbrini m’a fait passer les tests de Jünger. Mais, à mon avis, ce n’était qu’un prétexte. As-tu consulté les convocations pour la visite médicale?
- Bien entendu, Georges. Lorenza veut me voir demain à 8 heures.
- Alors?
- Alors, si tu crois que j’ignore ce qu’elle mijote, tu te trompes. Je lui ai ordonné de repousser mon rendez-vous de vingt-quatre heures. J’ai avancé les obligations de ma charge. Elle a dû se plier à ma volonté.
- Elle a reconnu qu’elle était à bord pour te surveiller avec l’accord de Prentiss.
-Naturellement. Mais à la décharge du docteur, celle-ci ne m’a presque pas côtoyé pendant dix ans. Et sa double mémoire la perturbe.
- Sans doute.
- Rassure-toi. Lorenza sera obligée de constater que je ne suis pas ce Daniel bis.
- Peut-être n’aurais-tu pas dû accepter son affectation à bord?
- Pourquoi? Je n’ai rien à cacher! Je pense plutôt que Violetta lui aura raconté tous les aboutissements de la seconde histoire. Georges, tu m’excuses mais je ne puis discuter davantage. Si tu as quelque chose à rajouter, viens me voir dans mes quartiers à 22 heures.
-Non, tes propos me suffisent.
-Dans ce cas, je passerai à l’arboretum demain dans la matinée.
Sur ce, le commandant Wu rejoignit la passerelle suivi de son frère qui s’empressa ensuite de redescendre dans les laboratoires hydroponiques.

**********************

Le Langevin avait quitté la base 829 depuis quatre heures déjà. Toutes les pendules s’alignaient sur la station spatiale. Il en irait ainsi jusqu’à la fin de la mission d’exploration. Le vaisseau, à hyper luminique 12, se dirigeait vers l’amas du Cygne. Dans deux jours, les cristaux de charpakium seraient davantage sollicités, engageant le Langevin à l’intérieur d’un tunnel trans-distorsionnel continu.
Sur le pont delta intermédiaire, là où étaient regroupés les lieux de détente de l’équipage, un petit bar sympathique, dans un style rétro de bon aloi, était particulièrement fréquenté. Baptisé « La taverne du Maltais », en hommage à Corto Maltese,
http://plansplan.files.wordpress.com/2008/11/hugo_pratt.jpg
son décor évoquait les grands larges, les marins d’autrefois, les Caraïbes au temps de la flibuste. Les tables et le comptoir en bois de chêne synthétisé, à la patine parfaitement imitée, les bouteilles poussiéreuses et sombres à souhait, les pichets en étain garanti d’époque, tous ces détails réveillaient toujours un sentiment nostalgique enfoui dans les cœurs des clients humains ou extraterrestres de « La Taverne du Maltais ».
Sur les murs, seules les planches holographiques des aventures du célèbre héros dénonçaient aux clients du bar qu’ils ne vivaient plus au début du XXème siècle ou encore à une époque encore plus lointaine.
Les Troodons, les Castorii, quelques humains comme Denis O’Rourke ou Benjamin Sitruk, s’y montraient particulièrement assidus. Le commandant, qui avait pourtant supervisé la décoration de la taverne, ne la fréquentait que rarement. Le barman, un grand type aux cheveux bruns et aux yeux aussi clairs que du cristal, comme dépourvus de pupilles, appartenait au peuple castorii. C’était un civil qui répondait au nom de Kilius.
Fier de sa profession, le barman garantissait l’authenticité de ses breuvages aux consommateurs et ventait ses boissons et mixtures préparées à la main comme jadis. Il usait de produits naturels à profusion. Pourtant, un Troodon, accoudé sur le comptoir, semblait mécontent.
http://www.dangerouswildlife.com/images/troodon-ga_1rgi.jpg
« Pour qui me prend-t-on ici? Vous me faites boire une « proukcht », une boisson pour fillette! Grognait-il. Ce que les humains appellent du sirop! »
Tandis que Denis O’Rourke se rapprochait, Kutu, le sergent Troodon frappa furieusement de son poing le comptoir, fendant le bois sur une belle longueur.
- Du calme, sergent, émit le médecin avec un sifflement.
-Et alors, j’ai raison! Je suis un soldat et j’ai réclamé quelque chose de fort. Depuis que j’ai mes cinq cents dents, je n’ai jamais bu du jus de chaussette. Ce crétin de Kilius veut humilier le guerrier que je suis!
Le Kronkos grondait si fort que les murs de la taverne vibraient.
« Holà, Kilius, fit O’Rourke. Mon collègue dit vrai. »
Le jeune homme venait de boire à son tour une gorgée de son pichet.
« Tu nous imposes un simple jus de fraise que tu baptises pompeusement rhum! »
Impavide, poursuivant l’essuyage de ses verres et pichets, le tenancier répliqua.
- Ordre du commandant, messieurs. Je me permets de vous rappeler que toute boisson alcoolisée est désormais strictement interdite à bord!
- Kilius, cet ordre n’est valable que pour les humanoïdes, ces petites natures! Je veux du Chtugang! Ce délicieux breuvage à l’odeur et au goût incomparables! Il me souvient que tu sais le préparer.
- Cette décoction abominable qui dégage des relents soufrés qui empuantissent l’air à cent lieues à la ronde? Cette boisson est si décapante qu'elle troue en deux gorgées à peine les boyaux des humains et des Castorii.
-Ainsi, tu l’as déjà essayée, Kilius.
-Juste une fois, mais par curiosité professionnelle. Après tout, il faut bien que je connaisse le goût de ce que je propose à mes clients!
-Tu en as en ce moment ou pas? Rugit Kutu.
- Non mais je dois avoir en réserve les éléments nécessaires à sa composition.
- Kilius, peux-tu nous la fabriquer pour… disons la semaine prochaine? Naturellement, rien que pour nous deux, le sergent et moi. Je suis impatient d’essayer cette nouveauté.
-Une semaine, c’est trop long! Je vais crever de soif.
-Tout doux, Kutu. Les gars, vous me demandez d’enfreindre des ordres directs. Le commandant Wu, s’il me surprend, va faire sauter ma licence et me débarquer illico presto!
Mais le Troodon ne parvenait plus à dominer sa fureur. Saisissant le tenancier avec une de ses griffes, il le maintint suspendu par le col dans les airs.
« Ecoute-moi bien, minable! Tu vas me fabriquer du Chtugang le plus vite possible. Avec des œufs de Kaaks, cinq, âgés d’un an, tu sais, ces oiseaux reptiles originaires de mon monde,
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du tarmin, cette plante poivrée et épineuse; tu en écraseras les tiges de manière à en recueillir tout le suc aussi succulent que la digitaline terrestre ; tu y ajouteras de la lave en fusion à mille deux cents degrés Celsius, de la vodka ukrainienne, un bon litre et demi, du piment pilé, deux cent cinquante grammes par mesure ; tu mixeras le tout et tu laisseras reposer cinq heures avant de me servir le breuvage dans un pichet approprié. As-tu compris, espèce de larve avortée? »
Le Castorii qui essayait de respirer malgré sa position inconfortable bredouilla.
- Parfaitement, sergent. Et… si je n’obéis pas?
- Alors, ne te trouve pas sur mon chemin, inférieur! Je peux avoir un petit creux.
- J’ai saisi. Mais il me faudra quelques jours pour préparer le tout, le temps nécessaire de saboter les caméras du pont sans me faire repérer en premier, puis d’effacer l’enregistrement de ce soir. En attendant que je vous prévienne, espérons que les officiers supérieurs ont d’autres chats à fouetter que de visionner les séquences concernant ma taverne.
- Oui, tu as raison. Cette tâche revient à Benjamin. Je lui en toucherai deux mots. Sitruk comprendra. Il a une dette envers moi. Il ne m’a jamais remboursé la somme qu’il me devait lors de cette partie de poker qu’il a perdue il y a tantôt deux ans.
- Le capitaine Sitruk est très proche de l’équipage.
- Je dirais même qu’il est populaire. Il sait que les hommes ont parfois besoin de se défouler.
-D’accord, grogna Kutu. Quant à moi, je vais me détendre dans le hangar de simulation. Les créatures virtuelles vont frissonner et hurler de terreur!
Le Troodon se retira de son pas pesant, poussant des grondements sourds. Soulagé, Kilius remit de l’ordre dans sa tenue tout en soupirant.
- Comment les Kronkos ont-ils pu atteindre le niveau technologique du voyage spatial?
- Les Odaraïens avaient occupé leur planète quelques années.
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Ils n’ont pu s’y maintenir qu’un demi siècle, pas plus. Ce délai a pourtant été suffisant pour les ancêtres de Kutu. C’est ainsi que les Troodons ont pu s’emparer d’une technologie supérieure à celle qu’ils possédaient et à l’assimiler. Plus tard, il y a environ quatre-vingt ans, l’Empire a jugé utile de faire alliance avec l’espèce. Nous ne devons pas le regretter. Grâce aux Troodons, à leur prodigieuse force et à leur courage incomparable, nous avons pu faire face à la menace Asturkruk.
-Oui, je comprends. Mais aussi presque nous mettre à genoux, nous les Castorii.
Sur ce nouveau soupir, Kilius reprit sa vaisselle.

mercredi 1 avril 2009

Première partie : La clé de cristal 1.2

Dans le centre de commandement, une dizaine d’officiers s’affairaient : le capitaine Maïakovska, Chtuh au pilotage, Sitruk à la navigation, Uruhu aux consoles tactiques, Warchifi aux opérations de routine, Nadine Lancet au poste scientifique, Anderson aux senseurs, Denis O’Rourke, le médecin chef adjoint, assis juste derrière le siège du commandant, Eloum, le garde de service sur la passerelle, impressionnant et magnifique cygne noir de deux mètres de haut.
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- Statut ? Demanda le commandant Wu en pénétrant d’un pas vif sur la passerelle.
-La manœuvre d’amarrage est amorcée, niveau 1. Les moteurs auxiliaires fonctionnent à dix pour cent. Le vaisseau sera reçu sur le quai lambda 2. L’amiral Prentiss nous attend avec impatience.
- Merci capitaine Maïakovska, répondit Daniel en s’installant dans son fauteuil.
- Les sustentateurs alpha 3 montrent des signes de faiblesse, signala Sitruk.
- Passez en mode manuel et contentez-vous des sustentateurs bêta 1.
- A vos ordres, monsieur.
- Le Langevin a besoin d’une révision complète avant d’être tout à fait opérationnel, remarqua Warchifi.
-Celle-ci prendra une semaine pas plus, avec les nouveaux modules de correction.
Dit Irina.
Pendant cet échange de propos, la manœuvre d‘amarrage du vaisseau scientifique à la station spatiale 829 se poursuivait sans anicroche, dans un ballet réglé au millimètre près grâce aux ordres précis et au regard d‘aigle de Benjamin.
- Merci, Sitruk. Les officiers non indispensables en tenue d‘apparat en salle de télé transfert dans dix minutes. Nous devons faire honneur à notre vaisseau et vous connaissez comme moi la réputation de l‘amiral Prentiss.
- Oui, commandant, soupira O‘Rourke. Pas un bouton de guêtre ne doit manquer!
Les officiers concernés se levèrent afin de se préparer tandis qu‘une deuxième équipe assurait la relève.
********************
Dans le salon d’accueil, Kiku U Tu et ses acolytes, sanglés dans leurs uniformes neufs, à la parade, attendaient que leur commandant pénétrât dans la salle tendue de velours ocre et bleu. Lorsque Daniel parut, l’amiral Prentiss en personne s’avança, fait très rare pour être relevé.
Le commandant Wu s’inclina puis l’amiral le prit familièrement par les épaules et entama une conversation qui se voulait amicale.
- Toujours aussi exact, commandant Wu. J’apprécie.
- Amiral, il me tardait d’arriver à la base.
- Bien sûr, la mission.
- Certes. Mais aussi la joie de revoir des amis, des compagnons chers.
- A ce propos, justement. Le docteur di Fabbrini-Sitruk se joint à votre équipage en remplacement de José Suarez. J’ai accepté ce changement pour l’équilibre de l’officier Benjamin Sitruk sans oublier celui de sa fille.
- Je comprends. Le docteur est sans doute accompagné d’Isaac?
- Oui. Dites-moi, Daniel, pourquoi avez-vous promu Benjamin au grade de capitaine? N’était-ce pas Chérifi qui était en tête de liste?
- Amiral, le capitaine Sitruk, lors de la mission du Langevin sur Ophra 5 a pris d’excellentes initiatives. Grâce à lui, mon équipe d’exploration est remontée saine et sauve. J’ai jugé qu’il devait passer devant Chérifi. Non pas que ce dernier ait failli…C’est un bon officier. Cependant, il manque quelque peu d’imagination.
- Compris, Daniel. C’est plutôt amusant que ce soit vous qui me disiez cela.
- Avec tout le respect que je vous dois, amiral, vous savez bien que j’ai oublié depuis longtemps le handicap de mon cerveau à demi artificiel.
- Depuis vos états de service sous les ordres du commandant Fermat. Quel dommage que celui-ci soit mort en mission diplomatique! Voilà l’officier idéal. S’il n’avait bifurqué, il serait amiral aujourd’hui.
- Ce n’était pas ce qu’il souhaitait.
- Sans doute le connaissiez-vous mieux que moi…
- J’ai servi douze ans sous ses ordres.
- Et il vous a révélé à vous-même.
- Il m’a appris à m’accepter tel que je suis.
- A être un daryl androïde.
******************
Dans la salle de réception de la base 829, la fête donnée pour célébrer le prochain départ du Langevin battait son plein. Un orchestre de jazz jouait en sourdine d’antiques morceaux de Gershwin, d’Armstrong et de Cole Porter.
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Le buffet était véritablement fantastique: petits pains fourrés de charcuteries diverses, cakes salés aux olives, aux lardons, brochettes de fruits de mer, caviar béluga, feuilletés apéritifs au jambon et au fromage, chips, chipsters, olives et poivrons farcis, mousses de saumon et de thon, légumes en gelée, boudins parfumés, avocats, salades aux mille saveurs, fruits de toutes sortes, sorbets, petits fours, coquelets grillés, gâteaux de soirée variés, nougatines, mousses aux fruits, aux chocolats, à la vanille, bavarois, canapés aux fromages, au crabe, aux crevettes, plateaux de brie, de camembert, de munster, de cheddar, de parmesan, d’édam, bols de faisselle, de compotes, salades de fruits plus qu’exotiques, bref , il y en avait pour tous les goûts, tous les appétits. Les boissons non plus ne manquaient pas : champagne authentique, vins apéritifs, sangria, bière castorii, sodas, sirops, eaux gazeuses ou plates, aromatisées ou non, jus de fruits, limonades, orangeades, colas,thés ou cafés, et ainsi de suite…
Des petits groupes s’étaient formés et discutaient de tout et de rien. Un peu en retrait, le commandant Wu sirotait un jus d’ananas, Irina à ses côtés. Visiblement, il attendait
quelqu’un. Enfin, on annonça l’entrée de l’ambassadeur Antor. Se frayant un chemin, Daniel s’avança et, faisant fi de l’étiquette, il serra fraternellement son ami qui lui rendit son geste d’affection.
- N’es-tu pas en retard ?
- Il n’en va pas de ma faute. L’amirauté me faisait ses dernières recommandations. Irina, mes amitiés. Si je ne craignais pas de rendre jaloux Daniel, Je dirais que chaque jour qui passe, tu embellis.
- Flatteur !
- Je le pense sincèrement.
A cet instant, des officiers qui allaient se joindre à l’équipage du Langevin pénétrèrent dans la salle: Paméla Johnson, brillante linguiste, xéno ethnologue, interprète du professeur médusoïde Schlffpt, xéno biologiste réputé, le seul non natif d’Héllas à avoir obtenu le poste de directeur du centre de recherches de Kriss. La masse impressionnante du médusoïde se mouvait dans un aquarium portatif, commandé électroniquement. Immédiatement, le xéno biologiste fut entouré par l’équipe scientifique du Langevin qui ressentait une fierté immense devant le fait qu’elle allait travailler de longues années aux côtés du professeur.
Derrière lui, vint un siliçoïde à la taille et au poids impressionnants. Il était spécialiste de l’analyse des métaux et, incidemment, de l’environnement des planètes habitables. Il répondait au nom de Kinktankt. Il pouvait, si besoin s’en faisait sentir, remplacer un garde de la sécurité. Lorsqu’il marchait, il laissait derrière lui une traînée fuligineuse.
Lentement, les derniers officiers retardataires arrivèrent : un jeune aspirant Hellados, Stamonn, servant d’officier des communications ou préposé à la maintenance des moteurs, selon la décision du commandant, une jolie caninoïde qui ressemblait à un cocker roux, appelée Mina, polyvalente, un sergent chef porcinoïde qualifié pour la programmation des synthétiseurs, un lieutenant félinoïde, Shinaïa, s’occupant du ravitaillement et de la fabrication des cristaux de charpakium, un engagé éléphantoïde venant renforcer la sécurité, nommé Fptampt, une aspirante castorii, sévère et gracieuse à la fois qui, par son maintien austère, tentait de faire oublier sa beauté, et, enfin, la capitaine Lorenza di Fabbrini -Sitruk, le nouveau médecin en chef du Langevin, qui, pour avoir sa mutation à bord du vaisseau scientifique, avait été faire le siège de l’amiral Prentiss pendant plusieurs semaines et, qui, abandonnait ainsi un poste de première importance à la Sorbonne. La jeune femme n’arrivait pas seule. Elle amenait ses enfants avec elle: une adolescente de quatorze ans, Viloletta , grande brune aux yeux verts et un garçon de neuf ans, Isaac, le cheveu roux et l’œil bleu, qui s’empressa de retrouver Mathieu. Les enfants renouaient des liens distendus par près d’un an de séparation.
Chaque groupe distinct menait une conversation particulière. Paméla Johnson avait délaissé le professeur médusoïde et errait d’une table à l’autre, sans véritable but, n’osant se mêler aux invités, intimidée, pas assez intime pour aborder le commandant Wu qui, pourtant, avait personnellement appuyé le dossier de la jeune femme en lieu et place d’un certain Tony Hillerman. La Noire, native de Kingston, avait fait ses études à Vientiane, comme le commandant. Puis, elle avait servi sur l’Einstein avant d’être affectée auprès du professeur Schlffpt. Âgée de vingt-huit ans, elle pouvait briguer, si elle le désirait, une chaire à Berkeley. En attendant, solitaire et paraissant s’ennuyer, elle buvait à la paille un punch à la noix de coco, dans un verre en forme de tulipe.
Benjamin Sitruk, qui avait toujours eu un faible pour la gent féminine, s’avisa de sa présence. Se rapprochant, il lia conversation.
- Alors, lieutenant, un peu perdue dans cette foule?
- C’est cela capitaine, je ne connais personne ici ou presque.
- Laissez-moi vous servir de guide, répondit Sitruk. Je vais vous présenter à vos futurs collègues.
- Merci beaucoup capitaine.
- Je suis Benjamin Sitruk, deuxième officier du commandant Wu, dit le capitaine en s’inclinant aimablement.
- Je m’appelle Paméla Johnson, » fit la jeune femme en observant l’homme qui lui faisait face. Elle avait devant elle un humain de près de deux mètres, à la chevelure rousse plus ou moins disciplinée, à la barbe en pointe, à l’œil d’un azur profond, au sourire engageant. Visiblement, il était d’un abord facile et sympathique. Avait-il quarante ou cinquante ans? Seules quelques rides autour des yeux dénonçaient qu’il approchait du demi siècle.
A trente mètres de son père, Violetta, qui avait passé une robe longue vaguement antiquisante mais d’un rose fuschia agressif, ignorant la discrétion, avait abordé Antor qu’elle tutoyait avec familiarité, nullement gênée par la fonction de ce dernier. Elle le connaissait depuis sa plus tendre enfance et, habituée à le fréquenter, elle en oubliait ses particularités physiques : deux mètres dix de haut, les avant-bras trop longs, le torse large, le teint livide, les cheveux couleur de lin, les yeux d’une teinte indéfinissable. A trente-huit ans, l’ambassadeur était encore célibataire et on ne lui connaissait aucune aventure. Pour cette raison, elle avait décidé qu’il serait son mari. Antor n’était pas dupe et il se prêtait à ce jeu de bonne grâce.
Tout en conversant avec l’ambassadeur, l’adolescente, qui tenait dans ses bras un gros chat noir et blanc aux poils mi longs, caressait Ufo qui ronronnait de bonheur. Le félin avait retrouvé avec joie son amie qui, autrefois, le gavait de douceurs interdites.
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Quant à Marie, elle s’amusait, cachée sous la table des amuse-gueules, à détailler les jambes ou les pattes des différents invités. Elle avait échappé à l’attention d’Irina mais Daniel savait où la récupérer. Il était habitué aux facéties de la fillette et ne la punissait qu’en dernier recours.
- Antor, pourquoi ne veux-tu pas me raconter ta dernière ambassade? Est-il vrai que les Minforiens sont tous bleus? Qu’ils ressemblent à des cristaux arbres télépathes? Le bruit court qu’ils vont entrer dans l’Alliance.
- Violetta, tu veux que je divulgue des secrets d’état! Et puis, crois-tu que le lieu et l’heure, soient propices pour aborder les problèmes de politique étrangère? Tu me sembles bien jeune pour t’intéresser à ces questions!
- Antor, je ne suis plus une gamine. J’ai quatorze ans et je m’informe. Je veux faire carrière dans la diplomatie comme toi!
- Holà, quelle colère! D’abord, pour réussir en ce domaine, il te faut de nombreuses qualités. Et il t’en manque deux, essentielles.
-Tu te moques de moi, je le vois dans tes yeux! Tu es pire qu’oncle Daniel! Tous les deux, vous ne me prenez jamais au sérieux. Au fait, quelles qualités me font-elles défaut?
- La discrétion et la télépathie. Tous les grands ambassadeurs actuels, hormis Fermat, mais il est mort aujourd’hui, sont avant tout des télépathes, qu’ils soient Naoriens ou pas. Tu comprends pourquoi, n’est-ce pas?
- Oui! Mais ce n’est pas indispensable. Apprends que je suis compétente! J’ai réussi les tests d’entrée à l’école de Los Angeles .Seul mon âge m’a empêché d’y être élève dès cette année! Mais ce n’est que partie remise.
- Oh! Violetta, là tu m’étonnes.
- Tu connais ce fait. Alors, ne me trompe pas avec ton faux air d’innocence! Je parle déjà vingt-huit langues et j’étudie à fond les relations internationales concernant cent vingt-six mondes. Sur ce chapitre, je suis incollable.
-Bon, je me rends.
Pendant ce temps, le frère du commandant Wu, Georges, le botaniste attaché à l’arboretum du Langevin, conversait avec Lorenza di Fabbrini-Sitruk. Il lui apprenait les changements intervenus dans sa vie privée. Sa belle-sœur s’était rapprochée et se mêlait à la conversation.- Ariana devenait impossible. Elle ne me formulait plus que des reproches, m’accusant de lui gâcher sa carrière. Je me suis résolu à lui rendre sa liberté. Le divorce a été prononcé en novembre de l’année dernière.
- Qui a obtenu la garde de Célia?
- Ariana, bien sûr! Et mon ex femme a regagné Alpha du Centaure V. Le bruit de son retour dans le corps diplomatique s’amplifie de jour en jour.
- Et vous, Georges, comment supportez-vous cette séparation?
- Je m’en accommode tant bien que mal. J’ai repris mes recherches sur les greffes de plantes à spores.
- Georges est devenu un monstre de travail, ajouta Irina. Si les journées pouvaient avoir quarante-huit heures, cela l’arrangerait. Nous restons parfois une semaine entière sans le voir, Daniel et moi. On ne dirait pas que nous travaillons sur le même vaisseau!
- Irina exagère quelque peu, répliqua Georges en souriant.
-J’en doute. Demain, je veux vous voir à l’infirmerie principale, dès huit heures! Je vous ferai passer les tests Jünger.
- Mais, docteur, je vous assure que ces tests psychologiques sont inutiles! J’ai subi un examen complet il y a trois mois sous la direction de Manoel et de O’Rourke. Je suis guéri de mon autisme. Aucun signe de rechute depuis vingt-cinq ans.
Mais Lorenza ne voulut rien entendre.
- Je vous ai donné un ordre, lieutenant Wu. Si vous refusez d’obéir…
- J’ai compris, docteur. Je serai exact.
Près du buffet, devant les saladiers de sangria, Benjamin et Paméla parlaient comme deux vieux amis. Sitruk avait présenté tous les hôtes de l’amiral à la belle Noire. Maintenant, ils évoquaient la longue mission d’exploration qui les attendait. Intéressé par le sujet, Daniel s’était joint à eux.
- Commandant, puisque l’occasion se présente de vous parler en dehors de toute étiquette, laissez-moi vous remercier. Je sais ce que je vous dois. C’est grâce à votre appui que je sers sur le Langevin. Or, je n’étais pas en tête de liste, loin de là.
- Lieutenant Johnson, j’ai étudié attentivement votre dossier. Vous aviez toutes les qualifications requises pour le poste.
- J’accepte ces compliments…
- ... qui ne font que refléter la réalité. Une brillante carrière vous attend.
- Je crois faire un rêve! Soupira Benjamin. Quand je pense que nous allons être les premiers à sortir de la galaxie, j’éprouve le besoin de me pincer! Explorer l’inconnu comme ces pionniers qui découvraient l’Amérique!
- Les premiers, capitaine Sitruk, c’est vite dit! Tout est relatif. D’autres civilisations nous ont précédés, il y a des millions d’années. Je dispose de certains artefacts qui démontrent que notre galaxie a été visitée dans un passé lointain.
- Certes, commandant. Mais aujourd’hui, c’est nous qui partons à leur rencontre. Et les traces dont vous parlez sont peu explicites.
- Je ne dirai pas cela, fit Paméla pensive. Ces dernières semaines, je me suis penchée sur des inscriptions mystérieuses découvertes il y a cinq ans à la frontière de Sagittaire 8.
- Je vois à quoi vous faites allusion, lieutenant, dit Daniel, sa curiosité éveillée. Vous en conviendrez avec moi. Dans tous les mondes de notre galaxie, que ce soit chez nos alliés de l’Empire ou encore sur les planètes de nos adversaires, Haäns, Asturkruks et j’en passe, des légendes circulent. Et ces récits se recoupent. Il, ressort de ces derniers que des êtres étranges et fabuleux auraient peuplé la Voie Lactée dès le début de son existence. Ils auraient essaimé sans vaisseau, portés par les vents solaires et les comètes. D’autres légendes font état de mutations multiples qu’ils auraient subies. Ainsi, ils seraient passés par différents stades de l’existence, tel le papillon…
- Pardonnez-moi, répliqua Paméla. Commandant, ces êtres n’auraient pas évolué de la larve à l’imago mais, au contraire, comme l’axolotl, auraient représenté un exemple parfait de néoténie. Bref, en quelque sorte, une « dévolution ». Ainsi, au fur et à mesure de leur voyage, ils s’adaptaient à leur nouveau milieu. En tout cas, c’est-ce que j’ai pu déduire d’une des inscriptions portées sur la célèbre sphère découverte sur Aruspus IV, il y a cinq ans.
- Lieutenant Johnson, vous m’impressionnez! Vous êtes parvenue à déchiffrer l’écriture aruspussienne! Pourquoi n’avoir pas publié un article sur vos prodigieuses découvertes?
- Je n’en ai pas encore eu le temps. A vrai dire, ma mutation sur le Langevin m’a prise de court. Je comptais me rendre sur Aruspus avant de faire paraître mes conclusions.
- Il n’y a pas qu’en linguistique que vous êtes douée!
- En effet, Benjamin, ajouta Daniel. Cela était en train de m’échapper. Avez-vous étudié la génétique?
- J’ai longtemps hésité entre la xéno biologie et la linguistique. Que pouvais-je espérer lorsqu’un génie comme le professeur Schlffpt officie?
- Écoutez, lieutenant, ne montrez aucun regret. Laissons-là cette réception insipide et suivez-moi au centre de l’IA du vaisseau. Vous allez reconstituer cette inscription et me la traduire. Et apprenez que même moi, qui fus un temps surnommé « le prodige de la Galaxie », je ne sais pas tout!
Prenant familièrement le bras de la jeune femme, Daniel entraîna Paméla hors du salon sous les yeux ébahis de Benjamin. Soupirant, le capitaine Sitruk murmura:
« Agitez sous les yeux de Daniel Wu un mystère à la fois archéologique et biologique, et le voici qui démarre à la nano seconde! Ce type a raté sa vocation d’enquêteur du passé. Bien, il ne me reste plus qu’à rejoindre Lorenza ou Violetta. Ma fille parle depuis plus d’une heure avec l’ambassadeur Antor. Décidément, je vais finir par croire qu’elle lui court après! »
****************
Dans la salle de maintenance de l’IA, à bord du Langevin,-celui-ci avait fini d’être révisé et il était prêt à quitter la base 829 le lendemain à dix-huit heures, heure locale.
Comme il était prévu-, Paméla Johnson avait enclenché le programme de projections holographiques non seulement de la mystérieuse sphère découverte sur Aruspus IV, mais aussi des différentes couches de sédiments mises à jour par l’équipe du professeur N’Kouba, originaire de Nairobi, aidée par l’Hellados Trima. Défilaient également des reconstitutions de fossiles humanoïdes en 3D.
Ainsi, des ectoplasmes colorés flottaient à deux mètres du sol, tournant lentement sur eux-mêmes, éclairés par une douce lueur bleutée qui leur conférait une note fantastique. Ils étaient tels que les archéologues se les imaginaient, d’après les fragments retrouvés et les segments d’ADN identifiés.
Mais quel sens revêtait l’inscription de la sphère? D’après la traduction du lieutenant Johnson, Daniel lisait le texte suivant:
« En boucle est l’Univers. Tout débute et finit au même point. Un nœud qui tourne sur lui-même. Le commencement n’existe que par son terme. La clé de la vie n’est détenue que par le changement. Transformation, mutation et pérégrination. Pour vivre, métamorphose-toi en te souvenant de ton existence et de ta forme antérieures. Visualise ton futur qui est multiple et deviens toi. En cercle est l’Univers. »
« Intéressant, marmonna le commandant Wu. Quant à l’aspect de ces aliens... Étrange! Plus on remonte dans le temps, plus on se rapproche de la première mutation, plus ils ressemblent aux différentes espèces humanoïdes qui peuplent actuellement la Galaxie, humains, Helladoï, Haäns, Castorii, et même Asturkruks. Au contraire, leurs descendants paraissent avoir régressé ontogénétiquement. »
Effectivement, ceux-ci dépassaient les deux mètres dix, possédaient un crâne surdimensionné tandis que leurs membres s’étaient atrophiés.
"Comment de tels êtres pouvaient-ils manipuler des objets?
- A moins que leurs surcapacités cervicales leur eussent permis la télékinésie! » S’exclama Daniel.
Toujours plus proches du présent, les fossiles les plus récents, c’est-à-dire à peine âgés d’un million d’années, révélaient les dernières mutations dont on avait les preuves : quatre appendices préhenseurs dont un abdominal, chacun terminé par une ventouse ou ce qui en tenait lieu. Et puis, plus rien, l’extinction aussi soudaine qu’inexpliquée!
L’analyse ADN apportait d’autres renseignements encore plus troublants. Ainsi, ces humanoïdes dont la néoténie était poussée à l’extrême, avaient possédé un patrimoine génétique qui les rapprochait de l’Homo Sapiens. Mais leur ADN comportait 69 chromosomes au lieu de 46.
- Quelle énigme fascinante! Reprit Daniel, ému par ce mystère xéno biologique. Des êtres triploïdes au lieu d’individus diploïdes habituellement répandus! Cela sous-entendrait qu’un des gamètes comprenait déjà 46 chromosomes. Bingo! L’IA confirme. Ah! Quel dommage que je doive supporter ce poste, ce grade! Si j’en avais le loisir, je m’attellerais volontiers à la résolution de cette énigme! Mais je déraisonne. D’autres aventures toutes aussi passionnantes nous attendent en direction de M 33.
- Commandant, que pensez-vous de l’hypothèse des ensemenceurs?
- C’est plus qu’une hypothèse, Johnson. Il y a six mois à peine, Kontiko de Marnous a prouvé qu’une intelligence si vaste et si évoluée qu’elle est pour nous, pauvres êtres matériels, incernable, a agi de telle manière, à l’échelle de notre galaxie, que toutes les planètes habitables ou susceptibles de le devenir pourraient un jour développer la vie.
- Je vous l’accorde, commandant Wu. Mais je n’ai pas poussé mes études dans cette direction aussi loin que vous, quoi que vous en pensez. Cependant, je sais que l’équipe de N’Kouba reste persuadée que l’espèce, après avoir migré sur différentes planètes, a fini par s’éteindre sur Aruspus IV, à cause d’une ultime mutation, certainement trop poussée, non adaptée à l’écosystème originel de ce monde.
- Et les migrants ?
- Ils auraient connu le même sort que leurs cousins. Rappelez-vous: des restes momifiés datant de cent mille ans environ ont été découverts sur Cyrus V.
- Oui, les dépouilles laissaient apparaître soit une multiplication anarchique des appendices préhenseurs, qui, ainsi, envahissaient tout le corps, soit une mutation en têtards apodes d’êtres autrefois humanoïdes.
- Effectivement. Dans ce dernier cas, la tête occupait alors les trois cinquièmes du volume de chaque individu.
- Il y avait pire. Dans dix pour cent des cas, les mutations conduisaient à des sortes de « monstres » réduits à de simples tubes neuraux mal protégés où des imitations de viscères s’étaient péniblement développés, et, ce, à l’extérieur des tubes!
- Parfois, l’évolution emprunte des voies pour le moins étranges.
- Pourquoi une telle « dévolution »? Celle-ci n’a conduit qu’à une impasse qui a entraîné l’extinction de l’espèce. J’aurais pensé, logiquement, au passage à un stade supérieur avec abandon de la matérialité. Mais…Oh! Déjà trois heures du matin! Lieutenant Johnson, j’abuse de votre patience. Vous devez avoir besoin de sommeil. D’autant plus qu’il vous faut être à bord du vaisseau à dix heures ce matin. Regagnez vos quartiers sur la base, je vais vous imiter.
- Commandant, je vous assure que je ne suis pas fatiguée. Parler de toutes ces énigmes a été… stimulant.
- Je n’en doute pas. Sauvez-vous vite.
Paméla Johnson salua puis sortit de la salle centrale de l’IA tandis que le commandant Wu désactivait la reconstitution.
« Cette jeune femme me paraît être un bourreau de travail. Je vais devoir modérer son zèle. Sinon, le reste de l’équipage la prendra en grippe rapidement. Que va dire Irina en me voyant débarquer si tard? J’entends déjà son sermon. Bah! Je l’ai épousée aussi pour son côté maternel. Elle sait que je l’aime et que je suis incapable de la tromper. Je n’ai plus qu’à lui avouer que je me suis amusé encore une fois à creuser un mystère archéologique. Oh! Bouddha! Que je suis las! Deux nuits à veiller. »