vendredi 8 janvier 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 30 partie 2 : Le commando Asturkruk, dirigé par Kraksis et Winka...

Le commando Asturkruk, dirigé par Kraksis et Winka, se retrouvait lui aussi piégé sur cette Terre mosaïque. L’Ennemi avait fait preuve d’une certaine compassion à son égard; les implants cybernétiques des calmaroïdes fonctionnaient toujours. Mais pour combien de temps?
Grâce à la relative magnanimité de l’Entité, les Cyborgs n’avaient dû affronter que des marais nauséabonds et mortifères dans lesquels une espèce de mousse carnivore bleu-vert avait prospéré. Cette mousse avait englouti six guerriers. Un caporal présentait d’étranges symptômes : son armure anthracite paraissait envahie par des moisissures parasites du plus beau rouge. Ce phénomène entraînait chez l’infecté une paralysie partielle qui s’aggravait d’heure en heure.
Kraksis fulminait de rage pas tout à fait contrôlée.
- Capitaine, pourquoi avoir provoqué cette Entité? Votre nature et vos talents ne peuvent-ils pas nous tirer de ce piège?
- Colonel, vous oubliez que je ne suis pas la seule à m’être montrée imprudente! Si vous me permettez un conseil, ce ne sont ni le moment ni le lieu d’afficher ainsi nos dissensions!
- Maintenant, vous faites preuve d’impudence!
- Regardez plutôt ce qui nous arrive du ciel.
Kraksis dressa alors ce qui lui tenait lieu de tête. Un frémissement de peur le secoua.
- Des singes ailés!
- Colonel, pensez à vos subordonnés. Nous avons là des Améranthropoïdes vampires qui devaient résulter d’un de mes projets de manipulations temporelles de l’évolution terrestre, corrigea Pamela condescendante. Ce van der Zelden se contente de me copier, c’est agaçant!
- Vous n’admettrez donc jamais que votre orgueil est… comment disent les humains déjà? Ah! Oui! Votre talon d’Achille. En attendant, défendons-nous du mieux que nous le pouvons contre ces animaux.
Le colonel hurla un ordre.
- Phaseurs en batterie! Feu!
Là-haut, une horde de singes chauve-souris volait sans grâce et en rangs serrés dans le ciel soudain enténébré. Les yeux globuleux des atèles géants phosphoraient dans l’obscurité. Les gueules largement ouvertes laissaient entrevoir des crocs menaçants.
L’ordre du colonel s’avéra inutile. Les vampires s’abattirent vivement sur les Asturkruks, insensibles aux tirs des phaseurs. Les extraterrestres tentèrent de faire face à cette attaque aérienne. Mais, les animaux sauvages et cruels étaient bien plus mobiles que les calmaroïdes dont les armures de soutien fonctionnaient tant bien que mal.
Les singes mutants trouvèrent instinctivement le point faible des étrangers. Ces derniers furent vidés de leur lymphe blanchâtre répugnante, les simiens ailés les mordant furieusement dans les rares portions de chair à l’air libre. Les canines pointues s’enfonçaient facilement dans ces tissus tendres tandis que tout l’appareillage électronique des intrus se montrait inefficace face à la cruelle détermination des autochtones.
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Lorsque, enfin, après de trop longues minutes, la volée de vampires simiesques commença à se faire moins nombreuse, un autre cataclysme survint. Une pluie brutale, constituée d’eau et d’acide, transperça les calmaroïdes et anthropoïdes, trouant indifféremment et équitablement poils, peaux, carapaces de titane et chairs racornies. Chaque fois qu’une goutte d’acide trouvait sa victime, une fumerolle particulièrement nauséabonde se dégageait de l’être meurtri et montait dans le ciel.
Cris plaintifs, hurlements de terreur, geignements résignés, gémissements de souffrance, crépitement régulier de la pluie fantastique, battements d’ailes saccadés, frémissement du vent dans les feuilles en fond sonore : c’était là la symphonie magnifique et concrète de ce massacre orchestré par l’Entité Johann. Sans doute, dans un ailleurs, l’être malfaisant savourait-il ce point d’orgue de sa destruction créatrice…
Le colonel Kraksis qui, jusqu’à cet instant, avait réussi à s’en tirer sans dommages, reçut de plein fouet le corps d’un atèle blessé sur son armure défaillante. Sous le choc, le calmaroïde tomba sur un sol spongieux. Alourdi, il parvint néanmoins, mais avec de grandes difficultés, à se dégager de la bête puissante, déjà morte. En effet, l’atèle présentait de multiples blessures : ailes perforées par la pluie acide, pelage ventral suintant de fluides écœurants dont les senteurs vous prenaient à la gorge. Ignorant tout sentiment de pitié, préoccupé avant tout à sauver sa peau, l’Asturkruk, rendu encore plus furieux par le choc, s’acharna inutilement sur la gargouille simiesque. Celle-ci ne fut bientôt plus qu’un pitoyable et abominable tas sanguinolent à peine identifiable.
Cependant, la pluie continuait de tomber, manifestation impavide de la cruauté de l’Ennemi. De son côté, Pamela Johnson avait avisé la présence d’une espèce de caverne. Se transformant en un fluide argenté, tant sa vitesse était phénoménale, elle courut s’y réfugier, oubliant volontairement de secourir son supérieur.
« Il n’a qu’à se débrouiller seul! », pensa-t-elle.
Kraksis qui avait entraperçu le mouvement de fuite du capitaine, l’imita péniblement avec un certain retard. Il était bien trop fier pour réclamer de l’aide. Haletant, épuisé, il reprit son souffle à une trentaine de pas de l’entrée de la cavité. Ses yeux globuleux firent le tour de la grotte protectrice. Cependant, il hésitait à s’aventurer plus profondément.
Une douzaine de soldats en piteux état s’en vint rejoindre les deux officiers. Tous présentaient d’innombrables blessures ou mutilations. Un sous-lieutenant voulut faire son rapport au colonel.
- Inutile, Molk, je sais que vous êtes les seuls survivants du régiment!
- Colonel… Nous aurions peut-être dû nous occuper de nos compagnons…
- N’ayez aucun remords. L’Archontat ne tolère pas cette faiblesse par trop humaine!
- Bien dit, colonel, lança Winka avec un sourire tout en se rapprochant des siens. Explorons plutôt notre abri du temps que la tempête se calme.
Haussant ce qui lui tenait lieu d’épaules, Kraksis se contenta d’acquiescer, trop épuisé pour insulter le capitaine ou la rappeler à l’ordre. Les survivants se mirent en route, peu rassurés mais ne le montrant pas.
Peu à peu, les yeux des Asturkruks s’habituaient à l’obscurité relative du lieu. Une jeune recrue qui fermait la marche remarqua avec inquiétude:
- Colonel! Derrière nous, l’entrée a disparu!
- Ici, tout n’est qu’illusion, répliqua Kraksis le souffle encore irrégulier. Poursuivons!
Une dizaine de minutes s’écoulèrent. On n’entendait que les respirations saccadées ou les pas des calmaroïdes. Pamela s’arrêta avec brusquerie. Dans le lointain, elle percevait la présence d’un inconnu à la silhouette humanoïde.
- Entendez-vous? Demanda-t-elle.
- En me concentrant… La caverne est donc habitée. Hé bien, capitaine, c’est le moment de déployer l’éventail de vos talents!
La respiration lourde, venue du fond de l’obscurité, se faisait plus précise, plus proche, se transformant en mugissement, voire en rugissements. S’avançant avec précaution, la jeune capitaine écouta avec une attention redoublée.
- Cet animal, si c’en est bien un, n’est peut-être pas hostile! Déclara-t-elle abruptement. Je perçois tout à la fois des pensées et un langage primitifs. Or, un fauve ne pense pas, il réagit!
Deux petites lueurs rouges phosphorèrent alors dans les ténèbres.
- Qu’est-ce que je disais! S’exclama Winka
Laissant là toute prudence, la jeune femme marcha d’un pas assuré vers la forme prostrée qu’elle devinait. Des parois s’écoula une lumière liquide d’une belle couleur jade. Ainsi, tous les Asturkruks purent examiner le lieu où ils se trouvaient et l’animal ou la créature qui s’y était réfugiée.
Les rescapés avaient abouti au centre d’une vaste salle dodécagonale d’où partaient des galeries dans des directions différentes, rayonnant tel un soleil. Sur les parois sculptées de la caverne, à cinq mètres de hauteur environ, dans un style ressemblant à l’art Khmer, on pouvait reconnaître tout le panthéon bouddhique et hindou. Mais la figure de Rama s’y détachait.
Au niveau du sol, l’entrée de chaque galerie était gardée par une momie de singe soigneusement bandelettée : gibbon, babouin, siamang, macaque, mandrill, chimpanzé, orang-outan, gorille, sans oublier un Australopithèque Afarensis ainsi qu’un propliopithèque. Détail incongru: les momies tenaient toutes un flambeau qui éclairait la grotte. La flamme bleue se mêlait à la lumière jade des parois, conférant à la salle un aspect fantasmagorique.
Posée sur un autel de pierre qui trônait à deux mètres à peine de Pamela, la tête démesurée du Migou prit la parole, faisant sursauter les intrus. Elle s’exprimait en tibétain avec des accents sourds, des inflexions inquiétantes.
Mais les paroles prononcées se voulaient pleinement rassurantes.
“ Bienvenue! Bienvenue aux envoyés sacrés du Très Grand, du Très Haut! Bienvenue aux étrangers venus du pays des eaux mouvantes”.
Alors que la tête simiesque achevait ses salutations, de chaque galerie sortit une silhouette humanoïde encapuchonnée. Douze inconnus s’avancèrent ainsi d’un pas mesuré jusqu’au saint autel, sans crainte. Abaissant ensuite leur capuchon avec un bel ensemble, ils saluèrent cérémonieusement les Asturkruks. Celui qui paraissait le chef s’exprima en mandarin classique, ce qui eut pour résultat de faire sursauter Pamela. La jeune capitaine croyait avoir affaire à Daniel Wu. Mais elle se rendit bien vite compte de son erreur. Le moine déclarait d’un ton placide:
“Êtes-vous les envoyés de frère Uriel? Nos tribulations vont-elles connaître enfin leur terme?”
Celui qui parlait ainsi était frère Huang Xiao à qui l’agent temporel avait confié une partie de ses secrets. Ainsi, les moines hérétiques du couvent de sainte Catherine avaient eux aussi été pris dans les rets de ce non temps!

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Surface d’Aruspus. Dans le centre de commandement du Langevin, le capitaine Irina Maïakovska s’apprêtait à lancer l’ordre de décoller. Il n’avait fallu que six heures à l’équipage pour tisser et mettre en place les voiles solaires à l’arrière du vaisseau, et ce, sur la coque externe. Ayant maintenant assez emmagasiné de photons, les deux voiles allaient fournir la poussée nécessaire au décollage du Langevin.
Warchifi, qui s’affairait au poste de contrôle de l’ingénierie, rassura le capitaine quant aux ressources énergétiques.
- Réserve d’énergie disponible pour les moteurs d’appoint à 98%.
- Toutes les commandes sont opérationnelles, compléta Chtuh. Vitesse de décollage et poussée nécessaires dans une minute et deux secondes.
- Bien. Pas d’obstacle devant notre fenêtre de lancée?
- Pluie de météorites à quatre degrés ouest. Nous ne serons pas touchés, capitaine, dit Uruhu de sa voix lente et sourde.
- Dans ce cas, lieutenant Chtuh, allumez le moteur auxiliaire bâbord.
- Ordre effectué, capitaine, fit le dinosauroïde.
- Ma console suit, souffla Warchifi.
- De même pour moi, renchérit le K’Tou.
- Allumage moteur auxiliaire tribord… maintenant!
- Exécuté, répliqua le petit dinosauroïde vert.
- Statut des compensateurs inertiels?
- Fonctionnels à 100% ; ils répondent, renseigna le Noir.
- Décollage, poussée maximale!
- Oui! Ça y est! S’exclama le Néandertalien. Pousse mais pousse donc!
Toute la superstructure du vaisseau scientifique grinçait et souffrait. Mais le Langevin finit par s’arracher du sol inhospitalier d’Aruspus. Antor, qui se tenait debout fermement campé sur ses jambes derrière le siège de commandement d’Irina, dit de sa voix neutre:
- Les cristalloïdes nous envoient un message d’adieu ; ils nous souhaitent un bon retour.
- Transmettez-leur nos meilleurs vœux de prospérité. Rajoutez que jamais nous ne les oublierons et que, s’il tient à la Providence, nous les rencontrerons encore.
- C’est fait. Ils vous remercient.
En quelques secondes, le Langevin atteignit une altitude extra orbitale.
- Pilote, demanda Irina sommes-nous maintenant assez loin pour enclencher le moteur principal?
- Deux minutes avant que ce soit possible capitaine.
- Ingénierie, préparez-vous à lancer l’accélération quantique! Il me la faut dans… vingt-quatre minutes.
Celsia répondit par communication interne.
- Vous pouvez compter sur nous capitaine. Pas de fluctuation dans le rayonnement.
Uruhu rajouta, surveillant sa station:
- Moteur principal, puissance disponible… maintenant!
- Merci pour cette avance! Engagez!
Effleurant rapidement les touches de sa console, le Néandertalien alluma le propulseur central. A l’ingénierie, la chambre d’antimatière, mise en contact avec les cristaux de charpakium suivait et réagissait selon les paramètres établis à la nanoseconde près. Alors, Aruspus disparut soudainement de la sphère écran de contrôle. Sur la passerelle, Warchifi se permit un soupir de soulagement.
Le vaisseau accéléra jusqu’à atteindre, sans incident, le luminique, créant ainsi sa propre réalité spatiale.
Vingt-deux minutes plus tard, le Langevin, flèche argentée prisonnière d’un tunnel d’où toute lumière était absente, parvenait à quinze millions de kilomètres de tout corps stellaire.
- Géante rouge tout droit, à la position prévue selon les senseurs à longue portée.
- En accélération continue, Chtuh! Uruhu, à hyper supra luminique, vous effectuez le changement et basculez…
- Compris capitaine… Voilà!
- Hyper supra luminique 10... 12... 14... 16...17! Énuméra Chtuh. Inclinaison du tunnel virtuel… Sept… neuf… Quatre… Cinq degrés.
- Nous contournons maintenant la géante rouge à un million de kilomètres tribord, fit Warchifi, dissimulant son excitation.
- Saut quantique enclenché… Constata Irina. Nous avançons dans le temps…
- Oui, capitaine, dit Uruhu, c’est tout à fait exact. Chaque seconde qui s’écoule pour nous équivaut à cent ans à l’extérieur.
Le Néandertalien arrêta de parler, tous ses efforts concentrés à ne pas dévier de son objectif. Le saut quantique secouait le Langevin, faisait tanguer l’intrus dans les remous d’un continuum qui, sans cesse, se reconstituait.
- L’IA semble suivre, articula Warchifi avec enthousiasme. Les paramètres correspondent à la projection prévisionnelle.

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La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 30 partie 1 : Dans le centre de commandement du Langevin...

Dans le centre de commandement du Langevin, la Castorii Celsia s’affairait devant la console scientifique. Bientôt, ayant achevé sa tâche, elle attendit que la capitaine Maïakovska l’interrogeât. Irina regardait attentivement les données affichées par l’écran.

- N’avez-vous point fait une erreur de calcul?

- capitaine, impossible! Répliqua la jeune extraterrestre indignée.

Antor s’approcha à son tour.

- Irina, soyez forte, fit-il.

- Vous ne comprenez pas le problème! Nous avons reculé de plus de cinq millions d’années dans le passé, et ce, dans un secteur de la galaxie où une civilisation intelligente capable de naviguer d’étoile en étoile n’émergera que dans quatre millions d’années!

- Lieutenant, demanda l’ambassadeur à la Castorii, qui parcourait ce quadrant à l’époque?

La jeune femme réfléchit une minute puis répondit avec froideur.

- Excellence, la réponse ne vous plaira pas! Les Odaraïens. Cependant, ils ne disposent pas encore de la technologie permettant le saut quantique. Ils voyagent de système stellaire en système stellaire dans d’imposants vaisseaux mondes à multi générations.

- Si mes cours de xéno civilisations me reviennent, compléta Irina, ces Odaraïens là sont encore très loin d’avoir été unifiés par Binopaâ.

- Plus exactement, émit Schlffpt, ces crustaçoïdes en sont encore au stade de termitières spatiales essaimant au gré des vents solaires.

- Pouvons-nous, devons-nous les contacter?

La Castorii répondit, toujours d’un ton aussi professionnel.

- Cette question-ci est prématurée. En fait, nous avons peu de probabilités de les rencontrer car, en ces temps lointains, chaque vague d’essaimage était séparée par un délai de cinq à huit cents années.

- Sans doute, reprit le professeur médusoïde. Cependant, la présence de zoés d’Odaraïens assimilées par les Alphaego témoigne que l’espèce a eu des contacts extérieurs. Une hypothèse qui était en vogue deux ans avant notre voyage était celle d’une possible colonisation d’Aruspus par ces crustaçoïdes. Or, cette planète s’avérant trop hostile, ils s’en seraient vite retirés, laissant alors les Alphaego à leur sort.

- Tout cela, messieurs, ne me satisfait pas! Déclara Irina sèchement. Je réitère ma question: que pouvons-nous faire?

- Essayer de réparer les avaries, tout d’abord! Cela va de soi! Suggéra Antor. Puis, trouver un palliatif. Il me semble qu’en construisant des voiles solaires, nous parviendrions au moins à décoller. Les cristaux de charpakium étant intacts, pourquoi ne pas tenter ensuite un saut quantique, aussi réduit soit-il, qui nous rapprocherait de notre époque?

- Entendu! Voilà du positif! Que chacun regagne son poste! Je veux un rapport précis toutes les trente minutes quant au statut exact du vaisseau. Schlffpt, vous m’envoyez Warchifi.

- A vos ordres, capitaine!

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Java, quelque part dans le passé de la Terre, à la fin de l’ère tertiaire. Le terrifiant colonel Kraksis, malgré les distances spatiales, temporelles et dimensionnelles, rendait compte comme il le devait, à l’Empereur Archonte, Keleur de ses actions avec un luxe de détails. Pour lui, manifestement, sa mission se soldait par un succès.

- Homo n’apparaîtra jamais sur Terra, concluait-il, et ce, dans n’importe quel temps alternatif! La conquête du Système Sol en son entier nous est acquise sans la moindre anicroche. Victoire sur toute la ligne!

- Quel enthousiasme! Mon cher colonel, vous réjouissez mon cœur… Pourtant… Pouvez-vous m’éclairer sur un point? Où donc est passé le daryl androïde?

Pamela se permit de prendre la parole en lieu et place de son mentor. Dans ses paroles, nulle obséquiosité, au contraire!

- Actuellement et pour l’éternité emprisonné dans la toile d’araignée du Pan Multivers de Rama et d’Orang!

- Ah! Tous deux, êtes-vous bien certains qu’il ne peut découvrir aucune issue? Que nul ne lui portera secours? Kraksis, réfléchissez avant de confirmer!

- Majesté, répliqua le colonel en se grattant un prothèse, ce qui démontrait son assurance, puisque je vous dis que nous gagnons sur toute la ligne! Non seulement, les orangs outans dominent en aval de nos expériences, mais aussi en amont, et ce par un phénomène inexplicable. Leur biotope a été recréé dans tous les possibles.

Pamela compléta.

- Sans doute est-ce là un effet inattendu de nos vibrations sur les super cordes! Je conclus que l’expérience va au-delà de nos espoirs les plus fous.

- Par le Grand Ancêtre! Rugit presque l’Archonte furieux. Je suis secondé par des sots! Bornés subordonnés! Ne comprenez-vous donc pas que vous êtes tombés dans un piège? Celui-ci est, il est vrai tellement grand, que, par effet de myopie, vous ne le discernez pas!

- Votre Majesté, fit alors Kraksis soudain gêné.

- Vous vous retrouvez prisonniers de vos propres manipulations, poursuivit l’Empereur durement. Jamais, vous ne pourrez rejoindre Gentus!

- Pourtant, nous parvenons encore à communiquer avec votre personne vénérée.

- Winka, laissez là les salamalecs! Concentrez-vous plutôt sur le problème! Toute l’expédition se retrouve enfermée dans un Univers bulle, trompe-l’œil, surmultiplié à l’infini. Certes, notre système de communication transdimensionnel fonctionne encore, mais vous ne tarderez pas à vous rendre compte que tout saut quantique ne pourra être effectué! Désormais, au sein du Multivers, Terra est totalement isolée, retirée! Elle n’appartient plus à l’Unité, puisque elle-même est devenue une sous unité indépendante!

- Votre Majesté, dit Winka, nullement décontenancée, il existe une solution, mais elle présente des risques…

- Néanmoins, je veux la connaître… Formulez-la.

- Nos vaisseaux doivent revenir à l’instant précis du Big bang, puis, suivre la seule flèche du temps qui nous conduira à vous.

L’Empereur esquissa un sourire, une grimace à vrai dire, explicite.

- Essayez donc, ma chère capitaine… Je ne vous garantis pas que nos vaisseaux tiendront le coup. Un autre détail : qui vous dit que le commandant Wu n’a pas eu la même idée, c’est-à-dire remonter à l’origine du Pan Multivers afin de s’extirper de cette toile d’araignée? De plus, qui vous a aidé à la tisser cette jolie toile? Vous oubliez que vous n’êtes que la fille de l’Homunculus!

Pamela voulut rétorquer, jeter une remarque acerbe, mais elle sentit soudain une main humaine, vigoureuse, peser sur son épaule.

- Bravo, Empereur des Asturkruks! Lança le nouveau venu avec ironie. Enfin quelqu’un d’intelligent, à ma hauteur ou presque!

Cette voix si caractéristique ne pouvait appartenir qu’à Johann van der Zelden, l’Entropie.

- Vous avez tout compris! Poursuivit la Mort incarnée.

- Encore vous! Siffla Winka avec haine.

- Oh! Mon enfant, il est impossible de se débarrasser de moi! Ma nature vindicative m’a poussé à améliorer le piège que tu avais tendu à l’allié de Michaël. Sans moi, c’est une évidence, il n’aurait pas aussi parfaitement fonctionné. Maintenant, il ne comporte aucune faille. Tu as trop d’ambition, jeune Homuncula! De plus, tu as eu grand tort de me provoquer! Tes agissements inconsidérés m’avaient expédié dans un 1995 dévié que je n’ai guère apprécié, vois-tu? Réjouis-toi vite de mon coup de pouce car, tantôt, tu regretteras de m’avoir défié!

- Les Orangs Lords en amont, c’était vous!

- Je m’acharne à te le faire comprendre!

Pamela souhaitait ajouter quelque chose mais elle n’en eut pas le loisir. Tout s’effaça brusquement, sans transition. Immédiatement, la jeune capitaine Asturkruk ainsi que ses compagnons atterrirent dans un lieu inconnu, tandis que la voix railleuse de l’Ennemi se répercutait comme un écho malfaisant à travers les mondes et les temps.

- Winka, je t’ai conduite là où se trouve Daniel Lin. Dans un Univers à sa mesure! Montre-moi que tu es de taille à l’affronter et à le vaincre! Tire profit de ce geste magnanime! Tu dois le battre, sinon, je te retire ma protection!

La voix sardonique s’éteignit dans un ricanement sinistre.

***************

A l’extérieur de ce monde étrange composé par Johann, l’aube se levait sur un ciel blême. La journée s’annonçait maussade. Intérieurement, Benjamin regrettait le flamboiement du soleil levant sur les îles Fidji. La mer agitée, aussi grise que l’azur cotonneux, fouettait ses embruns sur les visages des intrus. L’air sentait à la fois l’iode, le sel et la putréfaction. Au loin, très haut dans le ciel, à une distance difficile à évaluer, un nuage d’une teinte orange inhabituelle avec d’étranges reflets soufrés, fuyait, chassé par le vent.

Haussant les épaules et cessant de tenter d’analyser ce qu’il voyait, le capitaine Sitruk revint à son problème immédiat.

- Tout le monde a-t-il sorti son barda?

- Moi, je l’ai fait, répliqua Violetta. J’ai aussi pris celui de Marie!

- Bien. Tu t’occuperas également de la fillette. Elle est sous ta responsabilité. Pas de fantaisie…

- Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude.

- Mathieu surveillera Ufo et Bing.

Tournant son regard vers les autres membres de l’expédition, Benjamin s’aperçut que Marie André ahanait, tirant péniblement la malle dont il s’était encombré.

- Allons bon! S’exclama l’officier en s’approchant. Nul doute: vous avez besoin d’un coup de main. Mais pourquoi vous charger autant?

Sitruk s’était exprimé moitié en Basic English moitié en français. Le jeune homme lui répondit en un anglais laborieux, le traducteur universel ne fonctionnant plus évidemment.

- Euh… Capitaine, vous êtes le bienvenu. Allez dire à notre boy de prendre illico sa part de fardeau!

- Qui donc appelez-vous boy? S’étonna Sitruk.

- Ce sauvage mal dégrossi de l’âge de la pierre! Il est assez costaud pour porter un quintal au moins!

Benjamin se fâcha tout de go.

- Monsieur Delcourt, Uruhu a les mêmes droits que vous et moi! Il portera la charge que le commandant Wu aura décidée, et pas un gramme de plus! Mieux! Je pense que Daniel le dispensera plutôt de cette tâche et lui confiera la mission d’éclaireur! Alors, débrouillez-vous pour porter cette malle! Demandez l’aide de mademoiselle Gronet

- Oh, capitaine, ne le prenez pas sur ce ton!

- Tout d’abord, qu’estimez-vous nécessaire à votre survie?

Disant cela, Sitruk ouvrit la malle avec brusquerie.

- Ah! Non d’un chien! Malgré mes recommandations, vous n’y avez rien ôté ou presque! Des pelles et des pioches, des cordes, des lampes-tempête, des provisions dans d’antiques boîtes de conserve, une pompe ainsi qu’une tenue entière de scaphandrier, une moustiquaire, plusieurs flacons de quinine, des cirés de marin, des bottes en caoutchouc, des grosses et solides chaussures de marche, des cagoules en laine en veux-tu en voilà, des bâtons de tente, des toiles pour la monter je suppose, des fusils, des revolvers, un assortiment de cartouches de différents calibres, des fusées d’alerte… et j’en oublie! Tiens! Un dictionnaire complet français swahili, un autre français arabe ainsi qu’un exemplaire zoulou anglais… Est-ce là une tentative d’humour?

- Euh… Au Natal, n’y a-t-il pas des Zoulous?

- Oh! Bon sang! Que supposez-vous donc?

- Ne sommes-nous pas en Afrique australe, quelque part dans le temps?

- Ah! Vu comme cela! Marie André, tous ici présents, nous ignorons où et quand nous avons atterri!

- Capitaine! Fit Delcourt en bégayant et en pâlissant, vous m’inquiétez… Il fait chaud dans cette contrée inconnue! Je commence à transpirer rudement, je l’avoue. Même dans cette tenue appropriée pourtant!

Le jeune étudiant désignait ainsi son habit colonial couleur sable. Marie André avait quelque peu l’air ridicule en short. Ses jambes maigres, couleur cachet d’aspirine, et ses genoux cagneux ressortaient. Par contre, malgré les grosses gouttes de sueur qui perlaient sur son visage un peu long, il portait fièrement, vissé sur sa tête, son lourd et encombrant casque caractéristique.

Comprenant enfin que jamais Uruhu ne se chargerait de la malle, Delcourt se résigna donc à la décharger partiellement en soupirant. Naturellement, en priorité, il conserva les armes et les cordes.

Avec quelques minutes de retard, Aure-Elise sortit de la navette, vêtue avec élégance d’une jupe de cavalière, d’une capeline assortie qui la protégeait du soleil brûlant et ses pieds gracieux chaussés de bottines de marche. Elle tenait au bras un panier en osier dans lequel Ufo reposait. A l’intérieur, le chat, lové, se tenait tranquille, mordillant avec gourmandise une balle en caoutchouc parfumée à la vanille. Puis vinrent Mathieu et Bing. Le chien tirait sur sa laisse, sa langue rose pendante.

Benjamin eut un geste de colère.

- Mademoiselle Gronet, apostropha-t-il en anglais la jeune évaporée sur un ton qui ne laissait nul doute sur son sentiment à son égard, je vous avais demandé de passer un pantalon! On vous croirait, ainsi mise, sortie tout droit d’un holo film western, dans lequel la belle jeune fille du Sud, délicate et écervelée fleur suave, va s’évanouir en poussant auparavant un agaçant cri d’orfraie à la première vipère entrevue dans un fourré!

Si Aure-Elise ne comprit pas tous les mots de cette tirade, elle en saisit néanmoins le sens. Encore adolescente, elle avait visité Londres et savait demander son chemin mais aussi commander maladroitement une tasse de thé. En fait, elle se débrouillait mieux en latin et en italien. Pour ce dernier idiome, les grands airs de Rossini et de Verdi y étaient pour beaucoup!

Après quelques minutes de patience, la petite troupe s’ébranla non sans avoir noté aussi précisément que possible la position du vaisseau scout réduit à l’état d’épave inutile. La boussole dont était muni Marie André fonctionnait; cependant, il se pouvait fort bien que les pôles magnétiques fussent inversés!

Comme il avait été entendu, Uruhu ouvrait la marche. Il ne portait que ses armes issues de la technologie paléolithique: propulseurs, flèches lances, hache, hachereau, couteaux, arc (qu’il avait appris à fabriquer), mais aussi une sorte de besace contenant de la viande séchée. Ses habits de peau lui tenaient chaud.

Derrière Uruhu, venait Fermat qui avançait en confiance, son regard scrutant le moindre tas de galet ou de sable. Son attitude ne trahissait nulle crainte. On sentait que le commandant était un militaire particulièrement aguerri, surentraîné. Sitruk fermait la marche. Tous, hormis le Néandertalien, étaient chargés lourdement, pas de favoritisme donc!

Lorsque Marie était fatiguée, elle grimpait quelques minutes sur les épaules de Violetta, puis, courageusement, redescendait.

Ainsi, durant cinq heures à peu près, la petite troupe progressa, suivant la plage, espérant trouver une quelconque trace, aussi vague fût-elle, d’une civilisation.

Soudain, Uruhu se figea et lança un vigoureux cri d’alarme.

- A’Nou Baktou Brobang B’Anou!

- Que se passe-t-il? Demanda Fermat contrarié. Je ne perçois aucun danger pressant!

- Uruhu nous alerte tout simplement, répliqua Daniel Wu. Pour lui, cette falaise qui se dresse droit devant nous, apparaît infranchissable…

- Voilà où mes cordes vont être utiles! S’exclama Marie André joyeux.

Fixant le naïf personnage, le commandant Wu haussa ses épaules puis ajouta.

- Marie André, observez donc attentivement le sommet de cette falaise!

- J’avoue que je suis un peu myope. Je ne remarque que quelques nuages joliment colorés.

- Mmm… fit Fermat, drôle d’aspect! Une nappe de méthane?

- Cela y ressemble bien! Soupira Daniel.

- Une poche de gaz méthane à l’état naturel dans l’atmosphère? S’étonna Sitruk.

- Oh! Ce phénomène peut parfaitement s’expliquer si nous avons affaire à un isolat précambrien.

- Daniel, reprit Fermat, sous-entendriez-vous que cette Terre-ci ne serait qu’une sorte de patchwork?

- Oui, tout à fait; cette mer à nos pieds n’est pas une mer du quaternaire. Voyez ce que le ressac a échoué sur la plage, des ammonites et des trilobites. Derrière nous, la forêt appartient à la fois au Crétacé et au Pliocène. Alors, là-haut, l’atmosphère peut parfaitement être constituée de méthane, d’hydrogène sulfuré, d’ammoniac et de vapeur d’eau!

Uruhu s’agitait, clamant des paroles d’avertissement;

- A’Nou Baktou Brobang B’Anou! Pi’Ou Krou! Pi’Ou Krou! Des dépouilles de Pi’Ou! Des os de Pi’Ou! Les dieux protecteurs nous mettent en garde! Si nous passons, nous deviendrons des Pi’Ou morts!

- Mais… Comment sait-il cela? Demanda Benjamin.

- Approchez-vous donc de quelques pas, capitaine. Vous allez comprendre immédiatement.

Sitruk obtempéra pour reculer presque aussitôt.

- Quelle horreur! La pression se fait insupportable et je vois des monstres impensables! Encore des psycho images, comme sur la Lune!

- Précisément!

- Ne pouvons-nous pas les forcer et passer outre?

Témérairement, André Fermat qui n’avait pas expérimenté un tel barrage avança, mais son cerveau ne réussit pas à affronter les effroyables visions engendrées par les terribles psycho images. En fait, celles-ci ne faisaient que dévoiler les fantasmes les plus macabres et les plus refoulés de l’officier. Celui-ci, sous l’emprise hypnotique, croyait à la réelle présence de monticules de cadavres d’anthropoïdes victimes innocentes des supplices les plus outrageants. Ainsi, chaque corps déformé de grand singe avait atteint un stade différent de décomposition. L’odeur de pourriture était insoutenable et des myriades de mouches énormes bourdonnaient rageusement au-dessus de ces pauvres dépouilles abominablement torturées.

- Quelle atrocité! S’écria le commandant. Des Gigantopithèques, des Siamangs, des orangs-outans tout autour de moi, partout! Tous victimes des cruelles manipulations infligées par ces maudits Asturkruks! Que des mutants ratés, s’entassant par centaines, tous euthanasiés! Certains vont jusqu’à présenter des cerveaux hypertrophiés!

Daniel repoussa alors vivement en arrière son ancien supérieur le libérant de ces visions.

- Allez-vous bien? Fit inquiet le daryl.

- Je le pense! Jamais plus je ne renouvellerai pareille expérience! Merci pour le coup de main.

Intérieurement, Daniel se dit que Fermat avait dû être rudement secoué pour ne pas omettre de lui manifester sa reconnaissance. Benjamin se permit de conclure.

- Après cette démonstration, je conseille donc de prendre le chemin de la forêt. Nous ne sommes pas de taille à forcer les codes de ces psycho images, à supposer bien entendu que nous trouvions les émetteurs qui les produisent!

- Passer par la forêt? Dit le commandant Wu sceptique. Capitaine, trois enfants nous accompagnent ainsi que deux civils sans aucune préparation ni entraînement de survie!

- J’en ai tout à fait conscience, commandant! Mais pouvez-vous localiser en quelques minutes lesdits émetteurs et les désactiver?

- J’avoue que non! Manifestement, quelqu’un tire les ficelles de ce théâtre et nous pousse dans une direction bien déterminée… J’ai horreur d’être un pantin!

- Je le répète: avons-nous véritablement le choix?

- Assez discuté, jeta Fermat brutalement. Empruntons ce sentier qui mène à la forêt.

Acceptant la situation du bout des lèvres, Daniel Wu donna un ordre à Uruhu en langue K’Toue. L’adolescent hésita tout d’abord, puis, avec lenteur, s’enfonça dans les premières fougères de ce monde qui se recomposait sans cesse. D’un pas décidé, Fermat le suivit, obligeant ainsi le reste de la troupe à l’imiter.

Un kilomètre plus loin, le jeune néandertalien s’arrêta une nouvelle fois pour lancer un autre cri d’alerte.

- A Niek’Tou! A Niek’Tou! Ak a Niek’Tou!

- Décidément! Éclata André! Quoi encore?

Le groupe immobile examina l’incroyable reproduction de ce qui barrait ainsi le passage. Il s’agissait d’un hologramme représentant un homme masqué, vêtu d’un ridicule justaucorps mauve agrémenté d’un lourd ceinturon à tête de mort comme boucle ornementale. L’être était coiffé d’une cagoule et était armé d’un poignard particulièrement aiguisé.

- Le Fantôme du Bengale! Jeta avec désinvolture l’adolescente qui avait reconnu la créature.

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- Exactement, ma fille! Bravo pour ton érudition!

A la voix de Daniel l’image holographique s’anima alors, et se mit à parler en français avec un accent américain prononcé. Ses paroles relevaient d’un humour douteux, jugez-en.

- Bienvenue dans la jungle mixte! La jungle de synthèse! Vous qui aimez l’aventure et l’exotisme, vous allez en avoir pour votre argent! Savourez pleinement la situation! Tout cela n’est qu’un jeu dont la suprême récompense est la Vie!

- Encore ce clown qui se croit sorti tout droit d’un parc d’attractions à la Disneyland! Soupira Fermat de plus en plus agacé.

- Hélas! Lui fit chorus le daryl. Monsieur van der Zelden a l’amabilité de se rappeler à notre bon souvenir! A n’en pas douter, il est l’auteur de ce délire!

Naturellement, ni Marie André ni Aure-Elise ne comprenaient ce qui se passait.

- Fantôme du Bengale? Jamais entendu parler d’un tel gugusse! Dit Delcourt avec un détachement forcé.

Violetta, affable, lui donna quelques explications. Elle aimait se mettre en valeur.

- Le Fantôme du Bengale n’existe qu’en bande dessinée et en film. C’est un personnage créé par un Américain dont le nom m’échappe à la fin des années 1930. Il eut un certain succès dans les Comic’s. Redresseur de torts, quasi immortel, il agit dans une jungle mythique, mélangeant en toute fantaisie l’Afrique et l’Asie! Parfois aussi, des éléments empruntés à l’Océanie viennent s’imbriquer dans le décor…

Peu convaincu, Marie André ajouta son grain de sel.

- Fascinant! Pourquoi pas l’Amazonie?

- Faute de documentation, je suppose! Répliqua pince-sans-rire l’adolescente.

Haussant les épaules, Fermat décida d’ignorer l’avertissement. Il allait se remettre en route lorsque Daniel Wu l’arrêta, posant sa main droite sur le bras de son ancien supérieur.

- A mon avis, il serait judicieux de prendre en considération les mises en garde de cet hologramme. Ne devrions-nous pas plutôt rebrousser chemin et regagner la navette?

- Cette épave? Il n’en est pas question! Aucun secours à espérer là-bas! Nous n’aurions plus qu’à y attendre la mort! Je m’y refuse! Je lutterai jusqu’au bout! Je pense que si nous poursuivons notre route, il nous sera possible d’entrer en contact avec une forme de vie intelligent. L’Ennemi ne peut tout régenter, non?

- En êtes-vous sérieusement persuadé?

- Disons qu’il s’agit d’une intuition…

- André, oubliez-vous que cette entité peut nous influencer et nous manipuler à loisir? Y compris moi? Surtout en ce moment…

- Justement! Battez-vous!

- Dans cet univers, tout le biotope est sous le contrôle de Johann. Si jamais nous rencontrons des humanoïdes ou d’autres espèces évoluées, ils seront tous aussi faux que le Fantôme!

- Et alors, que craignez-vous donc? Il ne s’agit après tout que de holosimulations!

- Du niveau le plus abouti André! Donc, elles peuvent tuer!

- Holà tous les deux! S’écria Delcourt, poussé à bout. Avant de prendre une décision, pourquoi ne pas demander l’avis de vos compagnons? Parce que Sitruk n’a que le grade de capitaine et que mademoiselle Aure-Elise et moi-même ne sommes que des civils dépassés et obsolètes? Daniel Wu, j’ai accepté de vous suivre! Je vous ai accordé toute ma confiance! Alors, vous devez prendre en compte mon avis. Or, je décide de faire demi-tour. J’en ai plus qu’assez de marcher dans cette chaleur moite, de transpirer dans cette étuve de forêt vierge où les moustiques sont plus gros que des libellules!

- Euh, justement, ce sont précisément des libellules. Marie André, je comprends votre accès de mauvaise humeur et…

- Les belles paroles, ça suffit! Je rebrousse chemin.

Malgré son couvre-chef, Delcourt avait le visage écarlate. Il fit volte-face brutalement. Mais il n’eut pas le temps d’effectuer plus de cinq pas. Soudain, il subit les manifestations d’un phénomène inconnu de lui, tout à fait inattendu. Alourdi à l’excès à la suite d’un changement brusque de gravité, pesant désormais près d’une tonne, il s’enfonça à même la terre meuble du sentier, comme si celui-ci s’était transformé en sable mouvant. Inexorablement, le piège l’avalait. Pris de panique, le jeune homme se mit à glapir tandis que le commandant Wu émettait une remarque anodine sur un ton si détaché qu’il en frisait la désinvolture.

- Une fois encore, sans prévenir le moins du monde, van der Zelden se manifeste. Il nous fait comprendre que nous n’avons pas le choix et qu’il est bien le maître du jeu. L’Entité vient de modifier, en amont, la gravité environnante. Vu l’effet produit, j’opterais pour une pression égale à 12,8, identique à celle de la planète Réa, peuplée d’arachnides au corps aérien et léger, aussi fragile que du verre soufflé.

- Bon sang, se fâcha Fermat, Marie André est en train de mourir!

- Réagissez! Hurla Aure-Elise.

Effectivement, le jeune homme voyait sa cage thoracique se déformer tandis que le lourd sac qu’il portait s’aplatissait. Son fusil devint bientôt aussi mince qu’une feuille de papier.

- Aucune logique là-dedans! Souffla alors Daniel qui, néanmoins, se décida à intervenir enfin.

Il fit signe à Sitruk de l’aider.

Les deux officiers rampèrent avec précaution sur le sol et, après quelques efforts, parvinrent à sauver Marie André, à l’extraire du piège mortel. Il était plus que temps! La végétation bordant le sentier se flétrissait déjà, s’écrasait pour se transformer en bouillie verdâtre écoeurante alors que des centaines de libellules tout autour de nos personnages s’abattaient, broyées, sur des fougères qui les avalaient!

En trois minutes à peine, Delcourt reprit son apparence habituelle. Péniblement, il haletait, visiblement encore sous le choc.

- Merci! Balbutia-t-il.

- Il n’y a pas de quoi. Mais il ne s’agissait là que d’une nouvelle mise en garde… Sinon, vous seriez mort. Néanmoins, je vais vous examiner de plus près afin de m’assurer que vous n’avez ni blessure ni séquelle.

Le commandant Wu palpa avec dextérité le jeune homme. Satisfait du résultat, il hocha la tête.

- Rien, comme je le pensais.

- Alors, nous optons pour l’enfer vert! Soupira Fermat, furieux d’être obligé de se résigner ainsi.

Benjamin se contenta de remettre sa charge sur ses épaules. Tout en marchant, il marmonnait.

- Tout cela me rappelle quelque chose mais quoi?

- Oh! Rien que l’habituel tourment, le petit piège inquisitorial concocté avec sadisme par l’arrière arrière arrière grand-oncle de Maman, le sinistre comte Galeazzo, répliqua Violetta avec ironie.

***************

La chaleur s’alourdissait encore si possible, devenait insupportable tandis que l’après-midi cédait la place à la soirée et que le crépuscule venait. La petite troupe progressait toujours dans ce chaudron de sorcières malgré les deux haltes effectuées afin de se sustenter et de prendre quelques minutes d’un repos obligé. Le chemin semblait s’allonger, se faisait interminable alors que la fatigue s’appesantissait davantage. Au fur et à mesure que le groupe s’enfonçait dans l’étrange forêt virtuelle, la faune et la flore revêtaient un aspect irréel, mélangeant à la fois les ères, les plans d’organisation anatomiques et les écosystèmes de centaines de planètes. La fantasmagorie la plus débridée régnait librement, envahissant la totalité de cet a-monde. La Mort s’était emparée du don de Création, remodelant tout ce qu’elle détruirait une fois son caprice satisfait.

Ainsi, de monstrueux serpents à plumes glissaient mollement le long de lianes bleutées enchevêtrées, rappelant quelque peu le mythique Quetzalcóatl des Aztèques. En se déplaçant, les reptiles dégageaient des effluves suaves, envoûtant ainsi leurs proies potentielles. Dans la semi pénombre quasi funèbre, leurs yeux d’émeraudes brillaient étrangement, d’une façon mortellement hypnotique.

Le feuillage s’irisait sous les rayons d’un soleil couchant orangé. Le mauve, le bleu et le violet dominaient. Au milieu des fougères, des rubans d’acier se mouvaient avec une lenteur extrême, fascinant puis emprisonnant de minuscules batraciens, des grenouilles pourpres aux yeux globuleux.

Un peu plus loin, abritées par un arbre se dressant à une cinquantaine de mètres de hauteur, des orchidées de cristal, magnifiques dans leur iridescence, se régalaient d’un maki égaré. Les plantes fabuleuses et attirantes étaient de dangereux carnivores! Quant au maki, la victime, il présentait un aspect tout à fait inhabituel. La bête dépecée dévoilait des yeux nyctalopes mais aussi une dentition disproportionnée à tel point que les crocs supérieurs pointaient hors de la bouche! Quant au pelage phosphorescent, il ressemblait un peu à de la mousse décomposée, de la sphaigne comme on pouvait en trouver au bord des mares.

Malgré son immense lassitude, Marie, intéressée et intriguée, observait tout.

- Mathieu, as-tu remarqué, là sur la gauche? Aurions-nous affaire à un nid de crevettes volantes?

- Ce sont bien des crustaçoïdes aériens, apparentés aux Waptia et Yohoia du Schiste de Burgess.

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Et là, volant en V, des écrevisses bourdons et des scorpions papillons en train de butiner.

- Pourquoi pas?

- Évite de t’approcher, on ne sait jamais!

Pendant qu’il mettait sa sœur en garde, Mathieu avait du mal à maintenir Bing tranquille. L’animal tirait sur sa laisse de toute la force dont il était capable, voulant folâtrer en toute liberté. Entravé, il gémissait avec régularité. Ufo, toujours confortablement installé dans sa cage en osier, sommeillait, repus ; il s’était abondamment rempli la panse de poissons un peu plus d’une heure auparavant. Maintenant, il digérait dans une somnolence ravie.

Aure-Elise, quant à elle, en avait plus qu’assez! Ses pieds douloureux, emprisonnés dans des bottines assemblées pour les trottoirs de Paris, et non pour ce cheminement dans cette forêt folle, avaient gonflé. Ses chevilles enflées débordaient du cuir. La jeune fille se plaignait avec la régularité d’un métronome, agaçant ses compagnons de souffrance, réclamant à corps et à cri une nouvelle halte. Elle rêvait à voix haute d’une citronnade fraîche et d’un bain parfumé.

- Stop! Ordonna Fermat tout à la fois excédé et impatient. Cinq minutes d’arrêt pour tout le monde!

Épuisée, s’épongeant le front avec un mouchoir de lin, Aure-Elise crut s’asseoir sur une souche d’arbre.

- Ouf! Souffla-t-elle en s’éventant bruyamment, oubliant sa bonne éducation. Monsieur Fermat, ne ressentez-vous donc jamais la fatigue?

- Mademoiselle, répondit sèchement le quinquagénaire, je suis un militaire entraîné à survivre sur de nombreux mondes hostiles! Je ne me repose que lorsque la sécurité de tous est assurée! Je sais faire taire les besoins de mon corps, poursuivit-il sur un ton bourru, et…

André s’arrêta abruptement, rendu inquiet par un craquement soudain de mauvais aloi provenant de dessous la souche d’arbre. Puis, il regarda plus attentivement le siège improvisé d’Aure-Elise.

- Ciel! S’écria sans aucune imagination la jeune fille comprenant que sa vie se trouvait en danger.

Sans prendre garde, elle se releva précipitamment. Ce qu’elle avait cru n’être qu’un innocent tronc de bois mort se révélait. Il s’agissait d’un hybride de Kronkos, de caïman et d’Ichtyostéga!

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- Iang Ding hang! Rajouta fort à propos Uruhu. Danger! Tout droit devant!

- Ah! Voilà pourquoi ce « saurien » s’est levé, dit Daniel pince-sans-rire. Observez Uruhu. Il flaire l’approche d’un animal de grande taille.

Le daryl androïde, face à une situation qui se détériorait de seconde en seconde, utilisait l’humour et la dérision comme armes afin de lutter contre le sentiment de détresse et d’abandon qui l’envahissait. Fermat n’était pas dupe mais il préférait ce Daniel-ci à celui qu’il avait connu dans un Univers parallèle.

Le Néandertalien s’agitait de plus belle, devenant pressant.

- Minga-ki! Minga-ki! Mammouth en face!

- Un mammouth? Interrogea Violetta. Mais non, tu te trompes! L’animal qui vient est plus dangereux encore. Or, nous ne disposons pas de fusil à plasma pour en venir à bout!

Il y avait réellement de quoi s’affoler; Lourdement, sourdement, faisant tout trembler, vaciller autour de lui, trop rapidement encore aux yeux de Benjamin, un Tyrannosaurus Rex, revu et corrigé par Johann, un Johann qui s’amusait à sa façon cruelle, avançait inexorablement vers la petite troupe éperdue, fascinée. Son instinct de prédateur l’avait conduit dans cette partie de la forêt composite. Il avait senti de loin la chair fraîche et succulente non pas de nos amis mais de la créature hybride. D’une hauteur habituelle pour ce genre d’animal, le T.Rex présentait néanmoins un aspect incongru. Ses écailles avaient en effet été remplacées par un plumage d’oiseau de paradis. L’Entité mettait donc à profit les élucubrations de certains paléontologues de la fin du XX e siècle.

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- Ah! Nom de Dieu de nom de Dieu! Fit Fermat qui ne perdit cependant pas son sang-froid.

Avec dextérité, il visa et tira avec son arme archaïque. Puis, rechargeant méthodiquement son fusil, il recommença, imité par Marie André qui tentait de faire abstraction de ses tremblements nerveux. Pendant ce temps, Daniel et Benjamin s’étaient empressés d’éloigner les enfants ainsi qu’Aure-Elise du lieu d’affrontement des deux bêtes préhistoriques.

Les balles, qui, pourtant, abattaient un éléphant ou un rhinocéros à cinquante mètres, ne percèrent pas la carapace du T.Rex. Comprenant qu’ils perdaient leur temps et qu’ils mettaient en danger leurs vies, le jeune Delcourt et le commandant s’enfuirent.

Le combat dantesque entre les deux monstres fut aussi bref que cruel. Le dinosaure eut le dessus sur le crocodilien, plus agile et plus leste que le rampant. Il s’apprêtait à dévorer sa proie toute fumante lorsqu’un troisième larron inattendu survint. Il s’agissait d’un ver géant segmenté d’une longueur prodigieuse, de près de vingt-cinq mètres. Ver! Cela aurait été trop simple pour l’esprit tordu de Johann! En fait, l’affreuse bête était un mélange de scolopendre, à la carapace chitineuse luisante,

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d’Opabinia

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et de Sanctacaris,

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prédateurs effroyables qui sévissaient au Cambrien. La tête du nouveau venu, à six yeux à facettes, présentait des crochets semblables à ceux des araignées et des scorpions mais aussi était munie d’une trompe terminée par une pince dentelée et acérée. La queue du « ver » s’achevait par un fouet ou ce qui y ressemblait.

A la vue de la scolopendre, Aure-Elise ne trouva rien de mieux que de perdre connaissance. Ses nerfs malmenés venaient de lâcher. Fermat soupira de colère et d’impuissance.

Le sort du T. Rex fut vite fixé. Il finit broyé tel un vulgaire tapir sans défenses par l’arthropode géant qui, une fois le dinosaure démantibulé, avala goulûment les sucs de son malheureux adversaire. Puis, il entraîna sa victime avec lui dans le creux de ses anneaux laissant là les restes du « saurien » qu’il méprisa!

Tandis qu’Aure-Elise, tombée en pâmoison respirait des sels et reprenait conscience grâce aux bons soins de Marie André, l’adolescent K’Tou sautillait de plus belle cherchant à faire comprendre à son entourage qu’un autre danger se profilait à l’horizon.

- N’In grou! N’In grou!

Il désignait ainsi un arbre d’une quarantaine de mètres de hauteur, un ginkgo tout droit sorti de l’ère secondaire qui se reproduisait grâce à des « spores ».

- Hé bien, qu’attends-tu, lui demanda Daniel. Vas-y, grimpe! J’assure tes arrières.

Cet ordre avait été transmis mentalement à Uruhu. Celui-ci s’empressa d’escalader le tronc rugueux de l’arbre du Jurassique.

- Qu’a-t-il donc entendu? Questionna Sitruk, un brin agacé. Certainement pas un gros animal! Ce serait trop en quelques minutes!

- A quoi vous attendez-vous donc, capitaine? Jeta Fermat sur un ton glacial. Avec van der Zelden tout est possible! Otto me l’a longuement expliqué.

- C’est bizarre ; j’ai l’impression qu’il y a des centaines de milliers de fourmis en marche! Reprit Sitruk ignorant le ton peu amène de son supérieur.

- Effectivement, ce crissement pourrait provenir de ces insectes, approuva Daniel Wu. Mais, ici, il ressemble davantage au bruit fait par les oursinoïdes de la planète Ankrax.

- Vous aussi vous avez connu cette expérience! S’étonna André.

- Naturellement!

- Euh… permettez, commandant Wu, s’inquiéta alors Benjamin. Nous devrions rejoindre au plus vite Uruhu au sommet de l’arbre ou de cette fougère géante. Nous y serions plus en sécurité, non?

- Je ne sais pas grimper aux arbres! Lança aussitôt Aure-Elise d’une voix stridente, au bord de l’hystérie.

Intérieurement, malgré la situation critique, Violetta n’en pensait pas moins. Elle trouvait que la jeune fille donnait le mauvais exemple et ne parvenait pas à comprendre qu’on pouvait ainsi céder à la panique et se ridiculiser.

Aure-Elise n’eut pas le temps de geindre davantage. Uruhu venait de redescendre de l’arbre. Avec sa voix rauque particulière, il tentait de décrire ce qui s’avançait vers le groupe. Le crissement se rapprochait, se faisant angoissant.

- Cherl! Gaï -ou Cherl!

- Des poissons sans branchies qui marchent debout? Traduisit Daniel complaisamment. Uruhu, tu fais erreur! Je ne perçois aucune onde mentale modulée. Ces animaux sont dépourvus d’encéphales et de ganglions nerveux!

- Donc, conclut Fermat, nous n’avons pas affaire à des Asturkruks! Pourquoi ne pas allumer un feu pour éloigner ces créatures indésirables?

- Sans disrupteur ni phaseur? Bigrement difficile! Soupira Benjamin.

- Vous oubliez mes allumettes! S’exclama Marie André heureux.

Se réjouissant de voir qu’enfin ses encombrants bagages se révélaient utiles, le jeune homme ouvrit fébrilement son sac à dos pour en sortir tout un assortiment de boîtes d’allumettes. Aidé par Aure-Elise, il ramassa des brindilles qui lui permirent d’allumer un feu. A la lueur des flammes, tous purent s’apercevoir que la menace qui s’approchait dangereusement ne ressemblait en rien aux oursinoïdes d’Ankrax! Cela avait un aspect beaucoup plus répugnant et laissait présager une mort horrible! Des centaines et des centaines d’êtres mous, plats et blanchâtres, à la symétrie rayonnante, rampaient, progressaient vers les fourrés où se tenaient nos amis.

Toujours aussi imperturbable, mais il ne s’agissait que d’une façade, Daniel renseigna ses compagnons d’infortune.

- Des versions terrestres de proto méduses ainsi que de proto échinodermes de l’Ediacarien, revues par l’esprit primesautier du sieur van der Zelden! Dans ce monde, ces « bestioles » ont évolué dans l’atmosphère et non pas dans un milieu aqueux. Constatez avec moi leur plan d’organisation très intéressant qui va de trois à douze côtés. J’aperçois également des spongiaires de toute beauté…

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- Stop! Le coupa abruptement Fermat. Daniel, nous n’avons pas échoué ici pour subir un cours de paléobiologie!

Cependant, le groupe reculait lentement face à la terrible menace mais il paraissait évident que les proto méduses ne tarderaient pas à submerger les naufragés du temps. Les échinodermes évitèrent adroitement les flammes. Ils ne perdirent pas au change en ne s’attaquant pas directement aux égarés car ils rencontrèrent une proie de choix sur leur chemin : la « scolopendre scorpion Opabinia » qui digérait paisiblement son T.Rex! Semi consciente,dans une tranquillité béate qui l’abrutissait, elle ne put réagir à temps à l’attaque de la vague des mi-méduses mi-étoiles de mer mutantes. Les créatures invraisemblables envahirent tout son corps dans un bruit strident à vous glacer les sangs. Il ne fallut que quelques secondes à ces monstres pour avaler les chairs et les sucs appétissants de la scolopendre repue! L’être gigantesque termina donc son existence en craquements sinistres. Manger ou être mangé! Cette cruelle loi de la jungle se vérifiait une fois encore avec un art extrême de la cruauté sous la palette de l’Ennemi.

Lorsque les monstres repartirent, leur faim assouvie, il ne restait plus du « mille-pattes » que sa carapace chitineuse, une sorte de vestige de mue.

Daniel, en père attentionné, avait empêché Marie et Mathieu de regarder avec une fascination morbide la mort de la scolopendre. Marie André, quant à lui, soupirait amèrement.

- C’est donc cela la jungle! La loi du plus fort! Toujours se tenir sur ses gardes, nul repos!

- Où vous croyez-vous? Dans un salon de la « Revue blanche »? Présentement, votre désir d’aventure doit être comblé! Rétorqua Fermat acerbe. Mais le danger court toujours. Reculer n’est pas la solution.

- Effectivement, renchérit Sitruk. Ce feu s’avère tout à fait insuffisant à nous mettre à l’abri.

Sa mine dubitative dénotait son angoisse.

- Mais les bêtes semblent nous ignorer, émit Aure-Elise timidement. Elles ralentissent. La digestion, peut-être…

- Espérez-vous que monter la garde soit suffisant pour passer une nuit relativement calme? Éclata André. Quelle naïveté!

- Mmm… fit Daniel, examinant le moindre détail du lieu où le groupe se tenait. Je déconseille pareille chose. Voyez donc ces bulles de boue apparues il y a une minute. Elles se soulèvent régulièrement puis éclatent. Je soupçonne la présence de gaz délétères.

- Alors? Demanda Benjamin.

- Nous sommes fichus! Ragea André serrant les poings.

- Dites, les adultes, je pense détenir la solution, écoutez-moi, c’est tout, s’interposa alors Violetta. Si nous dormions dans l’arbre, tout simplement? Attachés solidement par des cordes? Ce n’est pas ce qui manque grâce à Marie André! A une hauteur suffisante, bien entendu.

- Ma fille, tu deviens folle!

- Mais non, pas du tout! Je sais ce que je dis! C’est tout à fait possible! Je l’ai lu dans un livre pour enfants. Un vieux machin conservé dans la bibliothèque du Langevin.

- Je vois ce dont tu parles. Pourquoi pas? Fit le commandant Wu. Nous allons essayer.

- Bah! C’est un cas désespéré! D’accord, jeune demoiselle, sourit Fermat.

- Marie André, de combien de mètres de corde disposez-vous?

- Euh… Un peu plus de quarante mètres, Daniel.

- Parfait! Sitruk, un coup de main.

- Tout de suite, commandant!

- Attendez, messieurs! Objecta Aure-Elise. Je ne sais pas grimper aux arbres, je vous le rappelle et je m’oppose à…

- Aucune importance, proféra Fermat.

- Aure-Elise, siffla Violetta, à part jouer du piano, mal, et chanter des airs insipides d’une voix blanche, y a-t-il quelque chose que vous sachiez réellement faire?

- Petite insolente!

- Moi, je ne me lamente pas sur la situation! J’essaie de me montrer constructive…

- Cousine Violetta, murmura Mathieu, ce n’est pas sa faute!

- Oui, ajouta Marie, c’est plutôt son éducation qui est coupable!

Pendant cet échange aigre-doux, les officiers avaient travaillé avec efficacité. Ainsi, moins d’une dizaine de minutes plus tard, tout le monde était solidement arrimé à sa branche d’arbre personnelle, même mademoiselle Gronet malgré sa résistance.

La nuit tomba d’un coup, sans transition, alors que le soleil venait de disparaître à l’Est! S’il fallait en croire la boussole de Marie André. L’air était troublé par des gémissements et des cris caractéristiques de lémuriens. Heureusement, il ne faisait pas froid et rien n’annonçait la pluie…

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