samedi 19 septembre 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 12.



Chapitre 12

Dans un lieu classé secret défense absolu, ignoré donc du commun des mortels, à une profondeur de cinq cents mètres sous la terre, une pièce stérile, aux murs blancs, encombrée par un lourd appareillage médical contrôlé par un ordinateur performant. 
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Dans cet environnement à la pointe de la technologie soignante, un lit sur lequel Daniel reposait, inconscient, plongé dans le coma. Son corps était relié à un assistant respiratoire et les battements réguliers de son cœur étaient dus à une machine. Les échanges gazeux dans son sang restaient en équilibre optimal grâce à ce matériel médical.
Le prisonnier avait été opéré avec succès. On lui avait extrait seize balles de son corps.
Pour l’heure, il ne percevait rien de ce qui l’entourait. Brûlant de fièvre, il délirait par instant, secoué par des spasmes violents qui semblaient achever de l’épuiser. Son visage, livide, ruisselait d’une sueur malsaine tandis que ses lèvres craquelées étaient obturées par le tuyau du respirateur artificiel. À ses bras, de multiples perfusions lui distribuaient antibiotiques, drogues et autres produits.
Dans cette salle hautement fonctionnelle, Daniel n’était pas seul, loin s’en fallait. Une douzaine de spécialistes l’entouraient, restant à son chevet. Les différentes imageries médicales avaient révélé d’incompréhensibles incongruités. Mais pour l’heure, il n’était pas question de voir à quoi servaient ces anomalies. Pas question non plus de les retirer d’un organisme en aussi mauvais état.
Daniel ignorait naturellement ces présences. Il rêvait et délirait tout haut, murmurant en chinois des propos abscons intraduisibles. Quinant, qui figurait parmi l’assistance, avait omis d’amener en ce lieu un interprète pratiquant couramment le mandarin. Cela ne lui était pas venu à l’esprit, tout simplement.
Les songes du daryl androïde le ramenaient loin dans le temps, sur la planète Ankrax ou durant sa triste enfance dépourvue de joie, à New Paris, le jour du décès de Catherine qui l’avait tant tourmenté durant ses années d’apprentissage, ou encore en orbite autour de la planète de Tetris 9 lors du fameux incident qui avait failli brisé sa carrière.
Penché sur le corps prostré du capitaine Wu, Quinant s’en voulait de son omission et tâchait de comprendre ce que son prisonnier racontait lors de ses accès de délire.
Mais quelles étaient les visions plus ou moins oniriques de Daniel Lin? Avaient -elles un lien avec le fantastique ou l’étrange?
L’été resplendissait sur ce petit atoll quelque part dans les mers australes. Le sable fin et chaud ruisselait entre les doigts du jeune enfant qui scrutait les eaux du lagon d’un bleu profond se confondant avec l’azur immaculé. Une légère brise bienvenue venait rafraîchir l’atmosphère. C’était là le temps idéal pour musarder ou fainéanter.
Mais aux côtés du garçonnet, paraissant tout au plus cinq ans, se tenait un vieil homme assis en tailleur, les mains jointes et les yeux clos. Cependant, Li Wu discutait philosophie avec son petit-fils. 
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- Ainsi donc, faisait le lettré, tu n’as pas été convaincu par ma démonstration d’hier. Ne penses-tu pas, Daniel Lin, que je puisse avoir raison, ne serait-ce qu’en vertu de mon âge et de mon expérience?
- Bah! Grand-père, pourquoi l’âge t’empêcherait-il de te tromper? Je ne suis ni présomptueux ni orgueilleux mais je tâche de m’appuyer sur la logique. Seule celle-ci compte.
- Ah! En es-tu si certain, mon enfant?
-  Euh… oui… lorsque tu m’expliques qu’il est impossible à un être pourvu de conscience de connaître ce que Bouddha, ou Dieu, ou Allah lui réserve, pourquoi, dans ce cas, Œdipe incarne-t-il l’irrémédiable et cruel destin? Tout être humain ne mérite pas d’être ainsi sacrifié, de se retrouver manipulé tel un jouet par une entité impavide. Mais, grand-père, rien en vérité n’est écrit et déterminé à l’avance. C’est l’homme qui choisit de quoi son existence sera faite. La force des choses n’a rien à voir là-dedans.
Ah! Que ces paroles emplies de naïveté m’interpellent encore ce jourd’hui! Elles déclenchent d’étranges et troublants échos avec le sort présent qui est le mien. Simple humain je voulus être. Mais tel un ivrogne accroché à sa bouteille, je ne pus m’empêcher d’intervenir dans la destinée de ceux que j’appelais mes frères. Jamais ou presque je ne laissais intervenir le hasard ou le libre arbitre. Combien de fois n’ai-je pas tenté d’éviter à mes petites vies chéries ce qui les attendait. «  Il pleure sans raison dans ce cœur qui s’écoeure », a écrit le poète. Un dard, non une lance transperce mon cœur hypothétique. Bien fait pour moi.
- Daniel Lin, rétorqua l’aïeul, il y a tant d’innocence dans tes propos, tant d’assurance aussi. Mais tu mélanges un peu. Qui te parle ici de destinée?
- Ce n’est pas le sujet? Pourtant, je croyais qu’il s’agissait de cela, fit le prodige avec un rien de dépit dans sa voix enfantine. Hier, j’ai pris le temps de lire Luther et…
- Mon fils, tu es bien jeune pour te pencher sur des écrits aussi ardus! En quelle langue?
- En allemand, bien sûr, grand-père. Les traductions ne peuvent être que des approximations au mieux, des trahisons au pire.
- Admettons. Ton erreur se situe à la base. Voici pourquoi tout ton raisonnement est erroné. Je veux dire par là que je mets d’abord et avant tout l’accent sur la vie qui passe, sur l’éphémère de l’existence, c’est ce qui en fait sa préciosité. La conscience est donc aussi fragile que la vie, sinon plus. Est-elle nécessaire? Là est tout le problème. Ceci dit, je pense que oui. Plus tard, je t’en donnerai les raisons. Aujourd’hui, il est trop tôt. Je ne veux pas être réduit au rôle béat de Pangloss.
- Hum… pour en revenir à ce que je peux comprendre pour l’heure, mais j’espère vite progresser, l’homme, et toutes les créatures vivantes, sont mortels… Comme l’oiseau qui vole dans le ciel, comme l’araignée qui tisse sa toile dans le jardin, comme le soleil qui nous éclaire et nous réchauffe. Est-ce juste? Le Soleil est-il conscient d’être?
- Oui, à son niveau. Mais qu’est-ce qui fait la relative supériorité de l’humain dans son cas? Ou de l’Hellados? Ou du Kronkos?
- Dans la durée et dans le sentiment qu’ils ont d’exister, de vivre. Cogito ergo sum.
- Excellent, mon fils. Tu dois toujours avoir présent à l’esprit que la vie n’est qu’une parenthèse. La vie de l’homme et de toute autre forme d’intelligence. Elle n’est qu’un stade intermédiaire entre deux inconnues. Il en va de même de toute matière visible ou invisible, de toute énergie, y compris l’énergie sombre. Avant, pendant… et après…
- Euh… grand-père, moi aussi je vais disparaître un jour… je ne saurai même plus que j’ai un instant vécu… cela me fait peur…
- Daniel Lin ne tremble pas ainsi… tu as le temps… tout le temps d’y penser… de te familiariser avec cette idée… la mort, c’est ce qui rend la vie si chère… Voilà pourquoi il faut en savourer la moindre seconde.
- Je suis mortel, tout comme Socrate. C’est triste mais…
- Utile… la mort permet l’évolution. Sinon, tout resterait statique… tout finirait par s’éteindre…
- Alors, pourquoi la conscience?
- Ce sera ta leçon de la semaine prochaine… pour l’heure, médite ce vers: étranger, toi qui foules cette neige, souviens-toi que tout passe et trépasse, même le sable.
- Grand-père, il est vrai que le sable n’a pas toujours été sable. Il a d’abord été magma, noyau, montagne, rocher, poussière d’étoiles. Les étoiles pensent-elles? La Galaxie a-t-elle une conscience? Y accèdera-t-elle dans un lointain avenir? Alors que nous ne serons plus tous deux depuis des éons? Est-ce dans l’ordre des choses?
- Tu poses trop de questions, mon enfant.
- Je sais ce que je voudrais être après mon existence humaine. Un nuage gazeux voguant librement dans le cosmos, se laissant porter par les photons… les vents solaires, au gré de sa fantaisie. Les courants de l’espace seraient alors pour moi un doux zéphyr.
- Mais tu pleures, Daniel Lin…
- Je ne sais pourquoi… le regret de ce qui ne peut être… ou de ce qui a été… est-ce cela la mort grand-père? Ne plus se souvenir de ce que l’on a été? La poussière de la Terre redevient poussière d’étoiles… Tout comme moi un jour, jadis ou demain… pourquoi t’éloignes-tu grand-père? Ne me laisse pas seul… je t’en prie… je n’ai pas tout compris… je suis si jeune… j’ai si peur… pourquoi ai-je chaud? Si chaud? Comme si j’étais plongé au cœur d’un soleil? Soif… solitude… angoisse du Rien. Georges… grand-père… Li Wu… un reflet… Irina… Catherine…
Le médecin en chef du complexe, un dénommé Cœur, voyant que son patient s’agitait, fortement inquiet, lui prit une fois encore la température.
- 41°C. L’électroencéphalogramme présente des tracés incohérents. Je suis incapable de les lire. Mais je sais que Daniel fait une infection généralisée. Il me faut l’enrayer au plus vite. Mais comment faire? Dans l’état où il se trouve, le sang artificiel n’est qu’un succédané de palliatif. Puis-je tenter une transfusion sanguine? Est-il encore temps? Ce serait ajouter un nouveau traumatisme au choc post-opératoire.
- Docteur, commença Quinant… Vous connaissez les ordres.
- Vous avez raison, commissaire, ou plutôt commandant, souffla Cœur. Après tout, vous êtes le donneur compatible. Vous allez donc vous rendre utile.
Pendant ce court échange, les visions de Daniel avaient changé.
Sur la planète Ankrax, la petite expédition avait poursuivi son chemin en direction du soleil couchant. Maintenant, le groupe était parvenu à proximité d’un bourg mais voilà, une barrière d’une forme particulière empêchait nos amis de pénétrer dans l’agglomération.
- Qu’est-ce à dire? S’exclama Georges. Il ne s’agit pas d’un champ de force… je n’ai jamais rencontré cela. Nos senseurs n’identifient ni la matière ni l’énergie de ce mur, si mur il y a!
- En effet, compléta le capitaine. L’image du village nous arrive comme parasitée. Une agglomération déserte alors que rien n’est détruit, je n’y crois pas un seul instant. Les signes vitaux sont bel et bien présents. Pourtant, nous ne voyons aucun habitant dans ces étroites ruelles. Cette chose devant nous émet des ondes de confinement qui ressemblent à des distorsions temporelles. La preuve? Ces infimes traces de tachyons…
- Des distorsions temporelles? Émit Irina. Qui seraient engendrées par quoi? Des mini trous noirs domestiqués? C’est tout à fait impossible!
- Pour notre technologie actuelle, murmura Daniel lin.
-Pas au centre d’une planète, en pleine atmosphère! Pour moi, une chose est sûre. L’activité tellurique d’Ankrax ne diminue pas, bien au contraire.
- Irina, tu es un vrai génie! La voilà la solution! Comme tu viens de le dire, cette planète connaît une activité sismique vingt-cinq fois plus élevée que la moyenne de ses consoeurs. Or, le village que nous avons sous les yeux paraît âgé de plusieurs siècles. Illogique. Incompatible avec le fait que nous nous trouvons sur un terrain à la séismicité aussi importante.
- Oui, je saisis… je vois où tu veux en venir…
- Le village est protégé par un champ anentropique de conservation.
- Cela existe? Interrogea Eloum.
- Et comment!
- Avons-nous les moyens d’interrompre ce champ?
- Casser un tel champ dépasse nos compétences, Irina mais nous interposer, nous infiltrer..
- Daniel, s’inquiéta alors Georges, es-tu à même d’envisager les conséquences de ce que tu es en train de suggérer?
- Oh! Broutilles! Un être vivant qui ferait barrière risquerait d’être à la fois dans un état de pré-vie, de non-vie, de vie, de pré-atome, d’atome et ainsi de suite…
- Bien, soupira Eloum. Qui est la victime désignée? Moi, je présume. Ne suis-je pas le moins gradé?
- Lieutenant, rétorqua Daniel sèchement, vous êtes loin d’avoir les capacités physiques requises  pour cette mission.
- Ah! Non! S’interposa aussitôt Irina. Hors de question que tu commettes cette folie! Ne fais pas jouer ton grade de capitaine. Je vais y aller.
- Irina, je regrette mais mon corps est cinq cent cinquante-quatre fois plus résistant que le tien! En revêtant la combinaison de protection niveau douze, j’ai exactement trois chances sur dix de m’en sortir à peu près indemne. De toute manière, si mon corps est détruit, cela importe peu du moment que mon cerveau est épargné. L’équipe du Sakharov pourra toujours me cloner.
- Daniel, tu n’es pas raisonnable, loin s’en faut! Pourquoi te sacrifier?
- Lieutenant Maïakovska, fit le capitaine, changeant de ton, je vous rappelle que je commande cette expédition. La discussion est donc close.
Quelques minutes furent nécessaires au daryl androïde pour se préparer. Il revêtit la combinaison en question, celle qui offrait une protection optimale et donna ses dernières directives à Irina, la géologue, qui était l’officier le plus gradé après lui. Tout cela sur un ton formel et froid. Daniel Lin détestait les adieux.
- Lieutenant, si jamais j’échouais, ne tentez pas de passer. A aucun prix. Aucun d’entre vous. Trouvez un endroit plus accueillant et attendez les secours. La balise de détresse fonctionne. Vous disposez de vivres et d’eau en suffisance pour tenir dix à douze semaines.
- Daniel, est-ce bien tout? Souffla Irina, une larme s’échappant de ses paupières.
- Euh… prends bien soin d’Ariana. C’est la plus fragile. Ce n’est pas la peine que je te recommande mon frère. Allons. Inutile de nous éterniser davantage.
- Daniel? S’écria la jeune femme d’une voix où la détresse transparaissait.
Alors, furtivement, le capitaine Wu se pencha vers Irina et l’embrassa.
Puis, quelque peu gêné par ce geste public d’affection, - mais personne ne songeait à le lui reprocher -, il recula et salua une ultime fois son équipe.
Enfin, lentement mais sûrement, il avança en direction du champ de confinement avec un sang-froid qui tournait presque à la témérité ou à la désinvolture. Pourtant, il n’avait jamais fait preuve d’autant de professionnalisme. Il entra ainsi dans le mur invisible comme si celui-ci n’existait pas.
Tout d’abord, le capitaine ne perçut aucune résistance, aucun changement. Il progressa avec confiance d’un demi pas. Ce fut alors que les hallucinations commencèrent et l’assaillirent. 
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Il sembla au daryl androïde qu’il se multipliait à l’infini, à tous les stades de son existence, à tous les stades de la matière. À la fois cellules clonées en culture dans un bain nutritif artificiel, nano puces non encore assemblées, champ électromagnétique dispersé, embryon dans une éprouvette, fœtus nageant dans une cuve aseptisée, bébé vagissant, poupon rampant, jusqu’au vieillard sénile âgé de plus de mille années, squelette fossilisé prisonnier à l’intérieur d’une gangue argileuse solidifiée, mais également et incompréhensiblement énergie pure pas encore fragmentée en lumière noire ou blanche, cordon, filament d’avant la matière, étrangement enroulé sur lui-même et pourtant s’étendant, s’étendant encore jusqu’à former une résille si fine que sa texture était impalapable, pulsation ténue mais tenace, opinâtre qui s’en allait donner la vie dans le Rien…
Tous les Daniel de chair ou de silicium discutaient entre eux comme si de rien n’était, sauf celui qui était improbable, inimaginable, au-delà de tout entendement, feu et glace à la fois, obscurité et éblouissement, vie et mort… tous philosophaient sur la nature de la vie, l’émergence nécessaire ou pas de la conscience, la finalité du Multivers, plurivers, la structure réelle de celui-ci, les origines. Mais l’essentiel, bien sûr leur échappait. À la périphérie se tenait le Grand Tout, inaccessible car l’heure n’était pas encore venue de la Révélation.
Tous ces murmures bourdonnaient aux oreilles sensibles du capitaine, formant une cacophonie hypnotique, tissant une irréalité dont il était extrêmement difficile d’en sortir.
Le débat interrompu avec le grand-père Li Wu avait repris.
- La finalité du Panmultivers est-ce donc la conscience? L’intelligence? Articulait un Daniel fœtus à peine âgé de dix semaines s’adressant à notre daryl androïde.
- Mais non, mon jeune moi-même, répliquait d’une voix chevrotante son alter ego de plus de mille ans. Tu te trompes et tombes dans l’erreur de l’anthropocentrisme. 
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L’être fantôme portait une élégante barbe blanche qui lui donnait une incontestable aura de sagesse. Pourtant ses mains tremblaient, des rides profondes ravinaient son visage tandis que ses yeux aveugles fixaient le vide.
- Le Multivers peut donc se passer de conscience, soupirait l’embryon. Dans ce cas, pourquoi est-il?
- Pourquoi tant de pourquoi? Pourquoi chercher à lui donner un but? Il est, tout simplement. Contente-toi de cela.
- Quel constat effroyable! Je me refuse à l’admettre. La matérialité comme finalité. Pas d’essence supérieure. Pas de dessein divin… rien… hormis le désespoir du vide et de l’inanité.
- Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
- Oui… la mort est le lieu commun de tout chose.
- Futilité de la vie, futilité de la conscience. La mort, la destruction, l’effacement but et finalité  du Panmultivers.
- Faux! Puisque tout recommence, obstinément, différemment, autre, dans le chaudron bouillant des énergies qui s’entrechoquent à l’infini. L’infinité de la Vie… Toujours… partout… même après la fin de cet Univers… des plurivers en rebond… des Big bang encore et encore…
- Jusqu’à l’Entropie généralisée. Jusqu’à ce que le chaudron ait refroidi, que le Panmultivers soit devenu trop froid, plus froid que la glace, que le zéro absolu…
- Non… du trou noir gigantesque, jaillit, ailleurs une autre bulle, et une autre encore… un ping pong éternel… l’horloge de l’éternité… un cœur qui bat, qui ne s’arrête jamais. Une volonté qui défie cette méchante entropie…qui la contourne… une Intelligence supérieure qui amène à elle ceux capables de la voir, de la sentir. Une Intelligence qui manipule la Mort elle-même, qui se sert d’elle et la transcende.
- Erreur. C’est ce que tu souhaites mais ce n’est pas du tout ce qui est. La fin de l’éternité est inscrite dans l’histoire du Panmultivers, le commencement du Rien, du Néant aussi.
- Le Néant total? La mort vainqueur? Cela ne se peut pas… la réincarnation s’oppose à…
- Foutaise, mon double. Légende, mythe… Un beau mythe, je te l’accorde… un concept improbable qui permet à beaucoup de supporter une existence vaine. Enfant Daniel Lin, contente-toi seulement d’être, de  vivre ballotté dans un monde qui te dépasse.
- Pourtant, pour faire quelque chose, il faut quelqu’un. Le bon sens l’enseigne. Un Créateur est donc nécessaire pour que la créature soit. N’en suis-je pas la preuve?
- Quel besoin as-tu de te consoler de ton effroyable condition en misant sur l’existence d’un Créateur? Ricana le vieillard.
- Le Pari de Pascal. Qu’as-tu à perdre s’il n’est pas ce créateur? Rien… mais s’il existe, tu gagnes tout…
- Moui… on peut envisager les choses ainsi, murmura le daryl androïde en devenir, celui qui devait être assemblé. 
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- la Vie éternelle… laisse-moi rire. L’immortalité de l’âme… en voilà des concepts non scientifiques et illogiques. La religion de Catherine t’a pollué l’esprit. Tu as reçu la conscience pour un court instant, bien trop bref, c’est certain, pour un souffle de vie. Satisfais-t’en et tais-toi.
- Jamais! Jamais je ne m’y résoudrai. La mort n’est pas et ne sera pas la fin de toute chose. Elle a son utilité, pas simplement mécanique. Elle mène à un niveau supérieur de la conscience.
- Puisque tu le désires… demande-toi d’abord quand commence la vie. Quand apparaît la conscience.
- Vie artificielle, vie biologique, peu importe à l’être que je suis. L’essentiel n’est-il pas justement de simplement être? De lancer à tout le Panmultivers, Je suis?
Le débat n’avait duré qu’une milliseconde, pas même le temps au souffle du vent de se laisser sentir, à la goutte d’eau de se former.
Daniel Lin, en proclamant Je suis, mit un terme au charme mortifère et, fouillant dans ses ultimes réserves, franchit le champ anentropique. L’esprit quelque peu confus, il essaya ensuite d’établir un bilan sur lui-même et sur cette épreuve.
- Bizarre. Je me sens bizarre. Dans quel état me trouvé-je? Vacuité, vanité de mon existence… mais tout cela n’est qu’un mauvais rêve… suis-je véritablement amplement fonctionnel? Je n’éprouve rien … ni bien-être ni douleur… il ne s’est rien passé. Pourtant, j’étais en train de dialoguer avec tous mes autres moi-mêmes, à l’infini… étrange… la vie… la mort… la créature… le Créateur… la conscience de soi, de tout ce qui est… le vide de l’inintelligence…toujours et encore les deux battements de cœur de l’Univers… du Panmultivers plus exactement. Quel silence là-bas… s’il s’agissait bien d’un là-bas quel qu’il fût…
Daniel Lin marqua une légère pause puis reprit ses sombres réflexions.
- Angoissant écho du rien… Silence partout… alentour… solitude… insupportable… non… Tout cela n’est que leurre et mensonge… il me faut marcher encore… je me dois à mon équipage…
Le daryl androïde se força à faire un pas, et puis un autre, et un autre encore alors que son organisme lui commandait de se laisser aller là, de s’asseoir sur le sol et de ne plus penser à rien… mais il ne céda pas à la facilité.
Des rires cristallins émanant de bouches enfantines et innocentes, des cris de joie l’entourèrent alors. Des humanoïdes de petite taille, au pelage bleu se tenaient devant lui et frappaient dans leurs mains. Leurs visages rappelaient un peu les faces des koalas du continent australien.
Le contact s’établit. Le capitaine Wu expliqua en linguacode qu’il désirait parler à celui qui régissait le village.
Mais le présent ramena Daniel Lin dans ses rets.
Toujours étendu sur son lit de souffrance, le daryl androïde était désormais entouré de huit personnes. Le commissaire divisionnaire Quinant était maintenant appareillé pour une transfusion sanguine. Malgré ce handicap, le policier écoutait attentivement les paroles ou les balbutiements du patient qui s’exprimait dorénavant en français.
- Donc, commandant, vous acceptez d’être le donneur, murmura Cœur.
- Oui, bien évidemment. Le Président Fréjac n’a-t-il pas ordonné d’user de tous les moyens pour le sauver. Puisque je suis compatible…
- Je comprends. Mais compatible, c’est vite dit. Ce que je sais c’est que c’est vous qui avez la formule sanguine qui se rapproche le plus de Daniel. Si celui-ci s’en sort, il pourra nous fournir quelques petites explications des plus intéressantes sur tout ce micmac.
- Peut-être, soupira Quinant. Ne tardons pas davantage, docteur. Je suis prêt. Commencez la transfusion.
- Quinant, je vous rappelle que dès que j’estimerai la transfusion dangereuse pour vous, je cesserai l’opération même si Daniel n’est pas encore tiré d’affaire. Je verrai, si nécessaire, de recourir une nouvelle fois au plasma artificiel.
Puis, se retournant vers son adjoint, Cœur demanda:
- Rien à signaler Demaretz?
- Le stimulateur cardiaque et l’assistance respiratoire sont au top. Tout baigne. Les échanges chimiques sont corrects et la tension reste dans les normes. De plus, la température a un peu baissé. 4O°8C, répondit Demaretz.
- Je prends cela comme un signe d’espoir.
L’opération débuta.
Pendant ce temps, la mémoire multiforme de Daniel Lin l’avait projeté encore dans le passé, deux années en arrière, dans le Paris du début du XXVIe siècle. Quinant s’il avait pu capter les images de la capitale française ne l’aurait certainement pas reconnue. Toutes les constructions ultramodernes des XX e et XXIe siècles, en béton, verre et acier avaient en effet disparu. À la place se présentait une espèce de cité idéale, où les bâtiments ne dépassaient pas trois étages, où les toits présentaient des espaces verts, des jardins suspendus, où les larges avenues étaient bordées d’arbres et de massifs de fleurs. L’air embaumait le printemps.
Dans une maison modeste, qui n’avait rien de remarquable, cependant bien entretenue, une femme agonisait. À son chevet se tenait son fils Daniel. Catherine avait demandé à rester seule avec lui et avait fait éloigner Georges et Tchang. Les deux hommes avaient obéi au vœu de la mourante. Ils attendaient donc dans la pièce voisine, s’interrogeant sur ce que la vieille femme pouvait bien confier à celui qui, il y a peu encore, elle considérait comme un paria.
- Daniel, n’affiche pas cette mine bouleversée, c’est inutile, disait péniblement Catherine. Pourquoi montrer du chagrin après tout ce que je t’ai fait subir?
- Tu penses encore que je ne ressens rien, que j’imite les réactions humaines… c’est cela?
- Non, tu te trompes. Lis donc dans mon âme et dans mes pensées. J’ai compris mon erreur il y a déjà de nombreuses années. Mais, hélas, j’étais trop fière, trop orgueilleuse pour l’avouer et faire publiquement machine arrière. Me pardonneras-tu tout ce temps gâché?
- Te pardonner? Bien sûr… il y a dix ans au moins.
- J’ai fait de ton existence un enfer. Chaque fois que tu venais à la maison, je t’accablais de ma méchanceté. Sais-tu pourquoi?
- Oui, mère. Bien que personne ici ne veuille en parler, je connais le terrible secret que vous tentez tous deux, père et toi de me celer.
- Tout cela est ma faute, vois-tu… c’est moi qui ai exigé le silence de Tchang… nous avions un fils, un premier né, prénommé Daniel Deng. Aujourd’hui, il aurait près de cinquante ans. Tu lui ressembles comme un vrai jumeau ressemble à son frère. Une copie parfaite sur le plan physique. Les mêmes yeux, la même voix, les mêmes expressions, jusqu’au sourire identique. Mais l’innocence et la droiture en plus. La sincérité également.
- Si je lui ressemble trait pour trait, Catherine c’est tout à fait normal; j’ai été cloné à partir de son ADN.
- Oui, en effet. Bien que je me sois toujours opposée contre ce procédé. Seule l’âme est donc différente, ô combien! Pendant longtemps, je n’ai eu que cet enfant. Je l’ai porté durant neuf mois au lieu de le laisser se développer artificiellement, dans une cuve. C’est pourquoi je l’aimais aveuglément, je lui passais tout. Pourtant, parallèlement, je me montrais quelque peu égoïste. Trop prise par mon métier de biologiste, par mes recherches sur les cellules souches des différentes espèces de dinosauroïdes, je n’ai pas porté attention au développement moral et intellectuel de Daniel Deng. Bref, je ne l’éduquais pas comme je l’aurais dû et me contentais de lui donner tout ce qu’il réclamait.
- Hum… je vois.
- Je me montrais faible et ton père aussi. Or c’était l’époque où il mettait au point les premières IA dignes de ce nom. Il ne pensait qu’à son travail qui l’absorbait particulièrement et je ne le voyais que fort peu.
- J’ai appris comment mon frère a fini. Officiellement, il s’agissait d’un accident de glisseur.
- C’est ce qui fut dit à la mort de Daniel Deng. Il fallait étouffer le scandale. En fait, ton frère aîné trafiquait et donnait dans les métaux précieux, ceux de la planète Mondani entre autres. Il a été abattu par des pirates, des complices?, à la suite d’une rixe concernant le partage du butin. Daniel Deng était un dépravé qui n’avait aucun scrupule à tuer ceux qui se mettaient sur son chemin.
- Je sais tout cela. J’ai mené une enquête minutieuse, longue et difficile.
- Lorsque j’ai appris l’affreuse nouvelle, je l’ai refusée. La réalité était si sordide! La dépression arriva. Ce fut alors que Tchang décida d’avoir un autre enfant. Georges naquit par manipulation. Mais l’ovule prélevé était défectueux. Tu as vu le résultat.
- Ne dis pas cela. Il n’est pas négatif, mère. Avec beaucoup d’amour et d’affection, d’attention, toute la famille est parvenue à guérir mon frère.
- Non, Daniel Lin, le mérite t’en revient. Tu as réussi ce miracle. Tu as été créé en partie pour guérir Georges, je le reconnais…
- Un bébé médicament…
- Oui, j’en ai honte, mais aussi pour me guérir. J’ignorais cependant ce que ton père faisait. Jamais je n’aurais donné mon accord. Lorsque tu naquis et que je te vis pour la première fois, c’était trop tard. Il n’était pas question d’abréger ton existence.
- Je comprends.
- Tu ne peux t’imaginer ce que je ressentais au fur et à mesure que tu te développais, que tu grandissais. Tu étais l’image exacte de Daniel Deng. Son miroir idéal. Toutes ces qualités que tu possédais à foison, qui se manifestaient sans cesse davantage chaque jour qui passait, avaient pour conséquence de renforcer ma colère, ma haine, oui, je l’avoue humblement, ma rage contre toi. Non, je t’en prie, ne m’interromps pas! C’est pour cette raison que je t’ai rejeté. Tu me rappelais trop le premier Daniel. La faute qui m’incombait dans le ratage de son éducation… je culpabilisais…
- Oui, mère. Enfant, lorsque je recherchais ton affection, je ne rencontrais que ton hostilité. Je n’en comprenais pas les raisons profondes. J’étais différent des autres garçonnets et je croyais que c’était cela que tu détestais en moi. Mon cœur ne s’est pas fermé. J’ai cherché à percer l’énigme et cette enquête a abouti après vingt ans de recherches. Je l’avais commencée à l’âge tendre de quatre ans révolus.
- Aujourd’hui, j’ai juste le temps de te demander pardon. C’est contrite et humble que je le fais, non par lâcheté car je vais mourir très bientôt. Je veux simplement régler mon solde avant de partir. Cependant, ne crois pas le devoir à une mourante et ce, par piété filiale. Je suis sincère dans mes regrets. Je reconnais mes torts, immenses, envers toi.
- Mère, je t’ai dit que je te pardonnais et que je compatissais. Je partage ton trouble. Mon amour ne t’a jamais manqué, même lorsque tu le refusais avec raideur.
- Vraiment?
- Oui, maman. Je suis incapable de mentir, tu le sais…
- Oh! Daniel Lin, dis-le moi… c’est si bon de l’entendre de ta bouche…
- Maman, je t’aime… de tout mon cœur, de toute mon âme et pour toujours. A jamais…
- Merci, mon fils. Une dernière faveur. Fais-moi écouter mon morceau préféré.
- La grande chaconne de Jean-Sébastien Bach… Tout de suite… interprétée par Nathan Milstein en 1973.
Trop ému, Daniel Lin fut incapable d’en dire plus.
Tandis que retentissaient les premiers accords et le thème numéro un de ce sublime chef-d’œuvre, Catherine ferma les yeux pour ne plus les rouvrir. Son visage affichait un doux sourire serein.
- Maman! S’écria son fils lorsqu’il se rendit compte que la vieille femme avait passé la porte de l’au-delà. La mort est la chose la plus injuste de l’Univers!
Alors, Daniel Lin, le daryl androïde laissa couler ses larmes.

***************

Les images douloureuses d’un passé cruel continuaient d’affluer dans la mémoire du capitaine Wu. En cet instant, il se retrouvait à bord du Sakharov, huit mois après le début de son service sous les ordres du commandant Fermat. 
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Pour l’heure, le vaisseau orbitait autour de Tetris 9, une planète où il semblait y avoir une forme de vie évoluée. Contrairement au règlement, André s’était téléporté dans les souterrains de Tetris en compagnie de quatre équipes scientifiques. Daniel Wu  était donc le commandant par intérim.
Ce fut alors que les ennuis débutèrent et puis s’accumulèrent. Des tachyons bombardèrent la coque du Sakharov, mettant à mal ses superstructures, faisant ainsi courir un grave danger aux membres d’équipage restés à bord. Ces tachyons étaient en fait émis par Tetris 9 elle-même qui, régulièrement, régressait dans le temps, victimes de distorsions temporelles importantes.
Daniel se vit donc contraint d’abandonner momentanément les équipes d’exploration à leur sort et de prendre du champ afin de trouver une parade contre les champs létaux de distorsions.
Or, pendant ce temps, sur la planète, la situation empirait pour Fermat et ses hommes.
Tetris 9 ne recelait aucune forme de vie intelligente digne de ce nom. Les multiples galeries souterraines détectées par les senseurs du vaisseau avaient été creusées par des termitoïdes qui avaient trouvé refuge dans les sous-sols afin de se protéger des émanations de tachyons. C’était là un comportement instinctif. 
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Les quarante-cinq officiers, sous-officiers et gardes de la sécurité, médecins, géologues et xéno biologistes piégés, devinrent les proies des termites affamés et ce dans une obscurité totale, les lampes et autres sources lumineuses artificielles refusant de fonctionner au bout de trois heures à peine d’utilisation.
Les insectes géants - environ trois mètres au garrot - s’attaquèrent en premier lieu à la physicienne Eleanor Pams, une humaine native d’Edimbourg. Quatre soldats invertébrés s’emparèrent de la jeune femme et broyèrent son corps avec leurs mandibules démesurées puis emportèrent le cadavre désarticulé à leur reine.
Les appels au secours de Fermat restèrent sans réponse. Les vivres vinrent à manquer;
L’horreur se poursuivit et atteignit une intensité insoutenable.
En effet, les équipes épuisées n’osaient plus prendre un bref instant de repos terrorisées qu’elles étaient.
Un garde de la sécurité, un dinosauroïde pourtant aguerri, disparut le troisième jour de cette attente désespérée. Il fut retrouvé quarante-huit heures plus tard, sa dépouille enveloppée dans un cocon de filaments blanchâtres, à demi digérée et recrachée par les abominables insectes tueurs. 
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La soif et la faim tenaillaient les survivants, les faisant délirer, leur ôtant peu à peu toute velléité de résistance.
Mais le plus terrible était encore à venir. En effet, le labyrinthe se transforma en une souricière incontournable. Les galeries se refermèrent lentement derrière les fuyards qui se retrouvèrent acculés à l’intérieur d’un étroit boyau.
Or, toujours aucun signal du Sakharov!
Fermat prit alors la seule décision qui s’imposait: creuser le sol coûte que coûte afin de regagner la surface. Tant pis pour les tachyons. Alors, tous les survivants s’attelèrent à cette tâche ingrate et épuisante, le commandant n’étant pas le dernier à ne pas ménager sa peine. Ses subordonnés remarquèrent qu’il donnait le reste de ses maigres rations à plus faible et plus mal en point que lui. Depuis combien de temps André n’avait-il ni bu ni mangé? Lui seul le savait.
Lorsque toute l’équipe surgit tels des spectres hagards et dépenaillés à la surface de Tétris 9, ce fut pour subir les affres d’une tempête ionique. Celle-ci brouillait les communications et les téléporteurs.
Fermat et ses hommes durent patienter encore six heures avant de pouvoir être récupérés par le vaisseau. Daniel Lin avait enfin réussi à mettre en phase le Sakharov avec les distorsions et la régression temporelle de la planète. Pour ce faire, il avait dû réparer les circuits défaillants de l’IA qu’il n’avait pas encore nommée Magdalena. Ce travail lui avait pris six jours en temps objectif.
Ce sauvetage, réussi techniquement parlant, fit cependant tache dans son dossier jusque-là remarquable. Il fut critiqué par Fermat en privé. Toutefois, le commandant ne l’accabla pas dans son rapport. Mais l’amiral Venge ne fut pas de l’avis du Français.
Daniel, convoqué par l’état-major, basé sur Io, se vit signifier par l’amiral Prentiss, à la tête de la flotte interstellaire, que jamais il n’accéderait au poste le plus élevé sur un vaisseau spatial, fût-il un cargo. Pour le haut-commandement, le capitaine Wu avait perdu trop de temps avant de passer à l’action, hésitant entre trois options possibles. Le conseil de discipline se termina houleusement, Prentiss osant même lancer au visage du daryl androïde, sur le ton le plus méprisable possible, ces paroles humiliantes équivalant à des insultes:
- Jamais vous ne l’admettrez, mais, en fait, vous n’êtes qu’une machine. Sophistiquée, oui, mais pas si intelligente… un être humain, un métamorphe, un médusoïde, un Kronkos, oui, même un dinosauroïde aurait su quoi faire au bout de vingt-quatre heures au grand maximum. Mais pas vous! Puisque vous êtes, paraît-il, si efficace en mathématiques pures et en informatique, lorsque votre engagement arrivera à son terme, vous êtes prié de traîner vos basques ailleurs, partout, sauf sur un vaisseau spatial. Maintenant, rompez!
Daniel courba le dos sous cette dure sentence, trop habitué à la discipline militaire pour répondre et encourir la cour martiale. Cependant, il n’en pensait pas moins.
«  Voilà donc ma récompense pour avoir sauvé quarante membres d’équipage en mission sur Tetris 9... Sans oublier les autres hommes du vaisseau… aucun des informaticiens attitrés à bord ne parvenait à rétablir l’intégrité des mémoires de l’IA. Or, nous flottions à l’intérieur d’un véritable fer à repasser. Le Sakharov, en perdition, allait tout droit se jeter dans l’orbe solaire. Moi aussi, je n’ai ni bu ni mangé ni dormi pendant six jours, m’étant mis en mode ordinateur, afin de réparer une à une les milliards de nano puces de l’IA, remplaçant les défectueuses, au nombre invraisemblable de cinq cent mille quatre cent trente-deux en hyper vitesse. Enfin! C’est la vie! ».

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Le médecin chef Lorenza di Fabbrini avait fait subir à Ufo, le malheureux, une exploration intégrale de son cerveau et de sa mémoire. Cela s’était concrétisé par la mise en images des dernières scènes vécues par le félin avant qu’il fût retrouvé par Magdalena.
Avec une impatience fébrile, le commandant Fermat avait assisté à l’expérience.
Hélas, tous ces efforts pour rien, le résultat s’avérant négatif.
Si Ufo avait pu renseigner André quant aux minutes précédant la capture du capitaine Wu, il n’avait cependant pas fourni l’essentiel attendu, c’est-à-dire le lieu de détention de Daniel Lin.
Malgré la déception, Lorenza conserva tout son sang-froid. Fermat, découragé, soupira et se frotta le menton. Il ne s’était pas rasé depuis une trentaine d’heures.
- Commandant, commença la jeune femme. Tout n’est pas perdu. D’après le décryptage du message téléphonique partiellement capté par le chat, nous savons maintenant que Daniel est prisonnier dans un lieu classé « secret défense absolu ». Or, selon les archives du vaisseau, trois sites possibles s’offrent à nous.
- Je sais tout cela docteur. C’est justement là que le bât blesse. La région parisienne, la Bretagne ou la Lozère…
- Effectivement. Je comprends tout à fait votre inquiétude. Le temps joue manifestement contre nous. Daniel Lin a été grièvement blessé. Ses capacités auto régénératrices suffiront-elles? Il suffit que mes confrères de ce siècle se montrent trop zélés et ils l’achèvent.
- Lorenza, nous sommes confrontés à un autre problème. La police et les services secrets peuvent tenter d’obtenir du capitaine des renseignements précieux sur nous, d’où nous venons par exemple, comment fonctionne notre vaisseau et tout le reste… sous la torture… affaibli, malade, je doute que Daniel résiste. Je crains particulièrement les expériences anatomiques auxquelles ils peuvent se livrer.
- Il est tout à fait vrai que les médecins de cette époque ont à leur disposition des appareils performants dans l’exploration du cerveau. Ils auront tôt fait de s’apercevoir que Daniel a un cerveau différent, positronique. Quelle décision allez-vous prendre, commandant? Passer d’abord au crible le Bassin Parisien?
- Illogique. Trop près de la capitale, trop peuplé… le vaisseau a choisi pour nous. Nous venons de quitter l’orbite géostationnaire et, vu l’angle de descente, nous nous dirigeons vers l’ouest.

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Dans le centre militaire ultra secret en Lozère, la transfusion sanguine avait débuté depuis déjà douze minutes. Le commissaire divisionnaire Quinant conservait sa conscience mais voyait cependant se brouiller peu à peu ses perceptions sensorielles à la suite de la perte de sang. Ses oreilles bourdonnaient alors que des sueurs froides le faisaient frissonner
Quant à Daniel, sa température corporelle avait encore décru. Elle oscillait présentement autour de 40,1°C. Les appareils médicaux maintenaient à un rythme régulier le cœur et la respiration. Autre signe d’amélioration, le blessé avait cessé de délirer et, désormais, paraissait dormir.
Pourtant, les relevés de l’électro-encéphalogramme présentaient des tracés montrant que le patient abordait la phase de réveil. Or, les médecins au chevet du prisonnier ignoraient comment lire et interpréter ces graphiques particuliers à cause de la configuration du cerveau semi artificiel du capitaine.
Cœur observait tous les paramètres liés au sang et à la température. Il prévint Quinant.
- Commissaire, je vais bientôt arrêter la transfusion. 500cc me semblent largement suffisants. Je ne voudrais pas mettre votre santé en danger.
- Merci pour votre sollicitude, docteur, mais vous aviez dit que vous iriez jusqu’à 1000cc, répliqua le policier d’une voix pâteuse. Je suis costaud et puis supporter ce prélèvement.
- C’est de l’inconscience. Je ne suis pas d’accord.
Le médecin-chef allait rajouter quelque chose mais il n’en eut pas le loisir. Machinalement, il avait jeté un coup d’œil sur son patient. Ce qu’il vit le fit sursauter.
Daniel venait d’ouvrir les yeux et paraissait avoir toute sa conscience. Certes, il se sentait excessivement faible, comme jamais, mais il avait entendu l’échange entre les deux hommes. Ce fut pourquoi il demanda en français.
- Qu’êtes-vous en train de faire?
Le tuyau qui obturait une partie de sa trachée le gênait et il souffrait.
- Une transfusion sanguine, l’informa Cœur. C’est un acte de médecine couramment pratiqué. N’ayez donc aucune crainte. Nous en maîtrisons parfaitement la technique. Nous avons identifié votre groupe sanguin et le rhésus. Ils sont rares mais nous avons le donneur adéquat. Le commissaire Quinant. Vous ne courez aucun danger.
- Arrêtez immédiatement. C’est faux. Le sang humain ordinaire est insuffisant pour mon organisme même s’il appartient au groupe E double négatif!
- Cela n’existe pas! Répliqua le docteur.
- Vous croyez avoir à faire au AB négatif avec complication. Vous ne saurez qu’il existe que dans une quarantaine d’années. Le sang que vous m’injectez doit être traité chimiquement et enrichi.
- Mais…
- Je vous en prie. Cessez de me transfuser. Sinon, vous allez me tuer. Pour l’heure, une partie de mon cerveau a pris la relève et commande mon organisme. Il est passé en mode d’autoréparation. Actuellement, je fabrique des globules blancs et rouges, des plaquettes, des anticorps et des antiviraux en suffisance et ce, à une vitesse telle qu’aucun de vos appareils ne pourrait suivre. En un mot, mes blessures se cicatrisent et je m’autorégénère.
- Je refuse de vous croire, s’obstina Cœur. Je suis le médecin en chef ici, c’est donc moi qui décide.
- Docteur, fit alors Quinant. Vous devriez écouter Daniel. Il sait mieux que vous ce dont il a besoin parce qu’il n’est pas natif de ce siècle. 
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- Comment? Pas de ce siècle? Quelle fable me contez-vous donc?
- Effectivement, opina Daniel Lin. Je suis né le 12 avril 2473 selon le calendrier chrétien. Mon cerveau est en partie artificiel, celui d’un ordinateur si vous préférez mais des millions et des millions de fois plus perfectionné que le plus puissant des vôtres. Voilà pourquoi votre électro-encéphalogramme semble afficher n’importe quoi. Mais puisque vous n’avez toujours pas l’air de comprendre…
D’un geste rapide et sûr, le capitaine Wu arracha tous les branchements sauf les fils du stimulateur cardiaque et le tuyau du respirateur.
- Très bien, s’écria alors Cœur, furieux. Encore sans doute un secret d’Etat auquel je n’ai pas accès!
- Tout à fait docteur, répliqua le commissaire d’une voix dure. Vous êtes commandant et, en tant qu’officier, votre devoir est d’obéir en silence.
Pendant cette altercation, épuisé, Daniel s’était rallongé. Quant à Quinant, la transfusion terminée, et pour cause, il se redressa en chancelant et se rendit jusqu’à un table sur laquelle était posée une carafe d’eau, se servit et, stoïque, entra dans le vif du sujet.
- Puisque vous êtes conscient, Daniel, vous allez me fournir des renseignements. Pour commencer, vos nom, prénom, âge, qualité et lieu de naissance. Ensuite, les raisons de tout ce micmac. Pourquoi ces assassinats en série? Durant votre déposition, le docteur Cœur se fera un plaisir de quitter la salle ainsi d’ailleurs que tout le personnel n’ayant pas le degré O de sécurité, au nom du secret défense.
Toujours excédé, Cœur partit en claquant la porte. Ses assistants le suivirent sauf le médecin anesthésiste qui possédait le degré suffisant énoncé par Quinant. Comme nous l’avons compris, le commissaire occupait un haut poste au sein de la DGSE.
N’ayant pas le choix, Daniel commença à débiter des informations d’une voix lasse, des informations peu importantes. Il espérait que le commissaire s’en contenterait.

***************

L’aube. Dans les appartements privés du Président de la République. Blême, Benoît n’avait pas dormi. Mort d’inquiétude, il se demandait comment réchapper à l’inéluctable. Assis dans un fauteuil Louis-Philippe confortable, une bière à portée de main, il se frottait le menton et les yeux.
- Pourquoi est-ce que cela m’arrive? Pourquoi m’a-t-on désigné comme cible, bon sang! Pourquoi moi? Voici la seconde tête que je reçois. La première était celle de l’ancien Premier Ministre d’un de mes prédécesseurs ayant servi ce nobliau de troisième ordre… ce fut d’ailleurs chez lui que le tueur au chat fut capturé. J’ai à peine reconnu Bertrand. Le colis m’est parvenu hier dans la soirée. Il avait inexplicablement passé les contrôles. La tête reposait déjà sur mon bureau enfermée dans une boîte de chocolats entourée d’une faveur rose et une petite carte l’accompagnait. Le message rédigé en français avec une écriture manifestement contrefaite disait:
«  Vous qui appréciez tant l’ethnologie, j’espère que vous estimerez à sa juste valeur ce petit cadeau en témoignage de mon indéfectible amitié, une tête momifiée Mundurucu authentique du Brésil fraîche de la veille et façonnée en votre honneur. Signé, Antor, vampire et fier de l’être ». 
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Le présent de Fréjac soulevait le cœur. La tête de Bertrand Rollin, marquée par la dessiccation, se présentait d’une couleur bistre clair. Les orbites avaient été obturées par des caches noirs en véritables coquilles de noix de macadamia. De la bouche cousue sortaient des cordes nouées en écheveaux. Telle quelle, la tête affichait une sorte de cruauté raffinée.
Le Président reprit en marmottant d’une voix chevrotante tant il avait peur.
- Ce matin, il y a trente minutes à peine, alors que j’étais dans la kitchenette afin de prendre une collation rapide et me servir une canette de bière, devant moi, comme dans un film fantastique, s’est matérialisée cette nouvelle tête momifiée sortie tout droit du musée des horreurs. J’en ai vomi mon bacon et mes œufs. Cette fois, il s’agit de la tête féminine d’un chef syndicaliste opportuniste et pas très sympathique aux yeux de beaucoup répondant au nom de Noémie Pitoit, une dépouille strictement préparée selon les rites maoris. On y reconnaît les tatouages caractéristiques. Naturellement, un mot signé d’Antor était joint à ce cadeau douteux. Un mot beaucoup plus explicite que le précédent. 
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«  Si vous ne tenez pas à agrandir la collection tératologique du Musée de l’Homme - vous en seriez alors la pièce maîtresse - il vous est recommandé de garder le silence sur ces envois et de vous rendre au plus vite, urgentissimement donc, au chevet de votre prisonnier, le capitaine Daniel Lin Wu. Un ami qui vous veut du bien et toujours vampire, Antor ».
- Pour m’accabler davantage si possible, j’ai le nouveau Président des Etats-Unis sur le dos, sans compter le chancelier allemand, le successeur de Gemüse, mais aussi le Premier Ministre japonais. Tous me réclament le droit aux informations. Tous souhaitent interroger mon captif. Tous veulent, non, exigent de savoir ce que j’ai fait de Daniel, où je le détiens et ainsi de suite. Ma parole, on dirait que ce terroriste vaut à lui seul les sept merveilles du Monde, les trésors du Metropolitan Museum, ceux du Prado, les richesses enfermées dans la National Gallery et ainsi de suite. Bien sûr que je vais aller l’interroger. Mais à mon heure. Je déteste que l’on me dicte ce que je dois faire. Antor attendra. Aujourd’hui a lieu le Conseil des Ministres. Le gouvernement a priorité.
Fréjac fut interrompu par la voix sèche de son épouse.
- Mais enfin, mon ami, est-ce bien l’heure pour prendre une bière? Pourquoi ces débris d’assiette sur la desserte? Ces traces de vomi?
- Thérèse-Yvonne, vous n’avez pas idée du stress que je subis en ce moment… alors, laissez-moi en paix.
- Je veux savoir pourquoi vous avez éprouvé le besoin de manger à quatre heures du matin. Le médecin a recommandé un régime sévère… pensez à votre taux de cholestérol…
- Mon taux de cholestérol se porte fort bien.
-  J’en doute grandement… mais vous êtes troublé… plus que d’habitude… or, vous n’êtes pas homme à vous laisser ainsi dominer par la… peur… j’ose le mot… si vous m’avouiez ce qui ne va pas?
- Ma chère, je préfère vous préserver…
- Je vous ai épousé pour le meilleur et pour le pire. Vous savez que je vous ai toujours soutenu, même lors des heures les plus sombres, lorsque plus personne ne croyait en votre avenir politique… alors, j’ai le droit de savoir…
- J’hésite…
- N’hésitez pas…
- Dans ce cas, allez ouvrir la boîte de chocolats dans mon bureau…
- Merci…
- Lorsque vous aurez vu ce qu’elle contient, vous ne voudrez plus me remercier… en attendant, je vous prépare un cordial…
- Un cordial?
- Un doigt de sherry…
- C’est bien la première fois que vous essayez de me ménager, Benoît.
D’un pas ferme, Thérèse -Yvonne se dirigea vers le salon. Lorsqu’elle y vit la tête momifiée, elle poussa un cri strident mais parvint à ne pas s’évanouir. Rude femme en vérité. Le Président lui devait sa carrière politique. Prenant sur elle-même, l’épouse s’en revint et d’un œil qui en disait long, attendit les explications de son mari. Celui-ci les lui fournit d’une voix hachée.

***************

Alors que le vaisseau Sakharov amorçait sa descente pour se poser non loin des menhirs de Carnac, soudain, l’alerte pourpre retentit et obligea l’IA à repartir illico dans l’espace en négligeant toutes les procédures de sécurité. Dans l’infirmerie, Fermat demanda:
- Vaisseau, que se passe-t-il?
- Commandant, nous sommes attaqués par des missiles d’un type inconnu.
- C’est tout à fait impossible. N’étiez-vous pas en occultation? D’où viennent ces missiles?
- De nulle part, commandant. Ils se sont soudainement matérialisés à 4500km, en une nanoseconde et nous ont pris en chasse; quinze têtes nous menacent, toutes armées de torpilles à bosons.
- Mais cette technologie n’appartient pas au XX e siècle.
- Tout à fait commandant. Ni à notre époque également. Les torpilles présentent une configuration jamais vue auparavant. Je passe en hypersupraluminique. Elles nous suivent toujours et ne décrochent pas. Alerte! Alerte maximale! Intrus à bord!
À peine Magdalena eut-elle achevé qu’une image tridimensionnelle apparut dans l’infirmerie. Bientôt, la silhouette d’un humain de grande taille fut reconnaissable. L’individu portait le splendide costume de Moussa Ag Amastane, amenokal de Touareg du Hoggar. Cette tenue avait l’avantage de masquer l’identité de l’intrus, sa véritable apparence.
- Commandant Fermat, apostropha le nouveau venu, vous avez commencé à me gêner il y a cinq ans! Mais ce n’était encore qu’une petite écharde dans mon doigt. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de gêne mais bien d’obstruction. Vous vous interposez dans mon plan. Repartez immédiatement d’où vous venez, sinon je vous détruirai. Mes torpilles sont imparables.
L’image se désagrégea tandis que l’IA parut perdre sa logique.
- Commandant… les torpilles se rapprochent dangereusement. Que dois-je faire?
- Distance astronomique de la plus proche étoile?
- Un quart d’unité.
- Alors… urgence 1! Saut quantique dès maintenant. N’importe quand, n’importe où.
- Commandant, vous le savez, le règlement l’interdit. Les probabilités pour que nous explosions sont de…
- Je me fiche du règlement. IA, de toute manière, les torpilles à bosons vont nous anéantir et ce système solaire avec…
- A vos ordres, se résigna Magdalena.
En désespoir de cause, l’intelligence artificielle du vaisseau expédia celui-ci et tous ceux qui se trouvaient à son bord dans un premier saut temporel.   
Mais les torpilles à bosons suivirent et ne lâchèrent pas la piste.
L’IA procéda donc à un autre saut ce qui lui permit de ne plus avoir à ses basques que treize engins au lieu de quinze. Les deux torpilles manquantes s’égarèrent pour exploser au Permien, provoquant ainsi la plus grande des extinctions de masse de tous les temps. 90% des espèces vivantes furent rayées du globe terrestre.
Ne laissant pas à ses occupants le temps de reprendre haleine, le vaisseau Sakharov se jeta une troisième fois dans l’espace-temps. Cette fois-ci, un missile se retrouva à la fin du Crétacé déclenchant la disparition des dinosaures lorsqu’il explosa.
Une quatrième projection quantique envoya nos amis dans le système de Tarsus VIII, un petit milliard d’années après la création de cet Univers. Cinq torpilles à bosons détruisirent alors ce système solaire en formation.
Enfin, mettant en œuvre le recours ultime, l’IA joua son va-tout. Elle régressa tellement dans le passé qu’elle parvint à atteindre la date effarante de 10 puissance -44 secondes après le Big Bang, ce qui était virtuellement impossible, soit juste de l’autre côté du fameux mur de Planck. En théorie, le vaisseau et ses occupants n’auraient plus dû exister se retrouvant antérieurement à la formation des quarks, des particules et des antiparticules, alors que les quatre forces fondamentales de l’Univers étaient encore unifiées.
Pourtant, le vaisseau repartit, tel un boomerang, rebondissant contre le « mur » pour rejoindre vaillamment l’année 1995.
Les sept dernières torpilles n’avaient pu le suivre. Elles se désintégrèrent dans le pré-temps. Il fallut huit pleines secondes à l’IA pour faire le point. Ufo, Antor, Violetta, Lorenza et André n’avaient pas supporté les chocs successifs. En deux mots, ils étaient morts. Il était donc nécessaire de les ranimer au plus vite. Cela restait dans l’ordre du pensable car les cellules nerveuses des occupants du vaisseau n’étaient pas encore irrémédiablement détruites.
Quelques heures plus tard, tout l’équipage était sauvé.
Quelle ne fut pas la surprise du commandant Fermat de constater que le Sakharov s’était posé sur Mars et que la date affichée était désormais celle du 17 juillet 1995. Mais le vaisseau n’avait plus assez d’énergie pour repartir.
L’IA expliqua d’une voix froide la situation à André. Logiquement, Fermat prit la décision d’abandonner le Sakharov ici et de rejoindre la Terre grâce à la navette Teilhard. 
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L’IA comprit que son existence s’achevait. Elle fit ses adieux aux survivants, s’exprimant avec un rien d’émotion dans la voix.
- Commandant Fermat, ceci n’est qu’un au revoir. Mon programme de sauvegarde est contenu dans les mémoires de votre navette. Réussissez et mon créateur Tchang Wu pourra reconstituer mon intégrité. Hasta luego y vaya con Dios!
- Merci, IA. Mais ce sera le capitaine Wu qui se chargera de cette tâche. Ne vous a t-il pas déjà réparé avec succès? Il vous a doté d’une partie de sa personnalité, non, Magdalena?
- C’est tout à fait exact, commandant…
- Dans ce cas, on se retrouvera bientôt, Magdalena. Je vous en fais le serment. Hasta Pronto.
Toute l’équipe monta à bord de la petite navette qui, pilotée par Lorenza, décolla sans problème de Mars et prit la direction de la Terre.
Resté sur la planète rouge, le vaisseau Sakharov s’autodétruisit, mission accomplie.

      ***************

Le Conseil des Ministres avait duré un peu plus de deux heures. Rassuré, le Président de la République croyait désormais que son correspondant l’avait oublié. Il se réjouissait un poil trop tôt. Antor n’était pas homme à se dérober. La navette Teilhard disposait d’un téléporteur et, tandis que Lorenza maintenait le vaisseau en position stationnaire, très au-dessus de la capitale, le vampire déposait son troisième colis sur un des plots de téléportation.
13h30.
Le Conseil venait juste de s’achever. Fréjac retint son Premier Ministre quelques instants.
- Julien, fit-il, attendez. Je dois vous dire quelque chose concernant notre petite affaire.
- Bien, monsieur le Président. J’espère que les nouvelles sont bonnes et que ce Daniel a parlé.
- Bon sang! Montrez-vous plus discret! Sébastien a de bonnes oreilles; or tout ceci ne le concerne pas.
- Oui, Rostand n’est bon que pour la galerie qu’il divertit. L’essentiel lui échappe. Il croit tout ce qu’il dit et, plus grave, pense tout ce qu’il dit.
Les deux hommes s’assirent au hasard autour de la table ovale.
- Vous connaissez déjà le contenu particulier des deux colis que j’ai reçus. Un avant-hier au soir et un autre hier matin.
- Bien entendu, Benoît. Merci pour cette marque de confiance. Je supposais qu’avec la capture du tueur au chat, nous en avions terminé avec cette folie et ce sang. Le système économique mondial est à terre.
- Hélas! Antor, le complice de Daniel, ne m’a pas oublié. Mais il a vingt-quatre heures de retard. Cela ne lui était pas encore arrivé. Peut-être sommes-nous parvenus à lui rogner les griffes après tout… mais là n’est pas le principal. Les révélations de Daniel s’avèrent des plus stupéfiantes. Cependant, jusqu’à quel point dit-il la vérité? À l’en croire, sans son intervention, l’humanité était condamnée à disparaître, à périr noyée par une soudaine et brusque montée des eaux après que nous, les partisans de l’ultralibéralisme, eûmes été vaincus par les tenants d’une théocratie fondamentaliste qu’il est inutile de nommer.
- Fréjac, pardonnez-moi, mais cela ne tient pas debout. Si nos descendants doivent mourir à cause du trou dans la couche d’ozone et de l’effet de serre, dans ce cas d’où viennent Daniel et la technologie dont il dispose? 

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- Justement! Voilà où la chose est renversante. Il n’y a pas qu’un seul Univers, une seule histoire. Il faut parler de Multivers, de Plurivers. Les mondes parallèles potentiels pulluleraient et n’existeraient dans notre dimension qu’à l’instant où l’incident décisif serait en train de se produire. Ici, il s’est agi de la publication du livre de Thaddeus von Kalmann Slavery Trek. Naturellement, j’ai simplifié les propos de mon prisonnier. D’autres facteurs sont à prendre en compte.
- Je ne comprends pas très bien.
- Voyons Julien! En bref, sans von Kalmann, le père du néolibéralisme, jamais, dans les pays anglo-saxons, il n’y aurait eu l’arrivée au pouvoir de Meg Winter et de Thomas Tampico Taylor. Ils ont ensuite, comme vous le savez, inspiré tous les programmes des gouvernements occidentaux et ce, depuis quinze ans. Désormais le monde entier est contaminé, la Chine comprise.
- Benoît, il ressort de vos paroles qu’à l’origine nous n’aurions été qu’une virtualité… cela fait frémir.
- S’il faut en croire Daniel. D’après ses aveux, son XX e siècle en était resté au dualisme Keynes/Marx, jusqu’à ce que l’URSS, simple forteresse assiégée, comme dans les années 1930, se convertît au réformisme social-démocrate. Cependant, dans ce monde, la Chine était parvenue à développer une technique de la biologie qui l’avait conduite à mener, dans les années 1992-1996, une guerre eugénique qui fit cinquante-sept millions de morts.
- Des manipulations génétiques donc… Daniel ne ment pas… Est-ce si certain?
- C’est du moins sa vérité. Nos spécialistes l’ont examiné sous tous les plans. Son cerveau a été passé au scanner plusieurs fois. Il s’est avéré qu’il est partiellement semblable à celui d’un ordinateur. Or, aucune science actuelle n’est à même de réaliser un tel prodige. Que diable! Nous ne sommes pas dans le feuilleton l’Homme qui valait trois milliards! Quinant, que vous m’avez chaudement recommandé, l’a pris en mains. Il a toujours obtenu des résultats.
- Hem… Daniel est-il en état de supporter un interrogatoire aussi poussé?
- Jusqu’à maintenant, il s’en sort… pas indemne… mais correctement je dirais. Il est toujours vivant que je sache. Nous devons absolument tirer de notre prisonnier un maximum de renseignements. S’il crève dans l’affaire qu’est-ce que cela peut me foutre, du moment qu’il aura tout dégoisé? Il a sur la conscience près de 9000 morts!
- Erreur très chers! S’exclama alors une voix mordante d’ironie. 9024 précisément. Tenez vos comptes à jour… tenez… Voici un un cadeau de noël avec un soupçon d’avance…
Aussitôt, se reconstitua, au centre de la table du Conseil des Ministres, servie sur un plat en argent, la tête du maire de Paris, Thierry Monatte.
Cette dépouille aurait pu parfaitement servir de pièce d’étude d’anatomie aux étudiants de première année de médecine car elle se présentait comme une momie idéale d’écorché dont la moitié droite de la boîte crânienne avait été ôtée afin de rendre bien visible le cerveau, lui-même partiellement découpé en tranches de différentes épaisseurs pour mieux dévoiler ses trois parties.
- Ah! Quelle horreur! S’écria Benoît, livide tout à coup, se levant comme s’il avait été mordu par une vipère.
Le rire sardonique d’Antor lui répondit en écho, puis il laissa tomber sa carte de visite. À noter que le vampire restait toujours invisible. Il repartit sans que les deux hommes l’aient vu.
Or Julien n’avait pas perdu son sang-froid, lui. Ouvrant la porte du salon, il réclama de l’aide à un huissier. Benoît prit sur lui de le rattraper.
- Non! Es-tu fou? Cela va courir dans toutes les rédactions. Je vais être la risée du pays.
- Enfin, Benoît! Ne te rends-tu pas compte du danger? Lis donc ce message.
« Dernier avertissement: vous avez deux heures, pas une minute de plus, pour rencontrer Daniel sinon vous deviendrez la quatrième tête à mon tableau de chasse. À bon entendeur… votre vampire toujours aussi dévoué…  
- Quelles mesures envisages-tu?
- Cela ne te regarde plus! Tu restes ici, tu amuses les médias et moi, j’obéis… je tiens à la vie…
- Tu commets une énorme bévue, Benoît. C’est justement ce que veut Antor. N’as-tu pas saisi qu’il n’est pas parvenu à localiser Daniel? Or tu vas le conduire tout droit à ton lieu secret de détention.
- Je l’en défie d’avoir ce courage!

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