samedi 23 novembre 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 4e partie : Pour que vive Mumtaz Mahal chapitre 30 2e partie.



Au fait, pourquoi DD tenait-elle tant à devenir l’hôtesse permanente de Shangri-La? 
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L’allusion au risque de guerre qui s’intensifiait en Europe en cet été 1939 ne suffisait pas à expliquer son désir. Ce qu’elle avait connu de la Cité encore à ses débuts aurait dû plutôt l’inciter à demeurer pour le restant de ses jours dans son univers. D’autant plus que la jeune comédienne avait une carrière à mener, un grande ambition et un mari. Delphine ignorait également que vivre dans l’Agartha c’était hériter de l’immortalité, de l’éternité.
Or, ses collègues étaient dans le même cas. Pourquoi donc Michel Simon, Pierre Fresnay, Erich Von Stroheim, Fernand Gravey 
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 et tant d’autres s’accommodaient-ils de leur enlèvement pas toujours volontaire de la part du Ying Lung? Le goût de l’aventure, les séjours dans les différentes époques de l’histoire, ne permettaient pas de comprendre les raisons de leur acceptation commune de vivre dans un inconfort relatif. Leur attachement à Daniel Lin non plus sans doute. Consciemment, ils ignoraient ce qu’il était réellement. Inconsciemment, c’est une autre paire de manches. En tout cas, ils préféraient tous ne pas approfondir la question, préférant la politique de l’autruche.
DD croyait dans les dons de guérisseur du commandant Wu. Elle en avait d’ailleurs bénéficié. La plupart de ces messieurs l’avaient vu se battre d’une manière prodigieuse. Qu’en avaient-ils tous déduit? Une chose demeurait certaine. Daniel Lin ne leur avait rien proposé, rien promis, ni la richesse, ni la vie éternelle… alors?
Mais si chacun avait compris la vanité de la célébrité, la poursuite vaine des honneurs et tout le reste? Dans l’Agartha, ils étaient libres d’exercer leur métier, sans rémunération sonnante et trébuchante, ils pouvaient monter sur scène, tourner des films, créer des rôles représentant de véritables défis, jouer dans des œuvres variées et atemporelles, des joyaux encore à écrire et à immortaliser, ou encore ressusciter des pièces perdues depuis des lustres.
Tenir un rôle, endosser l’identité supposée d’une bourgeoise du XVIe siècle, d’un explorateur du XIXe, se coltiner vraiment avec les autochtones de l’Angleterre élisabéthaine, ou encore avec les tribus bas Kongo, n’étaient pas non plus à négliger. Rencontrer les grandes figures des temps passés, Napoléon Premier, Louis XIV, Louis XVI, Louis XI, ou Boulanger, Napoléon III, Charles VII, Jeanne d’Arc, George Washington, Tseu Hi, Stanley,
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 Einstein et tant d’autres s’avérait être bien plus fascinant et intéressant que les reconstitutions approximatives du septième Art. Et puis, sentir battre le cœur des anonymes, des inconnus, vivre comme eux, ne serait-ce que pour un ou deux mois, partager leurs espoirs, leurs peurs, les comprendre, bref, cela valait tous les cadeaux, toutes les expériences d’une carrière dite glorieuse, l’espérance vaine en une sorte d’immortalité somme toute éphémère et chimérique.
Tenez, demandez à n’importe quel quidam, n’importe quel péquenot moyen si possible âgé de vingt-cinq à trente-quatre ans, ayant effectué un parcours scolaire sans relief, vivant en 2005 ou 2015 de la chronoligne 1721 ou encore de la piste temporelle 1722, Européen d’origine, s’il est capable de citer un seul film réalisé par ce génie de Von Stroheim ou encore un seul rôle parmi tous ceux remarquables tenus par l’incomparable et magnifique Ava Gardner? Ou bien de vous dire la profession de Bette Davis? Le résultat du sondage frisera le zéro réponse positive! Convaincu par cette petite démonstration?
Si le septième Art ne vous dit rien, essayez avec les vainqueurs du Tour de France entre 1903 et 1970. Ou encore les grands chercheurs en biologie, astronomie et médecine… inutile de vous leurrer. Les résultats ne seront guère meilleurs.


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Une aube blême s’était levée sur Paris. De toutes les artères de la ville, de toutes les ruelles plus ou moins sordides, les venelles puantes, les sentes envahies par la fange, les brigands, les gueux, mendiants, faux et vrais lépreux, réprouvés, estropiés, coupe-jarrets et autres malandrins, les filles de joie et de misère, les mutilés de tant de batailles, les vieillards, les enfants, les hommes et les femmes dans la force de l’âge accouraient, se dirigeant en flots ininterrompus et déterminés en direction du Châtelet, du Louvre, de la Bastille, de l’hôtel de Cluny et de ses catacombes et ainsi de suite. 
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Chaque rivière de cette engeance, chaque torrent de cette populace étaient conduits par un lieutenant du Grand Coësre, le danseur de cordes.
Dans un silence terrifiant, bien plus terrible que des milliers de clameurs, bien plus menaçant que le sourd et puissant grondement précédant un tremblement de terre, les tire-laine et les crapules, les étrangleurs et autres assassins, les étripeurs et les souteneurs, qui armés d’un couteau, d’une doloire, d’une lance ou encore d’une arbalète, d’une estoc, d’un lardoire, qui brandissant un tournebroche, un serpentin, une couleuvrine, une arquebuse, qui tenant fermement une dague, un coutelas, un pieu, un fléau d’armes, une faux, une masse, un sabre, un yatagan, un cimeterre, bref, tout ce que l’homme, dans son intelligence pervertie avait inventé pour tuer, estourbir, trucider, suriner, massacrer son prochain, marchaient vers un but bien précis, dans l’idée d’obtenir justice pour Gaspard le Rôtisseur.
Rien ne manquait à ces hordes conduites de main de maître, pas même le pal, la corde, le bélier, l’échelle, le crochet de boucher, le piège à loups, etc.
En tête de la cohorte chargée du Grand Châtelet, Benjamin Sitruk. Pour le Petit Châtelet, Gaston de la Renardière. À Craddock, le Louvre avait été dévolu, à prendre par-devant tandis que Paracelse et ses « surprises » donneraient l’assaut par l’arrière. À la Bastille, ce serait ce jeunot de Pieds Légers qui officierait sous la supervision de Shah Jahan. La Conciergerie et la Prévôté tâteraient de Joyeux Drille, Va-à-confesse et de bien d’autres truands. Les hôtels particuliers des Grands subiraient l’ire de Rentre dans le lard, de Maître Larripont nouveau converti mais pas le moins enthousiaste et de Sans Peur et sans regret. Quant à l’Artiste lui-même, toujours protégé par son chien fidèle Marteau-pilon, il avait en ligne de mire l’hôtel de Cluny et ses redoutables catacombes multidimensionnelles. Apparemment, aucun lieu clé n’avait été négligé. Ni l’Hôtel de Ville et ses abords, ni la célèbre Notre-Dame, ni les nombreux couvents et monastères, ni les conseils de fabriques et les armureries. 
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Les deux premières heures virent la victoire incontestée des mendiants de la Cour des Miracles. Les soldats du roi et de la prévôté, les gardes de la Bastille, les Francs-Archers du Châtelet et du Louvre furent rapidement submergés par les gueux dépenaillés déchaînés, hurlant, s’égosillant, éventrant, étripant, assommant, égorgeant, poignardant, empalant les vils et tant haïs représentants de l’ordre établi.
La furia, terrible, abominable, dépassant en atrocité les films gores les plus outranciers, allait crescendo avec le sang versé, les corps accumulés et dépouillés. La racaille, ivre de colère, saoule de triomphes faciles et rapides, se livrait sans pitié ni remords à des massacres en règles, comme à l’abattage, pataugeant avec délice dans les flaques puis les rivières de sang. L’odeur douceâtre, ferrugineuse et écœurante de l’hémoglobine versée si généreusement, vous montait à la tête vous excitant davantage encore, vous transformant en tigre sauvage, en monstre hideux et barbare dépourvu de toute humanité.
Rien ni personne ne pouvait plus arrêter désormais ces bêtes acharnées, ces fous qui se repaissaient de chairs tièdes et palpitantes, de sang fumant, qui décapitaient à-tout-va, comme s’ils avaient été en train de plumer une innocente volaille, une poularde ou une oie. Des hyènes, des chacals hors de tout entendement, voilà en quoi s’étaient métamorphosés les chancres de la capitale, les troupeaux du Grand Coësre. Des goules, des gargouilles éructant, bavant, vociférant, tuant, dépeçant, égorgeant, émasculant, encore et encore, dans une frénésie endiablée, piétinant les dizaines, les centaines de cadavres qui s’entassaient dans le plus grand désordre dans les coins et les recoins, les cours et les placettes, les fontaines et les ruelles, les places et les couloirs, les jardins et les antichambres, les armoires et les coffres, les offices et les débarras, sur et sous les escaliers, dans les caves et les sous-sols, les greniers et les combles, derrières les tapisseries et les passages plus ou moins secrets, les cryptes et les parvis.
Spectacle dantesque, indicible, irracontable, abject, odieux, atroce à vomir.
L’abomination atteignit de tels sommets que Sitruk, Craddock, Shah Jahan - oui, même lui - et de la Renardière commencèrent à frémir, à regretter l’affreuse besogne, se disant qu’ils étaient allés trop loin. Et pourtant, Benjamin avait déjà vu des corps mutilés et brûlés par des disrupteurs. Symphorien avait réchappé de peu à un raid des Mondaniens sur Naor. Il aurait dû être vacciné par un tel spectacle car les Mondaniens n’étaient pas des femmelettes lorsqu’il s’agissait de trucider! Gaston avait combattu dans les armées de Louis XIII et Shah Jahan avait donné de sa personne face à ses ennemis. Mais là, ce massacre dépassait les limites du supportable.
À quelques centaines de kilomètres de là, Daniel Lin vivait en direct ces horreurs, en ressentait les assauts et les effets dans sa chair même, dans son essence réelle. Il subissait les souffrances, ses torons vibraient sous les coups de boutoir de la mort administrée, ses mailles se tordaient, s’emberlificotaient et perdaient leur délicate teinte orangée. Impuissant, il ne pouvait échapper à la vision de ces milliers de cadavres, à cette hécatombe ordonnée par lui-même, à cette furie sanglante. Loin de s’atténuer ses tourments prenaient des proportions inouïes. Pourtant, son visage n’affichait rien alors qu’intérieurement, un vide effrayant naissait en son centre et l’envahissait.
- Gana-El, tout cela, ce sang versé, cette tuerie sans fin, était-ce bien nécessaire?
- Oui, mon fils. Ne soyez donc pas si sensible. Rappelez-vous que personne ici n’existe véritablement. Fu vous teste. Montrez-vous plus inflexible et déterminé que jamais. Le loup est sorti du bois. Enfin visible, vous pourrez le combattre avec succès.
- Puisque vous en êtes persuadé, mon père! Ricana Dan El amèrement. Pour moi, ces petites vies sont bien réelles. Elles pensent, ressentent, souffrent, agonisent et meurent par ma volonté, et mon caprice! Au nom de la nécessité, je participe à l’hallali, je le provoque. Cette Simulation atteint un tel niveau de perfection qu’il m’est désormais impossible ou presque de distinguer l’illusion de la réalité. Je ne puis en supporter davantage… voyez, Ufo qui m’a rejoint, tremble de frayeur dans mes bras. Il sent que je ne suis pas dans mon assiette et miaule de tendresse. Une tendresse que je ne mérite nullement.
- Dan El l’Expérience, aussi cruelle vous paraît-elle, exige que vous surmontiez cette faiblesse, cette sensiblerie inutile! Jeta durement l’Observateur.
- Je ne le sais que trop bien. Mais rassurez-vous, mon père, je saurai résister, je vous le promets. Mon âme d’airain peut tout admettre. Autrefois n’étais-je pas un monstre? Fu sera leurré.
Avec une crispation imperceptible de la mâchoire, le plus jeune des Yings Lungs rompit alors le contact et poursuivit sa marche en direction des appartements de la reine.
Pendant ce temps, au-dessus du palais du Louvre, un orage éclatait, des nuages noirs s’étant accumulés et la foudre abattait des pans entiers de bâtiments qui, pourtant, avaient résisté par le passé à de multiples tempêtes.
La colère du ciel moissonna indifféremment truands et soldats, archers et gueux, mendiants et gardes dans une fraternité factice retrouvée. Désormais, les sombres nuées s’étiraient et s’étendaient voilant jusqu’au Soleil, faisant ainsi disparaître inexorablement la lumière du jour. 
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Puis, de ces ténébreuses vapeurs, jaillirent, à intervalles réguliers des éclairs fuligineux et mortels, qui s’en allèrent foudroyer hommes et femmes qui avaient le malheur de se tenir au mauvais endroit au mauvais moment. Des différentes couches de brumes sombres, des lances noires, en fait des langues serpentiformes d’un ébène parfait transpercèrent leurs proies par dizaines, ou encore les avalèrent jusqu’à en éclater, se gavant sans répit de ces misérables et impuissants humains. Jamais repues, les manifestations de Fu s’empiffraient encore et encore, toujours davantage, refusant de cesser leur monstrueuse et énorme ingurgitation.
Dans les rues de Paris, la panique gagnait d’autant plus vite qu’elle était provoquée par ce phénomène météorologique qui l’apparentait à une colère divine. Bourgeois et hommes mûrs, matrones et damoiseaux, barbons et marchands, barons et tire-laine, moines et pucelles, mendiantes et catins, tous couraient, affolés, hurlaient à s’époumoner, s’égaillant dans le plus grand désordre tout en pleurant et gémissant, se signaient et invectivaient le ciel, le démon ou le clergé.
- La fin des temps! La fin du monde advient. L’Apocalypse!
- Le Prince du Monde a surgi des ténèbres.
- Le Prince du Monde s’empare du royaume des lys.
- Les Ecritures l’avaient annoncé.
- C’est la faute à ces mauvais prêtres et chanoines qui se gobergent sur notre dos et s’adonnent à la luxure.
- A cause de nos propres péchés plutôt! Nous nous sommes montrés égoïstes.
- Nous avons refusé de secourir le faible, le pauvre et l’affamé.
- Nous leur avons fermé notre porte.
- Nous avons bafoué l’enseignement de Jésus.
- Nous avons refoulé le Christ lui-même.
- Je n’ai pas tendu la main à ma voisine qui avait perdu son fils unique.
- J’ai menti avec aplomb à mon maître de jurande niant m’être enivré au lieu de me rendre à mon travail.
- J’ai volé la bourse de mon père pour aller forniquer à l’auberge avec les filles de joie.
- Dieu nous punit. Il a libéré le Démon. L’enfer est maintenant sur terre.
- L’enfer crache ses 6666 démons et âmes damnées.
- Les flammes éternelles m’attendent. Déjà, elles me lèchent.
- Gog et Magog, pitié!
- Satan, retourne dans ton antre.
- Le Jour du Jugement dernier est advenu. Nul n’y réchappera.
- Seigneur du Monde, pitié! Je ne veux pas rôtir dans ton feu pour l’éternité.
- Laisse au moins mon âme au Purgatoire!
- Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde…
- … prends pitié de nous.
- C’est ma faute, c’est ma très grande faute.
- Mea culpa, mea maxima culpa.
- Agneau de Dieu, donne-nous la paix.
Toutes ces suppliques, toute cette peur, toute cette rage s’avérèrent vaines. Les Dragons noirs, fluides, splendides poursuivirent inlassablement leur pêche, sourds, cruels, affamés, insatiables, froids, déterminés, inaccessibles et maléfiques, profondément inaltérables dans leur méchanceté. Ils incarnaient le renoncement total, le désespoir implacable et définitif. Les ondes de ténèbres aspirèrent encore et encore, engloutissant à foison brigands et bourreaux, victimes et truands.
Or, le Louvre venait à son tour de tomber entre les mains des malandrins. Mais qu’importait désormais une telle victoire? Les séides de Fu ignoraient et méprisaient les cadavres encore chauds, les morts pantelants. Il leur fallait se nourrir d’êtres vivants. Leur nature mauvaise réclamait des gens en bonne santé et terrifiés, à l’âme nauséabonde et excessivement torturée.
Après avoir été gobés, les malheureux humains étaient ensuite recrachés sans égard. Ce qui en restait alors suscitait à la fois l’effroi et le dégoût. De la poudre grise, un peu d’eau sale à la couleur indéfinissable, de la cendre… ces déchets vomis ou plutôt recrachés accentuaient encore davantage si possible la terreur des survivants et des rescapés - pour combien de temps? - qui se retrouvaient éclaboussés par les déjections des Dragons tueurs impavides.
Pour Fu, l’Incomparable et le Suprême, la Bastille représentait une cible de choix. En effet, dans ses murs, Shah Jahan officiait. Cinq succédanés de Dragons, aux ailes surdimensionnées de cuir noir, s’y dirigèrent, gueule ouverte, langue bifide pendante capturant au passage et incidemment quelques délices bien crapuleux, pervertis à souhait.
Dans la deuxième cour, le prince Moghol tranchait les têtes, abattait sa besogne tel un métronome mécanique, impassible, un rictus figé sur son visage bistre. Ses yeux ne reflétaient rien, pas même l’horrible et intense satisfaction d’administrer la mort à des mécréants. Shah Jahan, métamorphosé en bras armé de la Mort, stupéfiait Pieds Légers qui, à ses côtés, les yeux exorbités, blême, le cœur au bord des lèvres, se refusait à tuer, se croyant transporté dans l’antichambre de l’enfer. Halluciné, il enjambait les corps étêtés qui s’entassaient à un rythme échevelé sur son chemin. Parfois, il trébuchait contre une balle sanglante, une tête aux yeux morts et à l’expression hideuse, qui s’en venait rouler à ses pieds. Déjà, à ses oreilles, rugissait le feu grondant et démoniaque si redouté, et l’adolescent, prisonnier de son cauchemar éveillé, voyait les flammes infernales l’entourer, le séduire et s’emparer de lui, déclenchant dans tout son corps des frissons d’excitation et de répulsion mêlées. Malgré lui, il s’alanguissait, mollissait, ralentissait, à deux doigts de renoncer et d’accepter ainsi à la fois et la mort et la damnation.
Tandis que les combats faisaient rage dans la forteresse et que les Cinq Dragons Inversés, les Fils de Fu, cherchaient Shah Jahan, le pistant, le flairant, effondrant indifféremment clochetons, tours et murailles, et que le prince toujours se dérobait à cette chasse si particulière, Frédéric Tellier, soutenu par Marteau-pilon, mais aussi par une horde enragée de gueux, l’écume aux lèvres, toute éclaboussée par la fange des sentes de Paris, cette boue visqueuse et puante, et rougie jusqu’aux hauts de chausses de sang poisseux - qui toutefois commençait à sécher - entrait enfin dans l’hôtel de Cluny avec, pour objectif, les catacombes.
Le lieu, peu gardé, n’offrit en surface que peu de résistance. Il n’était pas réellement stratégique pour les autochtones non avertis de son importance métaphysique. Ivres de haine et de fureur, saoulés par le sang abondamment versé, hors de toute raison, les truands éventraient, égorgeaient, dépeçaient, piétinaient et massacraient les rares hommes qui se portaient à leur rencontre. Là, le clerc ou le laïc connaissait le même triste sort. Aucun respect pour l’habit ecclésiastique, aucun égard pour la robe de moine, le Dominicain ou le Franciscain.
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 Leur rage jamais assouvie, leur soif de vengeance jamais étanchée, les damnés de la société s’en prenaient aussi aux trésors sans prix de l’hôtel, saccageant toutes les richesses accumulées, barbares et ignorants, immondes dans leur sauvagerie effrénée mais si pitoyables. Les livres d’heures, les reliquaires en or et en ivoire, les bagues et les anneaux, les miniatures et les tapisseries, les vitraux colorés connurent l’ire incontrôlée de ces sauvages qui n’avaient plus rien d’humain hormis peut-être l’apparence.
Les meubles furent fracassés à la hache, pleurez admirateurs de la beauté, les lambris arrachés et brûlés, les armoires démontées et martelées jusqu’à être réduites en pièces.
Rien n’échappa à la furie de cette lie, pas même les murs, les boiseries, le parquet et le carrelage.
Lorsqu’il ne resta plus rien de tentant à vandaliser, à piller et à détruire, coupe-jarrets et étripeurs s’avisèrent enfin de l’absence de leur chef le Grand Coësre.
- Notre roi, où est-il passé? S’écria un balafré, rugissant de colère, écarlate et sale à faire peur.
- Il s’est dirigé tout droit vers les caves, lui répondit son compère en crimes, à peine moins repoussant que lui.
- Pour boire un coup? Ça m’étonnerait. Allons voir!
- Ouais! C’est cela! Allons piller les caves. Nous les avons oubliées.
- Des trésors secrets s’y cachent sans doute! Sus à l’or!
La centaine d’enragés s’engouffra alors dans le sous-sol. Ce qui suivit fut indescriptible. Les tueurs, les assassins, les ripailleurs, les ribauds et les estropiés renversèrent force tonneaux, les percèrent, jetèrent sur le sol les casiers à bouteilles, fracassant tout ce qu’ils purent mais toujours pas de Grand Coësre ni de trésor d’ailleurs. Le carrelage fut inondé de bière et de vin mêlés, les vapeurs d’alcool se répandirent jusqu’au plafond voûté, imprégnèrent la moindre molécule d’air, achevant ainsi de griser les bras vengeurs de la Grande Truanderie, la racaille innommable, les putains et les mendiants. Ici, les femmes n’étaient point les dernières à prendre leur part dans cette fête orgiaque, dans cette démolition démoniaque et démesurée.
Une fois que tout fut dévasté, tous durent en convenir. Le danseur de cordes et son colosse de Rhodes avaient bel et bien disparu.
- Où sont-ils donc par la mordieu?
- Là! Une porte dissimulée derrière ce tonneau, s’écria une mégère cramoisie, dépoitraillée, sa jupe souillée retroussée haut sans pudeur.
- Ah! Grondèrent les gredins soulagés et furibonds à la fois tout en se précipitant dans l’ouverture.
Quelques bandits eurent la présence d’esprit de se munir de torchères improvisées. Heureusement car l’obscurité dans la galerie y était épaisse. Le corridor descendait vers l’inconnu, s’enfonçant dans les ténèbres et le souterrain se transformait en un dangereux labyrinthe avec ses lacis de boyaux innombrables.
Après cinq minutes à errer sous la terre, les malandrins y découvrirent leur premier ossuaire. Cela eut pour résultat de calmer la folie meurtrière des plus résolus de la horde. Pourtant, ces ossements n’étaient rien d’autre que le témoignage concret et incontournable de la triste condition humaine. Un jour, tu vis, tu respires, tu sens, tu manges, tu penses, tu désires, tu espères, tu te projettes dans l’avenir, tu établis des plans, tu rêves, tu aimes. Le lendemain, il ne reste plus rien de toi, de ton passage sur la terre que ces os et ce crâne jaunis, ce squelette qui interpelle tes successeurs, tes frères dans la mort. Que sait-on de toi? Que connaît-on de tes affaires, de tes actions, de tes paroles, de tes aspirations secrètes? Qui a retranscrit tout ce que tu as été, sans en oublier un iota? Vanité des vanités, tout est vanité, a dit l’Ecclésiaste.
Le plus dur était encore à venir pour ces gens de sac et de corde, ces massacreurs, ces démons incarnés, naguère déchaînés et effrayants de colère.
Au fur et à mesure que la horde progressait, les ossuaires se faisaient plus nombreux alors que l’air s’appesantissait et devenait suffocant. En effet, des miasmes infects se dégageaient des parois suintantes d’humidité. Parfois, de celles-ci, naissaient d’étranges fluorescences qui brillaient un instant et s’éteignaient sous le souffle brûlant d’une entité invisible. Il ne faisait pas froid dans ce lieu perdu, non, loin de là.
Maintenant, les tire-laine et autres malandrins ne se montraient plus si pressés de rejoindre leur souverain, de connaître enfin le secret de leur Maître. Insidieusement, redoutable, la peur s’infiltrait en eux, creusait son sillon. Peu à peu, tous les réprouvés prenaient conscience de la présence bien réelle d’êtres maléfiques dissimulés à la vue des intrus, cachés dans les coudes enténébrés des multiples boyaux de ce souterrain apparemment sans fin.
Un ribaud, particulièrement laid, repu, gras, chauve, édenté, ignoble, intronisé par ses pairs chef de la colonne, progressait en tête de la file, portant une torche qui tremblait dans sa main, une torche dont la flamme hésitante éclairait fort mal les lieux. Il fut le premier à périr, attaqué par l’Indicible, le Dragon Noir de la damnation, le terrible Fafner! 
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Alors, la curée put commencer. Du néant et de partout, les séides de Fu, ses enfants chéris, jaillirent et fondirent sur les laissés pour compte, la lie de la grande ville que les nantis se refusaient de voir. Les yeux jaunes et triangulaires des créatures luisaient d’une cruauté sans pareille dans les ténèbres relatives. Leurs gueules béaient et sentaient le soufre. De celles-ci, on devinait des gouffres annonciateurs des feux de l’enfer.
Avec des bruissements sinistres, des frôlements d’ailes en cuir, les Fils de l’Inversé se jetèrent sur leurs proies, leur bec cornu les happant avec une délectation manifeste. Les truands et les truandes furent ensuite enfournés dans les bouches monstrueuses.
Entre chaque capture, les démoniaques affidés ne prenaient pas la moindre seconde de pause. Ils avaient hâte de se nourrir encore.
C’étaient vivants que les tristes sires et les affreuses maritornes tombaient dans les estomacs de ces êtres improbables et fabuleux. Ensuite, seulement ensuite, venait la douleur, authentique, lancinante, insupportable, brûlante, hurlante et envahissante. Impossible de lui échapper. Tout en vous brasait, se calcinait et en dernier, enfin, alors que toute conscience s’était diluée, évaporée, le silence apaisant de la mort s’emparait de vous.
Outre-Nulle-Part, dans l’Infra Monde, le Suprême Inversé, la Négation de toute chose, se réjouissait de la souffrance qu’il administrait, de la mort qu’il donnait si généreusement. L’Entité enflait, mais enflait jusqu’à englober le gouffre sphère infini, sans fond, feuillet après feuillet, couche après couche, substrat après substrat, jusqu’à contenir l’Unicité Totalité, résille multiple et pourtant unique.
Et de l’Infernale, Refusée Eternité, du Vide qui serait, du Néant véritable, les bras filiformes, impalpables, serpentiformes, les torons anthracite naissaient, croissaient encore et encore, toujours, jusqu’à infester la Simulation ultime, parasitant les Avatars et les Simulacres, vérolant et putréfiant le Chœur Multiple.
Mais le piège fonctionnait, la partie entamait sa phase finale et Dan El ne pouvait plus se dérober.
Loin, très loin de l’Outre-Lieu, mais pourtant terriblement proche, il suffisait seulement d’appréhender les bons repères, l’hallali s’achevait.
Pas un seul rescapé parmi les gredins, les écorcheurs, les assassins et les belles de nuit, les mégères et les va-nu-pieds. C’était là le résultat attendu par Fu, certes, mais aussi par le Dernier des Yings Lungs, le plus rusé, le plus déterminé, le plus intransigeant, le plus dual.
Des centaines de petites vies qui avaient cru aimer, haïr, jouir, il ne restait plus qu’un peu de poudre grisâtre et sans odeur, quelques grammes de cendres et quelques taches grasses et humides.
À deux cents mètres environ de la dernière demeure des meilleurs de la Cour des Miracles, Frédéric Tellier et Marteau-pilon avaient abouti sans mal dans le saint des saints, la salle circulaire dans laquelle, jadis, dans une autre dimension, ailleurs, mais vraiment, autrefois mais aussi dans le futur, Galeazzo di Fabbrini avait invoqué le Grand Tout.
Immédiatement, l’Artiste avait reconnu le lieu, caractérisé par la présence en son centre d’un antique autel. Sur celui-ci, la fameuse niche contenant les sept précieux codex dont celui de la Tétra Epiphanie de Cléophradès d’Hydaspe se détachait.
Avec un air sombre mais néanmoins déterminé, Frédéric s’avança jusqu’à l’autel. Depuis plusieurs mois, toutes ses manigances n’avaient eu pour but que cet autel et ces reliques dont l’usage maîtrisé permettait l’accès à l’Inviolable Interdit.
Juste un peu en retrait, Marteau-pilon l’éclairait avec une pointe d’appréhension. Le colosse ne pouvait s’empêcher de trembler et une sueur glacée coulait dans son dos malgré la température ambiante assez élevée.
- Maître, devons-nous encore rester longtemps ici? Demanda le chien fidèle d’une voix sourde emplie de crainte. Vous savez bien que je franchirais pour vous tous les fleuves de l’enfer si vous me l’ordonniez, mais… pas aujourd’hui! Je sens dans cette salle comme une présence maudite et je n’ai…
- Cesse veux-tu de claquer stupidement des dents comme une vieille femme! Jeta Tellier excédé. Tu m’empêches de me concentrer. Je t’ai connu plus courageux. Au lieu de trembler, surveille donc la galerie par laquelle nous sommes entrés. Ah! Et passe-moi la torchère. J’ai besoin de lumière pour déchiffrer le texte de Cléophradès. Daniel Lin m’a dit que cette lecture était prioritaire.
Quelle était donc la teneur de la mission du danseur de cordes? Fomenter la révolte la plus sanglante de la populace de Paris et la conduire avec succès? Attirer vers lui les bras armés de l’Inversé? Ouvrir tous les couloirs transdimensionnels afin d’obliger Fu le Suprême à se manifester matériellement? Ou bien, refermer l’Anakouklesis provoquée par l’inconséquent mais téléguidé comte ultramontain?
Il y avait un peu de tout cela dans les ordres reçus par l’Artiste. Dans ce pré Panmultivers miroir anticipé, l’apparence avait pour but, de tromper, piéger l’Entropie, détourner son attention.
L’ultime affrontement serait tout autre… le plus rusé n’était pas celui qu’on croyait l’être. Dès le début, il y avait tromperie dans la tromperie, mensonge dans le mensonge, leurre dans le leurre.
Alors que Frédéric allait poser sa main droite sur le codex tant convoité, un gémissement de son garde du corps l’alerta de la présence d’un danger imminent. Le chef de la pègre de Paris au temps de Napoléon III ou IV au gré des chronolignes simulées et anticipatrices, se retourna brusquement, tous ses sens exacerbés. Il s’attendait à tout.
Tout autour de l’Autel, à quelques pas du danseur de cordes, se dressaient, gigantesques, majestueuses, sublimes et effrayantes à la fois, sept émanations du Terrible Dragon Noir. Dans la semi pénombre, les yeux couleur d’ambre fixaient le fragile humain avec une intensité impassible. Les êtres surnaturels avaient épargné Marteau-pilon jugeant cette mortelle créature comme une quantité négligeable. À leur goût, le géant si naïf ne pouvait leur offrir une âme torturée et tourmentée de première qualité. Mais il n’en allait pas de même pour Frédéric. Ah! Au fait, elles devaient aussi bien sûr l’empêcher de déclamer les vers de la Tétra Epiphanie, de scander à l’envers les strophes fatidiques!
Sans frémir le moins du monde, Frédéric Tellier s’apprêta à combattre les Fils de Fu. Il se préparait à cette tâche depuis son second séjour à l’Agartha. La preuve que le plan de Daniel Lin fonctionnait à merveille. De son justaucorps apparut alors comme par magie sa fidèle canne-épée.
Avec un sourire affable et menaçant à la fois, l’Artiste se mit en garde en s’écriant comme Lagardère:
« J’y suis ».
À qui ce mystérieux message s’adressait-il? Frédéric avait-il donc perdu tout sens commun pour oser affronter seul les Dragons hormis la présence à ses côtés d’un Marteau-pilon déjà pratiquement hors-jeu? Jamais sa science du Harrtan aussi aboutie fût-elle suffirait à le faire triompher dans ce combat qui s’annonçait comme titanesque.
Mais c’était compter sans Daniel Lin. Le dernier des Yings Lungs avait tout anticipé, depuis des éons…

***************

Une belle journée commençait à Shangri-La. Aucun de ses résidents ne s’attendait à une invasion supranaturelle. Tous se croyaient à l’abri d’un tel cataclysme.
Dans les lieux les plus fréquentés, chacun profitait des jardins et des parcs, des effluves aux mille senteurs variées, délicieuses et magiques. Tenez, dans ce parc du neuvième niveau par exemple, où les Otnikaï et les Castorii aimaient tant à se détendre, les habitués appréciaient particulièrement les bougainvillées, les gueules de loup et les roses qui poussaient en buissons à profusion. Dans les allées, s’offraient aux yeux toujours émerveillés des visiteurs les lilas, les fuchsias, les pivoines, les glycines de toutes teintes avec leurs fragrances plus ou moins discrètes et embaumées. Des enfants couraient un peu partout, se poursuivaient, jouaient à chat perché ou s’éclataient en éclaboussant leurs copains avec l’eau des fontaines, les aspergeant abondamment. Leurs rires frais et innocents fusaient jusqu’aux frondaisons des grands arbres, micocouliers, chênes, hêtres, bouleaux, saules pleureurs et acacias. Personne n’osait les gronder sérieusement, même pas les mères ou les grands-mères.
Allongés sur le gazon d’un vert parfait, des adultes savouraient pleinement cette heure délicieuse de détente. Certains se contentaient de rêver, les yeux grand ouverts, d’autres lisaient ou consultaient des micro-ordinateurs. De jeunes mamans, fières de leur progéniture, papotaient.
La sérénité dans toute sa plénitude dans ce monde préservé de la laideur et de la violence, dans cet Eden patiemment pensé et élaboré.
Ailleurs, au dixième niveau, le quartier des Kronkos et des Mondaniens, c’était l’heure de l’entraînement sportif, des exercices physiques dans les différentes salles d’holo simulation. En effet, les gardes devaient maintenir une forme physique irréprochable même si tout danger paraissait fort improbable dans l’Agartha. Ainsi, avec ardeur, Khrumpf et les siens s’adonnaient aux joutes et aux affrontements sans concession en éructant, rugissant, sans s’épargner le moins du monde. Les horions, les lacérations, les griffures et les morsures se multipliaient sans pour autant provoquer des grimaces ou des rictus chez ces magnifiques guerriers. Le combat était pour eux leur activité de prédilection. En se défoulant, ils garantissaient une cohabitation réussie avec les autres espèces plus pacifiques de la cité.
Un peu plus loin, les Lycanthropes, quant à eux, célébraient dignement l’anniversaire de la mort du roi fondateur du premier royaume unifié de leur planète natale. Cette cérémonie comportait des rites très codifiés au secret bien gardé. C’était pourquoi elle était interdite aux profanes et aux autres espèces. Les participants, tous des mâles dans la force de l’âge, devaient tout d’abord s’allonger sur le sol, puis s’arracher vingt-cinq touffes de poils, pas une de moins, et se taillader les coussinets des pattes. Après ce prologue dans la souffrance, les jeunes loups gémissaient, non pas de douleur mais parce qu’ils exprimaient ainsi leur chagrin et leur deuil de la disparition de leur roi mythique.
Tout à leur peine, les impétrants se mordaient la langue, se griffaient profondément ensuite, entraient en transe et bavaient tout en se roulant dans la terre et l’humus - parfaitement imités - se cognaient, se heurtaient et se tordaient la queue.
La fin de cette cérémonie d’un autre âge était marquée par des libations de sang et d’urine. Chacun alors devait boire sans montrer sa répulsion une pinte de sang de sa parentèle mais aussi un dé à coudre de son meilleur ami. Spectacle assez peu ragoûtant, non?
Dan El connaissait pertinemment ces rites antédiluviens issus d’une époque sauvage et barbare. Il les tolérait car ceux-ci préservaient l’unité de la cité, renforçant l’intégration des Lycanthropes au sein de la communauté cosmopolite de l’Agartha.
Les Marnousiens, autrement dit les porcinoïdes, paraissaient plus aimables et policés. Ils préféraient de loin se baigner dans les eaux chaudes et boueuses des mares artificielles des centres de loisirs qui leur étaient réservés tout en sirotant une boisson pétillante à la délicate et subtile odeur soufrée plutôt que s’adonner à des sports brutaux. Paraissant sur des transats confortables, les plus âgés des résidents échangeaient des propos anodins tout en établissant des plans pour leurs prochaines vacances. Quelqu’un de non averti des mœurs étranges de la gent porcinoïde aurait pu croire à une dispute tournant à l’échauffourée. Pourquoi donc?
Les Marnousiens avaient l’habitude de s’agonir d’injures, de grogner, de se donner de grands coups de tête, de se rouler dans la boue en se frappant tout en s’insultant bruyamment. Ce rituel de salutations achevé, heureux alors de se retrouver avec des amis en terrain connu, ils étaient les plus placides et les plus affectueux qui soient de tous les hôtes de Shangri-La.
La journée s’écoulait donc paisible, comme les précédentes. Les fonctionnaires et les techniciens, les ingénieurs et les agriculteurs, les maîtres d’école et les entraîneurs s’activaient.
Kilius complétait un rapport des besoins alimentaires de la cité pour la prochaine semaine. Fort concentré dans cette tâche, il sentit trop tard la présence surprenante et hostile d’une longue, très longue langue noire qui, s’enroulant sur elle-même, formait des volutes, dansant afin d’hypnotiser celui qui, fascinée, la regardait.
Pris de court, le Castorii voulut lancer l’alerte d’intrusion. Il n’en eut pas le temps. La maléfique onde noire se jeta sur lui et l’enroba. De frayeur, l’extraterrestre s’évanouit. Heureusement, le bras de l’Inversé se heurta alors à un mur invisible formé dès que Kilius avait perdu connaissance. Voilà pourquoi la langue dut se retirer permettant au Castorii de réchapper à une mort probable.
Mais cet échec momentané ne découragea pas le Dragon Suprême. Ses tentacules investirent les quartiers des Kronkos, des Marnousiens, des Otnikaï, des Lycanthropes et des Mondaniens. Tandis que l’éclairage général vacillait et que la pénombre gagnait peu à peu la cité tout entière, l’alerte retentissait à tous les niveaux, vrillant les tympans.
Cependant, personne ne paniqua. Comme si cette attaque paraissait n’être qu’un entraînement de routine, les civils évacuèrent les lieux de travail ou les habitations pour gagner en bon ordre les abris disséminés un peu partout dans la ville souterraine, de préférence proches de la surface.
Les bouddhistes de la tribu de Lobsang Jacinto avec leur bétail, leurs volailles et leurs objets sacrés, les scientifiques et les médecins avec Lorenza et Denis en tête, rejoignirent les refuges qui leur avaient été assignés. Mais la jeune Italienne s’inquiétait.
- Que se passe-t-il? Qui peut bien nous attaquer? Bon sang! J’aimerais en savoir davantage. Je croyais la Cité à l’abri de ce danger et imprenable.
- Oh! Mais elle l’est, assura O’Rourke.
- Que sont devenus les Kronkos, les Lycanthropes et les Cygnusiens?
- Ils forment la première ligne de défense, le premier cercle. Leur mission consiste à retarder au maximum l’envahisseur et à le distraire.
- Soit. Mais quelle est la nature de notre assaillant?
- Je l’ignore… peut-être les p ou encore les Yings Lungs noirs…
- Jamais cette attaque n’aurait dû avoir lieu.
- Lorenza, vous vous trompez, lança Nadine Lancet portant une jeune enfant dans ses bras.
La fillette brune et potelée répondait au prénom d’Edith.
Après quelques secondes de silence, la mère reprit.
- Cette évasion était attendue depuis les origines de Shangri-La en fait.
- Ah! Bravo! Le Chœur Multiple reviendrait sur sa parole? Il avait pourtant promis de ne pas nous porter atteinte…
- Pas tout à fait. Le Temps extérieur n’existe pas et…
- J’ai saisi… Tout arrive simultanément. Aucune promesse ne vaut…
- Ne dites pas cela. Voici Saturnin… ne nous montrons pas défaitistes… fit Denis prudemment.
- Vous me voyez fort marri, dit le vieil homme geignard. Vous rendez-vous compte? Je viens de subir une intrusion, une attaque chez moi, alors que je m’apprêtais à lire un bon roman à énigmes, Mon petit doigt m’a dit. Un homme affreux, à la laideur repoussante, à la moustache en crocs, le crâne rasé, revêtu d’une peau de léopard, les traits asiates, s’est jeté sur moi avec l’évidente intention de m’occire! Non, mais quel toupet! On n’est plus en sécurité ici!
- Stop, monsieur de Beauséjour, le coupa impoliment Nadine. Vous avez pu réchapper à votre agresseur puisque vous voici ici parmi nous. Cela signifie que les sécurités ont fonctionné.
- Oui… mais de justesse. Je me plaindrai. Je demanderai audience au Superviseur général. Il verra combien je suis en colère. Il oublie que les femmes et les enfants sont nombreux à Shangri-La. Ah! Voici un nouvel ennui maintenant. Les murs et les plafonds se mettent à gondoler. Le décor change. Tout cela fait désordre.
- Comme l’autre fois, murmura O’Rourke.
- Bon Dieu! Personne ne peut stabiliser ce phénomène? J’attrape le tournis.
- Cessez vos jérémiades, jeta Denis avec sévérité. Certes, c’est difficile pour nous tous ici, je le reconnais. Mais pour Dan El, ça l’est encore plus!
- Dan El? Ah! Daniel Lin… pourquoi ne se fait-il pas aider par son père? Ou encore par les Homo Spiritus? Est-il donc trop fier pour demander du secours? Que je sache, nos vies sont en jeu, non?
Louise qui s’était jointe à la cohorte répliqua.
- Il n’y a pas que nos vies qui soient menacées, mon ami. La Galaxie tout entière, le Panmultivers, tous les Panmultivers en fait, la Création dans toute sa complexité. Si Dan El perd…
- Que nous chantez-vous là? Trembla l’ex-fonctionnaire.
- La stricte vérité.
- L’Unicité paralysée, impuissante, liée, n’impulsera pas l’énergie créative, compléta Nadine. L’énergie sombre doit absolument être domestiquée. Sans elle rien n’est possible. Mais si elle est trop abondante, si elle prend le dessus, rien ne sera…
- Nous arrivons à l’abri Alpha deux. Enfin! Il était temps. Mais je n’y vois ni Benjamin Sitruk ni le capitaine Craddock, ni Frédéric Tellier ni Gaston de la Renardière alors qu’Albriss brille aussi par son absence. Pourquoi? Émit Saturnin de sa voix nasillarde.
- Parce que tous font partie de la deuxième ligne de défense avec Stamon, Paracelse, Marteau-pilon, Guillaume Mortot, Alban de Kermor et tant d’autres valeureux. Ils permettent ainsi au Gardien d’avoir un répit et de se préparer à l’affrontement avec l’Inversé.
- Vous êtes une mine de renseignements, docteur, constata l’ancien chef de bureau.
- Daniel Lin aime se confier à moi, reconnut l’Irlandais.
Tandis que la porte du bunker se refermait, la réalité fluctuait une dernière fois. La grotte souterraine bouddhiste et tibétaine du Roi du Monde prenait forme et paraissait vouloir s’ancrer dans le solide.
À l’intérieur de l’abri Alpha Un qui jouxtait son jumeau, Violetta, Louise, Maria, Bart, Tim, Tommy, Laurie-Anne et Anaëlle, sans oublier David, Benjamin junior, Lindsay, William et bien d’autres enfants ou jeunes gens, se regroupaient autour d’une grande table. Aure-Elise et Gwenaëlle les accompagnaient. Les deux femmes servirent des jus de fruits puis se mirent à raconter des histoires pour distraire les plus jeunes.
Violetta souffla à l’oreille de Maria:
- Je suis terriblement inquiète pour Guillaume. Il fait partie du deuxième cercle.
- Et moi pour Alban, rajouta sa sœur en rougissant. Tu comprends… Nous devons nous fiancer la semaine prochaine. J’attends cela depuis trois mois et notre père a donné son accord.
- Certes… mais rassure-toi, sœurette. Papa ne voudra pas manquer cet événement. Pour rien au monde. Il fera tout pour que tu connaisses le bonheur. Tu le mérites…
- Alban est si merveilleux. Formaliste aussi, mais… bah! Il s’habitue à ne pas faire étalage de sa naissance…
- Oh! Mais il a intérêt… Tu es plus noble que lui, Maria.
- Tu dis des sottises, ma grande. Lorenza, enfin, l’autre, descend des comtes di Fabbrini, mais les Grimaud que je sache n’ont aucune goutte de sang noble.
- Ma chérie, je préfère ne pas insister. Tu ne peux pas comprendre et je n’ai pas le droit de t’en révéler davantage. Tu n’as pas fait partie de l’expédition de 1825 ni de celle de 1782...
- Parce que je n’avais que six ans…
Malgré son jeune âge, Anaëlle percevait les multiples et innombrables couches de la Supra Réalité. Refusant le jus d’ananas offert par Aure-Elise, elle se réfugia dans les bras de sa mère en sanglotant.
- Je déteste le noir! Fit la fillette en reniflant tout en se frottant les yeux avec ses petites mains potelées. Le Roi, là-bas, pourquoi ne voit-il pas que ses sujets sont comme les statues du parc Hellados? Dans le Grand Trou, les serpents bougent. Ils font peur avec leurs yeux jaunes qui veulent endormir papa. Mais les moustaches des méchants dragons chats tremblent…
- Chut, Anaëlle. Dors… Il n’arrivera rien à Daniel Lin.
- Oui… mais maintenant il a sommeil et il pleure. Dans la grotte, Frédéric se bat avec le Dragon Noir… et dans la tour, les gens dorment couchés dans l’eau rouge. Ils ne peuvent plus se réveiller. Plus jamais. Ils n’entendent et ne voient plus rien. Ils sont morts. C’est pareil dans le vieux château; c’est pourquoi papa pleure. Sous le ciel, aussi, tout est noir. Comme dans le cimetière. Pas de lune. Pas d’étoiles. Le Noir partout… papa pleure, encore, et toujours. Il n’a pas peur mais il est mécontent. Il se sent fautif. Ses larmes coulent, coulent encore pour devenir une grande eau qui monte, une eau sombre qui gronde comme la mer en colère. Dis, tu vois ça aussi, maman?
- Oui, bien sûr, Anaëlle, mais personne ne doit le savoir…
- Chante ma chanson, maman, chante…
- Ensuite, tu seras sage, tu me le promets…
- Oui!
Berçant la fillette qui suçait maintenant son pouce, Gwenaëlle murmura les paroles d’une très vieille berceuse, venue du fond des âges.
L’enfant ours, courant dans la prairie,
L’enfant ours découvrit la rivière;
Effrontément, il voulut pêcher un poisson.
Mais maladroit, il chut sur les cailloux.
L’enfant loup, courant dans la forêt,
L’enfant loup découvrit le chêne magique…
Laurie-Anne, frissonnante, se rapprocha de Violetta. Timidement, elle demanda:
- Grande sœur, tu me racontes ta mésaventure dans l’avion de Fouchine? Il n’a pas gagné, hein? 
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- Mais non! Laurie-Anne, papa a toujours été le plus fort et le plus déterminé. Il vaincra encore cette fois-ci. Fu n’a plus qu’à numéroter ses abattis. N’oublie pas que Dan El nous a nous…
- Je le sais bien. Mais j’ai peur… tu ne vois pas ce qui se passe, en bas, tout en bas, dans le labyrinthe. Les humains de la Simulation se sont immobilisés. Maintenant, tout s’effrite. Puis il y a tous ces cadavres, par milliers, qui s’entassent un peu partout dans les ruelles et les bâtiments. Ces rigoles de sang ne veulent pas cesser de couler. Les monstrueux Dragons Noirs qui se nourrissent des petites vies se refusent à lâcher prise. Ils se délectent de leurs victimes. Dans le château royal, une éponge humide est en train de tout effacer, aussi bien le décor que les hommes. Or, la mer déchaînée monte et ses vagues abattent tout dans la fureur débordante de la peine engendrée par cette impétueuse et effroyable nécessité de la destruction. Tout se délite dans le simulacre, aussi bien les constructions, les résidences, les fermes, les paysages, les champs, les routes et les bois que les prés, les ponts, les rivières et les étangs, les vaches, les moutons, les chiens, les chats, les oiseaux et les insectes. Il y a tant d’humains, hommes et femmes confondus, jeunes et vieux qui subissent ce sort cruel… pourtant, tous pensaient encore il y a une minute, il y a des millions d’années.
Au milieu, au cœur de tout ce maelström, papa pleure devant l’ardente obligation si monstrueuse. Ses larmes engendrent de terribles tsunamis. Papa pleure et il veut tant s’étendre là, dans cette pseudo chambre, à même le sol de tommettes rouges, sous la tapisserie de la chasse et du printemps. C’en est trop pour sa raison. Il souhaite ne plus rien voir ni sentir. Il ressent si intensément les souffrances des petites vies. Il ne veut plus rien entendre et désire tout oublier. Pour cela, il lui faut dormir. Oh! Dormir! Pour renoncer, tout abandonner, s’enfoncer dans l’éternel néant, dans la mort définitive. Ainsi, il pourra enfin se reposer. Pourquoi la Conscience lui est-elle venue? Pourquoi s’est-il senti obligé d’impulser une création? Pourquoi a-t-il eu besoin de pallier sa solitude immense et poignante? Il pouvait faire avec. Oui, il le pouvait. Mais le courage lui a manqué. Et alors, tout ce scénario si fou s’est enclenché.
Un rêve. Un ultime. Échouer. Il ne supporte plus ce fardeau. Il a tant sommeil. Après tout, tout ce qui est advenu depuis le surgissement de sa conscience n’est qu’un mauvais songe, veut-il croire un instant. Rien n’est réel. Rien ne l’a été. Tout palpite et se décompose dans le Simulacre. Ces êtres, ces semblants de créatures ne vivent pas pour de bon. Ces personnes ne sont pas encore nées. Elles ne naîtront jamais, se persuade-t-il. Mais pourtant… ce besoin si pressant se fait à nouveau sentir.
Alors, extrêmement las, il préfère se recroqueviller tel un enfançon. Il ferme les yeux mais il est impuissant à tarir ses larmes. Toujours, il voit les petites vies mourir et s’effacer, suppliant la divinité de prolonger encore un instant leur existence. Leurs plaintes atteignent de telles proportions que papa ne peut trouver le repos. Dormir n’est pas la solution. Il doit se montrer plus fort que la fatalité, le remords et le renoncement ne mènent à rien. « J’y suis »! A dit le danseur de cordes.
Alors Dan El accourt. Il s’en vient pour le premier et ultime combat. Le vrai, le seul. C’est pour cela que de toute éternité il existe. Il a pour nom le Ying Lung de la Vie! Le plus fort, le plus magnifique des Dragons. Son opalescence et sa brillance sont semblables aux millions de Soleils, ses torons pareils à des filets d’yeux et de lumières irisés, sa volonté sculptée dans le marbre, son amour plus brûlant que la lave incandescente embrasant et transcendant la Totalité! Son courage ne peut être ébranlé. Il est là, toujours présent, pour l’éternité et l’infinité.
Épuisée, Laurie-Anne cessa de parler et finit par s’endormir dans les bras de Violetta qui s’était agenouillée auprès de sa jeune sœur. Louise et Aure-Elise n’avaient saisi que quelques bribes de cet étrange monologue tenu dans l’antique langue de Gwenaëlle.
- Qu’a-t-elle? S’inquiéta Brelan.
- La fatigue l’a terrassée, répondit la Celte. À cause d’une vision.
- Oh! Était-elle donc si effrayante que cela? Interrogea Aure-Elise.
- Plus encore. Ma fille a vu et vécu ce qui a été et est en cours.
- Je comprends, fit l’égérie de Gaston.
- Rappelle-toi tout, Louise.
- Je ne préfère pas…
Toujours dans la Cité, mais dans ses niveaux les plus profonds, les Kronkos et les Lycanthropes, les Cygnusiens et les Helladoï, les Castorii et les Otnikaï guerriers, oui, cela existait, Pacal, Ivan et Geoffroy, les si placides Raeva, Tenzin et Jacinto, les soldats et les gardes de toutes races, de toutes croyances, se battaient pied à pied, affrontant les Yings Lungs Noirs avec rage et dignité, avec courage et ténacité, se refusant à céder le moindre pouce de terrain, tranchant, lacérant, mutilant et foudroyant les envahisseurs, les p dévoyés, traîtres et cyniques, impitoyables, les Cao Cun et Ungern Sternberg ces deux larrons désormais démultipliés, surhumains, devenus aussi fluides que du mercure. Chaque coup reçu était rendu au centuple. Aussitôt, chaque blessure se refermait avec pour conséquence d’attiser davantage encore si possible la résolution des deux camps à l’emporter.
Les grondements, les imprécations, les rugissements et les crépitements fusaient, assourdissants, clameurs de haine, de colère, de peur aussi mais surmontée. Les Mondaniens et les Sestrissiens n’étaient pas les derniers à manifester leur téméraire ardeur, leur goût du sang et de la guerre dans ce combat sans merci.
Uruhu lui-même se battait avec une effroyable efficacité. Ses talents indéniables se magnifiaient et se sublimaient mus qu’ils étaient par le sentiment exacerbé que ressentait le K’Tou à vouloir protéger à tout prix son épouse et sa progéniture.
Au fond de lui-même, le Suprême Inversé devait en convenir. Les petites vies dans leur résistance acharnée, dans leur sacrifice total, suscitaient son admiration sincère. Qu’escomptaient-elles donc recevoir en récompense? La vie. Oui, tout simplement la vie! Libre, belle, joyeuse… ornée, embellie par l’amour, la reconnaissance, le partage, l’union, la fusion. La vie pour les Kronkos valeureux, les Lycanthropes fiers, les Otnikaï peureux mais transcendant leur lâcheté. La vie. Le plus beau des dons offerts par Dan El.

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lundi 11 novembre 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 4e partie : Pour que vive Mumtaz Mahal chapitre 30 1ere partie.



Chapitre 30

Fu avait donc commencé à compliquer la donne de l’histoire humaine. En effet, comme dans la chronoligne témoin, Jean d’Armagnac était mort le 4 mars 1473, les souvenirs des protagonistes s’en trouvèrent modifiés, qu’ils soient humains ou Helladoï. Cependant, le jeune Ying Lung perçut le changement. Il comprit qu’il s’était montré trop prudent, du moins la Simulation le laissait-elle supposer. Tandis qu’il rejoignait Plessis-Lez-Tours après son ambassade auprès d’Édouard IV, il fit part de son inquiétude à l’Observateur.
- Gana-El, je suis en train de perdre mon temps. Il nous faut attaquer franchement le Dragon Inversé.
- Mon fils, qu’entendez-vous par là?
- Vous le savez parfaitement. Fu agit et avance ses pions. Jean d’Armagnac est mort à la date prévue. Désormais, ce 1473 miroir s’est amalgamé à celui qui voyait le jeune dauphin vivre.
- Certes, mais je ne comprends pas pourquoi tant d’énervement de votre part, Dan El. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cd/Chateau_de_Plessis-les-Tours_17th_century.jpg
- Est-ce tout ce que vous avez à me dire, mon père? Bigre. J’ai tout lieu de penser que vous êtes dorénavant infecté par le Dragon Noir.
- Surgeon, vous vous trompez sur mon compte et je constate que votre insolence resurgit. Comprenez-vous ce que recherche l’Empereur Qin? Il vous teste. Vous ne devez pas succomber à cette stupide tentation de tout vouloir remettre en ordre dès maintenant.
- Observateur, votre analyse de la situation est erronée…
- Non pas Dan El! Réfléchissez sans colère. Projetez-vous à quelques années de là, dans l’avenir. 1476 par exemple.
- Par le Grand Tout! Spénéloss disgracié. Mais aussi mandaté pour se rendre en Italie auprès de Sixte IV. Or, le dauphin Charles se porte comme un charme tandis que son double mort repose dans un tombeau de la basilique Saint-Denis.
- Bien, Surgeon. Mais poursuivez le déroulement de la bobine.
- Shah Jahan gît sans connaissance dans une des cages de Louis XI et ce, dans le château de Loches.
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/12/LochesVue_duChateau.jpg/280px-LochesVue_duChateau.jpg
 La princesse Anne, quant à elle, épouse Pierre de Beaujeu oui, mais tout en prenant le voile à l’abbaye de Fontevrault. Paris n’a plus de voûte étoilée. À la place, sept voiles de ténèbres maintiennent la ville enserrée dans une sphère de néant. Ah! Ai-je donc échoué pitoyablement? Mon père, cette idée m’insupporte. Dans les geôles de la Bastille, les corps pantelants, à peine mus par un imperceptible souffle de vie de Frédéric, Symphorien, Benjamin, Gaston, Guillaume et de tant d’autres! Leurs yeux sont vides de toute intelligence. Qu’ai-je fait? Ou ne pas fait? Où suis-je passé? Comment ai-je pu laisser accomplir pareille abomination?
- Dan El, cherchez. Cherchez encore. La réponse réside en vous-même. Ne tremblez pas ainsi. Contrôlez vos émotions. Piétinez votre colère et votre déception.
- Une colère assurément dirigée contre moi-même. Le Réseau-Mondes ne structure plus les Multivers. L’infestation est encore plus avancée que je le craignais. Tous les couloirs transdimensionnels se sont fermés. Le Panmultivers m’apparaît incréé dans toute sa cruelle réalité. Devant moi, tout autour de mon être véritable, Fu, paisible et sûr de lui, matérialise à loisir les chimères de mes peurs les plus insoutenables car il a avalé et digéré l’Unicité. Repu au-delà de tout entendement, satisfait, il règne désormais au sein de la Totalité. Qu’a-t-il donc fait de moi? À quoi m’a-t-il réduit? Encore à ce cruel et infantile Dana-El? Non! Cela, je m’y refuse!
- Mon enfant, surmontez votre terreur et allez jusqu’au bout du fil.
- Mon Avatar est prisonnier à jamais de la machine. Cette abominable machine; cet infernal cube de Moebius. Il m’est impossible d’y trouver une issue. Plus question de transdimensionnalité. Tout juste capable de revivre en boucle mon échec, sans comprendre totalement l’horreur de mon sort, soumis à une faim atroce, une soif brûlante, le corps tourmenté par mille maux, des  douleurs qui m’écartèlent, empli de désirs inassouvis et d’une haine implacable. Je me retrouve piégé et impuissant enfermé dans la propre toile que j’ai tissée.
- Dépassez ce désespoir.
- Sur toutes les Terres, dans l’Hyper Réalité, ailleurs, Outre Nulle Part, le Dragon Noir s’est nourri à en éclater de toutes nos morbides pensées, de tous nos échecs. Les petites vies qui me sont chères n’ont pas pesé lourd face au Créateur Noir exécré. Or, justement, il ne crée rien. Ayant tout absorbé, il n’a plus rien à faire et s’ennuie. Mais il a faim encore. Terriblement faim. Plus personne à tourmenter, plus rien à gagner. L’impuissance à son tour le frappe et l’englue; il se retrouve seul, oui tout seul face à l’Eternité, face au Vide infini. Son combat est achevé. Tout cela pour ce résultat? Décevant! Confronté à l’incommensurable ennui. Risible? Non, tragique! Fu Pense encore, râle et vitupère. Il voudrait cesser de penser, cesser de ressasser son extrême solitude. Il regrette. Il regrette sa victoire. Inanité de ce Triomphe incontestable. Les pseudos Big Bang, les simulations les plus abouties, tout cela a désormais un goût de cendres. Mais tout se délite et se mélange. Les rêves se font et se défont, prennent un semblant de consistance pour s’effilocher subrepticement au sein de la Supra Réalité. Là, fatidiquement, lié sur l’Autel de son ego, Fu sait qu’en vainquant, il a perdu!
- Enfin, vous avez compris, Dan El. Quittez maintenant l’Infra Sombre. Revenez en 1476.
- Voilà qui est fait mon père. Mais quelque chose ne va pas. Talleyrand. Il s’entretient avec Spénéloss. Il vient de réchapper d’un cheveu à un piège terrible. Une boucle de néant. Par tous les Juges, pourquoi?
- Le prince de Bénévent a eu le tort de manipuler le Baphomet, mon fils.
- Dans ce cas, il s’agit de Charles Maurice de la piste des Napoléonides.
- Tout à fait.
- Que dois-je faire? Intervenir également dans ce continuum? Les temps s’interpénètrent tandis que les chronolignes s’enchevêtrent et forment des nœuds inextricables. Des incongruités naissent et vont en se multipliant. Je compte déjà trois 1473 qui se heurtent, se chevauchent et cinq 1476 tout aussi embrouillés, tout aussi intensément imbriqués. Tout va dérailler. À moins que…
- Mon fils, rappelez-vous. La Suprême Tentation se tient là. Il serait si simple pour vous d’abandonner là votre Avatar et de souffler sur tout ce micmac pour revenir à un schéma plus cohérent. Fu n’attend que cela de votre part du fait de votre jeune âge, de votre impatience innée. Or, vous ne devez l’affronter qu’en possession de tout votre sang-froid, qu’avec votre conscience pleine et entière. Avec votre corps matériel aussi. Vous avez accepté cela depuis le début. Souvenez-vous-en.
- Oui, Gana-El, je tiendrai parole et vous obéirai. Je repousse l’ambroisie empoisonnée. Si je suis pleinement humain, Fu ne pourra m’absorber car il répugne à se nourrir de chair. Il ne mange que les esprits, les âmes tourmentées.
- Tout votre moi Surgeon se prépare à ce combat depuis le commencement.
- Tout mon moi, mon père? Ne suis-je pas encore complet? Devrais-je donc fusionner avec Daniel Deng? Autrement dit Dana -El?
- Mais Dana-El n’était qu’un simulacre Daniel Lin.
- Pourtant…
- Oui, vous fusionnerez avec votre côté obscur car lui aussi est devenu Autre. Lui aussi a appris, vécu et a su s’amender.
- Purifié, je lierai le Dragon Inversé pour l’infinie Eternité.
- Ce qui passe pour tel du moins.
- Donc pour un Instant… il me faudra  recommencer… désespérante situation! Mais je suis las, Gana-El, si las! Il me faut dormir, prendre un peu de repos. Tout ce que j’ai dû sacrifier, tout cela pour gagner moi aussi. Mon âme est fatiguée de tous ces crimes, de ces personnes que j’ai repoussées dans les limbes, de ces vies que j’ai effacées. L’IA des Olphéans par exemple, ou encore les agents temporels, les Michaël, notamment et surtout l’agent terminal…
- Mais ces derniers n’étaient que des masques, vous le savez pertinemment.
- J’ai sommeil, mon père et je crois bien que je vais abandonner maintenant…
- Non, Dan El tenez bon encore une femto seconde.
- Comme c’est facile pour vous d’exiger cela de moi. Votre corps, au contraire du mien, n’est pas un simulacre. Il n’a pas tant de besoins.
- Mon fils, du courage, je vous en conjure!   
Si cinquante lieues séparaient encore Daniel Lin et son escorte de Plessis-Lez-Tours, cette distance n’était qu’un détail pour l’Observateur. Ayant fait apparaître un couloir interdimensionnel, il surgit brutalement devant le cheval qui portait le commandant Wu et ce, sous sa forme serpentine de trois mètres de haut. Gana-El reçut à temps le corps semi conscient de l’ancien daryl androïde. Mais ce coma n’était pas naturel. Comment en venir à bout? Fortement inquiet, le Ying Lung déposa Daniel Lin sur le bord du chemin. L’herbe humide sentait bon la rosée.
« Inutile de s’interroger sur l’auteur de ce tour. Fu a trouvé la faille. Comment le contrer? Il veut à tout prix obliger Dan El à se dépouiller de son corps trop encombrant ».
Or, tout en formulant ces pensées, l’Observateur agissait. Ainsi, il figea le temps ambiant dans un rayon d’un kilomètre et personne ne put pénétrer à l’intérieur de cette sphère de protection, hors du continuum espace-temps en vigueur dans cette chronoligne. Maintenant, il devait redonner de l’énergie au Surgeon. Sans hésiter, il baigna Dan El de son essence opalescente.
Revenu à lui, Daniel Lin murmura:
- Mon père, j’ai tout compris. Je sais qui est l’autre partie de moi-même.
- Chut. Vous croyez tout savoir. Remontez en selle. Désormais, il n’y a plus aucun risque à ce que vous vous endormiez avant longtemps. Je me hâte de disparaître. Ah! Je ne puis maintenir indéfiniment cette suspension du continuum temporel local. Après tout, je ne suis pas l’auteur de cette chronoligne. Nous nous reverrons demain comme il était prévu après le déjeuner.
- Donc rien ne s’est passé, Gana-El.
- Bien sûr.
Avec un sourire triste rapidement esquissé, le jeune Ying Lung se remit en selle. Le temps reprit son cours. Quant à l’Observateur, il avait disparu comme s’il n’était jamais intervenu.
- Décidément, j’ai la tête à l’envers. J’ai oublié de vous demander, mon père, s’il me fallait annuler l’action conduite par Tellier. Je suppose que la réponse est non… Fu se montre bien plus pragmatique et efficace que moi. Je dois m’efforcer de ne pas douter de la stratégie mise en place dès les prémices de cette chronoligne.
Ensuite, sans le formuler expressément, le commandant Wu remercia le vice amiral pour le soutien qu’il lui avait apporté.

***************

Si Frédéric Tellier avait su s’imposer avec une facilité déconcertante auprès de la faune de la Cour des miracles, s’il avait pu être intronisé Grand Coësre et persuader ses nouveaux sujets de prendre les armes et de marcher sur le Châtelet, le Louvre, l’Hôtel et les souterrains de Cluny, c’était évidemment grâce à sa maîtrise du Harrtan et à ses dons d’orateur. Mais pas seulement. Il devait beaucoup au capitaine Craddock qui avait su se rendre indispensable auprès des tire-laine et autres malandrins. Symphorien tenait les réprouvés par le gosier, l’envie d’alcools forts comme le cognac, l’eau-de-vie, le tord-boyaux Castorii, le whisky et le rhum! Ses provisions s’étant vite taries, le mendiant de l’espace avait dû se ravitailler en catimini à bord du Vaillant, pour la bonne cause se répétait-il, à peu près convaincu par ses propres paroles. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/70/Cour_des_miracles.JPG
Il était environ deux heures de l’après-midi, heure locale, et notre Cachalot du Système Sol venait de se téléporter sur son vaisseau, les bras encombrés de pichets, de brocs et de tonnelets qu’il lui fallait remplir au plus vite. Prestement, sous les yeux ébahis d’Alexandre et de Marie, il programma le synthétiseur afin qu’il lui fournît du rhum en abondance. Voilà pourquoi les pichets se remplissaient et se remplissaient encore.
- Qu’est-ce donc? Ça sent l’alcool, capitaine, remarqua le grand échalas.
- Hé oui, mon gars, c’est vrai. Tu as le nez développé. J’ai fabriqué du fort, qui arrache et décape. Pas de la bibine. Du rhum! Non pas du Cabernet, du Bordeaux, de l’Anjou et autres boissons pour fillettes dont tes personnages avortés sont si friands.
- Euh… cela fait une énorme quantité là. Vous n’allez pas la boire seul tout de même, fit Marie assez naïvement.
- Je ravitaille la racaille d’en bas, les brigands et autres coupe-jarrets. Mais taisez-vous. J’ai besoin de me concentrer afin de me souvenir du code de la bière Castorii. Mm… 26... Zêta, Phi, 32, Epsilon, 40, Thêta, 69, Upsilon… oui, pas d’erreur! Au goût, c’est bien le tord-boyaux de ces macaques aux yeux de cristal.
- Puis-je en boire une lichette? Hasarda Alexandre.
- Ah! Mais non! Faut être habitué! Elle tire à 95° d’alcool au bas mot, cette bière. La première fois, tu bois un dé à coudre et tu tombes raide mort.
- Elle a une belle couleur lilas, agréable et innocente pourtant.
- Cela dépend de la qualité du synthétiseur, mam’selle…
- La quantité affichée est de cinq litres. Ça devrait suffire, non?
- Peut-être, l’écrivain. Mais il faut prévoir large. Maintenant, du whisky écossais de chez moi. Cette arôme de malt! Une pure merveille. Sentez comme ça embaume…
- Pff! Cela pue la chaussette mal lavée plutôt.
- Parce que vous n’y connaissez rien Alexandre.
Craddock n’avait pas réagi comme il l’aurait dû à la dernière remarque, tout occupé à changer la programmation du synthétiseur. Ce n’était pas Dumas qui avait parlé mais Fermat imitant la voix du métis. Lorsque le capitaine se retourna, de stupeur il laissa échapper quatre pichets pleins à ras bord au contenu plus que précieux. L’alcool d’une chaude et agréable couleur ambrée se répandit sur le sol métallique fort généreusement. S’apercevant de la catastrophe, Symphorien gémit.
- Amiral, tout ce bon whisky gâché par votre faute. Quel gaspillage irréparable. Mais pourquoi ces deux-là ne m’ont-ils pas prévenu?
Alexandre et Marie préférèrent ne pas répondre.
- Capitaine Craddock, reprit André avec sa voix habituelle, que comptiez-vous faire avec toutes ces boissons? Enivrer un régiment tout entier? Vous rendez-vous compte que vous utilisez le synthétiseur pour des futilités? Dans ces contrées, l’orona ne court pourtant pas les rues et recristalliser le charpakium à bout de course coûte du temps et de l’énergie.
- Maître espion, je ne vais pas me fatiguer à vous répondre et à vous objecter. Que je sache, en soufflant sur l’orona vous le doperiez pour mille années au moins. Ce vaisseau m’appartient encore. Or, là, je remplis une mission pour l’Artiste. Vlan! Ça vous coupe le sifflet, non?
- Cela m’étonnerait qu’il vous ait ordonné explicitement de saouler les coupe-jarrets. Vous avez dû interpréter ses paroles à votre guise.
- Si! Justement. En tout cas, il m’a fait comprendre qu’il avait besoin d’un coup de main. De toute manière, les envies des simples mortels vous demeurent inaccessibles. Notre psychologie vous échappe. Mais jamais vous ne le reconnaîtrez. Alors, laissez-moi terminer. Lâchez-moi les baskets! Puis, hasta luego sire à la triste figure!
- Symphorien Nestorius Craddock, vous faites preuve d’une insolence insupportable et…
- Et quoi, foutre mort! Je commets encore un sacrilège, sans doute? Mais je ne vous dois rien, mon vieux! Rien! Que dalle! Bien au contraire, j’en ai ras la patate d’être sans cesse surveillé comme si j’étais un foutu chenapan. Vous me courez sur le système à la parfin! J’ai soixante-neuf ans et bon sang, par tous les diables de l’enfer, je sais ce que je fais!
- Capitaine, vous n’avez pas bu et pourtant vous osez m’apostropher sur ce ton?
- Oui, démon! Vous avez raison, je n’ai pas absorbé une goutte d’alcool depuis une éternité! Vous voulez savoir pourquoi aujourd’hui j’ose? J’en ai ras-le-bol de devoir sans arrêt m’écraser devant vous, sous prétexte que vous pouvez m’anéantir, m’écrabouiller comme si je n’étais qu’une fourmi ou un cafard. J’ai supporté votre présence depuis trop de mois. Sans compter vos sondages de mon esprit. Vous ne m’avez pas ménagé. Oh! Non! Depuis que je vous connais, vous me menez la vie dure. Est-ce ainsi que vous avez agi avec votre fils? Hé bien! Je le plains sacrément… voilà pourquoi il s’est révolté… mais… ce n’est pas à vous que j’ai prêté allégeance. C’est à Daniel Lin. Lui, voyez-vous, ne m’a pas ôté ma femme, le seul être d’importance à mes yeux, celle qui me maintenait dans le droit chemin. Oh! Arrêtez de bouillir, de me fustiger du regard… inutile de me mentir non plus, de me déclarer la main sur le cœur que vous n’y êtes pour rien, que mon malheur n’est que le résultat d’une sombre machination de l’Inversé! Foutaise! Dans les maux qui m’accablent, j’y ai reconnu votre patte. Si Gemma avait vieilli paisiblement à mes côtés, si elle m’avait donné de beaux enfants à la morale solide et rigoureuse, courageux, dévoués et promis à un bel avenir, jamais je n’aurais roulé ma bosse de la Terre à Sestriss, d’Alpha du Centaure à Mondani, de Deltanis à Persia! Ouais, amiral d’eau de cale! J’ai fini par vous percer à jour. Moi aussi je suis capable de faire preuve de logique, de raisonnement sans faille. Moi aussi je comprends dans ma chair et mon âme ce qu’impérieuse nécessité signifie! Maintenant, je débonde tout ce que j’ai accumulé de rancœur dans mon ventre. Je devais rencontrer Daniel Lin, votre rejeton, votre espoir, devenir son ami, son féal, lui fournir un soutien sans faille. Être un adepte, un converti… pour atteindre ce résultat, froidement, vous avez tué ma femme.
Après tout, une petite vie de plus ou de moins, qu’est-ce que cela fait? Mais cela ne vous a pas suffi. Vous avez été encore plus loin dans l’ignominie. Vous vous en êtes pris également au bébé. Il est mort étouffé par le cordon ombilical. Quant à Gemma, son cœur avait lâché dans une ultime contraction tandis qu’elle expulsait de ses entrailles notre fils. Or, jamais, oui, jamais, elle n’avait eu de problèmes cardiaques. Les électrocardiogrammes précédents en témoignaient. Le nierez-vous? Ce satané cordon ombilical, justement, comme agité d’un mouvement propre, s’est enroulé autour du cou de Rick, tout vagissant et encore entouré du placenta.
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 Vous avez éliminé cet être innocent, cet enfant qui ne demandait qu’à vivre. Cela est arrivé il y a près de quarante ans, mais pour moi, c’était hier! Jamais je ne vous pardonnerai ce crime, amiral, faux dieu et vrai démon. Je n’oublierai jamais, vous m’entendez? En cet instant, je ne sais pas ce que vous pensez, ce que vous tramez, mais je m’en fous! Voilà! J’ai eu le courage de cracher ma bile. Gardez votre venin, Shaitan! Votre fils, le prodige de la galaxie, vaut plus que vous. Chaque seconde, il le prouve. Lui ne s’abaisserait pas à commettre de telles horreurs. Oui, je sers Daniel Lin, librement. Je l’ai choisi et vous ne me l’avez pas imposé. Cela me plaît, cela m’agrée et me rend fier. Maintenant, j’ai fini. Vous pouvez me punir, me châtier encore plus cruellement que vous le fîtes jadis pour une faute dont je n’étais pas coupable mais je m’en fiche! Sévissez Juge bonimenteur! Montrez à tous ce que vous avez dans le ventre, révélez-vous… allez!
Fermat esquissa un pas, un seul en direction de Symphorien. Personne ne pouvait déchiffrer l’expression énigmatique de son visage. Doucement, il prit le vieil homme par les épaules et, le regardant fixement dans les yeux, sans ciller, il se mit à le serrer contre lui tel un frère aimé retrouvé.
- Capitaine Craddock, j’admire votre culot, votre courage aussi. Sincèrement… voilà pourquoi vous avez été choisi, bien avant votre naissance. J’avais mesuré avec justesse votre potentiel. Vous refusez de me pardonner, soit. La belle affaire. Mais, je puis réparer mes torts, les erreurs du Chœur Multiple…
- Ah! Parfait! Ricana Symphorien. Comment? En effaçant ma mémoire? En endormant ma douleur? Je ne veux pas que vous manipuliez mon esprit. Je m’y refuse. Je suis bien comme je suis. Je souhaite conserver tout ce qui fait que je suis moi, le capitaine Craddock.
- Mais Dan El peut vous rendre… Gemma. Je le lui demanderai…
- Oh! Bravo! Vous supprimez les humains comme bon vous semble, au nom de cette foutue nécessité supérieure, vous faites souffrir les survivants et puis, hop! Vous suppliez votre rejeton de réparer la casse. J’aurais tout entendu aujourd’hui. Vos remords et votre compassion, je m’assieds dessus. Je ne m’abaisserai pas à quémander un semblant de pitié, je ne m’agenouillerai pas devant vous, m’aplatissant devant un pseudo dieu moqueur le priant de ressusciter Gemma. Pour qui me prenez-vous, dragon de mes deux? Un mendiant sans dignité? Un gueux qui n’a aucun honneur? Bougre de coco fesse! Purée! J’ai ma fierté, mon orgueil. D’ailleurs, à cause de vous, je n’ai plus qu’eux. Alors, allez vous faire voir! Basta!
- Craddock… sublime Symphorien… admirable vieux bougon… vous hurlez votre rage, votre désarroi, vous tempêtez, vous me défiez mais au fond de vous-même, vous…
- Non! Je ne me suis pas assez fait comprendre, il paraît. Non, salaud! Fils de pute!
- Gemma, vous la reverrez telle qu’elle devrait être aujourd’hui, une grand-mère comblée, épanouie, le visage à peine ridée, souriante, apaisée, heureuse, une femme emplie d’amour et de tendresse envers vous, son époux légitime, mais aussi envers ses deux fils Rick et Simon, et sa fille chérie Chloé. Ne les voyez-vous pas tous quatre à vos côtés?
- Stop, vous dis-je! Ou je vous jette dans le vide. Cessez de me tourmenter, de me tenter…
- Dans la Cité, je vous en fais le serment, tout sera raccommodé.
- Vous ne comprenez rien. Vous êtes obtus. Vous vous obstinez absurdement. Laissez-moi. Je m’en retourne auprès de mes frères humains, les réprouvés. C’est là mon choix. Auprès de ces viles créatures que vous méprisez, qui ne valent pas plus qu’un pet de mouche à vos yeux, qui tuent, étripent, volent, mentent, maraudent, égorgent, trompent, rompent leurs serments, prient dieu et diable tour à tour, craignent la mort, les flammes de l’enfer, forniquent, pissent, chient, crachent, vomissent, bâfrent, s’enivrent, se mettent en colère, s’insultent, s’entretuent, s’éventrent mais… qui valent plus que vous, bien plus que vous, parce que tout cela, ces crimes, ces reniements, ces abominations sont accomplis franchement, sans arrière-pensée, sans dissimulation. Ces humains souffrent à l’unisson, partagent leur douleur, éprouvent des émotions et ne font pas semblant, ils sont sincères, eux! Mes frères, mes semblables n’ont pas honte de clamer haut et fort leurs péchés, véniels ou mortels. Ils reconnaissent ne pas valoir plus cher que la corde du gibet qui les attend. Alors, je pars, empêchez-moi si vous l’osez, moi qui vous ai affronté. Oui, je m’en vais rejoindre mes compagnons de beuverie, faire la fête avant d’aller mourir pour vous! Surtout, oui, surtout, ne me venez pas en aide. Madre de Dios! Restez où vous êtes, Shaitan! Oust! Pâtissier! Vaya al infierno! C’est là qu’est votre place. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/95/Jacques_Callot_Beggar.jpg
Fièrement, crânement, Symphorien redressa son menton broussailleux mangé par une barbe sale et défia une fois encore du regard l’Observateur. Pour la première fois depuis qu’il avait emprunté un avatar, Gana-El resta désemparé. Devant la détermination de ce vermisseau d’humain, il capitula. Symphorien avait dit vrai. Le capitaine valait plus que lui le Ying Lung qui, par sa seule volonté, pouvait renvoyer dans les limbes tous les êtres de cette Simulation. Mais s’il cédait à sa colère, il ouvrait grand la porte à l’Inversé. Ce fut pour cela que Craddock put quitter librement son vaisseau chargé comme un mulet.
Alexandre et Marie n’avaient pas compris ce qui s’était réellement passé. Ils avaient simplement capté la colère de Symphorien et vu combien Fermat retenait sa fureur.


***************

 Dans la taverne de Maître Larripont, l’inénarrable Symphorien, attendu comme le Messie, était enfin de retour. Avec un rire sonore un peu forcé, il étala ses provisions devant les yeux concupiscents de ses compères.
- Ah! Qui as-tu donc estourbi pour revenir ainsi chargé comme un baudet? S’exclama joyeux Va-à-confesse.
- Oui, dis-nous un peu où tu fais ton marché, crapule! Rajouta un mendiant édenté répondant au sobriquet de « Rentre dans le lard ».
- Oh! Tout beau, les amis! Cornes du diable! J’ai droit à mes petits secrets, mes foutriquets. Si je dévoile mon adresse, la boutique où crèche tout cet alcool, et pas l’espèce de vinasse vinaigrée que vous lampez habituellement dans cette foutue taverne, alors, nib de nib! En un jour, il n’y aura plus rien à boire! La mer se sera asséchée.
- T’as raison. Assez causé. Montre ton trésor, souffla Joyeux Drille.
- Mmm… Du meilleur. Le nectar des dieux en provenance directe de mon Ecosse natale. Du whisky pur malt. Ça pue, ça râpe, mais ça rince et ça purifie. Effet garanti! L’ambroisie des dieux, je vous dis.
- Une boisson mauve! J’en ai les yeux qui pleurent tellement c’est beau et bon!
- Maraud! Doucement avec la bière Castorii!
- Castorii! Ventrebleu! Quel fumet!
- Cette bière provient du fin fond de l’Italie, l’Assoiffé, mentit Symphorien. Rien à voir avec la piquette à six degrés. Holà! Vas-y mollo, mon gars. Tu biberonnes comme un moutard. Fais gaffe; sinon, attention, tu vas tomber raide mort.  
- Hic! Par tous les démons de l’enfer, ça brûle!
- Je t’avais prévenu. Faut avoir l’habitude. Doux à la vue mais démoniaque dans les entrailles. Oui, certes, mais, ensuite, tu vas te mettre à aimer la Terre tout entière et entendre chanter les cloches et les petits oiseaux. « Cuicui ». C’est-y pas mignon Rentre dans le lard?
Quant à Va-à-confesse, il avait débusqué un tonnelet d’eau-de-vie et, sans façon, après en avoir ôté la bonde, il buvait la liqueur directement, par décilitres! À la vitesse à laquelle il se désaltérait, il n’allait pas tarder à perdre tout entendement. Déjà d’ailleurs, son visage s’empourprait d’une belle teinte cramoisie et ses yeux se voilaient.
- Bougre d’enfoiré d’ahuri! Tonna Craddock. Stop! Gardes-en pour les autres!
Avec brutalité, le capitaine d’écumoire arracha le tonnelet à moitié vide à Va-à-confesse et, promptement, y remit la bonde.
- Non mais quels soiffards ces bougres d’ânes!
- As-tu du rhum? Demanda prosaïquement Marteau-pilon qui venait de quitter sa dépouille d’estropié. Le garde du corps de l’Artiste faisait à merveille l’unijambiste.
- C’est pas pour toi, rétorqua sèchement Symphorien. Tu dois garder toute ta tête vu que tu n’en as pas beaucoup dans le ciboulot.
- Quoi? En voilà une injustice! C’est que je crève de soif, moi.
- Non! Le Maître a dit non. Tu ne vas pas discuter ce qu’il ordonne?
- Euh… mais il n’empêche… c’est injuste…
Paracelse, qui entrait à son tour, sourit devant la déconvenue du colosse. S’approchant de Craddock, il jeta:
- Symphorien, veux-tu que je t’aide à déballer ce capharnaüm et à distribuer équitablement ton trésor?
- Je ne refuse pas ton coup de main, Jules.
- Explique-moi un peu ce que tu comptes obtenir en saoulant ces tire-laine, reprit le technicien de la bande en anglais.
- Je veux qu’ils soient capables de tuer pour un godet d’alcool, sans poser aucune question, qu’ils puissent affronter les Francs Archers, les gens du roi pour une minuscule gorgée de rhum. Je veux les rendre doux comme des agneaux devant l’Artiste et déchaînés comme des tigres mangeurs d’hommes face au guet de la Prévôté, et ce, sans le moindre remords, Paracelse. 
- Rude tâche, l’Ecossais.
- Qui ne me déplaît pas.
- Naturellement, tu as reçu l’aval du danseur de cordes?
- Pour sûr, mon gars!
- Tu tiens l’alcool, au moins?
- En tout cas, mieux que toutes ces andouilles.
Une heure plus tard, on se serait cru à Rome, dans une Bacchanale sordide, ou une orgie de première.

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Apparemment, dans la taverne, plus personne n’avait conservé une once de raison. Par exemple, Sans Peur et Sans Regret rampait avec la plus grande difficulté sur le sol. Mû par l’instinct, il se dirigeait vers un tonnelet de rhum afin d’en lamper les ultimes gouttes. L’Angelot soliloquait en tenant serré amoureusement contre son sein un pichet. Va-à-confesse, roulé en boule, ronflait comme un bienheureux sous la table. Joyeux Drille avait été soudainement foudroyé alors qu’il lutinait une fille. Désormais, il dormait, affalé sur le ventre de la putain tandis que celle-ci, les yeux dans le vague, tétait le goulot d’une flasque de whisky. Le Ravageur, qui avait l’alcool mauvais, s’était emparé d’un tournebroche et tentait maladroitement de viser son compagnon de soûlographie, un certain Mange-Foin. Heureusement, Paracelse, qui n’avait bu qu’un dé à coudre de rhum, vit le danger. Sans difficulté, il maîtrisa le fou imbibé et l’assomma d’un magistral coup de poing administré derrière la nuque. Marteau-pilon, lui, avait obéi à Craddock en maugréant. Sa sobriété forcée l’énervait. Dans son coin, boudeur, il répétait inlassablement:
- C’est injuste! C’est totalement injuste.
Il faudrait un chapitre entier pour décrire en détails le pitoyable spectacle offert par ces fripouilles qui, pour la plupart, cuvaient leur alcool dans des positions plus ou moins hétérodoxes ou grotesques.
Craddock avait-il agi raisonnablement? Tenait-il aussi bien le whisky qu’il le prétendait? Certes, le Vieux Loup de l’Espace s’était bien gardé de boire de la bière Castorii ou encore de lamper de l’eau-de-vie. Il s’était juste contenté d’un peu de rhum et de quelques godets de sa boisson natale. Mais voilà; il avait perdu l’habitude des alcools forts au contact de Daniel Lin.
Lorsque Tellier pénétra dans la taverne et se cogna au corps ivre-mort de Maître Larripont, une voix rauque l’accueillit, balbutiant en anglais:
- Hello the Artist! Tu n’pourras pas dire que je n’me suis pas foulé pour toi!
En hésitant et avec une certaine difficulté, Symphorien se redressa en s’appuyant sur un banc plus que branlant. Stupéfait, Tellier mit deux secondes à se reprendre.
- Craddock, j’avais pourtant recommandé de ne pas abuser.
- Oui-da, mon Sire roi de la pègre. Effectivement. Mais, maintenant, grâce à mon sacrifice, tous iront dire bonjour à Satan en chantant joyeusement dès que tu claqueras des doigts.
- Ils sont dans un tel état que ce n’est pas pour tout de suite, fit Pieds Légers qui accompagnait le Maître.
- Oui, j’en conviens, il faudra patienter d’ici à demain soir. Hé bien, mon gars, tu ne me remercies pas pour tous mes efforts? Décidément, y a personne qui m’soit reconnaissant en ce bas monde! J’suis vachement déçu. Quelle déconvenue! Bon… ben, j’ai plus qu’à me recoucher, j’pense. Je veux cuver en paix. Des corbeaux sont en train de faire bombance sur mon crâne et ils me croassent dans les oreilles comme des démons moqueurs.
D’un pas ferme, Frédéric s’avança alors que le Cachalot du Système Sol se rallongeait sous l’âtre de la cheminée et, rudement, il releva l’ivrogne. Puis il le secoua d’abondance.
- Craddock, il n’est pas temps de dormir, vous m’entendez? Hop! Pieds Légers, débusque-moi de l’eau au plus vite!
- Derrière la taverne, l’abreuvoir des bêtes.
- Tu as raison.
Sans ménagement, le danseur de cordes, portant le capitaine, prit par l’arrière et, après avoir ouvert l’huis à coups de pieds, jeta directement son fardeau dans l’espèce de bassin en pierre qui servait aux cochons, aux chèvres, aux mules et aux chevaux. L’abreuvoir déborda lorsqu’il reçut le mendiant de l’espace. L’eau qui y stagnait avait une vilaine teinte verdâtre et puait la vase.
Réveillé par ce liquide glacé et nauséabond, Symphorien gémit.
- J’ai cru agir pour le bien de la mission, plaida-t-il, le visage ruisselant d’eau sale et de larmes.
- Vous avez outrepassé mes ordres, capitaine.
- J’avais mes raisons pour me saouler, va! J’ai affronté le Shaitan tout seul et il m’a épargné. J’ai su me montrer persuasif et il s’est montré magnanime malgré tout ce que je lui ai dégoisé.
- Le Shaitan… Gana-El?
- Bien sûr… pas Daniel Lin, évidemment. Mais vous savez à quoi vous en tenir je vois…
- Craddock, vous êtes fou. Oui, un fou inconscient.
- Vous pouvez pas m’comprendre danseur de cordes, malgré toute votre bonne volonté… c’matin, c’était l’anniversaire de Gemma. S’il ne s’en était pas mêlé, ce foutu démon, ma femme fêterait ses soixante-cinq ans. Or, il a osé me faire une proposition bigrement tentante.
- Laquelle donc? Faillit demander Guillaume qui s’arrêta juste à temps.
- Une proposition que j’ai eue le courage de repousser. Oui, j’ai refusé sa bougre de graisse de cochonnerie de charité de mes deux! Oui, j’en ai eu la force!
Symphorien se mit à pleurer de plus belle. Ses larmes coulaient librement sans honte, traçant sur ses joues sales d’étranges arabesques. Compatissant, Frédéric tendit la main au vieux capitaine et l’aida à sortir de son auge.
- Craddock, je souhaitais vous donner mes dernières instructions, dit l’Artiste simplement.  Mais vous voir dans ce triste état m’a fait sortir de mes gongs.
- Pardon… toutefois, l’Artiste, j’ai encore assez de lucidité pour tout ouïr. Y compris les non-dits.
- Très bien. Alors, voici…
Pieds Légers, qui savait déjà à quoi s’en tenir, leva les yeux et admira l’écharpe étoilée par-dessus les toits de la courette.

***************

L’ambassade du sire de Grimaud avait regagné le château de Plessis-Lez-Tours. Le souverain s’était montré satisfait des résultats obtenus par son nouveau serviteur. Dans son for intérieur, Dan El se disait que si Louis XI apprenait qu’Edouard avait repris langue avec le Grand Duc d’Occident, il ne sourirait pas. Au contraire, il commencerait à monter une armée commandée par le connétable de Saint-Pol.
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« Mais pourquoi m’en faire et m’attacher à ce roi? Il est rusé comme pas deux et a des espions partout chez les Grands Féodaux ».
Tout en se faisant cette réflexion, le commandant Wu, après s’être retiré selon l’étiquette, se dirigea vers les appartements mis à la disposition de la comtesse de Mons, autrement dit la délicieuse Delphine Darmont. À peine fut-il entré, qu’il fut accueilli par la jeune comédienne qui l’accabla de ses suppliques.
- Daniel Lin, enfin vous voici! Presque un mois absent. Je n’en pouvais plus. Je vous attendais avec une impatience anxieuse, vous n’avez pas idée.
- Tiens donc! S’exclama l’interpellé quelque peu étonné.
- Vous allez me sauver, n’est-ce pas?
- Holà, Delphine, du calme. Pourquoi tant de hâte à me revoir?
- Mais… regardez-moi et constatez le désastre. Je suis affreuse! Tout cela par la faute de cette nourriture trop riche et trop épicée.
- Vous faites de l’urticaire, tout simplement. Un peu de pommade à base de zinc et il n’y paraîtra plus, ma chère.
- Une pommade à base de zinc. Mais, justement, je n’en ai plus!
- Comment? Vous avez usé les cinq tubes de réserve? Diable, Delphine, vous avez exagéré.
- Il n’y a pas que mon visage et mes bras à être envahis par cette saleté Daniel Lin. Mon corps aussi est plein de boutons y compris dans les parties gênantes. Bref, ma vie est devenue un enfer.
- Et le synthétiseur du Vaillant? Pourquoi ne pas l’avoir utilisé? Il suffit de donner à l’appareil moins d’un milligramme à dupliquer pour obtenir le produit dans la quantité désirée.
- Euh… L’amiral m’en a refusé l’accès. Ce monstre a même interdit au reste de votre équipage de m’approvisionner. Il a dit que ce qui m’arrivait était bien fait pour moi, que cela me servirait de leçon et patati et patata… il me traite comme une gamine, une enfant gâtée! Non mais pour qui se prend-il? Cela est inadmissible!
- Vous êtes plus que remontée contre André Fermat je constate. Je puis comprendre ce sentiment. Mais qu’attendez-vous de moi précisément Delphine? Que je passe outre ce Diktat?
- Non Daniel Lin, vous pouvez mieux, beaucoup mieux.
- Aïe! Bigre! Qui vous a fait croire que j’étais capable de vous soigner et avec succès?
- Violetta…
- Ah! Violetta. Ma fille vous aurait déclaré tout de go que j’accomplissais des miracles? Je sais qu’elle a habituellement tendance à trop parler mais elle mûrit et apprend à garder un secret. Avouez que cet aveu vient en réalité de Beauséjour.
- Pourquoi vous mentir en effet puisque vous êtes télépathe? Alors, vous allez me rendre figure humaine bientôt? Fit Delphine câline et emplie d’espoir. Je vous en prie, soyez chou!
- J’hésite, vous savez… Après tout, Fermat vous a bien jugé.
- Oh! Daniel Lin, ne m’obligez pas à me mettre à genoux et à vous supplier. J’ai trop mal pour cela. Tout me gratte, y compris le linge le plus doux. La literie n’est pas en cause. Ici, nul pou, nulle puce ou punaise. Votre croquemitaine de mentor y a veillé.
- Voyez ma chère, qu’André est capable d’altruisme, lança l’ex-daryl androïde avec humour.
- Bon sang, Daniel Lin, ne me faites pas languir davantage! Voulez-vous ensuite, recevoir un câlin?
- Cessez vos minauderies agaçantes, Delphine! 
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- C’est la première fois que je transgresse ainsi la morale et fais une pareille proposition…
- Je vais vous soigner et gratuitement. Je n’ai pas besoin de recevoir une récompense en nature! Jamais je n’exige de paiement, quel qu’il soit, en retour de mes actes. Décidément… je me demande si, après cette aventure, je ne vais pas vous renvoyer en 1939. Vous n’avez pas l’étoffe d’une citoyenne de l’Agartha.
Si, jusqu’à cette seconde, la délicieuse et frivole artiste simulait ses larmes, à la menace implicite proférée par Dan El, elle éclata réellement en sanglots. Sans façon, elle se jeta aux pieds du commandant Wu et, le serrant par les jambes, lui débita ce petit discours sincère.
- Oui, je reconnais être frivole, futile, sans cœur, égoïste et immature. Je ne pense qu’à moi, je ne vois que mes intérêts, seule ma petite personne m’importe, j’ignore magnifiquement les autres, leurs sentiments et leurs besoins. Tout cela est vrai, hélas! Je pourrais rejeter la faute sur le fait que j’ai vécu dans un monde doré et artificiel, coupée des difficultés et de la réalité de la vie depuis mes quatorze ans… mais je ne le ferai pas. Je vais m’amender, Daniel Lin, je vous le jure! Ce ne sont pas des promesses en l’air. Laissez-moi une dernière chance, montrez-vous plus généreux, plus grand que moi. Soyez magnanime. Mais je ne veux pas retourner en 1939 avec tous ces bruits de guerre! Et s’il vous faut un gage de ma bonne volonté, hé bien… tant pis, ne me guérissez pas, abandonnez-moi à mon inconfort, à ma laideur et ce, pour le temps que vous jugerez nécessaire. Voilà! Je ne demande rien d’autre.
- Delphine, lâchez-moi. Vous m’entravez. Or, je répugne à utiliser la force.
S’essuyant le visage d’une main, se moquant de ses yeux rougis, de ses paupières gonflées et de ses cheveux en désordre, la jeune femme se releva, refusant le soutien offert galamment par le commandant Wu.
- Je me suis montrée ridicule, n’est-ce pas? Marmonna doucement Delphine, ne songeant plus à se lamenter sur son sort.
- Un peu, je ne vous le cache pas… mais, désormais, puisque cet incident est réglé, je puis me rendre auprès de Louise et d’Aure-Elise, non?
- Comment réglé?
- Delphine, ne vous sentez-vous pas mieux? Tenez, voyez vos mains. Puis, votre gracieux minois dans ce miroir joliment ouvragé…
- Mon eczéma a disparu… mes boutons se sont envolés comme par un coup de baguette magique! Seigneur, c’est trop fort! Comment vous y êtes-vous pris?
- Cela s’est produit lorsque je vous ai touché, voilà tout. J’ai d’abord annulé l’action de l’agent pathogène puis j’ai détruit ce dernier.
- Vous me dites cela comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfant. Merci, Daniel Lin… du fond du cœur. Votre générosité n’est plus à prouver… oh! Dieu du ciel! Je songe encore à moi. Cela ne vous a pas trop coûté, au moins? Vous êtes si pâle et vous paraissez si fatigué.
- La dépense d’énergie n’a été que fort minime, je vous l’assure. Vous guérir ne m’a pas posé de difficultés, rassurez-vous. En fait, Gwenaëlle me manque, voilà tout.
- Votre compagne… Je l’avais oubliée. Et moi qui vous ai proposé de… que j’ai honte!
- Mon amie, il ne s’est rien passé. J’ai effacé l’ardoise. Personne ne saura ce qui s’est dit entre nous. Changeons de sujet. Où sont présentement Louis et Aure-Elise?
- Auprès de la reine lui lisant un récit de chevalerie.
- Je cours les rejoindre.
- Daniel Lin… Merci… Merci mille fois. Je veillerai à ne plus manger autant de gibier avancé.
- Tant mieux très chère. Vous m’en voyez soulagé.
En souriant, le jeune Ying Lung quitta les appartements de la gente Dame de Sarrieux pour se rendre dans la suite réservée à la reine Charlotte. En chemin, il croisa Antor qui le cherchait.
- Je constate que DD t’a retardé, dit le vampire à mi-voix.
- Cela t’étonne de sa part? répondit Dan El sur le même ton. Mais elle ne recommencera plus. Tu voulais me voir?
- La révolte des Gueux de Paris est en bonne voie. Déjà, les Petit et Grand Châtelets sont entre les mains de nos amis. Et le Louvre ne va pas tarder à tomber.
- Tellier agit avec efficacité, comme toujours. Un précieux atout dans mon jeu. Mais, Antor, quelque chose te tracasse…
- Le ciel de la capitale subit d’étranges phénomènes. Des dragons noirs, toutes leurs ailes déployées y ont été vus, planant librement. Quant au Soleil, il se voile lentement mais sûrement.
- Mon frère, je m’y attendais. Fu sort du bois. Ces témoignages émanent de Frédéric et de Benjamin, non? Donc ils sont fiables.
- A cent pour cent.
- Pourtant, tantôt, lors de mon compte-rendu de l’ambassade que j’ai conduite, le roi n’a rien laissé paraître.
- Et pour cause! Aucun courrier ne lui est encore parvenu. Tous les messagers se sont égarés en route.
- Ah! Il s’agit de ton œuvre.
- Pas seulement. Les brigands pullulent et franchir les portes de Paris s’avère une entreprise des plus périlleuses à l’heure actuelle.
- Bien. Tu filtres encore les sorties quinze heures et puis tu laisses passer les envoyés des autorités. Quoi? Tu n’es pas d’accord?
- Il vaut mieux laisser Frédéric se rendre entièrement maître de Paris, Daniel Lin…
- Ah! Ordre de Gana-El dont tu prends directement les ordres. Je comprends.
- Désolé, mon frère, fit Antor en baissant les yeux.
- Il n’y a pas de mal. Mon père est-il pleinement conscient que Fu a maintenant investi cette partie de l’Expérience? Oui, évidemment. Le sent-il aussi envahir l’Agartha? Les quartiers des Kronkos, des lycanthropes, des Marnousiens et des Otnikaï sont en train de subir de plein fouet les assauts de l’Inversé. Sait-il que je dois dorénavant combattre sur plusieurs fronts à la fois? Désormais, je vois mille et mille 1473 enchevêtrés, mosaïques, éclatés, dédoublés, fragmentés, pixélisés, à peine formés… et ce n’est pas tout, non, loin de là. Le dauphin Charles est mort à sa naissance… il court et gambade dans le parc, ou encore, monte à cheval pour la première fois… il agonise, mais il avale également de travers un noyau de cerise… et ainsi de suite, à l’infini… as-tu la moindre idée de ce que j’éprouve, ressens, vis et subis?
- Mon frère, je n’y peux rien… tu as accepté cela depuis le commencement. Il te faut attendre encore avant d’agir…
- Attendre! Tu me la bailles belle.
- Daniel Lin… à t’entendre, on croirait que nos personnalités ont été échangées. Songe à l’équilibre…
- Je ne le perds pas de vue, mon frère, je te l’assure. Si je voulais me montrer cruel je dirais…
- Tais-toi! Tu suggères que j’ai intérêt à retarder l’enlèvement de l’ultime voile. Mais c’est inutile. Je sais ce qu’il dissimule. Et toi aussi… souffres-tu dans ton âme? Me pardonnes-tu tout ce que tu as vécu et connu?
- Certes. Mais toi, tout ce que tu as enduré par mon inconséquence?
- Notre inconséquence, Dan El, autrefois Danael…
- Oui, la nôtre, Antor, A-El… crains-tu la seconde où nous allons fusionner, nous retrouver enfin entier? La douleur? Le choc? La perte de ton indépendance?
- Non, pas cela. Je m’y suis préparé… mais l’effacement de ma conscience…
- Oh! Tu la conserveras. De cela, j’en suis certain… je t’en fais la promesse…
- Dans ce cas, je poursuivrai mon existence en toi. Parfois, tu me laisseras prendre les commandes. Tu me le jures, mon frère?
- Oui, mon Serment sera tenu. Je puis maintenant t’accorder toute ma confiance. Tous deux, nous avons assez appris. La somme de nos connaissances, de nos expériences ne pourra que profiter à nos petites vies.
- Tu dis bien Préservateur. Tu n’auras rien à craindre de moi. Désormais, je sais le prix de la Vie, la valeur des créatures. Elles aussi pensent, peinent, souffrent, ressentent, élaborent des projets, espèrent, tentent des expériences, ont foi en l’avenir, chérissent leurs petits… je ne tuerai point…
- Surtout, je ne créerai point d’autres êtres aussi imbus et immatures que je l’étais jadis, hier, il y a des éons…
- J’accepte cette forme de censure, Dan El.
- Pourquoi ce vilain mot de censure? Réfléchis… combien de variantes, de possibilités, de couleurs, de surprises s’offriront à nous!
- Dan El, tu as su dépasser la noirceur du désespoir, de la haine et de la méchanceté…
- Mais toi aussi, A-El… unis, retrouvés, la fatale adversité n’aura aucune prise sur nous, sur Moi.
Rassuré, A-El reprit la montée de l’escalier tournant tandis qu’au contraire, le Ying Lung dédoublé en poursuivait la descente. Les deux frères s’étaient tout dit, à cœur ouvert. Réconciliés, ils pouvaient suivre à la lettre le plan établi pour contrer Fu qui s’évertuait à multiplier les obstacles devant le Préservateur.

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