samedi 23 mai 2009

Chapitre 6

Dans la salle de conférence, le conseil de commandement du Langevin siégeait. La pièce était décorée d’une façon neutre avec des teintes beige et crème. Autour de la table oblongue, se trouvaient Daniel Wu, Irina Maïakovska, Benjamin Sitruk, Lorenza di Fabbrini, Antor, Ahmed Chérifi, et Selim Warchifi. Ces deux derniers étaient apparemment remis de leur évanouissement. Le conseil avait une fonction de consultation et le commandant décidait en dernier lieu.
Daniel Wu demanda d’abord comment se portaient Isaac, Marie et Violetta.
- Les enfants vont bien, renseigna Lorenza. Ils se reposent à l’infirmerie. J’ai ordonné qu’ils soient suivis par Manoël pendant quelques semaines, juste par précaution, afin d’éviter des séquelles psychiques. Cependant, ils peuvent recevoir la visite de leurs parents dès ce soir.
Se tournant vers Warchifi et Chérifi, le commandant attendit la confirmation qu’ils allaient bien.
- Nous sommes en pleine forme, dit Chérifi.
- Effectivement, compléta le médecin. L’évanouissement des lieutenants ressemblait davantage à un sommeil réparateur qu’à une perte de conscience, un peu comme s’ils avaient dormi douze heures. Dans ce cas, je vais évoquer le problème Johnson, fit Daniel assez sèchement. L’être que nous connaissons sous le nom de Pamela Johnson, qui s’appelle en fait Winka, agent secret au service des Asturkruks, est parvenue à infiltrer l’Alliance par ses pouvoirs psychiques. Elle est la preuve que l’archontat a élaboré un complot dont les prémices remontent à plusieurs décennies.
- Que révèle son dossier?
- Rien de particulier, Sitruk. D’après les données, Pamela Johnson est née à Kingston il y a 28 ans le 18 octobre 2488. Son père est un ingénieur phytosanitaire réputé et sa mère professeur d’anglais classique à Lisbonne. Elle a eu une enfance ordinaire, mais elle a rapidement montré des dons exceptionnels en langue et en logique.
- Bref, nous avons là le modèle du dossier trafiqué, jeta Irina sarcastique. Comment a-t-il pu passer les différents niveaux de sécurité? Johnson n’a pas été jusqu’à influencer les IA…
La jeune femme s’arrêta, comprenant qu’elle disait une sottise.
- Si, justement, elle nous a tous bernés. Cela s’explique car elle est un daryl. Lorsque je suis parvenu à percer ses boucliers psychiques, j’ai eu accès à ses souvenirs les plus lointains. Je l’ai vue en hypothermie profonde, flottant dans une cuve en forme de sphère, entourée de machines de contrôle, tandis qu’une pince Asturkruk la manipulait. Le même genre de souvenirs que les miens lorsque mon père…
Daniel s’interrompit et se reprit.
- Mais ceci est inutile ici.
- Si je saisis bien, remarqua Sitruk, Johnson s’emparait de nos esprits afin de connaître les codes de sécurité du Langevin. Ah, bon sang! C’est pour cela qu’elle me draguait!
- Hélas, soupira Lorenza, tu n’as jamais su résister à un joli minois!
- Docteur di Fabbrini, nous devons reprendre cet échange dans une direction.
- Oui, commandant!
- Que devient la mission? S’inquiéta Maïakovska.
- En attente. Le vaisseau n’est plus en supra luminique, deux des moteurs permettant les sauts quantiques étant pour l’instant non opérationnels. Anderson demande huit jours pour réparer. De toute manière, comme je pars à la recherche de Mathieu avec le vaisseau scout Einstein, il n’est pas question que le Langevin utilise la trans-distorsion tant que je ne serai^pas de retour.
- Commandant, vous quittez le vaisseau, et seul? S’exclama Irina.
- Pas seul. Sitruk m’accompagne. Capitaine Maïakovska, vous assurerez le commandement. Chérifi sera votre numéro 1.
- Évidemment, en tant que mère, je dis qu’il faut récupérer Mathieu au plus vite. Notre fils est en danger, mais en tant que…
- Oh, Johnson ne le tuera pas! Pour elle, il est un otage trop précieux.
- Commandant…
- Capitaine, j’ai compris comment raisonnait l’agent Asturkruk. Mathieu a déjà été menacé par un alien, et Johnson l’a protégé.
- Certes, mais souffla Chérifi, à propos de la présence de ces aliens, vous ne pouvez nous abandonner. Il faut les annihiler avant de partir à la recherche de votre fils.
- C’est un cas de…
- Warchifi, vous n’avez pas la parole. Je ne déserte pas, je pars, non pas seulement pour retrouver Mathieu, mais également pour rétablir le tissu du pan multivers. Johnson a entamé le processus d’effacement de notre histoire.
- Le processus est plus qu’entamé, confirma Antor. Pamela Johnson est en train de réécrire les événement du XX e siècle finissant. Les guerres de Timour Singh s’effacent des tablettes de l’histoire.
- Précisément.
- Compris, dit Lorenza, je commence à me sentir désorientée!
- Dans ce cas, il faut que le Langevin retrouve le luminique au plus vite, souffla Sitruk.
- Anderson, appela Daniel, distorsionnel immédiatement!
- Monsieur, c’est impossible!
- Lieutenant, nous n’existons plus dans dix secondes!
- Distorsionnel enclenché, commandant!
- Nous voici à l’abri des manipulations temporelles, rassura Daniel Wu.
- Ainsi, Pamela Johnson peut commettre des erreurs, marmonna Benjamin, soulagé. Par exemple, elle a oublié que lorsqu ‘un vaisseau se déplace dans l’hyperespace, même en luminique 1, il est protégé ainsi que tous ses occupants des changements du cours du temps. J’en conclus que nous avons une chance de la vaincre.
- Oh, elle a commis d’autres erreurs, constata Ahmed. Depuis les travaux de Stankin et de Sarton, nous savons que l’Univers est multiple.
- On parle de pan multivers renseigna Warchifi.
- Quelle est la signification précise de ce terme? Questionna Lorenza.
- Il y a plusieurs lignes temporelles, expliqua son mari. Si Johnson a pour but d’effacer et l’alliance, et l’espèce humaine, elle doit sélectionner la bonne ligne, la super corde où nous n’existons pas.
- Je vous rappelle que les super cordes ne sont que des vecteurs, fit Daniel.
- Sans doute, commandant.
- Antor, reprit la doctoresse, vous avez ressenti le premier les modifications de Johnson. Et pourtant, vous êtes toujours parmi nous, pourquoi?
- La trame du pan multivers est difficile à retisser. Plusieurs accrocs dans celle-ci ne suffisent pas à remettre en cause sa cohésion.
- Capitaine di Fabbrini, réfléchissez. S’impatienta le commandant. Votre double mémoire en a déjà pourtant fait l’expérience. Notre passé n’avait été mis en danger que par les nombreuses manipulations à différents points chauds de la chrono ligne des sujets de Tsanu. Même si notre monde s’évapore, il reste une potentialité au sein d’un pan multivers qui est en fait un univers bulle. Et ces bulles sont plus ou moins imbriquées les unes dans les autres.
- Aucune technologie n’a la capacité de détruire ce supra univers, compléta Irina.
- Un physicien de la fin du XX e siècle a écrit que Dieu se cherchait en mélangeant toujours des combinaisons nouvelles, souffla Warchifi, pensif.
- Lieutenant, restons dans les limites de notre problème.
- A supposer que Pamela Johnson soit à même d’empêcher l’apparition de l’Alliance et peut-être même de l’espèce humaine, commença à formuler Irina…
- Ce qu’elle est en train d’accomplir, jeta le commandant!
- … je poursuis : notre daryl Asturkruk ne va sans doute s’attaquer qu’à quelques bulles, cherchant à les isoler, empêchant ainsi toute communication entre les chrono lignes visant à boucher les couloirs inter dimensionnels.
- Pas d’accord, dit Daniel sèchement. Au contraire, loin d’adopter une stratégie de bouchage des artères, Winka a opté pour un télescopage généralisé. Vous le savez comme je le sais puisque nous avons subi les premiers incidents.
Daniel Wu fit une pause, réfléchit une seconde tout en ramenant en arrière sa mèche rebelle. Puis il poursuivit, toujours aussi las et irritable.
- Johnson a mis en route le processus pour engendrer un kaléidoscope cubiste, où tous les potentiels, habituellement relativement distincts, vont s’entremêler et se recombiner selon un plan calculé.
- Autrement dit, elle va casser le fameux mur de Planck, lança Sitruk qui suivait parfaitement les propos de son supérieur.
- Capitaine, elle est en train de le faire et elle l’a déjà fait, car à ce niveau, tout est relatif, les conséquences pouvant précéder les causes…
Daniel s’arrêta une nouvelle fois, attendant qu’Irina complète sa démonstration.
- Si elle n’aligne pas avec précision tous les paramètres, ce sera la dissymétrie du multivers qui sera remise en cause. L’antimatière l’emportera aux dépens de la matière. Le multivers ne naîtra pas.
- A l’état naturel, s’il me souvient bien, fit Sitruk, il existe des êtres multidimensionnels qui possèdent la faculté de se déplacer dans toutes les dimensions et de modeler le pan multivers au gré de leur fantaisie.
- Quelle différence y a-t-il entre le multivers et le pan multivers émit Lorenza?
- Comme son nom l’indique, le multivers est multiple, mais figé le docteur.
- Oh, avec beaucoup de difficultés, répondit le commandant d’une voix neutre. Les p vivent dans un univers à dix dimensions…
- Or, le pan multivers en comporte au moins seize, rappela Benjamin.
- C’est là ce que nos physiciens ont réussi à conceptualiser, sourit Daniel d’une façon mystérieuse.
- Si mes souvenirs de nos mésaventures de la deuxième histoire sont bons, articula Lorenza, l’Hellados Sarton a affronté un Homunculus transdimensionnel, issu des recherches de mon ancêtre le triste comte Galeazzo di Fabbrini.
- Et Sarton était parvenu à emprisonner la créature à l’intérieur d’un cube de Moëbius. Cet artefact a disparu de l’univers matériel.
- Tout à fait capitaine Sitruk. Désormais, il va de soi que les Asturkruks ont réussi à ouvrir ce cube. Ces aliens qui se cachent dans l’inter dimensionnalité et Pamela Johnson sont évidemment nés des données génétiques de l’Homunculus.
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- Comment lutter efficacement contre ces fœtus vampires? S’inquiéta Lorenza.
- Ce sera votre problème, docteur, lança Daniel glacial. Pour y parvenir, vous aurez l ’aide du meilleur exobiologiste de l’Alliance, le professeur médusoïde et le soutien d’Antor.
- Soyez confiante, murmura l’ambassadeur. Je puis beaucoup car je ne crains pas de me mouvoir dans l’inter dimensionnalité, protégé par des combinaisons an- entropiques, et je me défends également en tant que télépathe.
- Concluons, et vite! Ordonna Daniel Wu, les traits tirés. Votre première tâche consistera à capturer et à détruire les trois aliens survivants. Je vous en laisse les moyens. Votre deuxième travail sera de réparer l’I.A, et de naviguer en luminique 1 ou 2 en direction de la galaxie M 33.
- Oui commandant, et ce, jusqu’à votre retour, déclara Irina. Tout cela fait très bien sur le papier…mais comment pourrez vous rejoindre Mathieu et Johnson?
- En me servant du chrono vision que je viens d’installer sur le vaisseau scout Einstein.
- Vous avez monté un chrono vision en trente minutes! S’exclama admiratif Warchifi.
- Qu’y a-t-il de remarquable à cela? J’en avais un de disponible, vous le savez, lieutenant. Comment aurais-je pu me rendre à Shanghai en 1937 si…
- Compris, commandant. Mais le saut quantique…
- La navette Einstein est à même de supporter un tel voyage!
Chérifi objecta :
- Commandant Wu, Johnson est un être transdimensionnel, vous ne pourrez donc la rejoindre aisément, car elle aura, pardonnez-moi de me montrer si brutal, toujours une longueur d’avance sur vous!
- Sans translateur temporel, je n’y songerais même pas.
- Le translateur de Von Hauerstadt! S’exclama Irina. N’a -t-il pas disparu à la fin du XXIIIe siècle?
- Sarton l’Hellados l’a caché dans une grotte sur la Lune.
- Holà! Siffla Benjamin. Je crois que j’ai un train de retard!
- Il me semble que ce translateur n’a jamais fonctionné, murmura Lorenza.
- Faux, docteur. Un prototype a été mis en chantier à la fin du XX e siècle. Franz s’en est servi. Sarton n’aurait pas pris la précaution de le camoufler si l’appareil n’avait pas fait ses preuves. Je ne suis certes pas l’héritier direct de Von Hauerstadt, mais je reste son exécuteur testamentaire.
- Ce translateur, à qui doit-il légalement revenir?
- Benjamin, à votre fille Violetta. Je ne compte pas la léser, vous en témoignerez parce que je vous emmène avec moi.
- Simplement pour cela, monsieur, émit Sitruk, vexé.
- Je reconnais que j’ai aussi besoin de vous.
- Et pour mettre en route l’appareil, comment procèderez-vous?
- J’ai à ma disposition la clé de cristal qui met en fonction les moteurs translationnels, et ce, depuis longtemps. En fait, il s’agit d’un héritage qui se transmet dans ma famille depuis près de cinq cents ans. Logique, puisque les miens sont les gardiens du translateur depuis l’origine.
- Ah, pourquoi… Sitruk s’interrompit. Ma question est stupide. Hauerstadt vous connaissait, ainsi que ma fille.
- Exactement, dans la seconde histoire. Franz est un être exceptionnel à tous les niveaux. Il a toujours eu conscience d’exister dans plusieurs lignes temporelles. Il a agi ainsi, prévoyant que je pourrais en avoir un jour l’utilité. J’ai la nationalité chinoise par mon père, mais mes ancêtres maternels ont des racines allemandes. Mais je vous expliquerai plus tard mon arbre généalogique.
- D’accord, monsieur.
- Benjamin, je veux vous voir en tenue civile non extravagante avec l’équipement de survie dans le hangar 1 dans vingt minutes. Ce délai vous paraît-il suffisant pour dire au revoir à vos enfants?
- Amplement suffisant, monsieur. Merci commandant.
- La réunion est achevée, vous pouvez disposer.
Tous les officiers supérieurs se levèrent et quittèrent la salle de conférence. Seule Irina, qui était soucieuse, n’avait pas suivi le mouvement. Elle se rapprocha de Daniel et s’assit à ses côtés.
- Que veux-tu? Lui demanda son mari.
- Tu es fatigué. Ne peux-tu remettre à plus tard ce départ?
- Tu sais bien que cela m’est impossible. Chaque seconde qui passe, la trame de notre histoire, de notre réalité, se trouve davantage malmenée.
- Mais il faut que tu prennes du repos. Tu es au bord de l’effondrement.
- Pourquoi crois-tu que j’emmène Benjamin avec moi? Il pilotera l’Einstein pendant que je récupèrerai.
- Où comptes-tu te rendre sur la Terre? Et quand?
- En France, avant 1995. Mais auparavant sur l’île d’Hokkaido La clé de cristal se trouve là-bas. Je t’en prie, laisse-moi…
Irina était en train de masser doucement la nuque douloureuse et raide de Daniel.
- Combien de temps resteras-tu absent?
- Deux mois au maximum, mais il s’agit d’un temps relatif. Je n’ai pas le choix. La vie de Mathieu compte-t-elle si peu pour toi?
- Tout à l’heure, tu as affirmé qu’il n’était pas en danger!
- Pouvais-je dire autre chose, Irina? Ne me retarde pas ; ne m’enlève pas mon assurance.
- J’ai si peur de te perdre Daniel.
- Ma chérie, je lis en toi comme dans un livre ouvert. Si je n’agis pas dès maintenant, - car plus tard, je n’aurai plus ce courage -, tu me perds à coup sûr, et tu perds également Marie, Mathieu, la conscience, l’existence, tout. Est-ce que tu saisis?
- Oui, hélas, trop bien. Mais je t’aime, et je vais rester ici à me soucier de toi et de Mathieu, sans savoir ce que tu affronteras. Je ne puis me montrer insensible Daniel. Je ne suis qu’une simple femme.
- Je comprends. Vois-tu, dans une autre vie, je t’ai perdue. Je ne veux plus connaître ce désespoir qui m’a poussé à accomplir des horreurs. Et pour ce faire, pour que je ne retombe pas dans cet état, je dois contrer Winka.
Irina embrassa Daniel avec douceur, avec une tendresse infinie. Ses larmes s’en vinrent couler sur les lèvres de son mari. Il ne les essuya pas.


*******************

Plusieurs heures avaient passé. Le vaisseau scout Einstein fonçait vers le système Sol avec toute la puissance dont ses moteurs étaient capables. Il pouvait atteindre par étapes le supra luminique 5, ce qui paraissait fabuleux à ceux qui avaient connu la navette Teilhard.
Le petit vaisseau, construit en plastacier et en titane, était muni de plates-formes de télépointage de trois cabines comportant huit couchettes, d’un coin douche, de toilettes, d’une table rétractable, de sièges encastrés, d’un four, d’un synthétiseur, de placards, d’un minuscule évier et d’une soute. Celle-ci renfermait des vivres pour une année entière et une petite navette de secours, très mobile en basse atmosphère.
Dans cette énumération, nous avons oublié la cabine de pilotage, la salle de maintenance de l’I.A et les moteurs. Le chrono vision avait été raccordé à l’ordinateur central. Ainsi, il avait permis la localisation temporelle exacte du Langevin. Par bonheur, le vaisseau scientifique n’avait pas quitté sa chrono ligne source. Il s’était simplement déplacé de deux mois à l’intérieur de celle-ci.
Le voyage vers la Terre durerait quatre semaines environ. Ce délai semblait long à Benjamin, qui se disait qu’il allait s’ennuyer ferme en présence de Daniel Wu. Aucune distraction telle que Sitruk l’entendait. Pas de parties de poker, pas de jazz…
« Qu’est-ce que je suis venu faire dans cette foutue galère, marmonnait Benjamin tout en pilotant d’une main experte le vaisseau en forme d’aile volante. Voilà ce qu’il y a : je suis trop discipliné. Jamais je n’ai osé dire non à mon commandant. Mais il est vrai que là, je me sens quelque peu responsable de ce mic mac. Pamela n’a pu connaître tous les codes de sécurité du Langevin qu’en sondant mon esprit. En quelque sorte, j’ai trahi l’Alliance.
Nous sommes partis si vite! A peine ai-je eu le temps d’embrasser les enfants. Isaac avait du mal à retenir ses larmes. Quant à Violetta, elle affichait son air buté. Elle a refusé de m’embrasser. Lorenza n’a eu aucun reproche, or, je sais pertinemment qu’elle a mal accepté mon flirt. Est-ce ma faute si je ne suis pas de bois? Bah! N’y pensons plus!
Je revois Marie ; elle pleurait et s’accrochait aux bras de Daniel. Elle lui demandait de lui laisser Ufo. Mais le commandant a refusé, très doucement mais fermement. Quand il a quitté l’infirmerie, il ne s’est pas retourné lorsque sa fille lui a crié : « Papa, ne pars pas! »
J’envie Daniel d’avoir une enfant aussi gentille et attachante. Il a plus de chance que moi avec Violetta. Celle-ci ne se montre câline que lorsqu’elle veut quelque chose. Peut-être est-ce à cause de sa double mémoire. Dans la seconde histoire, j’étais absent, et pour cause! Là-bas, elle a surtout été élevée par Daniel Wu. Elle le considère donc comme son second père et lui donne le nom d’oncle par affection.
Violetta atteint l’âge ingrat. Peut-être s’améliorera-t-elle en devenant adulte. Elle comprendra combien je l’aime. Après tout, mon absence actuelle peut lui être bénéfique.
Daniel était épuisé en montant à bord. Il m’a laissé le pilotage et s’est empressé de s’allonger sur la première couchette venue. Ensuite, il a accéléré la déconnection d’avec l’I.A . Cet effort l’a terrassé. Depuis, il dort. A mon avis, il en a pour une journée au moins. Ainsi, il ne peut ruminer tout ce qui est arrivé en une semaine à peine. Quand son sommeil suit le débranchement du mode ordinateur, il ne rêve pas. Du moins, c’est-ce que Lorenza pense. Un peu comme si Daniel était plongé dans un semi coma. Moi, je n’ose l’interroger davantage. J’aurais l’impression de violer son intimité.
Parfois, je voudrais savoir ce que cela fait de posséder un cerveau en partie artificiel et d’avoir la capacité de lire dans la tête des gens. Je me doute que cela doit être gênant à la longue. A moins de s’être forgé un bouclier. Bon, j’envie Daniel, je le reconnais, je l’admire, mais j’avoue aussi que je préfère être celui que je suis, un humain à peu près ordinaire. Je ne pense pas que j’aurais eu le courage d’affronter tous les défis que mon commandant a dû relever et ce dès la plus tendre enfance. Être différent, subir sans cesse le regard et le jugement des autres, quelle épreuve! »
Dans la salle de repos, effectivement, Daniel Wu dormait d’un sommeil profond, allongé sur le dos, Ufo lové en boule sur ses jambes. Il respirait avec régularité, ses traits détendus, sa mèche rebelle lui couvrant en partie le front. Il n’était pas prêt de se réveiller. Par sécurité, avant de perdre conscience, il avait actionné le contrôle de sommeil de la couchette. Ainsi, s’il avait un malaise, Benjamin en serait immédiatement alerté. Le capitaine Sitruk avait son brevet de secouriste et excellait dans les manœuvres à accomplir pour mettre en route les appareils de survie.
Comme l’avait dit Benjamin, les deux officiers étaient partis très vite. Ils n’avaient pas songé, ni à vérifier la soute, ni à contrôler les données de l’ordinateur secondaire. Or, celui-ci signalait une surcharge pondérale de soixante-dix kilos environ.
Ufo ouvrit ses magnifiques yeux bleus. Il bâilla puis s’étira avec délectation comme tous les félins. Ensuite, il sauta sur le plancher métallique et atterrit souplement, sans un bruit. La faim le tenaillait. Son repas remontait à cinq heures. En se frottant aux parois du vaisseau, il pénétra dans la cabine de pilotage. Un humain fort occupé lui fit comprendre qu’il n’était pas ici le bienvenu.
Émettant un miaulement de dépit, Ufo regagna la salle de séjour chambre, en quête de nourriture. Mais il n’y avait rien. Le félin s’engagea donc dans la salle des machines et de maintenance de l’ordinateur. Toujours ces murs et ce plancher de plastacier et de titane, ce doux ronronnement d’une chose bizarre, pleine de petites lumières… Toujours rien à manger!
Une trappe avec une échelle métallique se présenta à lui. Cette trappe entrouverte le tentait. D’un saut, Ufo bondit dans la soute. Le hangar qu’il vit se divisait en deux parties. Au fond, protégés par une paroi composite, moulés en dur acier et matériaux polymères, les moteurs étaient bien isolés. D’instinct, Ufo ignora ce coin. De son pas feutré et calculé, ses yeux brillant comme des escarboucles dans l’obscurité, il entreprit l’exploration de la soute. C’est alors que son ouïe fine perçut un froissement. Le félin se dirigea en direction du léger bruit tout en miaulant. Sans prévenir, le conteneur qui se trouvait devant lui se transforma pour prendre lentement l’apparence de Violetta. Étonné et apeuré, le chat feula.
- Bon sang Ufo! S’écria l’adolescente. Tu vas nous faire repérer!
Ces paroles eurent pour résultat d’exaspérer le félin qui fit le gros dos.
- Ufo, murmura une gentille petite voix, tu ne vas tout de même pas me griffer.
Marie sortit de derrière une caisse d’outils et se baissa pour caresser l’animal familier de son père. Immédiatement, le chat se calma. Avec bonheur, il se frotta contre les jambes de la fillette en ronronnant. L’enfant, tendrement, prit l’animal dans ses bras et l’embrassa derrière les oreilles.
- Oh, mais tu as faim, toi! Voilà une bonne idée!
- Que veux-tu faire, demanda Violetta inquiète.
- Euh…monter dans la cabine principale et manger.
- Tu es folle! On va se faire prendre!
- Nous ne pouvons pas rester ici jusqu’à la fin du voyage! Tu l’as dit tout à l’heure : ce sera long! On va avoir faim et soif. On ne peut pas se cacher tout le temps, réfléchis! Viens, montons! Ordonna la fillette, péremptoire.
- Après tout, tu as raison. Il y a six heures que nous avons quitté le Langevin. Mon père ne fera pas demi-tour maintenant.
Les deux enfants gagnèrent donc la cabine centrale.
- Chut! Pas de bruit. Papa dort.
- Où est le synthétiseur dans ce fourbi? Marmonna Violetta.
- Là, près de l’évier.
- Merci.
- Tu sais l’actionner?
- Ce n’est pas difficile. Il fonctionne, je l’ai branché en manuel. Que veux-tu?
- D’abord Ufo ; il s’agite. Du thon. Il aime bien le poisson.
Une assiettée de thon se matérialisa sur la desserte du synthétiseur. Le chat se précipita vers son repas. Il n’en resta rien en vingt secondes!
- A ton tour, dépêche-toi!
- Des rouleaux de printemps et des mangues. Un verre de lait à la vanille.
- Entendu ; la même chose pour moi.
Deux minutes plus tard, tranquillement attablées comme si de rien n’était, les fillettes mangeaient en silence. Elles s’étaient mises d’accord pour ensuite se coucher dans les deux couchettes opposées à celle de Daniel. Naïvement, elles pensaient n’être découvertes que dans quelques heures, lorsque Benjamin, après avoir branché le pilotage automatique, viendrait prendre quelques heures de repos.
C’était sans compter avec les procédures de sécurité. Les caméras filmaient ce qui se passait à bord du vaisseau scout.
- Oh! S’exclama Sitruk en reconnaissant Violetta et marie qui soupaient paisiblement dans la cabine mitoyenne. Elles sont montées à bord malgré les contrôles. J’ai bien fait de visionner la caméra delta. Ces deux-là vont m’entendre.
Furieux, passant en pilotage automatique, le capitaine entra dans la « salle de séjour » avec la mine sévère. Violetta sursauta tandis que Marie se serra contre l’adolescente.
- Ah! Bravo! Ma fille, ceci bat le pompon de tes exploits habituels.
- Ne crie pas! Tu vas réveiller oncle Daniel.
- Mon papa est très fatigué, monsieur Benjamin.
- Que fais-tu ici, demanda Sitruk moins sonorement. Ne prends pas cette mine de chien battu, tu sais que je n’aime pas cela.
- Dans l’infirmerie, j’ai entendu oncle Daniel évoquer le testament de Franz.
- Le rapport avec ta présence ici?
- Je sais que Sylviane m’a légué quelque chose d’important. J’ai à cœur de protéger mes intérêts.
- Pour qui te prends-tu donc?
- Pour la principale légataire.
- Sacré nom! N’as-tu pas conscience que le commandant et moi-même menons une mission dangereuse?
- Et alors? Je me fiche des risques! Je suis en âge de me défendre. Arrête de me considérer comme un bébé.
- Ton attitude me dépasse. Tu oublies Marie. Pourquoi l’as-tu entraînée avec toi? La crois-tu capable d’affronter le danger?
- Cousine Violetta ne m’a pas entraînée, monsieur Benjamin. J’ai choisi de venir. J’ai peur pour Mathieu. Il est mon frère.
- Violetta, admettons que tu aies eu raison de venir. Tes dons de métamorphe pourront peut-être nous servir.
- Enfin, tu me reconnais quelques talents!
- Mais ce n’est pas à moi qu’il appartient de décider si vous devez rester sur l’Einstein.
- Tu vas réveiller oncle Daniel?
- Non. Nous attendrons son réveil naturel. Pour l’instant, débarrassez la table et au lit. Hop! Marie bâille à se décrocher la mâchoire. Cela ne m’étonne pas d’ailleurs, car il est plus de vingt-trois heures!
- A vos ordres, capitaine Sitruk, répondit Violetta joyeuse.
En son for intérieur, l’adolescente savait qu’elle avait gagné. Jamais le commandant Wu ne ferait demi-tour. Le temps dont il disposait était trop précieux.

******************

Le voyage vers la Terre, qui n’avait pas été aussi monotone que Sitruk le prévoyait, à la suite de la présence des Asturkruks dans ce quadrant de la galaxie, avait exactement duré vingt-sept jours. Bien des fois, le vaisseau scout Einstein avait évité d’un cheveu d’être pris en chasse par les calmaroïdes ou par les Castorii qui naviguaient librement dans ce secteur. Les manipulations temporelles de Johnson avaient entraîné la non-existence de l’Alliance. Non seulement le bouclier qui protégeait la navette avait été sollicité de nombreuses fois, mais également la fonction de déphasage de la lumière du petit vaisseau.
L’Einstein, invisible, avait réussi à se positionner en orbite basse autour de la Lune, tandis que le vaisseau de secours se posait sur le grand parc de la propriété des Wu sur l’île d’Hokkaido, sans avoir été détecté par les radars Asturkruks.
La Terre avait été conquise sans effort par les calmaroïdes et ce depuis près de trois cents ans. La famille Wu, en déportation sur une planète bagne, la villa et les dépendances étaient inhabitées. Les Asturkruks n’étaient pas parvenus à pénétrer dans la propriété ; en effet, celle-ci était protégée par un champ de force spécial, dit « an entropique », protection efficace contre les marées perturbées du temps. Dans n’importe quelle année 2517, la demeure ancestrale des Wu existait. Même dans les spectres extrêmes de déviation des chrono lignes de l’échelle de Mandelbrot Kolmogorov, y compris les mondes où le big bang ne s’était jamais produit, les laboratoires de Tchang Wu demeuraient. Le commandant Wu avait considéré le traité du Moweille comme un vulgaire chiffon de papier. Mais qu’il soit parvenu à préserver la propriété familiale, cela était tout à fait anormal. Officiellement, il ne détenait pas une telle technologie.
Une garnison Asturkruk campait à un kilomètre à peine de l’antique demeure. Évidemment, elle ne détecta pas la présence d’une navette à proximité.
Daniel et Benjamin étaient parvenus dans la chambre principale. Là, le commandant avait mis à jour une cachette qui renfermait un coffret d’ivoire et de jade. Ensuite, il avait ouvert la serrure dudit coffret à l’aide d’un code à fractales.
Sur un tissu de soie, une petite clé en cristal fragile et précieuse, reposait depuis des siècles.
- Voici, fit Daniel dans un murmure ému, ce qui nous permettra de placer le translateur sous tension.
- D’accord, répondit Benjamin, l’engin est caché sur la Lune ; mais où précisément?
- La réponse est dissimulée dans la tige de la clé. Il suffit de la lire par transparence.
Le capitaine s’empara du petit objet avec délicatesse puis l’observa longuement.
- Mais je ne vois rien de gravé à l’intérieur!
- Sitruk, ne soyez pas si impatient! Le message ne peut se révéler qu’en déphasant l’objet d’un pour cent par rapport à notre spectre lumineux.
Aussitôt dit, aussitôt fait. D’un geste sûr, le commandant enclencha le rayon d’un minuscule boîtier qu’il portait suspendu à sa ceinture. Immédiatement, Benjamin vit apparaître des lettres et des chiffres qui brillaient à travers la tige de la clé. Le tout formait un message bref.
- Je n’en comprends pas la teneur.
- Bien sûr! Ce message est rédigé en mandarin classique.
- Dans ce cas, traduisez-le moi s’il vous plaît.
- Le translateur est caché à l’intérieur d’une cavité souterraine, aux coordonnées suivantes : 65° 21’ 17’’ Nord et 118° 43’ 37’’ Ouest.
- Allons-y.
- Holà! Il nous faut d’abord revêtir une combinaison de protection appropriée.
- Pas un antique scaphandre, au moins!
- Non, une de niveau 12 suffira. Je vous rappelle Benjamin que l’appareil est protégé contre toute intrusion éventuelle, y compris de ma part.
- Par les Prophètes, si Sarton a conçu tous les pièges, vous devez les connaître!
- Pas forcément. Mais je sais à quoi m’en tenir à peu près. Tout d’abord, il nous faudra ôter le champ an entropique.
- Comme ici, donc.
- Pas tout à fait. Nous n’avons fait qu’y passer à travers, à nous glisser dans une faille, et celle-ci s’est vite refermée.
- Comment allons-nous nous y prendre si nous n’avons pas les bons codes?
Daniel haussa les épaules avec désinvolture et jeta :
- Oh, je trouverai! Il me suffira de penser comme l’Hellados. Puis vous devrez affronter mes angoisses les plus terribles.
- Qu’est-ce à dire? Vous me laissez seul?
- Non, mes peurs ne sont pas les mêmes que les vôtres.
- Ah! J’ignorais que vous puissiez éprouver de la peur.
- Capitaine, seuls les esprits insensés ignorent la peur. Assez musardé! Regagnons le Langevin.

*********************

Le vaisseau scout tournait en orbite autour de la Lune sous le contrôle de Violetta. L’adolescente, fière de la responsabilité qui pesait sur ses épaules, se pavanait sur le siège du pilote, tout en surveillant attentivement les cadrans, les écrans et les curseurs afin que la navette ne fût pas détectée. Les Asturkruks avaient méprisé ce satellite naturel de la Terre.
Violetta avait reçu la mission de récupérer les deux astronautes au signal et de manœuvrer le vaisseau de façon à permettre la télépointage sans dommage du translateur. Très sûre d’elle-même, d’un ton sévère qui se voulait professionnel, elle avait ordonné à Marie de rester assise à ses côtés, solidement arrimée et d’empêcher Ufo d’aller et venir. Heureusement, le chat dormait paisiblement sur les genoux de sa jeune maîtresse, l’estomac gavé de hachis de poisson.
Debout devant l’entrée de la grotte, vêtus de leur scaphandre peau, Daniel et Benjamin constataient que leur exploration commençait par un étroit boyau, caché derrière une anfractuosité à l’intérieur d’un cratère. Les deux humains respiraient un air qui se recyclait automatiquement et se mouvaient avec grâce dans leurs combinaisons anthracites qui les faisaient ressembler à des ombres.
- Qui passe le premier? Demanda Sitruk. Cela m’a l’air profond.
- Moi, répondit Daniel Wu laconique. Mes réflexes sont plus rapides que les vôtres.
Le capitaine se contenta d’acquiescer, soulagé.
Les deux hommes avaient pris la précaution de s’encorder avec un filin magnétique presque invisible. Au début, ils progressèrent assez facilement. Benjamin, qui avait visité de nombreux mondes exotiques, n’avait pourtant jamais posé le pied sur la Lune. D’humeur joyeuse, il émit cette réflexion :
- Si on m’avait dit qu’un jour, je pratiquerais la spéléologie sur cette banlieue de la Terre, je me serais senti insulté et j’aurais boxé le type.
- Benjamin, ne vous montrez pas si euphorique, le plus dur est devant nous.
- Compris, monsieur.
Sitruk et Wu descendaient le long d’un boyau cylindrique dont la pente allait en s’accentuant, passant de 10 degrés à une déclivité de 45 degrés. Le plafond s’abaissait progressivement, jusqu’à une hauteur de 1 m 50. Daniel, qui marchait en tête, éclairait le chemin grâce à une mini lampe torche incrustée dans le haut de sa combinaison.
Soudain, un bruit incongru dans ce lieu vint frapper les oreilles de Sitruk. Il s’agissait du ronronnement régulier d’un moteur et ce ronronnement s’amplifiait de seconde en seconde. Ce n’était pas là le bruit doux et familier produit par un moteur quantique, mais bien celui d’un antique moteur à essence provenant d’une Kawasaki de 750 CC.
- Commandant, ralentissez! Il nous faut nous garer! Un engin motorisé va nous passer sur le corps.
Benjamin vit devant lui son supérieur hausser les épaules, puis il entendit mentalement Daniel lui dire sur le mode ironique :
- Pas d’affolement, capitaine! Nous venons de pénétrer dans le royaume de l’illusion.
La descente se poursuivit donc. Benjamin percevait encore l’incongrue pétarade de la moto. Il sentit même le « véhicule » passer à proximité et s’éloigner par le classique effet doppler. Enfin, seule la respiration des deux hommes lui fut perceptible.
Au bout de cent mètres environ, les deux officiers arrivèrent devant ce qui leur paraissait un cul de sac. La salle ressemblait à une quelconque grotte terrestre, avec ses stalagmites, ses stalactites et son glouglou de rivière souterraine!
- C’est impossible! Souffla Benjamin. Nous devrions rencontrer de l’eau sous forme de glace. Un lac se forme. Si le niveau monte trop, nous allons périr noyés!
Effectivement, l’eau envahissait tout, et se mettait à recouvrir les deux astronautes aux épaules puis au menton.
- Monsieur, je suggère de faire demi-tour au plus vite!
- Sitruk, ne soyez pas ridicule! Répliqua le commandant Wu par la pensée. Nous ne risquons pas la noyade, grâce à nos scaphandres. De plus, cette eau n’est qu’une illusion de plus.
- Monsieur, expliquez-moi! Elle me paraît si réelle!
- Nous avons affaire à des sortes de psycho images qui se sont alignées progressivement sur nos longueurs d’ondes cérébrales.
- En êtes-vous certain?
- Bien entendu. Pour l’instant, ces pièges restent grossiers, mais ils vont devenir de plus en plus « réalistes », je devrais dire fantasmatiques, et se modeler sur nos terreurs les plus profondément enfouies. Alors, Benjamin, un conseil : faites preuve de davantage de courage, videz votre esprit, cessez de parler. Mieux : édifiez un mur de dur acier dans votre tête.
- Est-ce ainsi que vous agissez?
- Oh oui!
- Je ne suis pas un daryl androïde, moi! Je commence à suffoquer, et cette eau me glace jusqu’aux os! Je remonte!
Comme il l’avait dit, le capitaine Sitruk fit demi-tour, obligeant ainsi Daniel à le suivre. Au fur et à mesure qu’ils gravissaient la pente, le lac s’estompait. Mais Benjamin n’alla pas loin. Un éboulement lui barrait la sortie. Même mieux, le capitaine faillit recevoir des rochers et des pierres. Seule la force formidable de Daniel lui sauva la vie. L’éboulement n’était pas factice.
- Sitruk, vous allez me suivre! Plus de fantaisie!
- Monsieur, pardonnez-moi!
- Habituellement, vous montrez plus de sang-froid.
- Commandant, je vous obéis.
- J’y compte bien. Nous devons passer sous le lac. Il est réapparu.
Avec un soupir, le capitaine laissa Daniel Wu l’entraîner sous l’eau. Au fond du lac, un siphon tourbillonnait. Les deux hommes le franchirent malgré sa violence. Ils émergèrent dans une nouvelle galerie. Intérieurement, Benjamin se posait une question cruciale. Son supérieur subissait-il autant que lui les illusions?
L’immense cavité dans laquelle venaient d’entrer les officiers, se présentait creusée de milliers de niches. De celles-ci, provenaient, distinctement répercutés en échos démultipliés, formant un canon, des sons vibrant en continu, des mantras tibétains caractéristiques, des chants funéraires graves et envoûtants. Ses oreilles bourdonnant, le capitaine sentait une migraine poindre et serrer ses tempes dans un étau. Pour couronner le tout, une puanteur insoutenable perçait la protection des scaphandres et chatouillait les narines des deux hommes. Elle émanait des fientes, des moisissures et de la lente décomposition de centaines de momies de lamas, de bonzes et de chauves-souris, dissimulées dans les niches. Ces corps avaient encore leurs crânes coiffés de mitres dorées et portaient des robes monacales bouddhistes jaune safran ou rouges. Cette vision mêlait les peurs de Daniel et de Benjamin.

- J’ignorais que vous éprouviez de la répulsion pour les roussettes, émit le commandant.
- Voyons-nous la même chose?
- A peu près. Ce que nous avons là ressemble à une recréation de romans d’aventures pour préadolescents, du Jim Caudron, en vogue dans les années 1950-60. Ici devant nous, se dresse tout autour la nécropole mythique du moine renégat Tsampang Randong.
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- Jamais entendu parler!
- Ce bonze, disciple jusqu’au-boutiste de la doctrine de Kukai,
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obligea ses adeptes à une ascèse poussée à l’extrême. Les moines devaient se momifier vivants dès qu’ils atteignaient le degré ultime de la sagesse.
- Quelle horreur!
- Les légendes les plus folles courent sur cette nécropole. Ainsi, certains des moines présents ici pourraient être encore en stase, autrement dit en vie.
- Monsieur, vous plaisantez!
- De l’humour noir, simplement, afin de détendre l’atmosphère. Je le répète, ce n’est là qu’une légende.
Or, tandis que les deux officiers progressaient lentement et méthodiquement tout en devisant, le capitaine Sitruk crut sentir des mains décharnées s’agripper à lui et le retenir. Faisant un énorme effort mental, il tenta de se persuader qu’il ne s’agissait que d’une illusion tactile. Il poursuivit son chemin sans révéler ce qu’il éprouvait.
Enfin, Sitruk et Wu atteignirent une immense cheminée naturelle qui paraissait traverser de part en part tout l’intérieur du satellite. S’agissait-il d’un gouffre au fond invisible et inaccessible? Comme la caverne précédente, les parois de ce puits apparemment sans fin étaient creusées de centaines de milliers de niches formant la suite de la nécropole tibétaine. Détail incongru : au centre de la cheminée, un filin d’acier était suspendu, attendant depuis des lustres d’éventuels spéléologues.
- Ah non! S’écria Benjamin. Là, ça pue le piège.
- Taisez-vous Sitruk. Notre visite était espérée par l’ordonnateur de ces lieux. Ne le décevons pas et descendons. Je passe le premier, c’est un ordre.
- Volontiers, commandant, mais ce chant mortuaire me rend dingue. Il vibre dans ma tête et je n’arrive plus à me concentrer.
- Ignorez-le!
Toujours suivant son supérieur, Sitruk se saisit de la corde et entama la longue et vertigineuse descente vers nulle part.
- Cette corde et ce puits sont-ils réels?
- Oui Benjamin, nous descendons dans un gouffre nullement imaginaire. Par contre, méfiez-vous de vos impressions.
L’avertissement venait trop tard. A peine avait-il glissé d’une trentaine de mètres, que le capitaine Sitruk fut victime d’un nouveau tour engendré par son imagination sollicitée par les psycho images. Maintenant, il croyait peser de plus en plus lourd, comme s’il grossissait à vue d’œil. Un instant, il se vit tout boursouflé, persuadé dépasser la demie tonne.
- Bon sang! Hurla-t-il, au bord de la panique, mon scaphandre va bientôt éclater et le filin se rompre sous mon poids!
Daniel n’eut pas le temps de passer en hyper vitesse. D’un geste brusque, Sitruk lâcha le câble d’acier. Il entama une chute non contrôlée dans le sombre précipice. Ce qu’il ressentit fut terrible. Les ténèbres l’entouraient, l’enveloppaient, l’avalaient. Affolé, tel un enfant, il ferma les yeux.
Cependant, le commandant Wu réagit. D’un mouvement ample et puissant, il parvint à rattraper Sitruk à la milliseconde précise où celui-ci le dépassait.
- Oh, Benjamin, revenez à vous! Raccrochez-vous!
Ordres inutiles! Désormais, Sitruk était la proie de ses fantasmes les plus macabres. Daniel se résigna à poursuivre la longue descente dans une position inconfortable, d’une main se tenant au filin d’acier, de l’autre soutenant son subordonné.
Pendant ce temps, dans son univers chimérique, le capitaine Sitruk atterrissait sans heurts sur un sol fangeux et nauséabond. Partout, de la boue. De celle-ci, émergeaient des momies pourrissantes,
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des os sales et souillés, à demi rongés par des nécrophages. Dans son cauchemar, Benjamin reconnut des charognes de yacks au ventre gonflé, qui s’étaient échouées sur les berges de ce cimetière. L’odeur pestilentielle prenait à la gorge.
Sitruk n’en pouvait plus. Il perdit les derniers vestiges de sa lucidité. Il se débattit dans la boue gluante, visqueuse, incapable de se redresser, croyant être avalé par celle-ci peu à peu. Cette lutte lui sembla durer une éternité. Le capitaine s’épuisait. Enfin, dans un élan désespéré, suffocant, les yeux exorbités, les pupilles dilatées, il s’extirpa de ce piège et réussit à empoigner ce qu’il pensait être une aspérité de la paroi. Las! Une momie hideuse se détacha alors et tomba avec un plouf sourd à quelques centimètres à peine de l’officier. Au cas où vous l’auriez oublié, cher lecteur, il n’y a pas d’air sur la Lune! L’illusion ne respectait pas les lois de la physique!
La chute du cadavre desséché, fut suivie d’une brume de poussière qui s’incrusta par tous les interstices de la combinaison du capitaine, lui brûlant la peau. Ce leurre atteignait des proportions formidables, car, évidemment, sa protection, parfaitement étanche, lui aurait permis de plonger sans dommage dans le magma.
Malgré tout son courage, Benjamin était prêt à se laisser mourir. Il supposait à tort que son commandant l’avait abandonné, lassé par ses nombreuses maladresses. Dans son cauchemar, il ne le voyait plus ni ne l’entendait. Seul! Il était seul coincé dans ce piège!
Sitruk ne se rendit pas compte immédiatement que le mirage avait changé. La fange et la boue avaient cédé la place à un autre décor tout aussi fantasmatique. Replié sur lui-même, prostré, son visage entre ses mains, Benjamin pleura. Au bout d’une longue minute, il releva la tête. Il s’aperçut enfin que la cheminée naturelle avait disparu, comme si elle n’avait jamais existé. Au contraire, devant lui, une demi-douzaine de tunnels labyrinthiques s’ouvraient. Un rire sardonique provenant du couloir le plus à droite, frappa ses oreilles.
Quelle était donc cette nouvelle diablerie?
Hypnotisé, notre antihéros se redressa et, comme dans un songe, se déplaçant au ralenti, il emprunta la direction du ricanement sinistre. Au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans l’étroit corridor enténébré, le rire se démultipliait, le bombardait, se répercutant sur les parois, le sol, le plafond, telle une super balle de légende, comme un écho amplifié à l’infini.
Sa peur se fit plus intense. Voulant l’ignorer, se morigénant, Benjamin avançait, un pas après l’autre, toujours droit devant lui, mécaniquement, négligeant les coudes et les carrefours. Au bout d’un laps de temps indéterminé, il aboutit à un étrange escalier en colimaçon. Il l’emprunta avec circonspection et ses sensations s’inversèrent alors. Le haut devint le bas, et le bas le haut! L’escalier illusion, aux marches usées par des centaines de siècles, creusé dans la roche lunaire, se déroulait, encore et encore, descendait ou montait, souvent incliné à 90 degrés.
Benjamin éprouvait une sensation singulière, se mettant dans la peau d’un danseur d’un vieux film hollywoodien, le mythique Fred Astaire de « Mariage Royal ». Mais notre capitaine n’était qu’un avatar dérisoire du fabuleux danseur.
Et l’escalier hétérodoxe, conçu par un fou, -les Helladoï pouvaient-ils devenir fous?- qui paraissait sans commencement ni fin, comme dans les peintures de la Renaissance où la raison sombrait, se perdait, s’interrompait, reprenait, le temps de quelques degrés au milieu de nulle part, au plafond, sur le flanc de la galerie, parfois en avant ou en arrière, sans aucune logique.
Benjamin avait perdu le fil et son malaise s’accentuait. Des suées glacées humidifiaient son dos, tandis qu’une nausée le prenait à la gorge. Pourtant, il progressait, il avançait…
Par instant, l’escalier démoniaque et démentiel se défaisait, s’effritait, bombardé par les vagues du temps ; puis il se réassemblait plus loin. Sa matière aussi subissait des métamorphoses. Tour à tour molle, - les pieds du capitaine s’enfonçaient alors dans la structure de l’escalier et sa marche devenait pesante -, puis liquide ou encore gazeuse ou dure et solide comme elle devait être, elle avait pour résultat de déstabiliser Sitruk. S’il avait eu toute sa conscience, il aurait compris qu’il était plongé dans un cauchemar éveillé.
Lorsque l’escalier avançait en rétrogradant, Benjamin croyait rajeunir, retrouvant les sensations de son adolescence chahuteuse ; au contraire, lorsque les degrés reprenaient vers l’avant, selon la flèche du temps orientée vers le futur, notre officier était accablé par une fatigue insurmontable, comme s’il vieillissait d’une année par seconde. Pour échapper à ce funeste sort, malgré lui, il ralentissait, voulant prolonger ses pas, les étirer jusqu’à l’infini.
Or, le cours du temps repartit à son rythme habituel. Sitruk rencontra un nouvel embranchement. Il s’arrêta, hésitant. A sa droite, dans le boyau rétréci, se dressaient trois dépouilles de makis, animaux originaires de Madagascar.
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Les lémuriens, empaillés, avaient un pelage mangé par les mites, et leurs yeux de verre brillaient dans la pénombre. Enfin, le rire qui avait tant agacé Benjamin s’arrêta. Les makis venaient de tomber sur le sol : c’était d’eux que provenait ce ricanement sardonique!
Ignorant le trio déchu,le capitaine s’engagea dans le tunnel de gauche. Au loin, il apercevait une silhouette humaine qui s’avançait d’un pas vif. Croyant avoir affaire à son supérieur, Benjamin la héla. Mais l’humain ne lui répondit pas et en réaction, recula dans les ténèbres. Sitruk tenta alors de rattraper celui qu’il pensait être son commandant. Il se mit à courir dans le boyau étroit. Sa course ne l’empêchait nullement d’entendre distinctement ses talons marteler le sol sur un rythme rapide et régulier et sa respiration haletante. Tandis que Benjamin courait à la poursuite de son présumé supérieur, il crut entendre le même bruit de pas avec un léger retard. L’angoisse l’étreignit, l’obligeant à freiner sa course. Il sentait son cœur battre d façon saccadée. Bientôt, à bout de souffle, il devrait cesser cette poursuite absurde.
A dix mètres devant Benjamin, l’inconnu s’arrêta et se retourna. Après avoir sursauté, l’officier détailla la créature, qui manifestement était un être hybride, à moitié humain, à moitié simiesque, avec quelques caractères caprins. De plus, les pieds, déformés, très allongés, ressemblaient aux pattes d’un loup devenu plantigrade.
L’être, vêtu de peaux de bêtes nouées anarchiquement, qui dévoilaient des poils rêches d’un roux jaunâtre, émettait une sorte d’appel plaintif. Lançait-il donc une alerte? Car ses yeux, manifestement angoissés, observaient quelque chose qui venait du fond du boyau. Un érudit aurait reconnu en la créature l’incarnation d’un dessin de Susemihl tel que l’auteur avait voulu représenter l’homme primitif afin d’illustrer un article de Pierre Boitard datant de 1838. Mais revenons à notre anthropopithèque chèvre. Paralysé par la terreur, il paraissait aspirer à grand bruit un air fétide. Échappant l’horrible fascination, il parvint enfin à s’enfuir en émettant un couinement pitoyable.
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Derrière Sitruk, les pas avaient cessé. A son tour, Benjamin se retourna avec une lenteur calculée. Ses dents claquaient ; une sueur malsaine l’enveloppait. Malgré lui, son cœur manqua deux battements. Quelle était donc l’apparence de l’alien pour déclencher une telle peur?
A première vue, le nouveau venu n’avait rien d’un monstre hideux. Jusqu’au niveau des épaules, il présentait un aspect anodin, revêtu d’un scaphandre semblable à celui que portait le capitaine. Mais plus haut, la tête appartenait à un atèle géant, les crocs bien visibles, la bave coulant. Se comportant comme un grand singe, l’alien grondait sourdement, se frappait la poitrine, faisait de grands moulinets avec ses poings démesurés. Ses mimiques et ses gestes d’intimidation avaient pour but de terroriser l’adversaire.
- L’Améranthropoïde! S’écria Benjamin. Le croquemitaine d’Amazonie!
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Réduit à un être primitif, guidé par son cerveau limbique, l’officier crut que l’atèle allait l’attaquer. Poussé par un instinct de survie surdéveloppé, notre antihéros avisa une trappe qui s’était miraculeusement matérialisée à une dizaine de centimètres à peine. Sans se poser de questions, l’humain sauta à pieds joints à travers la providentielle ouverture.
Pitoyable Sitruk, prisonnier de ses peurs primales, incapable d’échapper aux images engendrées par son subconscient excessivement sollicité!
Benjamin, toujours prisonnier de ses fantasmes, crut atterrir brutalement sur le sol rocheux. Sous la douleur, il gémit et se frotta les mollets. Non, il n’avait ni fracture ni foulure! Rassuré, du moins relativement, Benjamin regarda où il se trouvait, ne s’étonnant pas de la clarté diffuse lui permettant de voir. Il eut la stupéfaction de reconnaître le carrefour qui marquait le début du labyrinthe.
- Je suis revenu à mon point de départ! Gémit-il sur un ton où dépit et découragement se mêlaient.
De ses yeux hagards, l’officier fixa les alentours. Une silhouette, une nouvelle, se détacha de la pénombre. Malgré l’uniforme déchiré et en piteux état, la chevelure hirsute et sale, la barbe longue non taillée depuis des lustres, Sitruk reconnut un officier renégat de la flotte interstellaire de l’Alliance. Le paria tenait serré dans son poing un pistolet à énergie plasmatique. Manifestement, il s’apprêtait à tirer. Benjamin fut plus rapide que lui. Il fit feu, car un disrupteur s’était matérialisé dans sa dextre.
Un éclair orange jaillit, illuminant le labyrinthe et foudroyant le renégat. Ce dernier s’effondra sur le sol. Il avait une plaie béante qui s’élargissait dans la poitrine. Ivre de se sentir en vie, Benjamin poussa un cri sauvage. Redescendu à l’état de bête fauve, il trépigna, gronda, sautilla puis s’approcha du corps de sa victime. Celui qui était il y avait peu encore un officier discipliné, intelligent et courageux n’eut pas le loisir de triompher longuement. Inopinément, des dizaines d’humains émergèrent des multiples couloirs du labyrinthe. Tous avançaient, aveugles, le visage blême, leur corps décharné revêtu d’un drap blanc. Des fantômes, des cadavres, fraîchement ensevelis, à peine sortis du tombeau, ressuscités, tel Lazare. Muets, accusateurs, inexorablement, ils marchèrent vers l’assassin ou plus exactement, ils glissèrent sur la poussière qui s’envolait. Pétrifié, Sitruk ne put reculer. Les yeux exorbités, il reconnaissait dans ces spectres ses doubles à tous les âges de la vie et à tous les stades de la mort : nouveau né encore entouré de son placenta, rattaché par le cordon ombilical à la mère, squelette fossilisé dont la tombe multimillénaire venait d’être mise à jour, enfant turbulent et joueur, adolescent présomptueux, officier fringant et arrogant, amiral à la retraite, cadavre de vingt-quatre heures, enveloppé dans un linceul, le visage recouvert d’un suaire et les mains entourées de bandelettes.
C’en fut trop pour Benjamin! Il s’assit en tailleur, se dissimula la face et pleura. Il renonçait à lutter. Il n’en pouvait plus, il n’aspirait qu’au vide.
- Assez! S’écria-t-il. Assez! Que ma souffrance cesse, que tout finisse!
Dans son esprit embrumé et tourmenté, une vois apaisante, douce, aux intonations familières lui parvint, abattant couche après couche son mur de folie. Combien de temps fallut-il à Benjamin pour recouvrer le sens de la réalité? Il n’eut su le dire. Il sortit de sa stupeur, et ses yeux, encore hagards, se posèrent sur Daniel Wu, qui fut identifié. L ’officier bredouilla des paroles d’excuse.
- J’ai déliré longtemps, n’est-ce pas? Pardonnez-moi. Je ne me suis guère montré à la hauteur, mais tout ce que je voyais me semblait si réel! C’est ma pire expérience.
- Je sais, Benjamin, fit Daniel avec sympathie. J’en ai vu une partie. Il fallait que je vous tire de vos propres fantasmes. J’ai donc pénétré dans votre esprit…
Le commandant marqua un temps d’arrêt.
- Ce ne fut pas une tâche agréable, ajouta-t-il. Comment vous sentez-vous?
- Au-delà de l’épuisement. Au-delà de tout.
- Vous avez besoin de récupérer.
- Commandant, dites-moi…j’étais loin ; bien loin n’est-ce pas? Je vous en prie, répondez-moi!
- Effectivement. Deux secondes de plus, et je ne pouvais plus vous ramener.
- Mais vous auriez coupé le contact? Vous n’auriez pas insisté, pas au prix de votre raison?
- J’aurais été jusqu’au bout, Benjamin. Non pas de la folie, mais…
- Vous n’auriez pas dû. Je ne me suis pas montré à la hauteur, je vous ai déçu.
- Mon ami, ne vous sous-estimez pas. Cette épreuve était trop dure pour vous, j’aurais dû m’y engager seul. Mais assez perdu de temps à se demander qui est le plus coupable.
- Encore un renseignement, monsieur : combien de temps vous ai-je retardé?
- Une minute dix-huit secondes.
- Une éternité dans ma tête!
Benjamin s’arrêta, soupira puis reprit :
- Avons-nous terminé la descente?
- Bien sûr, voyez derrière vous : le filin bouge encore.
- Et maintenant…
- Il nous reste encore ce couloir à parcourir et le prototype sera à nous.
- Comment le savez-vous?
- Par ce senseur portatif.
- Dois-je me relever et vous suivre?
- Je préfère y aller seul Benjamin. Je n’ai plus qu’une quarantaine de mètres à franchir.
- Vous semblez réticent.
- Pardi! Les psycho images deviennent de plus en plus agressives. Or, elles ne seront désactivées que lorsque j’aurai atteint le translateur. Restez donc ici et tâchez de recouvrer vos forces.
- Une nouvelle question monsieur, si vous permettez. Lorsque vous êtes entré dans mon esprit, avez-vous été affecté aussi intensément que moi?
- Pas tout à fait, Benjamin. J’ai été entraîné à affronter de telles épreuves. Mes fantasmes ne sont pas les mêmes que les vôtres. Rappelez-vous le début de notre équipée avec Tsampang Randong. C’était il y a huit minutes.
Daniel se releva. Il alla pour s’éloigner mais se ravisa et ajouta :
- Lorsque je vous ai ramené dans ce monde, je vous ai imposé les sépulcres blanchis car moi aussi, au plus profond de mon être, je crains la mort et son cortège, même si ce n’est pas logique!
Se décidant enfin, le commandant abandonna le capitaine Sitruk et s’engagea dans le dernier tunnel tout en frissonnant. Il savait que le pire l’attendait.
« Jamais je n’oublierai ce que vous avez fait Daniel Wu », pensa Benjamin.
A peine Daniel eut il fait quelques pas dans le corridor, qu’il fut immédiatement assailli par la terreur. Au fond de lui-même, il savait qu’il n’était pas entièrement véritablement humain. Avec le temps, il s’en était accommodé plus ou moins, mais parfois, il ne pouvait s’empêcher d’y penser, notamment après une période d’extrême tension. Habituellement, il enfouissait ce malaise, l’ignorant.
Au fur et à mesure qu’il progressait, il avait l’impression de se métamorphoser peu à peu en un robot asimovien, fait de fer et d’acier, un robot d’apparence rustique subissant à l’accéléré les outrages du temps, et qui se mouvait avec de plus en plus de difficulté, envahi par des taches de rouille qui colonisaient lentement le métal vieilli comme des métastases cancéreux.
Un bruit inquiétant lui parvenait. Il l’identifia : c’était celui émis par des broyeuses de vieilles carcasses. Les monstruosités se révélèrent : devant le commandant se dressaient maintenant d’antiques marteaux-pilons, immenses, imposants, concassant tout le métal qui passait à leur portée. Les machines effectuaient leur travail dans un tintamarre agressif, se gavant d’acier tels des Baal Moloch du XX e siècle. De leurs gueules béantes, des débris débordaient, des esquisses de robots, machines vivantes et pensantes finissant d’être déchiquetées.
La peur ordonna à Daniel de rebrousser chemin. Il fut assez fort pour ne pas l’écouter, sachant que ce qu’il voyait n’était que fumée. Il poursuivit donc sa route, tentant de conserver son impassibilité. Mais, du sol, du plafond et des parois émergèrent de nouvelles machines, bien plus menaçantes et prédatrices. Cette fois-ci, des animaux préhistoriques robots, des tricératops furieux chargeant, des cynodontes aux crocs apparents, des gastornis au bec immense, des quetzalcoaltus bien maladroits, des dimetrodons, des allosaures, des stégosaures et des velociraptors à foison et le chef de tous ces prédateurs, Kiku U Tu, tout bavant et l’œil vitreux, s’en prirent à l’humain. La meute grondante courut, dévastant tout sur son passage. Daniel eut une réaction inattendue : il s’immobilisa, ferma les yeux et se concentra. Le troupeau hétéroclite n’avait plus que cinq mètres de retard, trois…Un pareil bestiaire chargeant dans un volume aussi réduit…impossible! Notre daryl androïde était parvenu à évacuer les chimères de son moi tourmenté. Atteindre la sérénité, l’unicité avec le dragon…
Une main tremblante et décharnée se posant sur son épaule le fit sursauter. Daniel se retourna et reconnut son grand-père Li Wu, mort depuis trente années.
- Mon enfant, murmura l’apparition d’une voix chevrotante, ne reste pas ici, ta vie est en danger. Suis-moi!
Si, au plus profond de lui-même, Daniel sentit qu’il était resté immobile, il eut pourtant la sensation d’emboîter le pas au spectre. Comme dans un songe éveillé, il avançait, le vieillard devant lui, dans un tunnel si étroit qu’i ressemblait davantage à un boyau ou à une venelle. L’aspect du couloir se modifiait sans cesse. Au départ, le sol et les parois s’ornaient de tommettes aux couleurs vives et chatoyantes, tandis que, sur le mur de gauche était peint un mandala dont les teintes incertaines se mêlaient avec délicatesse pour représenter le Bouddha de la compassion. Insensiblement, nuance après nuance, les couleurs vives devinrent un camaïeu terne. Et devant Daniel, la silhouette de Li Wu, de plus en plus transparente et éthérée, finit par disparaître. Là, une autre étrangeté advint. Du corps même du commandant naquirent des fumeroles qui, se rassemblant, prirent l’apparence et la consistance d’un anthropoïde. Incongrûment, le grand singe était vêtu d’un uniforme de la flotte interstellaire, portant sur le col les manches et les revers, les galons et les insignes du même grade que Daniel Wu. Parallèlement à ce phénomène, le mandala, s’effrita, sec délita, ses grains de sable poussés par une brise venue de nulle part, venant se déposer sur l‘humain, l’emprisonnant dans une gangue bien solide. L’orang-outan parla, s’exprimant dans un anglais aussi pur et distingué que celui d’un acteur shakespearien.
« Daniel Wu, ou quel que soit ton nom, ton monde n’est qu’un rêve, qu’une illusion. Je suis la réalité. Je suis toi dans le pan multivers recomposé. Seul Rama est La Vérité! Nuage de poussière et de sable, quitte ce ciel et rejoins le néant du jamais créé, du pas encore pensé! C’est moi, l’Homme, et non toi! Tu n’es jamais né, tu n’es encore RIEN! »
Décontenancé par ces paroles, Daniel se secoua, tentant d’échapper à la gangue qui l’enserrait. Mais l’illusion le tenait dans ses griffes ; le mandala l’absorbait. L’androïde n’eut qu’un recours : il modifia le rythme de sa respiration, ses signes vitaux ralentirent, jusqu’à ce qu’il soit plongé dans un état semi comateux. Ses yeux se fermèrent, tandis que la sérénité l’envahissait.
Après un laps de temps indéterminé, Daniel Wu sortit volontairement de son coma contrôlé. Il reprit connaissance dans les ténèbres absolues. Un vent glacial rugissait à ses oreilles. Sans coup férir, la lumière jaillit, si aveuglante qu’elle le blessa, brûlant ses paupières et ses pupilles. Peu à peu, ses yeux s’accoutumèrent à cette clarté douloureuse. Au-dessus de lui, le ciel était d’un azur si limpide qu’on aurait cru qu’une broche en lapis lazuli avait pris sa place. Cependant, notre héros respirait à pleins poumons un air vif qui lui mordait les joues.
Mais où était donc passé son scaphandre peau? Comment pouvait-il respirer un air qui n’existait pas? Ah, décidément, sa raison vacillait! Non, il ne voulait pas finir dément! Il lutta, cherchant dans la partie artificielle de son cerveau à reprendre pied. La folie l’effrayait.
Le froid l’obligea à se mouvoir. Tout autour de lui se dressaient, figés dans des postures et des formes grotesques, des rochers nus, érodés par des millénaires de blizzard. Malgré la tempête qui hurlait, très hauts dans le ciel, de grands oiseaux noirs volaient. Ces prédateurs volatiles criaient, s’impatientant de la mort de l’humain qui ne venait pas. Insidieusement, leur vol se resserrait au-dessus de Daniel. Bientôt, les vautours formèrent un cercle.
Funambule funèbre, le soir s’en vint, annonciateur d’un proche trépas. Les grandes ailes noires se rapprochèrent. Dans un ballet précis et implacable, un à un, les charognards se posèrent sur le plateau désolé. Maintenant, les vautours jetaient des cris aigus. Daniel ne comprit pas comment il pouvait se retrouver allongé sur la roche nue, dans la totale incapacité de se détacher des liens invisibles qui le maintenaient solidement sur le sol gelé. Tandis qu’il s’interrogeait, un grand vautour, sans doute plus audacieux que ses congénères, ou tout simplement plus affamé, s’avança jusqu’à l’avant-bras déjà détaché du corps. Son bec jaune et ivoire se saisit de ce délice macabre. Un autre l’imita, préférant une jambe. Désormais enhardis, à leur tour, les autres charognards se précipitèrent sur le corps démembré et se nourrirent des meilleurs morceaux. Les becs avides arrachaient, broyaient sans distinction les chairs, les muscles et les os!
Inexplicablement, Daniel ne ressentait aucune douleur. Détaché de tout, il assistait à l’anéantissement de son être, ou du moins de son corps, comme si cela ne le concernait pas. Dans la nuit sans étoile, un chant funèbre tibétain, accompagné de trompes et des crécelles des moulins à prière, s’éleva, devenant la seule réalité. On célébrait donc, dans l’antique tradition du bouddhisme tantrique, les funérailles de Daniel Lin Wu Grimaud.
« Mais je ne suis pas mort, finit par objecter l’intéressé. Je n’ai commis aucun crime! Mes ancêtres se sont convertis au lamaïsme. Jamais ils n’ont persécuté le peuple tibétain. Au contraire, ils l’ont respecté. Ils n’ont pas participé à la sinisation du Tibet! Alors, pourquoi m’a-t-on exécuté, livré aux vautours? Sun Wu a résisté…Tout ceci n’est pas réel! Je revis les récits de mon enfance, les souvenirs mosaïques d’un de mes ancêtres homonymes. Non, je refuse de subir encore cette illusion! »
Instantanément, Daniel se vit debout, marchant dans le tunnel, chose qu’il n’avait jamais cessé de faire!
Or, l’illusion continua, différente, puissante. Désormais, la galerie parcourue par le daryl androïde ressemblait à une succursale de musée, mélangeant l’ethnographie africaine et la tératologie. A la droite de Daniel s’alignaient des vitrines qui contenaient, parfaitement rangés, comme on pouvait les admirer à Paris ou à Tervuren, au milieu du XX e siècle, des masques provenant du continent noir : Dogon, Fang Tchokwé,
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Haoussa, Yoruba, Bakongo, Mossi…ils étaient tous là, comme à la parade, masques de circonciseur, d’initié, de griot, de sorcier, de guérisseur, d’accoucheur, de guerriers, tous encadrés par des lances et des coiffes de raphia, d’une beauté subtile et attachante.
A sa gauche, des vitrines présentaient des objets tout aussi fascinants et parfaitement classés, faisant pendant au mur d’en face. S’alignaient des fœtus de siamois plus ou moins soudés conservés dans des bocaux de verre, flottant dans un formol jauni, des moulages en plâtre de crânes de microcéphales, d’hydrocéphales et d’anencéphales mort-nés, tous à face de crapaud, des cœurs atrophiés ou hypertrophiés, des foies cirrhosés, des reins nécrosés, des cires anatomiques du XIXe siècle comme celles de la collection Spitzner-Orfila,
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représentant les syphilitiques et leurs stigmates caractéristiques, des squelettes déformés atteints de maladies osseuses dégénératives.
Au fond de la salle claire aux fenêtres hautes, était exposée une panoplie d’homme léopard, dont les teintes s’étaient assombries avec les années. Daniel n’eut aucun mal à identifier deux souvenirs qui s’interpénétraient pour créer ce décor. L’un lui appartenait en propre, provenant d’une piste temporelle parallèle, l’autre, il n’en était pas certain. Il était évident que la partie ethnographique remontait aux deux visites qu’il avait effectuées au Musée de l ’Homme, à Paris, en 1995 d’abord, en 1966 ensuite. Quant aux vitrines tératologiques, il ne les avait jamais vues, mais pourtant, elles lui semblaient familières. Les étiquettes qui nommaient chaque objet exposé comportaient une inscription ancienne, tracée à la plume Sergent Major, dont l’encre, violette avait quelque peu pâli.
Tandis que Daniel souriait, comprenant enfin d’où cette recréation était tirée, il ressentit une douleur aussi brutale qu’insoutenable au milieu du front. Sa vision se troubla et le sang dégoulina sur son visage. A travers un voile rouge qui s’épaississait, coulant en abondance, il distingua péniblement l’homme léopard. Le guerrier venait de lancer sa griffe sur cet homme blanc sacrilège et ennemi. Il s’apprêtait à bondir pour l’achever.
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Le commandant rouvrit les yeux, n’ayant même pas senti qu’il s’était évanoui. De justesse, il retint un cri de panique. Dans quelle situation inextricable se retrouvait-il plongé pour qu’il cédât ainsi à son moi primitif? Son cerveau artificiel était-il donc en panne? Ou était-il tout simplement affaibli après ce qu’il avait accompli pour ramener Benjamin Sitruk à la raison et à la vie?
Daniel était allongé au centre d’une fosse, à la terre ocrée, son siamois déjà mort et pourrissant frottant son visage, soudé par le ventre et ligoté contre lui. Le cadavre dégageait une odeur de décomposition avancée. Même s’il étouffait à demi, le commandant percevait un bruit répétitif qui le terrorisait. On jetait quelque chose sur lui, une ombre s’affairait au-dessus de la fosse. L’homme léopard balançait à pleines pelletées de la terre molle et noire sur sa victime encore vivante. Il n’avait de cesse d’ensevelir l’envahisseur, le recouvrant de toute sa haine et de toute sa vengeance. Enfin, le guerrier cessa, jugeant sa tâche morbide achevée. La tête de Daniel émergeait à peine de la fosse. Ses yeux exorbités reconnurent Benjamin Sitruk, son tourmenteur, venant d’arracher son masque!
Instantanément, le commandant Wu recouvra le contrôle de son esprit, les chimères s’évanouirent. Comme espéré, Daniel se tenait debout devant le prototype du translateur. L’appareil luisait faiblement dans la semi pénombre, protégé par un champ magnétique qui dégageait une douce lumière bleutée. L’engin reposait sur un piédestal de basalte, sur lequel était gravé un message de bienvenue en langue helladienne. Pourtant, tout autour du socle, des cadavres de Häans, d’Asturkruks et d’autres extra-terrestres de provenances diverses jonchaient le sol, leur visage tordu par un rictus de souffrance indicible. La folie avait imprimé sa marque sur ces pillards figés pour l’éternité dans des postures grotesques et pitoyables.
- Ainsi, malgré l’illusion dans laquelle j’étais plongé, je suis parvenu à avancer dans ce tunnel, marmonna le commandant soulagé. Que dit donc l’inscription?
Il se pencha et lut avec une facilité déconcertante les glyphes gravés par Sarton.
« Si vous êtes parvenu jusqu’ici, courageux et valeureux explorateur, c’est que le translateur vous est destiné. Bienvenue à vous, humain du XXVIe siècle, quelle que soit la ligne temporelle! Que Stadull vous protège lors de votre périlleuse pérégrination! »
Le message se terminait en mandarin classique
« Accomplis ta tâche, élu de Bouddha, accomplis le destin de la galaxie et du pan multivers! »
Daniel ne marqua aucun mouvement de surprise. Il se doutait bien que Sarton lui avait adressé un clin d’œil, faisant fi de la retenue imposée par une éducation très formaliste. Rassuré, il se mit à effleurer les bosselures du basalte, selon un ordre précis, désactivant ainsi les sécurités, les psycho images et le champ de force an entropique. Le prototype appartenait à une autre harmonique temporelle, mais inexplicablement, il pouvait être approché par Daniel Wu, dans n’importe quel cours de l’Histoire. A condition bien évidemment que le téméraire explorateur soit parvenu à franchir tous les obstacles.
Quelque peu ému, le commandant Wu pénétra dans l’engin, d’une technologie beaucoup plus sophistiquée que son âge le laissait supposer. A l’intérieur, tout semblait dormir. Aucune poussière, aucune tache de rouille, aucune marque d’usure, cela s’expliquait par l’absence d’air! En fait, les commandes n’attendaient plus que l’impulsion énergétique pour répondre aux sollicitations du pilote.
Avec précaution, Daniel s’assit sur le siège faisant face au pupitre de pilotage. Le tableau de bord était noir, sans touche, ni cadran, ni curseur apparents. Pourtant, le commandant avisa une fente minuscule.
« La clé doit s’y glisser. » pensa-t-il.
Effectivement, lorsqu’il entra le minuscule et précieux objet dans l’interstice, aussitôt, le tableau de bord s’alluma, présentant écrans, touches sensitives, indicateurs variés de distances, de localisations temporelles, de vitesse etc. Le translateur était prêt à voyager selon l’humeur de son nouveau propriétaire.
« Apparemment, tout fonctionne, soupira Daniel. Et maintenant? D’abord, le démonter. Je vais avoir besoin de Benjamin. Allons le chercher. »
Moins d’une dizaine de minutes plus tard, les deux officiers travaillaient de conserve, démantelant pièce à pièce l’appareil, classant chaque plaque, chaque fibre optique, chaque puce. Benjamin ne pouvait s’empêcher d’admirer l’efficacité de son supérieur. Manifestement, il savait exactement comment procéder et il lui donnait des ordres clairs et précis.
Le démontage du prototype ne prit que deux heures et les derniers panneaux, ce fut Sitruk qui s’en chargea, le commandant Wu étant occupé à transcrire en français du XX e siècle et en basic english les plans du translateur sur des feuilles transparentes qui n’étaient ni du papier, ni du plastique.
Enfin, tout fut terminé. Le prototype en pièces détachées rejoignit la soute du vaisseau scout. Dans le poste de pilotage de l’Einstein, Violetta s’étirait et bâillait après une trop longue veille. Elle attendait impatiemment de nouveaux ordres. A ses côtés, Marie dormait, recroquevillée sur son siège, Ufo ronronnant sur ses genoux.
Benjamin pénétra dans la cabine.
- Lève-toi de là, ordonna-t-il, je reprends les commandes. Tu devrais aller t’allonger, tu tombes de sommeil. Et couche Marie.
- Oh zut! J’en ai assez que tu me dises ce que je dois faire ou ne pas faire, répliqua avec humeur l’adolescente. Maintenant que tu n’as plus besoin de mes services, tu me renvoies comme une gamine! A t’écouter, je ne suis bonne qu’à m’occuper de Marie ou du chat! Et lorsque je dormirai à poings fermés, tu t’emploieras à persuader oncle Daniel de me renvoyer sur le Langevin. Avec le translateur et un petit calcul, ce sera un jeu d’enfant. Sois franc, reconnais-le!
Le père allait répondre, objecter quelque chose, mais Daniel qui entrait réprima un sourire et se chargea de rassurer la jeune fille.
- Violetta, puisque tu es parvenue jusqu’ici, tu restes avec nous.
- Commandant, ce n’est guère raisonnable, s’exclama Sitruk.
- Benjamin, votre fille a déjà une expérience du voyage dans le temps. Et je puis avoir besoin de ses talents de métamorphe.
- Commandant, je m’incline. Mais toi, n’aies pas le triomphe arrogant.
- Je suis trop fatiguée pour me vanter.
- Dans ce cas, au lit!
Préférant se taire, Violetta se retira, portant Marie dans ses bras. La fillette ne s’était pas réveillée. Dans un coin, le chat se léchait paisiblement le poil. Une fois les enfants éloignés, Benjamin demanda :
- Où et quand allons-nous, monsieur?
- Sur la Terre du XX e siècle, naturellement! Il nous faut rencontrer le créateur du translateur.
- Bigre, pourquoi? Vous avez su le démonter!
- Certes! Mais je ne veux commettre aucune erreur dans son maniement délicat. Seul Franz Von Hauerstadt peut me fournir les renseignements que je cherche.
- Permettez-moi de vous faire remarquer que l’Einstein n’a pas été conçu pour un saut quantique transtemporel à luminique 17!
- C’est justement pour cela que je reprends le pilotage. J’assure la manœuvre.
- Je ne parlais pas des ordinateurs.
- Rassurez-vous, Benjamin, je connais le degré exact de résistance de tous les composants du vaisseau scout. Apprenez aussi que j’ai fait pire avec la navette Teilhard. Comparée à l’Einstein, elle ressemblait à un omnibus poussif tout branlant.
- D’accord monsieur. Je n’ai plus qu’à me croiser les doigts.
- Pas du tout, j’ai du travail pour vous! En effectuant le saut, nous serons quelque peu secoués. Alors, vous allez tout arrimer solidement, vérifier les circuits secondaires, les boucliers, ainsi que les télé porteurs.
- A vos ordres, commandant.
- Et puis, nous nous translaterons en 1968.
- Pourquoi cette année-là?
- Oh, parce que je sais localiser Franz Von Hauerstadt dans tous les 1968 où il joue un rôle important, parce qu’il a construit le translateur. Dans une Histoire 1, il se partage entre la Guyane et la France. Dans une piste 2, il vit en Seine-Et-Marne, dans la propriété qu’il a héritée de ses grands parents maternels, les Malicourt. C’est là d’ailleurs que nous y avons passé quelques années, le commandant Fermat, votre épouse Lorenza, Violetta et moi-même. Enfin, dans une chrono ligne 3, il travaille alternativement à Bonn et à Detroit.
- Je saisis.
- La première piste, non la nôtre, correspond aux efforts d’un Homo Spiritus pour exister. Elle conduit à deux guerres atomiques qui anéantissent l’Homo Sapiens. Celui-ci disparaît en avril 2045.
- Tout cela n’est guère réjouissant monsieur.
- Dans cette Histoire, le translateur, en plusieurs exemplaires, a fonctionné maintes fois. Mon ancêtre a été en contact avec des humains de la fin du XX e siècle. Ah, un détail supplémentaire me revient : ici, la seconde guerre mondiale a duré six ans, et non quatre. L’URSS a affronté les États Unis, dans une longue guerre froide puis dans une troisième guerre mondiale qui s’est déroulée entre 1993 et 1998.
- Certes, mais quid de notre Histoire?
- Les chrono lignes 2 et 3 résultent des actions ou des non actions de Sarton et de nos doubles. Ainsi, la piste 2, celle que nous connaissons, a vu la sagesse triompher. La seconde guerre mondiale s’est étendue sur quatre ans, puis les guerres eugéniques conduites par Timour Singh ont endeuillé douloureusement notre planète avec un terrible bilan : 57 millions de morts. Cependant, après 2061, l’humanité se ressaisit et part à la conquête des étoiles.
- Et l’Histoire 3?
- Ah, ne put s’empêcher de soupirer Daniel, ce fut celle qui devait mener à la destruction de la Terre, à la disparition de l ’humanité, à une mort lente et insidieuse, non par le fait d’une guerre mondiale, mais par la fonte des calottes polaires, provoquée par l’utilisation sans frein des énergies fossiles, par le gaspillage éhonté de toutes les ressources même alimentaires et par une pollution irréversible. Les Häans n’eurent qu’à cueillir la planète comme un fruit mûr, les survivants humains ayant régressé jusqu’à la barbarie et au cannibalisme. Tout cela est advenu par la faute d’un néocapitalisme avide et jamais rassasié. Tsanu XV put établir son hégémonie dans toute la galaxie.
- Il nous faut donc éviter la piste 3, celle où Penta p complote.
- Assurément.
- Monsieur, en ce moment, sur quelle chrono ligne nous trouvons-nous?
- Aucune des trois. Pamela a agi à la fin du XX e siècle, sur l’harmonique 3. Elle est parvenue à engendrer une harmonique dérivée 4. Comme nous l’avons constaté, les Asturkruks étendent leurs drapeaux jusqu’aux confins de la Voie Lactée.
- Dans ce cas, il ne nous reste plus que la piste 2 ou la première pour agir à notre tour.
- La seconde Histoire serait la plus souhaitable, la plus facile, mais il y a un hic…
- Lequel, monsieur?
- Benjamin, pardonnez-moi le langage familier que je vais utiliser. Voici : nous risquerions de foutre à l’eau tous les efforts fournis par Fermat et moi-même pour couper l’herbe sous les pieds des Häans. Or, comme je ne tiens pas à malmener davantage le pan multivers ni à me rencontrer moi-même, nous n’avons d’autre choix que de nous rendre sur la chrono ligne 1.
- Monsieur, une inquiétude m’assaille. Manifestement, nous allons une nouvelle fois déformer le tissu temporel…
- Exact. A notre tour, nous forgerons une autre chrono ligne dont la dérive minime substituera sans trop de dommages à notre monde originel. Les différences seront à peine perceptibles, et nous ne sentirons pas la rupture du continuum.
- J’en suis heureux…
- Voulez-vous encore quelque chose, Benjamin?
- J’ai oublié de vous remercier pour tout à l’heure, sur la Lune. Désormais, vous pouvez compter sur moi, je ne faillirai plus, commandant.
- Oh, ne préjugez pas de ce que l’avenir nous réserve. Aux yeux de la providence, du Dragon céleste, nous ne sommes que des fétus de paille. Toutefois, je suis touché par votre attitude.
- Je m’interroge encore sur ce que vous avez éprouvé.
- Aussi dur, aussi pénible que ce que vous avez dû supporter. Mais le translateur m’était destiné.
- Voilà pourquoi il y avait tant de cadavres dans la caverne! Sarton n’est pas allé avec le dos de la cuiller!
- « La cause était suffisante! »
-On peut dire cela comme ça, monsieur. Je cours me mettre au travail.
Daniel esquissa un léger sourire puis se concentra sur les calculs ardus leur permettant d’effectuer le saut quantique transtemporel.

***************

Pendant ce temps, qu’arrivait-il à l’équipage du Langevin? Le capitaine Maïakovska était aux commandes du vaisseau aidée par Ahmed Chérifi et David Anderson. A l’infirmerie, Lorenza soignait l’officier Renate Hildbrandt pour une affection qu’elle n’identifiait pas. La jeune femme présentait d’étranges symptômes. Souffrant de déshydratation aigue et permanente, elle n’acceptait de boire que du lait, et à la paille!
Elle ne supportait p as non plus la lumière vive ou directe, étant devenue photosensible.
Dans le laboratoire médical numéro 1, Lorenza analysait quelques cellules de Renate. Son ADN présentait d’importantes altérations, comme si des segments d’un autre être s’étaient greffés dessus. Ainsi, le nouvel ADN comportait 69 chromosomes avec une hélice triple. La mutation était évidente. Celle-ci avait été sans doute provoquée par le contact prolongé avec l’alien. Si c’était bien le cas, le risque de contagion était grand.
Quelque peu effrayée, se demandant s’il n’était pas trop tard, mais aussi pourquoi pendant plusieurs jours Renate n’avait présenté aucun trouble, le docteur Di Fabbrini prit la résolution d’isoler la jeune femme et de la placer en demi stase. Par précaution, elle pratiqua également une biopsie de la peau sur tous les membres du personnel médical. Un court instant, elle fut rassurée par les résultats. Ensuite, elle se fit méfiante car la mutation n’avait pas été immédiatement détectée chez Hildbrandt.
L’ingénieur Anderson, quant à lui, ne restait pas inactif. Encadré par les Kronkos, il essayait de mettre la main sur les trois intrus. Pour l’instant, le vaisseau n’avait pas connu d’autre attaque. Mais où donc se dissimulaient les aliens? Le commandant Wu lui avait expliqué que les étrangers pouvaient se déplacer librement dans l’inter dimensionnalité. David avait donc calibré les senseurs et les détecteurs portatifs en fonction de ce paramètre. Il avait même envisagé la possibilité que les extraterrestres avaient la capacité de se camoufler dans n’importe quel programme virtuel de l’IA. Or, tandis que Kiku U Tu et ses troupes fouillaient le Langevin de fond en comble, l’ingénieur en chef révisait les 40 % qui restaient à contrôler de l’ordinateur principal. Par sécurité, celui-ci avait été déconnecté et le vaisseau scientifique se passait de l’IA.
Il fallait absolument que le commandant Wu et son adjoint fussent de retour dans un délai de deux mois. Les Intelligences Artificielles secondaires, trop sollicitées, risquaient de tomber en panne à tout moment.
Sur la passerelle, le capitaine Maïakovska connaissait précisément le statut du Langevin. Extérieurement, l’officier se montrait stoïque, mais intérieurement, l’angoisse la secouait. Comme elle était incapable de rester liée télépathiquement à son mari, elle allait souvent consulter Antor.
- Irina, ne vous faites aucun souci. Daniel va bien, votre fille également. Actuellement, l’Einstein est en orbite autour de la Lune. Le vaisseau s’apprête à effectuer le saut quantique pour retourner sur la Terre du passé.
- Par la Sainte Trinité! Un tel saut avec une navette non conçue à cet effet!
- Daniel sait ce qu’il fait. J’ai le souvenir d’un voyage identique avec la navette Teilhard. Tout s’est à peu près bien passé, même si nous avons cassé du bois à l’atterrissage.
- Ah, voyez! Ce saut ne s’est effectué que sur un intervalle de temps relativement réduit, trente années! Là, il est question de plusieurs siècles!
- C’est le même principe, Irina!
- Soit, pensez-vous rester en contact télépathique avec Daniel après ce saut?
- Je ne puis vous le garantir. Toutefois, mon lien mental est beaucoup plus solide aujourd’hui que par le passé. Espérez donc.
- Vous avez raison Antor. Je dois me montrer digne de Daniel et du poste qu’il m’a confié.
Se levant, la jeune femme se retira non sans avoir chaleureusement serré la main de son ami. Lorsqu’elle rejoignit le centre de commandement, elle n’affichait aucune émotion.

Fin de la première partie.
Chapitre 5

Dans la salle de jeux, après les heures de classe, Violetta avait du mal à se disculper auprès de Mathieu et d’Isaac. Elle avait beau jurer qu’elle n’avait rien à voir avec la matérialisation de l’étrange ectoplasme, la pieuvre ou quelque chose qui en approchait, apparue la nuit précédente, son frère et le fils du commandant refusaient de la croire.
- Mais, bon sang, faisait l’adolescente en colère, puisque je vous dis que je ne vous mens pas! Pourquoi me serais-je métamorphosée en fantôme?
- Parce que c’est dans tes habitudes. Tu l’as avoué toi-même hier; je m’en souviens encore! Déclara Mathieu péremptoirement.
- Où étais-tu? Interrogea Isaac. Pas dans ta chambre en tout cas. Tout à l’heure, tu as été vertement tancée par Maman.
Violetta hésita avant de répondre.
- Bon, d’accord. Je cherchais les quartiers d’Antor. Je suis restée trente minutes devant sa porte à faire stupidement le pied de grue avant qu’il m’ouvre.
- A plus de minuit? Hé bien! Je comprends pourquoi Maman t’a grondé.
-Oh! Il ne s’est rien passé de répréhensible. Antor m’a ouvert à minuit trente-cinq. Il avait l’air tout retourné. Plutôt à côté de la plaque, même.
- Pourquoi? Que t’a-t-il dit?
- Il m’a conseillé de retourner me coucher.
- Qu’avais-tu en tête?
- Rien de spécial. En fait, je désirais éclaircir avec lui un point diplomatique. Celui concernant le traité de 2389 passé avec la guilde ovinoïde.
- Mais ce n’était pas l’heure pour avoir une telle conversation! Remarqua Mathieu.
- Euh… Cet après-midi, j’ai eu un examen sur la question. Je ne tenais pas à me planter!
- Alors?
- Alors, j’ai su répondre car Antor a été très gentil. Il m’a tout expliqué ; on a parlé d’égal à égal.
- Et?
- Et il a dit que j’allais être reçue haut la main. D’après lui, je suis faite pour la diplomatie. J’intègrerai sans problème le corps diplomatique interstellaire à ma majorité. J’ambitionne de devenir ambassadrice comme l’ex de Georges Wu, la belle-sœur du commandant.
- Était-ce bien là tout le sujet de votre conversation? Reprit Mathieu.
- Non ; un peu avant de me retirer, Antor m’a dit aussi qu’il y avait eu une alerte d’intrusion tandis que je patientais devant sa porte. Mais je n’en sais pas plus.
- Isaac, tu en penses ce que tu veux, mais, pour ma part, j’ai finalement envie de croire ta sœur. Son roman tient la route.
- Violetta n’est pas une menteuse, jeta Marie. Elle émet des pensées blanches et non rouges.
- Tu simplifies un peu Marie, mais tu as raison.
- A propos, compléta l’adolescente, j’ai demandé à l’ingénieur Anderson de venir. Lorsque tout à l’heure, tu m’as raconté une première fois ce que tu avais vu cette nuit, je me suis méfiée.
- Pourquoi? Fit Isaac innocemment.
- Ce que Mathieu a décrit ressemble furieusement aux aliens que l’équipage recherche.
- Brr! Là, tu déclenches en moi une peur rétrospective!
- Hé! Ça ne va pas! Pas du tout! Poursuivit Isaac. Si c’était un alien, pourquoi, dans ce cas, il ne nous a pas attaqué?
- Je n’en sais strictement rien!
Un sifflement caractéristique annonça la venue d’Anderson. L’ingénieur interrogea avec tact Mathieu,choisissant ses phrases afin de ne pas effrayer l’enfant. Mais l’officier dut bientôt se rendre à l’évidence. Il y avait bien eu un alien dans la chambre des garçons cette nuit-là!
- Récapitulons: un être informe, blanchâtre, à grosse tête, aux yeux globuleux, muni de quatre tentacules dont deux latéraux… Et il flottait. La description correspond exactement à celle donnée par le professeur médusoïde. Pourquoi n’as-tu pas prévenu ton père?
- Hé bien… soupira Mathieu. En ce moment, il n’est pas accessible. Il vérifie l’IA et il est en mode ordinateur. Je ne l’ai pas vu depuis deux jours. Il nous évite,Marie et moi. Et c’est tant mieux car je n’aime pas quand il raisonne et parle comme une machine!
- Il aura bientôt terminé? Questionna Violetta.
- Je l’ignore.
- Que cherche Papa dans l’IA?
- Des dysfonctionnements provoqués par les sabotages de l’espion introduit à bord.
-N’ayez donc pas peur de l’appeler assassin, tout simplement! Ricana avec amertume l’adolescente.
-Mademoiselle, il y a ici une fillette de cinq ans qui…
-Monsieur Anderson, il ne faut pas vous inquiéter, répliqua Marie en zézayant. Je n’ai pas peur! Papa capturera les méchants aliens comme le Marsu lorsqu’il assomme le jaguar! Vous l’avez vu, mon père?
- Pas depuis quarante-huit heures.
- A-t-il terminé mon nouveau programme, celui de la bibliothèque? L’histoire de Pinocchio et de Monstro la baleine?
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- Ah! Ce vieux conte pour enfants! S’exclama Violetta, riant presque malgré les circonstances;
- Le commandant Wu a commencé la révision des logiciels de la bibliothèque il y a une heure, en effet.
-Dans ce cas, papa aura fini avant la fin de la soirée. On pourrait tous s’y rendre avant le dîner, trépigna la fillette.
- A sept heures, j’ai rendez-vous avec Pamela Johnson sur la passerelle, renseigna Mathieu.
- Moi, je viendrai, Marie,dit Isaac. Ce n’est pas le jour de mon cours de judo.
- Je viens aussi, soupira Violetta, regardant Mathieu avec envie. Tu as de la chance de voir le centre de commandement du Langevin de près! Je tanne papa depuis des mois pour obtenir la même autorisation. Il me refuse toujours!
-Pas sans raison, conclut Anderson. Le capitaine Sitruk craint votre manie de toucher tout ce qu’il ne faut pas!
-Peut-être, mais j’ai mon brevet de pilote!
-Qui ne vous autorise que la conduite d’un petit vaisseau à vitesse infra luminique.
-Pff! C’est un début!
****************
19h01. Dans le centre de l’IA, le commandant Wu contrôlait toujours les réseaux informatiques de l’Intelligence Artificielle ainsi que les micro cubes mémoriels. Parallèlement, il recevait en continu les données concernant le pilotage et le fonctionnement du Langevin. En symbiose avec son vaisseau, il n’ignorait rien de ce qui se passait sur la passerelle. Du moins, est-ce ce qu’il croyait.
Simultanément, Daniel conservait le contact avec Antor et Schlffpt . Encore quelques minutes et l’assassin serait identifié. Plus que trois suspects à examiner, à sonder. Plus que deux. Il s’agissait d’un sergent chef officiant à l’ingénierie appartenant à l’espèce mondanienne et du sous- lieutenant Pamela Johnson.
- Garrot résiste à ma sonde mentale. Informa Antor.
-Professeur Schlffpt, renforcez les boucliers de l’ambassadeur.
-C’est fait commandant…
Une demi minute s’écoula.
- Rien à signaler, hormis l’identité réelle de Garrot. En fait, c’est un vulgaire trafiquant d’armes du nom de Jivaolc, recherché par dix huit mondes de l’Alliance.
-Laissons-le pour l’instant. Nous règlerons ce problème plus tard.
-Alors, il ne reste plus que Johnson.
-Je m’en charge seul. Si j’ai besoin de vous, je vous contacte, émit Daniel Wu confiant.

*******************
Sur la passerelle de commandement, à la même heure, tous les officiers étaient à leur poste: le lieutenant Nadine Lancet à la navigation, le dinosauroïdes Chtuh au pilotage, Selim Warchifi aux senseurs détecteurs. Pour l’instant, le fauteuil du commandant était dévolu à Ahmed Chérifi. Paméla Johnson était assise au poste scientifique. Elle venait de changer de quart d’affectation sur les ordres du capitaine Sitruk.
La jeune femme montrait à Mathieu comment commuter les différentes sections de la console. Avec une dextérité rare, elle manipulait et effleurait les touches sensitives . L’enfant, attentif, enregistrait tout, remarquant sans le dire que Paméla était aussi rapide que son père dans le maniement de la console. Pourtant, Mathieu n’était pas
surpris; il éprouvait plutôt une certaine fascination pour les possibilités de l’ordinateur.
-Oh! C’est super! En fait, c’est un peu comme si le vaisseau avait des yeux. Il peut ainsi voir jusqu’à des millions de kilomètres de distance. Et, sans doute, il réajuste sans cesse.
-Pas seulement, Mathieu. Il voit, comme tu dis, certes, mais il analyse aussi. Il est donc capable d’éviter tout obstacle suffisamment tôt détecté. Des obstacles comme les astéroïdes, les comètes, les bombardements de particules négatives, les trous noirs ou encore les distorsions et j’en oublie.
-Ah! Même les trous noirs! Et les naines blanches? Les pulsars?
-Aussi, évidemment. Sauf si l’IA reçoit l’ordre de se détourner afin d’effectuer un examen détaillé.
-Et le bouclier de protection? A quoi sert-il précisément actuellement? Il est relevé en ce moment, non?
-Il est en fonction, c’est exact. Pour protéger le Langevin du bombardement de rayons cosmiques et des remous provoqués par le distorsionnel. Ce bouclier est composé de plusieurs couches répulsives; une centaine. Là, le vaisseau est entouré, protégé par vingt couches. Elles sont amplement suffisantes dans ces circonstances.
-C’est magnifique!
-Tu n’es jamais venu sur la passerelle?
-Pas précisément… Lorsque le vaisseau tourne en orbite autour de la Terre ou d’Hellas, j’ai obtenu l’autorisation d’y rester quelques minutes, sans plus. En réalité, papa n’aime pas trop me voir ici! Je me demande comment vous vous y êtes prise pour m’obtenir le droit d’assister à une opération qui n’est pas de routine.
-Je suis passée par le capitaine Sitruk.
Aucun officier ne s’était étonné de la présence du fils du commandant dans le centre névralgique du Langevin, dès l’instant qu’il avait reçu l’autorisation du numéro 3 du vaisseau.
-Peut-on actionner l’écran? Demanda l’enfant. J’aimerais voir l’espace se distordre tout autour de nous.
-Lieutenant Chérifi, est-ce possible?
-Pas plus de cinq minutes, il faut garder en tête la sécurité de l’équipage.
-Écran ouvert.
Instantanément, à la proue un panneau sembla s’évaporer tandis qu’à la place une surface opaque tourbillonnante apparaissait.
-Où sont les étoiles?
-Là, ces spires lumineuses qui courent à notre rencontre. Le tourbillon est en fait engendré par l’hyper supra luminique. En réalité, nous ne nous déplaçons pas dans l’espace normal.
-Ah, je le sais! Nous nous mouvons dans un hyper espace. Une sorte de couverture repliée. Nous parcourons l’épaisseur de celle-ci. Nous ne traversons pas la longueur.
-Tu as bien dit, nous replions l’espace.
-Ce sont les Helladoï qui ont été les premiers à trouver l’hyper espace. Il y a plus de sept mille ans. Quel exploit!
-Dans l’Alliance, Mathieu. D’autres civilisations bien plus exotiques et bien plus anciennes les ont précédés.
-Ceinture d’astéroïdes à deux parsecs et demi. Signala Lancet.
-Correction automatique de trajectoire effectuée, annonça Chtuh.
-D’autres obstacles? Demanda Chérifi.
-Nous entrerons dans la nébuleuse répertoriée sous l’appellation Delta Upsilon
dans trois minutes standard, répondit le petit dinosauroïde herbivore.
-Statut des boucliers?
-Opérationnels à cent pour cent, répliqua Warchifi. Nous pouvons cependant les renforcer si nécessaire.
-Dans ce cas, ajoutez les couches bêta ter et lambda bis.
-Opération effectuée, lieutenant, fit la voix de Johnson.
-État des cristaux de charpakium? Poursuivit l’Irakien.
-Efficacité optimale. Énergie maximale disponible, rassura Paméla.
-Peut-on encore accélérer?
-Nous pouvons augmenter la vitesse de quatre pour cent dès maintenant, monsieur, confirma le Noir.
-Exécution! Ordonna Chérifi.
- Ordre exécuté, dit Chtuh.
-Je capte une distorsion temporelle naissante dans le secteur Gamma 12, remarqua Lancet.
-Cette distorsion nous atteindra-t-elle?
-Non. Nous passerons au large de celle-ci à deux millions de kilomètres, à moins d’une augmentation en volume et en dimensions significatives du phénomène, proféra l’officier de navigation de service.
Quelques secondes de silence suivirent. L’écran fut refermé par sécurité. Brusquement mal à l’aise, Mathieu se taisait. Observant Paméla Johnson penchée sur la console scientifique, il la vit esquisser une grimace incongrue, rapidement réprimée. Puis, tout bascula.
***************

Dans la salle de maintenance de l’IA, Daniel Wu poursuivait sa tâche fastidieuse. Déjà, 60 % de la programmation de l’intelligence artificielle avaient été vérifiés. Ce qui préoccupait notre daryl androïde, c’était, pour l’instant, les réseaux contrôlant le distorsionnel et le saut quantique. Il ne constatait aucune anomalie, même minime. Mais, parallèlement, il s’interrogeait sur la présence de son fils sur la passerelle. Il consulta donc le fichier de l’ordre du jour. L’ordre avait été paraphé par le capitaine Sitruk.
« Bizarre! », se dit-il.
Puis, il revint au contact mental qu’il tentait d’établir depuis quelques minutes déjà. L’esprit de la jeune femme semblait curieusement rétif. Néanmoins, insistant, il atteignit les premières couches des pensées de l’officier. Le lieutenant se tenait devant la console scientifique, analysant la distorsion temporelle qui ne devait pas toucher le Langevin.
Daniel parvint à la deuxième couche. Paméla pensait à ce qu’elle ferait le soir même. Elle prendrait un verre avec Benjamin, écouterait un morceau de jazz castorii..
« Quel incorrigible dragueur, ce Sitruk! »
Le troisième niveau se présenta. D’étranges images, désordonnées, hors champ, kaléidoscopiques, beaucoup trop rapides. Des flashs se succédaient, s’entremêlaient. Des cuves, des panneaux lumineux violets, une atmosphère tiède, une…pince…
Et tout cessa. Un flot incessant de données plus folles les unes que les autres submergea l’esprit de Daniel, l’engloutissant, l’étourdissant. Le commandant crut qu’il allait se noyer, perdre la raison. Il frôlait la saturation. Il lui fallait à tout prix rompre le contact avec l’IA et Paméla Johnson. Alors, il lutta, pied à pied, il résista de toutes ses forces bien plus considérables qu’il le croyait.
ET L’UNIVERS BASCULA.
***************
Sur la passerelle, il sembla à l’équipage que l’espace se retournait comme un gant gigantesque. La Réalité oscilla, se troubla et se recomposa au milieu d’un désordre indescriptible. Une langue de la distorsion temporelle avait frappé de plein fouet le Langevin. Or, le phénomène ne cessait pas. Comme à plaisir, le cordon de particules et d’antiparticules s’enroula autour du vaisseau, le secouant tel un shaker.
Désorientés, les officiers s’agrippaient à leur fauteuil ou à leur console, comme ils le pouvaient. Ils tentaient à la fois de reprendre le contrôle d’eux-mêmes et de leur vaisseau. Enfin, Warchifi réussit à remettre en fonction les plateaux inertiels. L’équilibre fut rétabli.
Chérifi ordonna d’une voix calme;
-Rapports de toutes les sections.
-Repères navigations inconnus, annonça Lancet.
-Dommages mineurs au niveau des hangars. Perte d’énergie dans la salle des moteurs.
-Importante, Warchifi?
-Deux pour cent toutes les quinze minutes pour l’instant. Anderson est déjà en train de colmater la brèche.
-Oui, Johnson?
-Nous sommes manifestement entraînés au cœur même de la distorsion. La coque est soumise à une pression 150% supérieure au maximum de sécurité prévu.
-Quand la coque cèdera-t-elle?
-Dans trente-deux minutes si nous ne pouvons y remédier.
-Monsieur, s’exclama Warchifi, deux messages parasités de sources non identifiées nous parviennent.
-Traducteur universel. Sur haut-parleur.
-Branchés.
-Écran virtuel.
La sphère de reconstitution montra alors deux images fortement gondolées de deux civilisations humanoïdes, terrestres apparemment, mais manifestement issues d’histoires alternatives nettement divergentes. Il s’agissait:
-d’une partie d’Awelé
http://philippe.boursin.perso.sfr.fr/bonus/awl21.jpg
disputée entre N’anquicoatl , Moro Naba
http://www.planete-burkina.com/images/mogho_naba_gravure.jpg
de Texcoco et Ousmane Traoré, Almany d’Uxmal. Deux souverains africains, certes, mais vêtus comme on l’était dans l’Amérique précolombienne. Les joueurs étaient assis devant un tablier de bois dans lequel avaient été creusées des cases rondes alignées sur trois rangées de dix-huit trous. Dans ces cases, des cauris étaient disposés. Les joueurs devaient les faire circuler afin de récolter le plus de coquillages.
-l’autre partie de l’écran sphérique révélait un homme chauve au visage impavide, les traits indiens métissés, vêtu comme un simple peon, transmettant des informations importantes en anglais classique à un supérieur invisible. L’inconnu était muni d’un ordinateur portable comme il en existait à la fin du XXème siècle. L’archaïque computer affichait deux dates commutées: Palenque, 1952, New York, 1995.Le message, d’une teneur incongrue, pouvait faire croire que le chauve était soit un fou, soit un farceur cosmique!
-Zemour Diem Boukir au rapport. Tombe de Pacal découverte dans la pyramide comme prévu. Dois-je déclencher le piège temporel contre Archibald Möll?
Une voix froide, comme désincarnée, mais pourtant humaine, répondit.
-Attention! Ici, l’Ennemi! Message intercepté par temps parallèle 1721 bis. Coupez contact immédiatement.
La sphère s’éteignit alors, comme par magie. Or, cela ne signifiait nullement que le Langevin était tiré d’affaire. Il fonçait toujours vers le cœur de la distorsion, ignorant les rétro fusées à leur poussée maximale. Dans moins de vingt-huit minutes, les super structures allaient céder.
Ahmed Chérifi, qui était rodé à toutes les situations d’urgence, sut qu’il devait prendre une décision qui ne ferait pas plaisir à tout le monde. Il appela l’ingénieur en chef Anderson;
- Anderson à l’écoute.
-Ici Chérifi. Est-il possible de reconfigurer les moteurs de manière à user de ceux-ci comme d’un boomerang inversé?
- Dans notre situation actuelle, l’opération n’est pas recommandée. Nous sommes toujours en hyper supra luminique 17, avec nos rétro fusées, nous ne parvenons pas à nous dégager et encore moins à ralentir. La distorsion nous attire inexorablement. Elle va finir par nous avaler à moins que le Langevin ne soit démantibulé bien avant!
- Mais cette opération reste possible, ingénieur?
- Certes…
- Alors reconfigurez les moteurs.
- Il me faut l’aval du commandant.
- Je vous l’obtiens dans deux minutes. Commencez.
Ouvrant un nouveau canal interne de communication, Chérifi appela Daniel Wu.
- Commandant, nous sommes plongés au cœur même d’un orage de distorsion temporelle.
- Je le sais.
-Les repères ne correspondent plus. La distorsion nous entraîne et nous serons avalés dans moins de vingt-huit minutes maintenant. J’ai suggéré une reconfiguration boomerang inversée afin d’échapper à ladite distorsion.
- Envoyez-moi Lancet. Il vous faut un schéma précis pour mener à bien cette opération délicate. Je ne puis vous donner présentement les directives à haute voix, les interférences augmentant.
- Oui, monsieur. Où Lancet doit-elle vous rejoindre?
- Dans la bibliothèque. Je suis en train de réparer une micro puce affectée au programme des contes de fées.
-Compris, monsieur. Chérifi terminé.
Lancet s’était levée, immédiatement remplacée par Johnson.
-Vous avez entendu les ordres, lieutenant.
-J’y vais de ce pas, monsieur, répondit l’officier.
Sans prendre le temps de suivre le protocole et donc de saluer son supérieur, la jeune femme quitta le centre de commandement. Personne, depuis longtemps ne se préoccupait plus de Mathieu. Le garçonnet, nullement effrayé par la situation pourtant plus que préoccupante, s’était rapproché du siège du navigateur. Le vaisseau, toujours secoué, retourné comme une crêpe, craquait sinistrement de toutes parts tandis que les lumières des différents niveaux clignotaient. Combien de temps le Langevin parviendrait-il encore à résister?
Penché sur la console de navigation, Mathieu vit, presque subliminale ment le sous-lieutenant Johnson programmer à une vitesse beaucoup trop grande, presque surhumaine, de nouvelles coordonnées suivies d’un code Alpha Zéro de neuf cents chiffres! Paméla, absorbée par sa tâche ne parut pas remarquer l’attention dont elle était l’objet de la part de l’enfant. La Noire transpirait abondamment, visiblement plus que mal à l’aise, comme si elle luttait contre une présence hostile invisible. Manifestement, elle souffrait.
****************

Au cœur même de l’IA, Daniel bataillait ferme pour garder le contact non seulement avec sa propre conscience mais aussi avec l’Intelligence Artificielle. Son cerveau était submergé par un flot continu d’informations contradictoires qu’il ne parvenait pas à canaliser. Parallèlement, sa seconde mémoire, malmenée, menaçait de s’effacer, secouée par les données divergentes qu’elle recevait et découvrait. Le moi fondamental du commandant Wu n’avait jamais affronté une tempête pareille.
Non seulement les repères spatio- temporels qui parvenaient directement au cerveau positronique de Daniel se noyaient, s’estompaient, disparaissaient comme s’ils n’avaient jamais existé, mais des bornes indicatrices nouvelles se multipliaient à l’infini. C’était comme si le Langevin, ballotté au sein d’un pan multivers devenu fou, se trouvait au croisement de plus de deux mille histoires alternatives. Si l’équipage n’avait perçu que deux harmoniques déviées, Daniel, au contraire, était en contact avec toutes les pistes temporelles possibles qui naissaient au fur et à mesure que la distorsion s’aggravait, se renforçait, presque à engloutir le vaisseau.
Le commandant et l’IA frôlaient en fait la saturation. Tous deux pouvaient s’effondrer d’une seconde à l’autre, leur intégrité psychique gravement blessée ou endommagée. Daniel eut la présence d’esprit de couper le contact mental avec Paméla Johnson ainsi que le lien ténu qu’il avait conservé avec Antor. Puis, il entama le processus de retour en mode normal de fonctionnement de son cerveau. Mais la procédure était progressive et nécessitait quatre heures pour être totalement opérationnelle. Or, Daniel Wu ne disposait pas de ces quatre heures!
A l’instant précis où il se déconnectait d’avec Johnson, il capta, furtivement, un code prioritaire aléatoire, provenant de la passerelle. Sans contestation possible, Paméla l’avait émis. De qui l’avait-elle obtenu? Et pourquoi cette vitesse surhumaine? Se repassant la scène précise où il avait atteint la troisième couche des pensées de Johnson, Daniel comprit à qui il avait affaire. Paméla était un daryl Asturkruk qui avait vu le jour dans une sphère cuve d’un laboratoire de Gentus. Les Asturkruks avaient enfreint le traité sur les recherches interdites.
Puis, il perçut Nadine Lancet, s’asseyant devant une des consoles informatiques de la bibliothèque. La jeune femme se mouvait comme une somnambule. Que faisait-elle en un tel lieu? Il sut ce qui se passait à la seconde précise où la langue de la distorsion relâchait le Langevin. Libéré, le vaisseau bondit en arrière.
Daniel dut alors faire un choix. Se rendre immédiatement sur la passerelle et arrêter Johnson ou aller à la bibliothèque et sauver Nadine Lancet. Pouvait-il sacrifier son officier scientifique?
Le commandant Wu passa en hyper vitesse.
***************

Quelques minutes auparavant, dans la bibliothèque section enfants, Marie, Violetta et Isaac visionnaient un chapitre de Pinocchio. C’était la partie où le petit pantin de bois était avalé par Monstro l’énorme baleine. La scène montrait une tempête effroyable, où, la mer déchaînée roulait des vagues de trois mètres de haut et où le ciel déchargeait toute sa colère sur l’innocente créature. L’énorme cétacé fonçait à toute vitesse sur Pinocchio qui essayait d’échapper au monstre marin. La baleine, furieuse, rejetait des jets d’eau d’une taille impressionnante tandis que le pantin avec ses oreilles d’âne nageait désespérément. Tous ses efforts s’avéraient vains.
Il arriva un moment où, Pinocchio, pitoyable petit être avec sa queue qui fouettait l’eau,fut avalé par le cachalot noir et bleu.
Or, ce bleu de nuit, sombre comme le mal, vira peu à peu en des teintes beaucoup plus claires, pour atteindre finalement un blanc à la fois laiteux et translucide. Dans cette membrane opaline, portée par la tempête, Violetta reconnut le tracé de multiples vaisseaux sanguins qui pulsaient avec régularité. La jeune fille poussa un cri.
-Par le dieu du feu Stadull! Qu’est-ce que ceci?
La métamorphose se poursuivait. Maintenant, c’était le tour des immenses nageoires de se transformer en ce qui ressemblait à des membres filiformes atrophiés d’un vertébré. Les protubérances terminales prirent lentement la forme de mains et de pieds aux griffes acérées. Les doigts écartés laissaient apparaître des membranes fines qui facilitaient la nage dans les milieux aquatiques. Pivotant d’un quart de tour, l’alien dévoila des tentacules latéraux, dorsaux et ventraux, chacun tournoyant avec une lenteur calculée, dans un mouvement hypnotique.
Instinctivement, Isaac et Marie reculèrent devant le spectacle terrifiant de cet être engendré par le programme virtuel modifié.
-Je ne suis pour rien dans cette farce! S’exclama Violetta. Je n’ai pas touché la console.
Pendant ce temps, la créature malfaisante s’emparait de ma marionnette de bois grâce à l’un de ses tentacules latéraux et portait sa proie jusqu’à son tentacule ventral, en réalité une « bouche » qui aspirait les fluides vitaux de ses victimes. En effet, la cavité buccale la plus apparente, située sur la face, avait perdu toute fonction. Elle n’était plus qu’un vestige. S’ouvrant à peine, elle laissait deviner une mâchoire édentée.
Fascinée, soumise à l’influence de la créature, Violetta tarda à éteindre le programme. Ainsi, les enfants purent voir que l’alien, ne parvenant pas à tirer sa subsistance de la marionnette virtuelle, rejeta dédaigneusement celle-ci au loin. Alors, l’être pivota une fois encore et porta son attention sur le trio. Il croisa le regard de Violetta qui, enfin, réagit. D’une vox stridente, terrorisée, elle ordonna.
-IA, fin du programme.
Mais, à l’étonnement de l’adolescente, l’arrêt de la simulation ne fut pas automatique.
-Voyons, IA, obéis!
L’ordinateur finit par obtempérer. L’être de cauchemar s’estompa. Reprenant son souffle, la jeune fille se demanda qui avait bien pu modifier ainsi le programme du conte de Pinocchio et créer une créature aussi horrible et monstrueuse. Elle eut un pauvre sourire destiné à rassurer Isaac et Marie. Violetta venait de comprendre que l’être difforme provenait des conteneurs disparus. Elle frissonna rétrospectivement. Marie se rapprocha de son amie, et, triturant nerveusement sa robe, demanda d’une toute petite voix.
-Tu ne veux pas partir d’ici? J’ai peur, cousine Violetta!
L’adolescente n’eut pas le temps de répondre. Dans le vaisseau, l’enfer se déchaîna. Les enfants, projetés à terre avec violence, roulèrent brutalement et finirent par heurter un meuble de rangement. La houle augmenta. Violetta saisit le danger que tous trois couraient avec les compensateurs inertiels du Langevin en panne.
Alors, ne calculant ni une ni deux, l’adolescente changea d’apparence pour devenir un filet accroché au meuble bureau, retenant ainsi son frère et Marie, les empêchant de recevoir ainsi de terribles meurtrissures.
Cependant, après un laps de temps indéterminé, le vaisseau rétablit à l’intérieur des cabines un équilibre artificiel. Constatant que tout était redevenu normal, Violetta reprit forme humaine tandis que les enfants se relevaient et se tâtaient pour voir s’ils n’étaient pas blessés.
Or, ce fut à cet instant que l’officier scientifique Nadine Lancet entra dans la bibliothèque. Sans un mot, les yeux grands ouverts, elle s’assit devant la console centrale de la salle, puis demanda d’une voix impersonnelle où toute inflexion était absente.
-IA, consultation de la totalité du fonds. Connexion directe à mon cerveau.
Ses mains, mécaniquement, accomplirent les gestes nécessaires afin de recevoir les flots de données en continu, directement dans le cortex.
Violetta eut un mouvement pour alerter Lancet du danger qu’elle courait. Mais, déjà, c’était trop tard.
La jeune femme, sous contrôle mental de l’espionne Asturkruk, ainsi d’ailleurs que tous les officiers en service sur la passerelle, ne pouvait réceptionner le contenu des mémoires de la bibliothèque sans détruire sa matière cérébrale. Évidemment, lorsque les informations arrivèrent et affluèrent, les cellules du cortex, trop sollicitées, s’échauffèrent et brûlèrent, provoquant un court-circuit dans tout le réseau des consoles de la bibliothèque.
Nadine Lancet s’embrasa, son corps dégageant des flammes claires.
Dans un premier temps, malgré les risques, Violetta voulut courir débrancher la jeune femme. Mais son devoir exigeait qu’elle protégeât d’abord les enfants. Toute la bibliothèque flambait, l’incendie s’était propagé à la vitesse de l’éclair et les portes étaient closes et coincées.
Avant de se métamorphoser une seconde fois, l’adolescente appela mentalement au secours. Puis, elle se changea et devint une toile de tente ignifugée sous laquelle Isaac et Marie se réfugièrent.
L’IA, régie par le code à fractales de Paméla Johnson, mit cinq longues secondes à déclencher l’alerte incendie. Mais, il va de soit que le système d’extinction de la pièce ne fonctionnait plus lui aussi!
A l’extérieur, deux mains parvinrent à écarter les battants de la porte. Elles appartenaient à Daniel qui avait choisi de sauver d’abord Nadine Lancet et qui, en chemin, avait capté le message de détresse de Violetta. Il ne pouvait cependant plus rien pour son officier scientifique. De la jeune femme, il ne restait que quelques cendres encore fumantes sur la moquette carbonisée.
Le commandant Wu pénétra en coup de vent dans la salle, l’incendie encore activé par l’appel d’air provoqué par l’issue ouverte. Aussitôt, il chercha les enfants des yeux et ne les trouva pas immédiatement. Il ne vit d’abord, au milieu des flammes hautes qui rugissaient, que les douze terminaux d’ordinateurs à digicodes, qui crépitaient, brûlaient, parcourus par des éclairs bleutés.
Or, l’incendie augmenta encore d’intensité, gagnant toute la salle, portant au rouge puis au blanc les murs de plastacier. Le lieu était devenu une véritable fournaise où l’oxygène était dévoré par les flammes furieuses et insatiables.
Daniel ne pensait pas à lui; il voulait retrouver Marie, Isaac et Violetta. Ses yeux, sa peau, ses vêtements commençaient à brûler. Enfin, il remarqua, loin vers le fond, une tente, objet incongru dans cette bibliothèque. Il comprit et se précipita vers la métamorphe, évitant de justesse un meuble de rangement qui, rongé par les flammes, s’effondrait.
L’adolescente reprit sa forme humaine, secouée par une quinte de toux.
-L’IA est en panne! Réussit-elle à articuler. Sors-nous d’ici, oncle Daniel!
-Je le sais. Je n’ai plus aucun contact avec cette partie de l’intelligence artificielle, lui lança le commandant psychiquement tout en prenant Marie et Isaac dans ses bras. Violetta devant lui, Daniel se dirigea vers la sortie.
Mais il y avait trente mètres à parcourir au milieu des flammes grondantes. Se courbant et zigzaguant, l’adolescente et l’adulte se rapprochèrent tant bien que mal de l’issue . Les poumons de la jeune fille étaient prêts à éclater . Son visage noirci, ses mains lui faisaient mal. Daniel Wu, lui, était plus entraîné.
A la seconde même où, n’en pouvant plus, Violetta allait s’arrêter, renonçant à échapper à l’incendie, elle reçut de plein fouet des jets de poudre anti-feu. La sécurité, commandée par l’éléphantoïde Fftampft, était parvenue sur les lieux. Les hommes, protégés par des scaphandres spéciaux, utilisaient aussi des moyens plus sophistiqués pour éteindre les flammes: des émetteurs ultra soniques qui étouffaient le feu. La félinoïde Shinaaïa reçut Violetta dans ses bras puissants tandis que Fftampft recueillait Marie et Isaac. Le groupe rescapé, pantelant, à bout de force, quitta cet enfer.
A l’autre extrémité du couloir, Daniel se redressa, reprenant sa respiration normale.
-O’Rourke, dit le commandant au médecin qui avait accompagné l’équipe anti-incendie, vous vous assurerez que les enfants n’ont rien.
-Rassurez-vous, monsieur. Ils ne souffrent que de brûlures superficielles. Vous aussi d’ailleurs d’après mon scanner de poche. Néanmoins, je vous demande de me suivre à l’infirmerie.
-Pas le temps, jeta Daniel Wu sèchement. Je dois me rendre immédiatement sur la passerelle.
-Nadine Lancet! Sanglotait Violetta, accroupie, en état de choc.
-Qu’est-elle allée faire à la bibliothèque?
-Elle s’est branchée directement à la console principale comme si son cerveau était celui d’un daryl et… elle a grillé. Rien! Il ne reste rien d’elle!
-O’Rourke, je vous recommande Violetta.
-Oui, monsieur.
Avec douceur, le jeune homme inocula un calmant à l’adolescente. Lorsqu’il releva la tête, Daniel avait déjà disparu, en route pour le centre de commandement du vaisseau. Tout en courant en hyper vitesse, le daryl androïde réfléchissait.
-La mort de Nadine Lancet n’a servi qu’à me détourner de la passerelle. Johnson connaît mes points faibles. Elle sait que je ne puis accepter de sacrifier un membre de mon équipage. En tuant Lancet, elle gagne du temps. Mais, aussi, elle me défie. Elle exécuté mon officier scientifique de la même façon que Thomas Payne, le magnat de l’informatique dans le Xxème siècle bis l’a été par mon double lorsqu’il s’agissait de rétablir le continuum spatio-temporel originel. Quel ordre a-t-elle lancé? La distorsion s’est certes éloignée mais le Langevin reste toujours hors des repères habituels. Oh non! Les perturbations redoublent
Effectivement, le vaisseau s’était mis à tanguer de plu belle comme si personne n’était aux gouvernes. Dans une vision fugitive, toujours connecté à l’IA, mais son contact s’affaiblissant délibérément, Daniel entraperçut le phénomène engendré par les manipulations de l’agent Asturkruk.
Une faille s’ouvrait dans le pan multivers tandis qu’un des panneaux de la passerelle s’abaissait juste devant la console de navigation. L’hyper espace apparut. La pression et l’atmosphère restaient retenues par un champ de contention. Paméla, sans état d’âme, poussait Mathieu dans le vide et le suivait un dixième de seconde plus tard. L’espionne et l’enfant disparurent, engloutis par le pan multivers en train de se ré assembler.
Tandis que la faille se refermait comme si elle n’avait jamais existé, le vaisseau subissait un dernier assaut distorsionnel. Mais le commandant parvint à conserver son équilibre. Lorsqu’il atteignit le corridor donnant accès à la passerelle, il devina plutôt qu’il ne vit Antor qui, lui aussi réveillé en plein sommeil, se rendait au centre névralgique du vaisseau afin de contrer Johnson. Le lien ténu qu’il maintenait mentalement avec son ami avait suffi à le renseigner.
A eux deux, Daniel, qui était repassé à vitesse normale, et l’ambassadeur forcèrent la porte de la passerelle. Ce qu’ils craignaient s’était produit. Les officiers de service gisaient sur le sol, sans connaissance et Paméla Johnson, entraînant avec elle Mathieu, n’était plus à bord.
-C’était cela l’ordre qu’elle avait donné. Elle abaissait les boucliers de sécurité. Ensuite, elle a ouvert le hublot écran d’observation.
-Où a-t-elle sauté? Quand?
-Où? A la rencontre d’une navette qui l’attendait probablement.
-Elle savait que nous étions sur sa piste. Fit Antor amer. Mais elle a paré le coup que nous allions lui porter en prenant ton fils en otage.
-Je ne lui ai pas laissé le choix. Oh! Bouddha! Je suis à gifler!
- Ne te laisse pas abattre.
Daniel ne répondit pas. Il s’assit à la place de Chtuh et reprit le pilotage du Langevin. Immédiatement, le vaisseau retrouva son assiette. Pendant ce temps, Antor refermait le panneau et demandait une équipe médicale d’urgence sur la passerelle ainsi que des officiers du quart Delta.
-Tu n’as pas répondu à toutes mes questions, reprit le diplomate, sa tâche accomplie. Tu es toujours en mode ordinateur…
-Plus tout à fait. Je suis entré en phase de retrait.
Antor hocha la tête, compréhensif. Il savait pourquoi son ami répugnait à s’exprimer. Il était envahi par toutes les toxines qu’il avait gelées durant plusieurs jours. Et la fatigue qui s’abattait sur lui menaçait de le terrasser. Effectivement, Daniel avait les traits tirés et sa mèche rebelle retombait sur son front soucieux. Enfin, hésitant sur les mots, il dévoila ce qu’il savait plus ou moins intuitivement. Il avait choisi ce mode de communication. Antor, saisissant la nuance, coupa aussitôt le lien télépathique, respectant ainsi la pudeur et l’intimité de son presque frère.
- Johnson a sauté dans une harmonique temporelle dérivée, et ce, dans le passé, notre
passé.
- Quel but poursuit-elle?
- Elle vise la Terre du passé. Elle va s’y rendre sans nul doute… Nous avons affaire à une daryl, issue des recherches interdites. Peut-être même s’agit-il d’une descendante de l’Homunculus né des travaux du comte Galeazzo di Fabbrini.
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-Oh! Par les maudits Haäns!
-Sarton a dû être capturé par les Asturkruks dans un passé remodelé. Et le cube de Moëbius n’est plus clos.
-Alors, toute la Galaxie est menacée.
-Pour l’instant, non. Ma seconde mémoire est, certes perturbée, mais le passé, celui que nous partageons ensemble, n’est pas encore modifié. Et cet être, qui tient Mathieu en otage, veut une Voie Lactée dépourvue de la présence de l’Alliance.
-C’est le scénario du complot Haän qui recommence que tu me décris-là.
-Écrit par les Asturkruks, ici.
Quelques secondes de silence suivirent. Puis, le commandant Wu reprit à l’instant même où Sitruk, di Fabbrini, Anderson, Celsiia, Maïakovska entraient.
-La distorsion temporelle a disparu. Johnson l’avait déclenchée. En tant que daryl homuncula elle en a peut-être le pouvoir. Ah! Capitaine Maïakovska, vous avez le commandement du vaisseau jusqu’à nouvel ordre! J’ai des préparatifs à faire.
-Commandant…
-Une réunion se tiendra dans trente minutes en salle de conférence. Je veux vous y voir ainsi que Sitruk, di Fabbrini, Chérifi, Warchifi et Antor.
-A vos ordres, monsieur, fit Irina impassible, comprenant que cet ordre n’était pas à remettre en question.
-Statut du vaisseau: panne de l’IA au niveau des senseurs longue distance et des repères directionnels. Moteurs Alpha 1 et 3 au bord de la rupture. Distorsionnel coupé depuis deux minutes. Statut de l’équipage: huit blessés, Nadine Lancet décédée, Paméla Johnson en fuite avec Mathieu Wu en otage.
-Oh! Par sainte Sophie!
-Veuillez restée professionnelle! Aucune coordonnée n’est fiable. Nous avons été pris par la distorsion et nous ne savons ni où ni quand nous nous trouvons. Seule certitude: l’agent Asturkruk Paméla Johnson vient d’arriver sur la Terre du Xxème siècle bis. Elle a commencé à effacer la mission de Fermat.
-Exact, reprit Antor en confirmant. Fréjac n’est pas mort en Lozère.
-Alors, puisque nous sommes acculés et en état de légitime défense, je vais casser le testament de Franz von Hauerstadt, et enfreindre ainsi le traité de Moweille.
Se levant du poste de pilotage, Daniel Wu quitta la passerelle pour rejoindre ses quartiers. Tandis que Lorenza s’occupait des officiers évanouis, Sitruk prit le siège libéré.