samedi 23 mai 2009

Chapitre 4


Ce matin là, Mathieu et Marie se hâtaient de prendre leur petit-déjeuner Ils s’étaient réveillés tardivement et risquaient de rater le premier cours. Silencieusement, les enfants avalaient chacun un grand bol de céréales , regardant par instant leur mère, n’osant l’interroger. Tous deux sentaient que quelque chose n’allait pas. Finalement, Mathieu se décida.
- Dis, maman, es-tu en colère? Pas contre nous, au moins?
- Je suis préoccupée, mon chéri, c’est tout.
- A cause de la mort de Kilius?
- Oui, c’est cela.
- Violetta a dit que Grronkt avait aussi été tué, rajouta Marie. Elle était présente lorsque madame Lorenza expliquait à Benjamin comment le sergent avait été assassiné.
- Et Violetta s’est empressée de tout vous raconter, naturellement, fit Irina furieuse. Celle-là, si je la vois, je lui passe un savon!
- Mais maman, ce n’est pas simplement à cause de cela que tu es préoccupée, poursuivit Mathieu tout en se servant un verre de jus d’orange.
- Oui, c’est papa qui t’inquiète plutôt, continua Marie.
- Bien sûr. On ne l’a plus vu depuis hier midi. Et Violetta a dit…
- Mathieu tu arrêtes! Compris! Je sais ce que Violetta a pu te raconter. J’ai vu Lorenza hier soir. Et je n’aime pas vos communications non verbales!
- Ce n’est pas notre faute! Gémit Marie. Tu as un regard si sévère qu’on n’ose pas parler tout haut, Mathieu et moi.
- Pardon, mon trésor, je ne voulais pas te faire de la peine. Mais ce n’est pas facile pour moi en ce moment.
- Moi, je comprends, conclut Mathieu. Un assassin,deux meurtres, quatre aliens, l’IA détraquée, la mission en danger et papa en mode ordinateur…
- Hé! J’entends justement le clavecin à côté.
- Tu as raison Marie. Il y a aussi une flûte.
- Bien, le capitaine Sitruk répète avec Daniel. Vous avez terminé? Alors, hop, en classe! Je vais tenter d’avoir les dernières nouvelles.
Avec empressement, Mathieu et Marie se levèrent et, après un baiser donné à Irina, se dépêchèrent de prendre l’ascenseur qui les conduisit au septième niveau, là où se situaient les salles de classes. En effet, il y avait à bord une trentaine d’enfants et d’adolescents d’âges différents et pas tous humanoïdes.



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Effectivement, dans le salon de musique, le sanctuaire du commandant Wu, résonnait un extrait de la sonate en sol mineur BWV 1020 de Jean-Sébastien Bach pour flûte et clavecin. Il s’agissait d’une œuvre de jeunesse du compositeur. A la flûte, le capitaine Sitruk peinait à suivre le tempo enjoué donné par Daniel au clavecin. Benjamin se faisait souvent reprendre parce qu’il était en retard d’un demi temps ou qu’il oubliait une altération.
Au bout d’une dizaine de minutes, Sitruk soupira.
- Ce mouvement est beaucoup trop rapide pour moi, commandant! Je renonce.
- Voyons, Benjamin. Ressaisissez-vous! Si vous abandonnez maintenant, jamais je ne trouverai à temps un autre partenaire. Alors, nous décevrons tous nos amis qui attendent avec impatience notre prestation pour le septième anniversaire de l’inauguration du vaisseau.
- Ah! Parce que vous escomptez dans un délai d’une semaine à peine avoir résolu l’enquête et jugé et condamné notre assassin! Hé bien! Vous êtes plus optimiste que moi!
- Non, c’est de la logique. Chaque fois qu’il agit, l’assassin laisse des indices. A nous de les décrypter. Et ne perdez pas de vue que j’ausculte l’IA également.
- Bon, sur ce point, vous êtes plus apte que moi pour jauger la situation. Mais je ne comprends pas comment vous pouvez être plongé à la fois dans cette sonate de Bach, l’auscultation de l’ordinateur central, et je ne sais quoi encore!
- J’ai un programme et une mémoire multiphasés qui me permettent de porter mon attention sur plusieurs actions ou pensées simultanées. Ainsi, en plus de ce que vous avez dit, je vérifie les coordonnées de position du Langevin, me repasse la liste des messages sub-spatiaux des dernières quarante-huit heures, prépare le menu de la réception de la semaine prochaine, enregistre les rapports de l’ingénierie qui, sur mes ordres, examine les mémoires KZ 12 de notre IA déficiente et…
- Monsieur,stop!
- Bien, dans ce cas, reprenons à la mesure 36.
- Non, commandant. C’est inutile. Je refuse. Acceptez la vérité. Je ne suis qu’un piètre amateur à côté de vous, pas particulièrement doué. Vous, au contraire, vous jouez comme un professionnel. Si le prix Marguerite Long existait encore, vous le remporteriez haut la main!
- N’exagérez pas.
- Vous devriez plutôt improviser un duo pour harpe et clavecin avec ma fille. Violetta a fait d’énormes progrès en quelques mois. Il est vrai aussi qu’elle s’exerce durement chaque jour, ce qui n’est pas mon cas. Je l’ai entendue exécuter des arrangements de Liszt avant-hier, et elle s’en est sortie avec brio.
- Benjamin, vous me décevez. Faites donc un effort.
- Non, vous dis-je. Quand je me compare à vous, j’ai l’impression de me baigner dans le bassin des petits alors que vous, vous plongez dans les hauts fonds.
- Que faut-il donc que je fasse pour vous convaincre?
- Rien, commandant, articula Sitruk en rangeant délibérément sa flûte dans son étui. On m’a vanté les talents de flûtiste de la jeune Shinaaïa, le lieutenant félinoïde. Essayez de monter avec elle une pièce.
- Vous me plongez dans l’embarras, capitaine.
- Je ne puis faire autrement. Je ne suis qu’un humain ordinaire, inquiet de la présence de quatre aliens à bord et de celle d’un assassin non encore identifié et localisé. Sans cesse , je me dis: « Qui sera le prochain sur la liste? Et quand? » Bon sang! Commandant, comprenez-moi. Il y a ici plusieurs télépathes et notre inconnu parvient à rester anonyme. C’est inconcevable et inadmissible. A quoi cela sert-il que vous soyez un daryl androïde si…
- Benjamin, je ne suis ni omniscient ni omnipotent, et…
Daniel s’interrompit. Irina venait de faire irruption dans le salon de musique. Son regard, sa chevelure quelque peu désordonnée en disaient long sur son humeur orageuse. Lorsqu’il était soumis à la partie artificielle de son cerveau, le commandant n’aimait pas du tout voir son épouse dans cet état. Il l’évitait autant qu’il le pouvait.
- Et tu oublies, volontairement, de me signaler que tu t’es placé en mode ordinateur! Ainsi, machine parfaite, tu analyse chaque donnée, tu compartimentes et tu classes ensuite chaque information en ta possession, ceci afin de pouvoir la retrouver rapidement, dans le but d’une efficacité optimale! Bien, capitaine Sitruk. Je constate que vous avez rangé votre flûte. La répétition est donc terminée, je ne me trompe pas.
- Oui, en effet, capitaine Maïakovska. Je m’en allais.
Benjamin, qui avait remarqué la mine renfrognée d’Irina, après avoir salué, s’empressa de se retirer. « Il y a de l’eau dans le gaz! », pensa-t-il.
Marchant vivement, l’officier se dirigea vers l’ascenseur. A un tournant, il se heurta à Antor, qui, lui, se rendait chez le commandant Wu.
« Excellence, bonjour… »
Le capitaine hésitait à ajouter quelques mots.
- Bonjour, Benjamin. Désirez-vous me parler? Ne vous gênez pas.
- Monsieur, vous allez voir le commandant. Y a-t-il du nouveau?
- Je ne puis vous le révéler Sitruk.
- Euh, le commandant n’est pas seul.
- Je le sais.
- Dans ce cas, bonne journée, ambassadeur.
- Sitruk, vous prenez votre service sur la passerelle immédiatement?
- Dans trente minutes.
-Merci.
Antor, sans en dire plus, pressa le pas, laissant Benjamin dans l’expectative. Parvenu devant la porte close des quartiers de Daniel, le diplomate actionna le digicode et pénétra dans une première pièce. Des bribes d’une vive discussion lui parvinrent. Le mutant sentait la fureur d’Irina.
- Daniel, je suis lasse de le répéter, fit un instant la jeune femme sèchement. Je suis ton officier en second. Cela signifie que, lorsque tu prends une décision, tu dois m’en informer. Non pas que j’exige une explication. Mais j’ai le droit de savoir ce qui se passe, tout simplement. Surtout lorsque la sécurité du vaisseau est en jeu.
- Je n’ai pas eu l’occasion de t’avertir.
- Oh! Quelle mauvaise foi! Seigneur, je suis ta femme et je puis comprendre beaucoup!
-Tes sentiments brouillent ton esprit logique, Irina. Je me suis mis en contact direct avec l’IA pour pouvoir la contrôler. Et la suppléer si nécessaire. Je l’ai déjà fait, quinze fois en sept ans et huit fois sur le Sakharov.
- Obtiens-tu des résultats, au moins?
- Minimes pour l’instant. Je vérifie tous les relais et les programmes de l’IA. Il est évident qu’elle a été sabotée.
- A quel niveau?
- Neuf sous-programmes non vitaux ne correspondent pas à leur programmation originelle. Ceux des simulations d’entraînement en conditions extrêmes, des fichiers de magasinage, des synthétiseurs de matériaux primaires, par exemple.
- Daniel, tu m’énumères tout cela avec une froideur qui m’exaspère.
- Mon attitude n’est que le reflet de mon esprit logique.
- J’ai saisi. Tu es inaccessible à tout autre raisonnement. As-tu informé les ingénieurs et les informaticiens de ces dysfonctionnements?
- Bien évidemment. Anderson et quatre de ses équipes travaillent dessus depuis quatre heures ce matin.
- Et toi? N’aurais-tu pas besoin d’une révision?
- Je fonctionne parfaitement et suis entièrement opérationnel. Par contre…
- Par saint Wladimir, cesse de te conduire comme une machine, de t’exprimer comme elle ! Déconnecte-toi!
- Ma tâche n’est pas terminée.
- Depuis combien de temps t’es-tu placé en mode ordinateur?
- Depuis dix-huit heures et trente-deux minutes. Je te fais grâce des secondes.
- Mm! D’après mon expérience, tu ne peux dépasser une période de soixante-douze heures…
- Je tiens la semaine.
- Certes, mais à quel prix? Dans ces cas extrêmes, O’Rourke a dû t’hospitaliser et te placer en réanimation. Ensuite, il t’a fallu presque huit jours de repos complet. Je n’aime pas que tu mettes ainsi ta vie en jeu! Décidément, tu te montres trop souvent imprudent.
- Je n’ai pas eu le choix; c’était la seule option .
- Daniel! S’écria Irina qui, sachant que tout contact physique gênerait son mari, dut se contenter d’un pâle sourire de résignation.
Des pas légers se firent entendre dans le salon de musique. Le commandant Wu et le capitaine Maïakovska se retournèrent avec un bel ensemble. Antor se tenait sur le seuil de la pièce, encore plus pâle si possible qu’à l’habitude. Par égard pour la jeune femme, l’ambassadeur s’exprima à haute voix.
- Stamonn a retrouvé la mémoire.
- Il faut que nous le voyions immédiatement. Que captes-tu?
- Des images bizarres.
- Et l’assassin?
- Il n’est pas totalement humain. Il brouille ses pensées et son apparence. Il peut se déplacer comme il veut sur le vaisseau, comme si…
- Eloum, Uruhu et Kinktankt montent toujours la garde auprès de l’Hellados.
- Je les vois à leur poste.
- Certes… Mais quelque chose ne va pas. Stamonn…
- Tu as raison. Il n’émet plus d’images modulées.
- Ni d’ondes mentales.
-Vite! cria Antor.
Daniel, à cette injonction, passa en hyper vitesse, le diplomate le suivant le plus rapidement qu’il le pouvait. En trente secondes, les deux amis atteignirent la cabine de l’aspirant.

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Revenons quelques minutes en arrière.
Dans ses quartiers de taille standard, soit 25 m2, Stamonn, assis devant sa console d’ordinateur, vérifiait les tâches de la journée qui l’attendait. Cependant, le jeune Hellados se sentait troublé. Un sentiment indéfinissable, un malaise l’assaillait. Il ne parvenait pas à se concentrer. Dans son esprit, flottait une silhouette qui, à chaque seconde, devenait plus précise. Un humanoïde de grande taille, oui mais d’origine terrestre. Des cheveux sombres, libres, des yeux rieurs aux prunelles noires…
Un peu plus loin, le lieutenant Eloum, qui n’avait pas remarqué le trouble de Stamonn, admirait une holosimulation des principaux sites archéologiques de la planète Hellas.
A l’extérieur, « armés jusqu’aux dents », Uruhu et son ami Kinktankt montaient la garde ne marquant aucun signe d’inattention. Personne ne pouvait s’approcher de la cabine de Stamonn sans montrer patte blanche. Le siliçoïde, qui était d’une taille et d’une masse impressionnantes, usait avant tout d’émissions naturelles d’acides et de vapeurs brûlantes pour protéger le jeune Hellados.
Tous les quarts d’heure, Eloum contactait ses coéquipiers pour faire le point. Les communications fonctionnaient en circuit fermé, hors du contrôle direct de l’IA. Les yeux fixes, regardant sans la voir la paroi du corridor qui lui faisait face, Uruhu était en train de penser qu’il ne restait plus qu’une minute avant une nouvelle communication du cygne noir. Le Néandertalien transpirait, à cause du stress, sans doute. Quelques gouttes de sueur lui coulaient de la nuque jusqu’à l’échine. Il avait une furieuse envie de s’éponger, de partir plonger dans l’eau glacée, mais le devoir le retenait à son poste. Et puis, il éprouvait comme une sensation d’irréalité. Tout cela était faux. Que faisait-il dans ce lieu inconnu, au lieu de chasser avec les siens le mammouth laineux ou le renne? Soudain, ses yeux furent aveuglés par un flash aussi inattendu que violent. Il provenait des quartiers de Stamonn. Or, la porte close avait pourtant dix centimètres d’épaisseur et était en acier spécial! Puis, il y eut un plof sourd indiquant la chute d’un corps, immédiatement suivi d’une plainte. Un peu comme un gargouillement étranger dans lequel Uruhu eut du mal à reconnaître la voix d’Eloum, s’écriant :
« Alerte! Stamonn s’enfuit! »
Le temps que le Néandertalien réagisse, une vague silhouette se mit à courir à toute vitesse, une ombre qui ressemblait vaguement au jeune aspirant.
« Mais comment a-t-il pu franchir la porte blindée? S’interrogea Uruhu. Celle-ci ne s’est pourtant pas ouverte! Et les télé- portations internes sont impossibles! »
Kinktankt , quant à lui, ne se posa pas de questions. Glissant sur le sol comme sur un tapis d’air, il tenta d’arrêter le fugitif en projetant des jets brûlants dans sa direction. Peine perdue! Alors, le siliçoïde s’ébranla le plus vite qu’il put mais il n’avait aucune chance de rattraper Stamonn qui courait à plus de trente km/heure.
Pendant ce temps, Uruhu s’était ressaisi et avait ouvert la porte. Il vit Eloum qui gisait inconscient près d’une table basse, une de ses ailes noires souillée d’un sang du plus beau pourpre. Ayant recouvré tout son sang froid, le K’Tou activa son communicateur de poche.
« Uruhu à la sécurité. Alerte orange niveau 18. Stamonn vient de quitter ses quartiers après avoir blessé le lieutenant Eloum! Le lieutenant Kinktankt est à sa poursuite. Demande renfort immédiat. Unité médicale urgente requise. Le lieutenant Eloum a une aile brisée et il est inconscient. »
Tous les services concernés reçurent l’appel. Lorenza di Fabbrini et deux infirmiers se mirent en chemin tandis que les Kronkos se positionnaient pour barrer tous les accès à Stamonn. Les senseurs portatifs suivirent par traces thermiques le trajet de l’Hellados. Une fois son message terminé, Uruhu, à son tour, partit à la recherche de Stamonn. Plus rapide que Kinktankt, il le dépassa. En effet, le Néandertalien, habitué à vivre dans un milieu hostile, était capable d’atteindre quarante km/heure à la course en terrain dégagé.
Le fugitif fut localisé par Kiku U Tu à huit mètres de la salle de transport numéro 2. Finalement, le plus rapide fut bien le K’Tou, les dinosauroïdes étant handicapés par leur poids, qui eut juste le temps d’apercevoir Stamonn forcer les codes de sécurité du hangar. Son premier réflexe fut de se jeter sur l’Hellados juste à l’instant où la porte coulissait.
Les deux combattants roulèrent de l’autre côté tandis que la porte se refermait. Essoufflés, Kiku et les autres gardes de la sécurité perçurent d’abord un bruit sourd caractéristique d’une lutte puis un râle. Le lieutenant U Tu gronda.
« Par les cendres de Käaarle! Ouvrez-moi cette foutue porte! »
Deux dinosauroïdes obéirent et firent feu, leurs armes de poing en position d’atomisation, pointées sur un des battants du hangar. Le plastacier mit une seconde à disparaître. Les Kronkos, l’obstacle supprimé, eurent la surprise d’être engloutis alors par un éboulement de terre et de glaise tandis qu’ils pénétraient dans la salle de transport. Ils ne réchappèrent que de justesse à l’étouffement.
Ce fut à cet instant qu’Antor et Daniel Wu surgirent, ayant entendu le message d’Uruhu. Sur un signe du commandant, les gardes, qui étaient encore à l’extérieur du hangar s’écartèrent. Entrant dans la vaste salle de transport, Daniel et son ami virent Uruhu, à genoux, tremblant de tout son être et bégayant.
« Ce n’est pas moi qui ai fait cela! »
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Le Néandertalien était maculé de terre rouge. Autour de lui, le sol disparaissait sous une couche de poussière et d’argile de cinquante centimètres d’épaisseur! L’officier sanglotait près d’une fosse ouverte. Tandis que les Kronkos s’extrayaient péniblement de leur monticule de terre, le commandant Wu s’avança et se pencha juste au-dessus de la tombe. Au fond de celle-ci, le corps décapité et réduit à l’état de squelette de Stamonn gisait, en position fœtale. Le cadavre portait un uniforme d’aspirant recouvert d’ocre rouge et de fleurs des champs. Une défense de mammouth, une peau d’ours brun et deux haches de pierre moustériennes ornaient la sépulture.
Les quatre membres de l’Hellados avaient été brisés rituellement. Quant au crâne du jeune homme, il était posé, renversé, à deux mètres de la fosse, son trou occipital élargi comme s’il avait servi à absorber la cervelle lors d’un repas initiatique. Enfin, un cercle de pierres entourait le crâne afin de mettre une touche finale à cette macabre mise en scène.
- Commandant, reprit Uruhu, tentant de se maîtriser, je vous jure que ce n’est pas moi! Je n’ai pas eu le temps!
- Je le sais, lieutenant.
Daniel aida le K’Tou à se redresser tout en écoutant ce qu’Antor constatait.
- Ce squelette est frais. Je sens encore des énergies diffuses qui ont parcouru l’être pensant qu'était Stamonn. Le jeune aspirant n’est mort que depuis une heure environ…
- Mais c’est impossible! Nous captions encore ses ondes mentales il n’y a pas cinq minutes. A moins que…
Daniel se tut, son cerveau réfléchissant à une vitesse prodigieuse. Antor en profita pour poursuivre.
- L’état des os laisse à penser que tous les fluides vitaux on été absorbés en quelques secondes à peine.
- C’est comme si l’assassin avait disposé d’un disrupteur sélectif détruisant par réaction en chaîne toutes les cellules du corps sauf celles constituant la charpente, compléta Daniel Wu. Autrement dit, il ne reste plus que le squelette de mon aspirant.
- Précisément. Mais moi, je proposerais une autre hypothèse. L’assassin a fait d’une pierre deux coups. Il s’est débarrassé d’un témoin gênant tout en s’en nourrissant.
- Non, Antor. Ils étaient deux! Pour la deuxième partie, j’opte pour le complice, l’alien mystérieux.
- Alors, fit Kiku U Tu, pragmatique, ce n’est certainement pas le lieutenant Uruhu le coupable! Et, à ma connaissance, nous n’avons pas à bord d’armes Asturkruks, les seules capables de tels effets, ni de vampires, issus du folklore terrestre!
- En êtes-vous absolument certain?, sourit l’ambassadeur.
- Que devient Eloum? Interrogea Daniel. Parlez Kinktankt.
- On s’occupe de lui, monsieur, renseigna la voix synthétique du siliçoïde. Je viens d’avoir le docteur di Fabbrini par communicateur. Le cygne n’est pas grièvement blessé. Il se remettra sous huit jours.
- Merci, Kinktankt. Antor, as-tu saisi à quoi je pensais tout à l’heure?
- Naturellement. Que ce soit Eloum, Kinktankt ou Uruhu, ils ont été tous les trois dupés par un leurre matériel qu’ils ont cru d’autant plus réel qu’ils étaient sous le contrôle mental de l’assassin.
- Pourtant, un tel leurre aurait dû être décelé par Kinktankt et le Néandertalien. Cette technologie sophistiquée est strictement interdite dans l’Empire, même si des mondes coloniaux l’utilisent à la frontière.
- Donc, l’assassin n’est pas qu’un télépathe d’une puissance remarquable…Il connaît et a accès à toutes les technologies les plus avancées…
- Nous en discuterons tous deux plus tard, fit Daniel avec une grimace.
- Commandant, je ne comprends pas bien ce qui s’est passé…
- Uruhu, je vous explique rapidement. Vous êtes parti à la poursuite d’un hologramme particulier que vous avez pris pour Stamonn.
- Mais… Je me suis battu avec lui!
- Justement, c’est en cela qu’il est spécial. Or, comme vous étiez sous hypnose, vous n’avez pas remarqué le léger scintillement caractéristique de votre leurre matériel tandis que vous le touchiez. Lorsque nous sommes arrivés, l’ambassadeur et moi, l’illusion s’est immédiatement auto détruite. Elle ne pouvait fonctionner qu’en présence de Kinktankt, d’Eloum et de vous-même, Uruhu car elle était programmée sur vos ondes alpha et thêta réciproques.
- Holà! S’exclama Antor. Tu conclus un peu vite, quoique cela peut signifier que l’assassin et son complice ont volé ces connaissances à l’IA.
- Exactement!
- J’ai saisi, grogna U Tu, Notre ordinateur nous localise ainsi, par les ondes que nous émettons. Donc, l’assassin est un des officiers supérieurs puisque seuls Anderson, Sitruk, Chérifi, Warchifi, O’Rourke, di Fabbrini…
- Stop, lieutenant! Pas forcément. Réfléchissez, U Tu, l’assassin s’est emparé des codes d’accès à l’IA par viol mental.
- Ni Daniel ni moi n’avons été soumis à cette violence, compléta Antor. Nous nous en serions rendus compte, même si l’espion est un plus puissant télépathe que nous!
- Effectivement, compléta le commandant. Or, si l’on tente une fusion mentale forcée avec mon esprit, automatiquement, je me place en mode ordinateur. Le violeur court alors le risque de sombrer dans la schizophrénie à cause de l’afflux abondant et hors contrôle d’informations.
- Il n’empêche que le champ des suspects n’est pas si réduit que cela! Gronda le chef de la sécurité.
- Sur ce point, vous avez raison, U Tu. Avec vos hommes, vous allez mettre de l’ordre dans le hangar.
- Est-ce tout, monsieur? Fit le Kronkos, dubitatif. Ne placez-vous personne sous surveillance?
- Si : les officiers embarqués lors de notre escale sur la base 829, sauf le capitaine di Fabbrini et le professeur médusoïde. Ah! Et naturellement l’ambassadeur. Je réponds d’eux totalement!
- Mais, commandant, vous faites des passe droit tout à fait injustifiés!
- Depuis quand discutez-vous mes ordres lieutenant U Tu? Dit le commandant en haussant le ton.
- Veuillez me pardonner, monsieur…
Dépité, Kiku salua, puis rugit ses directives à ses subordonnés.
- Nettoyez-moi tout ça! Dépêchez-vous, molassons! Puis, vous enverrez les restes de Stamonn pour autopsie!
- Quant à vous, lieutenant Uruhu, vous gagnerez aussi l’infirmerie. Je veux que vous soyez sous surveillance médicale jusqu’à ce que vous ayez retrouvé le contrôle de vos émotions.
- Bien monsieur.
- Viens, Antor.
- Je te suis.
Prenant l’ambassadeur par le bras, Daniel s’éloigna. Les deux amis poursuivirent leur conversation par télépathie.
- Je sais pertinemment ce que tu vas m’objecter, pensa Daniel Wu. A quoi bon surveiller les nouveaux officiers puisque l’assassin est capable d’échapper à tout contrôle? Il faut bien cependant rassurer Kiku et la sécurité!
- Je comprends. Mais comment parvient-il à échapper à notre attention? Et son complice?
- Par l’inter-dimensionnalité. L’assassin et l’alien se déplacent dans des dimensions qui demeurent inaccessibles pour nous avec nos moyens conventionnels. C’est ainsi que Stamonn, avec qui nous étions en contact mental, a été tué dans un autre espace temps parallèle au nôtre. Nous avons perdu le contact deux minutes, pas plus, mais lorsque nous l’avons retrouvé, l’aspirant était mort depuis une heure.
- Cette capacité à se mouvoir dans l’inter dimensionnalité est effrayante!Est-ce un phénomène naturel comme chez les pi ou?
- Tu m’as assuré que Penta pi n’était pas ici!
- Attends! Existe-t-il une technologie susceptible de permettre le déplacement inter dimensionnel mettant en contact deux mondes parallèles?
- L’Empire n’a normalement pas accès à une telle technologie qui appartient aux recherches interdites. Et ce, depuis le traité de 2354. A l’époque de Stankin, soit au XXIIème siècle, ces recherches sur les inter mondes alternatifs étaient presque monnaie courante.
- Bien. Mais les Haäns?
- Non plus à ma connaissance et ce depuis mon accord avec le continuum p. Mais il reste les Asturkruks et les Odaraïens.
- Oh! Mais ces derniers ont quitté la Voie Lactée il y déjà mille cinq cents ans!
- Alors, mon frère, les Asturkruks du futur!
- As-tu un soupçon précis sur un de tes officiers?
- Mm. Quelqu’un qui serait un agent Asturkruk, voire un Asturkruk modifié génétiquement, capable d’user de télépathie alors que l’espèce ne le peut pas? Très vague. Rappelle-moi ce qu’a vu Stamonn.
- Un humain ou presque, de grande taille, aux cheveux longs, aux yeux noirs et…c’est tout.
- Insuffisant pour permettre une identification.
- Nous sommes donc démunis face à ce criminel qui peut agir librement sur ton vaisseau!
- Ne le crois pas. M’étant substitué à l’IA, c’est moi qui localise tout le personnel et les civils du Langevin. Même si, en passant dans l’inter-dimensionnalité, le meurtrier coupe la communication un millième de seconde, je pourrai l’identifier.
- Cependant, tantôt…
- Je n’avais pas encore relevé l’IA de cette fonction. Je ne l’ai fait que lorsque j’ai constaté le paradoxe constitué par la mort de Stamonn.
- Ainsi, le filet se resserre.
- La capture de notre homme n’est plus qu’une question d’heures, crois-moi!
- Et son complice?
- Lui m’inquiète davantage, je l’avoue.
- D’où peut-il être originaire?
- Aruspus est en tête des possibilités.
- Hé! Le lieutenant Johnson connaît ce monde!
- Pas directement. L’interprète du professeur Schlffpt n’est jamais sur la planète. Et l’alien a pu émigrer n’importe où dans la galaxie.
- Oui, je n’y pensais pas. Peux-tu expliquer le réveil du complice?
- Par la découverte précoce du conteneur.
- Les autres aliens?
- En léthargie encore.
- Il nous faut donc mettre la main sur eux au plus vite.
- Exact. Je vais ordonner aux équipes de recherche de se munir de disrupteurs de type 3 et de combinaisons de protection contre les champs « an entropiques ».
- Daniel, n’est-ce pas trop tard?
- Je ne capte rien d’anormal en ce moment.
- Bien; tu sais que tu peux compter sur mon aide. Je suis ton ami, ton frère.
- Merci. Va manger et prendre du repos. Je veux que tu sois au maximum de tes capacités.
- Fais de même, Daniel. Tu n’as pas dormi cette nuit.
- Impossible en mode ordinateur!


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L’équipe de l’ingénieur Anderson scannait toutes les simulations des programmes d’entraînement en conditions extrêmes. Un jeune technicien vérifiait le sous-programme des fosses abyssales de l’Océan Pacifique. Ainsi, le sous-lieutenant Andrew Lane, un natif de San Diego, auscultait la fosse des Mariannes. Il était aidé par la caninoïde Mina. Les deux ingénieurs évoluaient dans des profondeurs marines virtuelles d’un saisissant réalisme. Pour se protéger, ils avaient revêtu les combinaisons de niveau 12, les seules capables de permettre la survie de leurs hôtes dans ces milieux hostiles.
Malgré tout, Lane et Mina se mouvaient avec lenteur comme ralentis par l’énorme pression qui régnait dans la fosse virtuelle. Les deux officiers respiraient un air recyclé enfermé dans leurs combinaisons. Celles-ci leur faisaient une seconde peau.
Dans leur travail, ils utilisaient un senseur de proximité et un analyseur d’environnement. Mina s’agrippait à un rocher tout en examinant attentivement les données biologiques affichées par l’écran de son senseur portatif. Soudain, un détail la frappa et, oubliant sa bonne éducation, elle jappa. Puis, elle reprit :
- Lieutenant, j’ai là quelques relevés bizarres!
- Faites voir!
La caninoïde tendit péniblement son senseur de proximité à son supérieur. Elle était écrasée par la pression effroyable et il lui tardait de retrouver un milieu plus confortable. Lane observa les courbes qui avaient un tracé pour le moins inhabituel.
« Hé! S’exclama Lane. Il y a bien là, en dessous de nous, quelque chose ou quelque un Enfermé dans un volume d’un mètre cube! Allons voir de plus près ce que c’est! »
Courageusement, l’humain et la caninoïde descendirent encore d’une vingtaine de mètres. Ils atterrirent sur un sol rocheux, fait de basalte. A peine eurent-ils posé leurs bottes sur ce sol irrégulier, qu’ils perdirent l’équilibre. Un tremblement de terre semblait se produire. Le sol vacillait, l’eau se troublait. Après un laps de temps indéterminé, le calme revint tandis que les eaux marines reprenaient leur transparence sombre.
Gênés par la pression, Lane et Mina, tels des pantins maladroits, peinaient à se relever, s’aidant mutuellement, encombrés par leurs appareils, craignant de déchirer leurs combinaisons protectrices à la moindre aspérité. Ce fut pourquoi, ils ne s’aperçurent qu’au dernier moment qu’ils étaient juste à côté du cube grisâtre, à une distance d’un demi mètre seulement! Et le conteneur était en en train de s’ouvrir! D’énormes bulles d’air s’en échappaient tandis que la température de l’eau s’élevait. Puis, l’océan virtuel bouillonna.
« Que se passe-t-il? » S’écria le jeune technicien.
Seul, un craquement sinistre lui fit écho. La caninoïde ne répondait pas, submergée par une peur panique primitive. Et la pression montait encore, chose impossible! Le cube craquait, ses parois se déformaient, s’aplatissaient. Mais la créature qui était emprisonnée à l’intérieur ne semblait nullement incommodée par la pression effroyable!
Une forme non identifiable s’éjecta soudain de ce qui restait du conteneur, sous les yeux médusés de Mina. Un tentacule blanchâtre, tiède et gluant, s’enroula tel un serpent monstrueux autour de son cou gracile. Un autre agrippa les jambes de Lane. S’agissait-il d’un poulpe, d »un calamar géant ou d’un être encore plus insolite?
Lane, plus aguerri, se débattait de toutes ses forces afin d’échapper à l’étau qui lui broyait les jambes. De son côté, Mina, dans un effort désespéré, fouillait sa combinaison afin de s’emparer de son disrupteur.
Mais la créature intensifiait ses prises tout en hypnotisant ses victimes? Lentement mais sûrement, les deux officiers perdaient tout sentiment de la réalité. Un bien être inconnu les envahissait. Encore quelques secondes, et ils seraient perdus. Dans un dernier sursaut de volonté, Andrew Lane eut la présence d’esprit de hurler, juste avant de s’évanouir :
« Ordinateur! Fin du programme! »
Aussitôt, l’eau bouillonnante, la terrible pression, la lumière laiteuse, les tentacules inconnus, tout disparut.
Lane et Mina, haletants, épuisés, au bord de l’inconscience, se retrouvèrent seuls au cœur d’une salle rectangulaire aux murs nus et gris. Tout en reprenant son souffle, le jeune sous-lieutenant sortit son communicateur de poche, appelant son supérieur immédiat, l’ingénieur Anderson. Il lui fit un rapport bref de ce qui s’était passé, recouvrant son sang-froid au fur et à mesure qu’il parlait.
- Un poulpe géant? Lane? Êtes-vous devenu fou brusquement, s’exclama Anderson. Le programme 15Bgamma ne contient rien de cet acabit!
- Monsieur, j’ai toute ma raison, je vous assure! Rétorqua Lane, vexé. Je sais ce que j’ai vu et vécu! L’aspirante Mina était avec moi! Elle peut confirmer mon rapport.
- Monsieur, ajouta la caninoïde, je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie! Cet être avait des tentacules gluants ; et il cherchait à tuer!
- Exactement! Compléta Lane, excité! Mais ces tentacules étaient dépourvus de ventouses!
- Donc, ce n’était pas un poulpe, fit Anderson.
- Ça n’était rien de connu en tout cas. Et surtout pas médusoïde.
- Quelle taille les tentacules Lane?
- Un mètre cinquante, deux tout au plus, je dirais.
- Rejoignez-moi vite à l’ingénierie. Je me demande si le commandant Wu est déjà prévenu de ce qui vous est arrivé.
- Les caméras sont tombées en panne, Monsieur, dit Mina.
- Peut-être que le commandant est au courant, après tout.
- Vous avez raison Lane. Il est relié au réseau central de l’IA.
- Et ce serait donc lui qui aurait éteint la simulation?
- Précisément. Je crois que le commandant Wu vous a sauvés tous les deux.

******

Parallèlement à ce qui arrivait au personnel d’ingénierie, dans la salle de jeux principale du Langevin, située au même niveau que les quartiers des officiers supérieurs, Mathieu et Isaac s’amusaient à reproduire et à vivre les péripéties de l’histoire de Merlin l’Enchanteur et du jeune Arthur. Isaac tenait le rôle du magicien, Mathieu celui du prince.
Ufo, quant à lui, se prélassait dans l’herbe grasse. Ou plutôt, il faisait semblant. En effet, il y avait deux heures et demi qu’il n’avait rien avalé, délai trop long pour lui. Alors, il guettait un oiseau en train de boire dans une petite mare. Sans doute allait-il bientôt lui sauter dessus pour le croquer! Le chat, à l’intelligence vive, usait de celle-ci pour se nourrir. Souvent, son maître soupirait et se disait : « J’ai créé un goinfre! »
Violetta, de son côté, était assise à califourchon sur une grosse branche qui appartenait à un chêne majestueux. Examinant de près la recréation des deux garçons, elle s’exclama :
« Et, dites, tous les deux! Vous avez oublié quelque un. Il vous manque Madame Mim.
- Dans ta version, pas la nôtre! Répliqua Mathieu.
- Cette horrible femme, cette sorcière? Ah, non, je ne l’aime pas, souffla Isaac.
- Oui, il s’agit bien d’elle! Ne voulez-vous pas que je prenne son apparence?
- Surtout pas! Si je me rappelle la version de Walt Disney, Madame Mim se transforme en dragon lors de son duel avec Merlin. Si tu l’imites, tu vas nous poursuivre et nous faire peur!
- C’est cela le jeu!
- Oh! Ce serait génial! Fit Mathieu. Un dragon, un vrai et pas une simulation holographique.
- Pour toi, peut-être. On voit bien qu’elle ne vient pas t’embêter tous les soirs déguisée en loup-garou, en King Kong, en vampire ou en gargouille!
- Je veux te forger le caractère, petit frère!
- Que je voudrais être métamorphe! Soupira Mathieu! Tu en as toi, de la chance, Violetta! Tu peux te changer en n’importe quoi!
- Bof! Avec le temps, je suis blasée. Ma première transformation, c’était lorsque j’étais toute petite. J’avais imité ma peluche préférée, Peter Rabbit.
- n’envie pas ma sœur. En général, ses métamorphoses ne durent pas plus d’une heure.
- Je suis capable de tenir la journée!
- Oui, avec beaucoup d’indulgence!
- En réalité, tu voudrais être doté des mêmes capacités que moi.
- Je n’ai pas hérité des dons de maman.
- Parce que le don de métamorphose ne se transmet que chez les filles! Lança Violetta acerbe.
- Je n’ai pas ce problème ; Marie est télépathe, moi aussi. Je sais avant tout le monde lorsqu’elle est malade ou lorsqu’elle a un gros chagrin. »
Marie, qui était assise en tailleur près de la mare, berçant un Bébé Jumeau boudeur, se releva, et s’avançant vers les trois grands, dit, innocemment :
« Il est bien laid, votre décor! Vous auriez dû demander à maman de vous aider. La, au fond, la cascade est ratée. Je vois les pixels!
- On n’a pas fini de programmer le décor, jeta Isaac vexé.
- Que suggères-tu, Marie?
- Cela ne vaut pas la forêt de Palombie avec Marsu. Et puis, j’en ai assez des forêts! Et c’est l’heure de goûter.
- Le chat n’a pas attendu! Il vient de croquer ce rouge-gorge!
- Je sais ce que j’aimerais : un magasin de bonbons, comme autrefois, avec des bocaux en verre, des sucettes au caramel et au lait, de la guimauve, des oursons en chocolat et en gomme, de toutes les couleurs, de la poudre Mistral qui pique, des …
- …barres chocolatées, compléta Violetta en se passant une langue gourmande sur les lèvres. Oh! Quel merveilleux souvenir tu évoques là Mathieu! Du chewing-gum à la fraise, des caramels qui collent aux dents. Tout ça, ça remonte loin.
- J’oubliais que tu as vraiment connu de telles boutiques. Je n’ai pas eu ce bonheur, dit Isaac.
- Violetta, tu saurais programmer ce magasin merveilleux.
- Je peux essayer Mathieu. Et si je me trompe, je peux faire appel à Pamela Johnson. Je suis devenue assez copine avec elle. Elle n’est pas de service en ce moment. Cette semaine, elle a été affectée au quart de nuit, ce qui lui laisse une grande liberté dans la journée.
- Moi aussi, je la connais. Elle m’a fait visiter le centre de l’IA. Et elle m’a promis de me montrer tous les appareils et toutes les consoles de la passerelle.
- Ton père ne dit rien?
- Pamela a reçu l’autorisation de maman, et dès l’instant où je me contente de regarder… »

********

Renate Hildbrandt, l’officier chargée du filtrage des eaux du bassin de l’exobiologiste médusoïde Schlffpt, vérifiait la salinité, la pression et la température de l’eau de mer de l’aquarium principal, pendant que le professeur baignait dans un bassin secondaire. Schlffpt méditait, proche de la transe. Mais il ne parvenait pas à atteindre le septième stade, le plus élevé. Même si les analyseurs de son milieu ambiant, de son biotope, ne relevaient aucune anomalie, lui, sentait bien que quelque chose n’allait pas. De plus en plus gêné et nerveux, il adressa un message mental à la jeune Allemande.
« Ondes négatives dans le bassin! Corps étranger. Danger niveau deux imminent, je répète imminent. »
Hildbrandt ne comprit pas immédiatement. Elle ne voyait rien ; ses appareils aussi étaient aveugles. Pourtant, en scannant plus précisément le bassin principal, la jeune femme crut déceler un léger déphasage du spectre lumineux. Son senseur de poche afficha sur l’écran un kaléidoscope de lumière, qui, peu à peu, forma un volume géométrique, un cube de couleur claire. Renate savait que toute la sécurité recherchait de mystérieux conteneurs. Un bruit tinta alors à ses oreilles. Instantanément, elle reçut un deuxième message télépathique, encore plus pressant, du professeur médusoïde.
« Danger optimal immédiat niveau trois. Fuir! Fuir! »
Au lieu d’obéir à cette injonction, poussée par la curiosité, Hildbrandt se rapprocha de l’aquarium, presque à s’y coller. Ainsi, elle vit émerger de l’eau, toute dégoulinante, une créature bizarre, d’une forme indéfinissable, de teinte crayeuse, comme entourée de plasma. Elle ressemblait un peu à une sorte de grenouille vaguement humanoïde, à la tête hypertrophiée, au corps muni de quatre tentacules, en plus de bras et de jambes qui gigotaient spasmodiquement.
Malgré son entraînement, la jeune femme fut paralysée par une peur panique, où la surprise jouait son rôle. Renate voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
L’alien , aux yeux vitreux et blancs impavides, était déjà à demi sorti du bassin principal, lorsque le professeur passa à l’attaque, malgré son handicap, afin de protéger l’humaine. Il projeta un poison urticant contre la créature inconnue, tandis qu’un de ses membres, muni de ventouses, empoignait le tentacule dorsal du « nouveau né ». En effet, l’alien avait la vague apparence d’un fœtus surdimensionné. Aussitôt, l’être réagit. Son cerveau hypertrophié émit des infrasons à un niveau d’intensité tel que ceux-ci firent exploser les parois des deux aquariums. De grosses vagues déferlèrent alors dans les quartiers du médusoïde, immergeant totalement Renate. Assommée par une des vitres du bassin central, Hildbrandt perdit connaissance, au bord de la noyade. De son côté, Schlffpt, paralysé par l’émission insoutenable des infrasons, ne retrouva sa mobilité qu’au bout de quelques secondes. Hors de son élément naturel, il était en grand péril de mourir asphyxié.
Or, l’alien avait déclenché cette attaque désespérée pressé par la situation. Il fut lui aussi atteint par l’explosion des parois de l’aquarium. Son tentacule dorsal, tranché net, fut projeté quelques mètres plus loin. Dans un demi mètre d’eau salée, il se tortillait et palpitait comme un poisson sur une plage, privé de mer.
Toujours inconsciente, Renate, baignait à la fois dans ce liquide salé et le sang de la créature. Sa peau absorbait par tous les pores cette lymphe blanchâtre. Privé d’un de ses organes vitaux, le fœtus pris de convulsions mourut en se tordant de souffrance sur une moquette gorgée d’eau. Sans un cri, il agonisa. Lorsque tout fut fini, l’être se dissipa en des milliards de particules spectrales. En moins de vingt secondes, il ne resta de l’alien que le tentacule qui ne gigotait plus.

******************

Dans l’infirmerie principale, Uruhu dormait, sous sédatifs. Le docteur di Fabbrini en avait décidé ainsi afin de calmer le K’Tou. Quant au magnifique cygne noir, il avait mis en hypothermie douce afin d’accélérer la guérison de son aile blessée.
Lorenza avait déjà procédé à l’autopsie de l’Hellados Stamonn puis avait eu le temps de communiquer son rapport au commandant Wu. Elle en avait conclu que quelque chose s’était bien nourrie du corps du jeune aspirant. L’alien qui rôdait à bord du Langevin était donc une sorte de vampire!
Tandis qu’elle rangeait soigneusement ses sondes de poche et ses scanners portables ainsi que ses bistouris électroniques, Lorenza vit arriver le lieutenant Anderson tenant la patte droite de la caninoïde Mina. Derrière, Andrew Lane suivait en traînant les pieds.
- Qu’y a-t-il donc Anderson? Une autre attaque?
-Ça m’en a tout l’air. Je voudrais que vous examiniez mes deux subordonnés, docteur. Commencez par Mina.
-Je vais très bien, répliqua la caninoïde. Je vais très bien;
-Laissez-moi m’en assurer. Anderson, expliquez-moi ce qui est arrivé.
-Je m’en charge, fit Lane d’une voix lasse.
Le jeune sous-lieutenant s’exprima calmement, cherchant ses mots avec soin. Quand il eut terminé, le médecin-chef explosa de colère.
-Mais il fallait immédiatement vous rendre sur la passerelle et en référer au commandant Wu!
-Inutile, docteur, rétorqua Anderson. Le commandant ausculte l’IA. Il s’est branché directement sur les mémoires du Langevin et il supplée l’ordinateur depuis hier. Donc, il sait tout ce qui se passe à bord.
-Ah! Seigneur! Il a encore commis cette folie!
-C’était le seul moyen. La preuve, si Lane et Mina sont encore en vie, c’est parce qu’il contrôle l’IA.
-Holà! Jusqu’à quel point celle-ci est-elle endommagée?
-D’après le capitaine Maïakovska, pas plus de 0,00013%.
-Ce pourcentage, très faible, et ne touchant que des postes secondaires, ne remet nullement en cause la sécurité de l’équipage, compléta Lane.
-De quoi vous mêlez-vous lieutenant? Remarqua Lorenza. Vous avez été attaqué et vous tenez de tels propos? Trois morts! Et vous dites que la sécurité du vaisseau n’est pas menacée? Je rêve!
-Docteur, fit Anderson. Ce n’est pas l’IA qui a tué ces trois officiers. C’est l’alien non identifié et sa capture n’est plus qu’une question d’heures.
-Décidément, j’aurais tout entendu! L’alien a un complice aussi avide de meurtres que lui! Je vais voir le commandant Wu et lui parler. Je vais le persuader d’arrêter la mission et de faire demi tour. S’il le faut, j’en appellerai à la logique. Et si cela ne suffit pas, je relèverai Daniel Wu de son commandement. Après tout, en tant que médecin en chef du Langevin, j’en ai le pouvoir. Bon sang! Nous subissons une invasion; la sécurité de l’équipage prime.
Le docteur di Fabbrini eut un geste de surprise lorsqu’elle se retourna afin de prendre son communicateur de poche. Daniel Wu se tenait juste derrière elle, en compagnie du lieutenant Chérifi.
-Commandant, je ne vous ai pas entendu entrer.
-Je sais que vous désirez me parler, docteur.
-Savez-vous ce qui est arrivé à Lane et à Mina?
-Naturellement. C’est moi qui ai déconnecté le programme d’entraînement.
-Est-ce tout ce que vous avez à me dire?
-Non; le professeur Schlffpt vient de subir une attaque en règle. L’engagée Hildbrandt, blessée, a été transportée à l’infirmerie secondaire. Elle a besoin de soins immédiats. J’ai levé les arrêts d’O’Rourke. Il s’est chargé d’elle.
-Et Schlffpt?
- Il n’a rien physiquement. J’ai réquisitionné une équipe afin qu’elle reconstruise son aquarium. En ce moment, le professeur nage dans la piscine de détente.
-Et?
-Je vous apporte ceci pour analyse, docteur, fit Ahmed.
Chérifi, qui tenait un paquet oblong enveloppé, le posa sur une paillasse avec précaution.
-Qu’est-ce que c’est? S’enquit Lorenza.
-Un tentacule d’alien, répliqua l’Irakien. Il a disparu en laissant ça!
-D’après Schlffpt, reprit le commandant, un autre conteneur a éclos. Mais son occupant est décédé. Je sais ce que vous souhaitez, docteur di Fabbrini.
-Ce n’est pas un souhait, c’est un…
-Moi seul suis à même de prendre cette décision, rétorqua Daniel fermement, toujours aussi froid. La réponse est non!
-Mais, commandant…
-Docteur di Fabbrini, vous oubliez à qui vous parlez, ce me semble! J’ai des directives claires et je les suivrai jusqu’au bout. Je sais ce que je fais, j’en ai une conscience fort aiguë.
-Mais…
-J’ai déjà révisé 28% des circuits et mémoires de l’IA. J’estime que j’en aurai terminé dans cinquante trois heures et dix sept minutes.
-Docteur di Fabbrini, fit Chérifi, le Langevin a déjà connu des situations encore plus délicates.
-Et ce n’est pas la première fois que je me place en mode ordinateur, renchérit Daniel.
-Alors, vous aussi, Chérifi, vous estimez que nous devons poursuivre en direction de la galaxie M33.
-Absolument, docteur.
-Moi de même, dit Anderson en fixant Lorenza.
-Pour vous rassurer, docteur, j’ajouterai que je pense avoir presque identifié l’assassin. Antor et moi, sommes en contact mental permanent. Nous dressons actuellement un filet télépathique afin de l’empêcher d’utiliser ses capacités psychiques. Schlffpt va aussi se joindre à nous.
-Et les aliens?
- Parallèlement, je réfléchis à l’élaboration d’une technologie qui…
- Bien, j’accepte de vous laisser un délai de vingt-quatre heures avant de réitérer ma demande.
- Dans ce cas, docteur, vous aurez des résultats bien avant ce délai. Je retourne au centre de l’IA.
- Par le sang du Christ, Daniel Wu, quand prendrez-vous un peu de repos?
- Quand j’aurai achevé de réviser l’IA.
Impassible, Daniel se retira.
-Un jour, il aura trop abusé de ses forces et je ne pourrai le ramener à la vie!
-Inch Allah! Conclut l’Irakien.


******************

Il était près de minuit. Mathieu avait obtenu l’autorisation de sa mère de passer la nuit chez son ami Isaac. La chambre des garçons était plongée dans l’obscurité tandis que tous deux dormaient à poings fermés, dans la candeur de l’enfance, pleins de confiance envers leurs parents à même fort capables de venir à bout de l’enquête sur les morts qui endeuillaient le Langevin.
Peut-être était-ce parce que Mathieu partageait la chambre d’Isaac que Violetta avait oublié de se métamorphoser en créature de film fantastique afin de jouer sa farce coutumière.
Après avoir bavardé jusqu’à plus de vingt-trois heures, les enfants s’étaient décidés à éteindre la lumière, succombant au sommeil. On pouvait maintenant entendre leurs respirations paisibles et régulières. Pourtant, Mathieu et Isaac n’étaient pas seuls dans la pièce. Dans les ténèbres, quelque chose d’informe flottait à un demi mètre du sol moquetté. De l’être inconnu, de la créature monstrueuse, une vapeur humide se dégageait. L’alien, immobile, avec ses yeux globuleux, semblables à ceux des poissons morts échoués sur la rive, observait les garçons endormis. Il ne se décidait pas, laissait les minutes s’écouler tandis que de son corps suintait un liquide gluant et laiteux.
Mathieu se réveilla. La soif l’avait sorti de son premier sommeil. L’ordinateur de la chambre éclaira la pièce d’une douce lueur tamisée provenant d’une applique murale encastrée au-dessus de la tête de l’enfant. Se frottant les yeux, Mathieu Wu s’avisa de la présence de la créature.
-Ah! Une pieuvre crapaud! Ou un fœtus de calamar géant! Bouddha! Quel être effrayant! Mais il semble…malade. Ses tentacules deviennent translucides. Serait-ce un fantôme ou un tour de cette incorrigible Violetta? Où a-t-elle appris que les ectoplasmes possédaient quatre tentacules? Bah! Pourquoi m’en préoccuper après tout? Je n’ai eu peur que sur l’instant, à cause de la surprise. Prenons plutôt une bouteille d’eau bien fraîche afin d’étancher ma soif.
Inconscient du danger potentiel que la créature représentait, Mathieu alla jusqu’au synthétiseur et se servit une boisson froide. Enfin, satisfait, il se replongea avec délices dans son lit. L’être n’avait toujours pas bougé d’un millimètre.
Avant de fermer les yeux, le garçon eut cette pensée.
« Si je fais semblant de n’avoir rien remarqué, Violetta va se lasser et repartir!Ah! Et si ce n’était… »
Son esprit sombra dans le sommeil. L’alien, quant à lui, se décida. Il disparut de la chambre pour gagner une autre dimension.

***************

Minuit vingt-cinq. Dans le salon de musique qui lui servait de refuge, Daniel Wu, allongé sur un canapé, les yeux grand ouverts, récapitulait tous les événements de la journée. Parallèlement, il vérifiait les mémoires de l’IA. Celles-ci étaient renfermées
à l’abri, dans des micro cubes moléculaires d’un milli micron de côté, contenant
chacun un tera giga octet d’informations. Or, ces micro cubes se comptaient par
trillons. La tâche du commandant apparaissait donc écrasante. Au fur et à mesure
qu’il détectait une anomalie, il envoyait une équipe de techniciens remplacer les éléments défectueux. Ou bien, si l’affaire était trop délicate, il s’en chargeait personnellement, reprogrammant la mémoire endommagée. Il était le meilleur bio informaticien de l’Empire. Il avait même dépassé son père, le professeur Tchang, pourtant le concepteur des mémoires et des IA de tous les vaisseaux de l’Alliance. S’il l’avait voulu, Daniel aurait pu se dupliquer à l’infini et même créer d’autres doubles encore plus aboutis. Mais il avait su ne pas succomber à cette tentation.
Pendant qu’Irina dormait solitaire dans le lit conjugal, le commandant travaillait.
Tout d’abord, il avait reçu le message d’alerte du professeur médusoïde tandis que son cerveau positronique en symbiose avec l’IA du vaisseau détectait un incident grave chez Schlffpt. Kiku U Tu et ses hommes étaient arrivés à temps pour récupérer encore vivants le médusoïde et Renate Hildbrandt. La jeune femme avait subi un choc psychologique important. Elle avait été placée sous surveillance médicale par précaution. A cette heure-ci, elle dormait dans un lit de l’infirmerie principale. Les scanners et les analyses ne révélaient aucune blessure, aucune modification de son métabolisme ou encore de son ADN.
Il en était de même pour Schlffpt.
Le tentacule avait été examiné sous tous les angles et jusqu’au niveau cellulaire, puis micro particulaire. Daniel avait présidé à cet examen lui-même, aidé de Lorenza.
La localisation en continu de tout l’équipage n’avait pas encore permis d’identifier l’assassin. Mais celui-ci se terrait sans nul doute. Les deux derniers incidents étaient à mettre sur le compte des aliens.
A propos de ces derniers, trois d’entre eux étaient nés. On savait que l’un était mort, mais où se trouvaient les deux autres? Dans quelle inter dimensionnalité s’étaient-ils réfugiés?
Il s’agissait de créatures vampires qui se nourrissaient en absorbant tous les fluides et chairs de leurs victimes. Les tentacules servaient de bouches aspirantes.
Les aliens étaient donc munis de quatre cordons ombilicaux dénaturés. Êtres triploïdes, ils avaient une parenté indéniable avec les Aruspuciens fossiles.
L’espèce était recensée comme éteinte depuis des éons. A moins qu’il n’y eût des survivants exilés ailleurs, plongés en hibernation et réveillés malencontreusement. Ou plutôt sciemment.
Et par les Asturkruks du futur ou bien encore par les p qui déchiraient ainsi le traité d’alliance conclu autrefois avec l’espèce humaine.
Non! Cette hypothèse ne collait pas.
Antor ne détectait nullement la présence d’un de ces êtres déca dimensionnels . Or, l’ambassadeur était bien placé pour les repérer. Il avait affronté Penta p par le passé et il lui en était resté une sorte de sixième sens.
Les Asturkruks apparaissaient comme les seuls responsables de tout ce mic mac. Pour s’assurer l’hégémonie dans la voie Lactée, l’archonte de Gentus avait-il ordonné au tristement fameux Kraksis de partir à la recherche des fossiles d’Aruspus et de recréer l’espèce?
Bien sûr, l’Alliance, une fois les Haäns occupés à régler leurs problèmes dynastiques, représentait le seul concurrent sérieux des Asturkruks.
Et puis, où était passé le conteneur numéro quatre? Pourquoi Kiku ne parvenait-il pas à mettre la patte dessus? Était-il dissimulé dans une autre réalité?
Daniel savait que les Asturkruks travaillaient à la fois sur les manipulations du continuum espace temps, de la transdimensionnalité et de la génétique. Leurs recherches avaient -elles abouti ou aboutiraient-elles dans un avenir pas si lointain?
Un souvenir appartenant à sa double mémoire se dérobait, refusait de percer comme si le daryl androïde craignait d’affronter la cruelle réalité.
Parfois Daniel aurait voulu être libre de toute entrave et ainsi il aurait pu explorer seul le pan multivers s’enroulant, se déroulant sous les flux et les ressacs de ses seize dimensions. Il s’en savait capable.
Revenant aux Asturkruks, le commandant évoquait des souvenirs plus personnels.
Il y a deux cent deux ans, l’Alliance fit à la fois la connaissance de l’Archontat Asturkruk et se heurta également à sa puissance militaire. Heureusement, l’incident ne dégénéra pas.
Il y a cinquante-trois ans, cette fois-ci ce fut la guerre. Elle se conclut par un traité de paix qui aboutit à la constitution d’un no man’s land entre les frontières respectives. Depuis, les affrontements n’avaient cessé de se multiplier. Les provocations ne venaient pas de l’Alliance.
« Ainsi, il y a douze ans, j’ai été capturé par un commando Asturkruk avec le colonel Kraksis à sa tête. S’il avait eu des doigts, il se serait rongé les ongles! Il n’a rien pu tirer de moi. J’ai réussi à m’évader en dérobant un chasseur. L’équipage n’a pu faire aucun rapport. Je me suis trouvé dans l’obligation de supprimer tout le personnel de bord. Je regrette évidemment d’avoir dû agir ainsi. Ce n’est guère glorieux, même si je ne faisais que me défendre.
Cependant, je n’ai pas la présomption de croire que ce qui arrive au Langevin est le résultat d’une basse vengeance dirigée contre ma personne.
Non! C’est bien l’existence de l’Empire qui, ici, est en jeu. Si Kutu n’avait pas exigé de Kilius que celui-ci lui préparât son poison, le Castorii n’aurait pas découvert le conteneur illicite. Le traître s’est trouvé contraint de passer à l’action beaucoup plus tôt que prévu. Je pense que les aliens auraient été opérationnels lorsque le Langevin se serait trouvé dans l’espace « vide », hors de la voie Lactée, n’ayant pas encore atteint les faubourgs de la galaxie M33, dans l’impossibilité donc de chercher et d’obtenir des secours. Nous aurions été dans cette situation dans quatre ans, huit mois et onze jours environ.
Quant à l’IA, il me reste 56% de ses micro cubes à vérifier. Pour l’instant, seuls soixante et un d’entre eux se sont révélés défectueux, mais aucun dans les systèmes vitaux du vaisseau. De plus, le Langevin n’a pas dévié d’un micron de sa trajectoire initiale. »
Tandis qu’il se faisait ces réflexions, Daniel voyait défiler directement dans son cerveau les différentes sections mémorielles de l’IA. Gamma thêta Z25, Gamma thêta Z26...
Une autre partie de son esprit, non soumise à l’ordinateur, lui permettait d’avoir encore accès à ses souvenirs d’enfance, aux rêves, à l’imagination, à la créativité. C’était cette zone minime qui faisait qu’il restait un humain et non une machine.
La haute Birmanie, un jour d’été, lors de la mousson. Nous étions en l’an 2478. Une douzaine d’enfants, tous de sexe masculin, accompagnés de leur professeur, un moine maître shaolin, subissaient le premier degré d’initiation du contrôle des sentiments primitifs tels la peur, le vertige; l’habileté , la faculté d’entraide étaient testées et ce sont ces qualités qui allaient faire la différence;
Le vieux maître qui avait quatre-vingt-dix ans mais qui jouissait d’une excellente santé, était un Chinois vêtu très simplement d’un habit de soie, traditionnel et qui portait une barbe taillée en pointe. Son visage ridée respirait une profonde sagesse. Il mesurait ses gestes et sa voix douce parvenait à se faire obéir sans difficulté.
Après une longue marche dans la forêt, puis à travers les collines touffues et boisées, le groupe atteignit enfin un petit pont, constitué de lianes, reliant deux monts arrondis.
Le plus âgé des enfants eut un pas de recul. Il hésitait visiblement à s’engager sur une passerelle aussi fragile.
- Maître Wu, s’inquiéta-t-il, devons-nous traverser ce ravin?
-De quoi as-tu peur, Wong? Répondit Li Wu. N’es-tu pas le premier en gymnastique?
-Maître, reprit l’adolescent, il y a un monde entre une poutre et ce pont!
-Moi, je n’y vois aucune différence! C’est ton esprit qui la crée. Domine-toi, mon enfant. La solidité d’un pont ne se mesure pas au nombre de ses lianes, mais à la confiance que tu lui accordes!
-Belle maxime, s’exclama alors le plus jeune enfant du groupe. Grand-père, puis-je m’y engager le premier?
-Daniel, est-ce pour te mettre en valeur ou pour donner l’exemple?
-Ni par orgueil ni par esprit de supériorité, grand-père.
-Mon enfant, cette épreuve est un peu facile au vu de tes capacités. Nous allons la compliquer.
-Un défi? J’aime les relever!
-Oui, un défi, mais pour canaliser ton impétuosité!
Le vieillard fouilla alors dans un sac de toile et en sortit deux petits objets inattendus en ce lieu.
-Tu passeras le pont le dernier afin que tu apprennes la patience et l’humilité, avec, en équilibre sur la tête cette jolie soucoupe en porcelaine sur laquelle reposera cette tasse de thé assortie.
-Grand-père, ce service est précieux; il remonte à Tseu Hi.
Qui a-t-il, Daniel? N’as-tu plus confiance en toi?
L’enfant, qui paraissait dix ans mais était en réalité beaucoup plus jeune, regarda le vieil homme droit dans les yeux, sans ciller, puis hocha la tête. Il acceptait l’épreuve.
Ses compagnons franchirent le pont sans incident, Wong y compris. Lorsque vint son tour, Daniel y alla, sans trembler, sans frémir, particulièrement concentré. Et pourtant, on aurait pu croire que des dieux maléfiques s’acharnaient à lui compliquer la tâche. Le vent s’était levé soudainement tandis que la pluie de mousson tombait avec violence.
Après de longues minutes, l’enfant parvint de l’autre côté du ravin, toujours aussi calme et réfléchi, son cœur battant régulièrement dans sa poitrine. Il n’avait certes pas effectué le trajet dans le meilleur temps mais la soucoupe et la tasse étaient intactes.
Lorsque Li Wu eut franchi le pont, il observa son petit-fils. Les yeux gris bleu de l’enfant reflétaient une sérénité bien au-dessus de son âge.
Mais un appel mental d’Antor ramena brutalement Daniel au présent.
-J’ai capté un message très bref, un ordre s’adressant à un des aliens. Il commandait de ne pas passer à l’attaque.
-D’où provenait cet ordre?
-Coordonnées approximatives au niveau du pont 18, section lambda. Maintenant, je ne perçois plus rien. Un écran s’est formé.
-Je vais t’aider à sonder l’esprit des membres de l’équipage de cette section.
Trois minutes s’écoulèrent.
-Non, tout le monde dort ici, il n’y a rien d’inhabituel.
-Attends…un des dormeurs a capté un bruit dans sa cabine. Quelqu’un s’est introduit chez lui pour émettre son message puis s’est esquivé. La preuve: dans son rêve, il parle à un inconnu qui présente l’apparence d’un ovinoïde. Or, il n’y en a pas à bord, comme tu le sais.
-Encore un brouillage mental. Vers quelle direction allait cet ordre?
-Au niveau des quartiers supérieurs. J’hésite entre deux possibilités: section Alpha ou section Upsilon.
-Section Alpha, c’est justement là que se situent mes quartiers!
-Et dans la section Upsilon, ce sont les appartements de Lorenza, Benjamin, Violetta et Isaac.
-Ah! Mathieu est justement allé dormir chez son ami!
-Ne t’inquiète donc pas. L’alien est parti.
-Tu as raison. Je ne suis pas productif. Je scanne la passerelle. Tout va bien; chacun est à son poste, Chtuh, Warchifi, Lancet, Johnson…
-Maintiens-tu l’alerte mentale?
-Plus que jamais. Schlffpt s’est réveillé. Il va me remplacer. Reprends le contact à 8h00.
-Entendu.

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