samedi 12 septembre 2009

La gloire de Rama 2 : La valse à mille temps chapitre 13

Chapitre 13

Le vaisseau Langevin partait à la dérive dans une Galaxie qui lui était de plus en plus hostile. Malgré toutes les tentatives de reprise en main du contrôle directionnel, il poursuivait inexorablement sa trajectoire vers le système d’Aruspus. L’équipage se demandait encore pourquoi le vaisseau n’avait pas été arraisonné par l’ennemi, qui, il n’y avait plus aucun doute, était bien d’origine Asturkruk.
C’était Ahmed Chérifi qui avait identifié la destination du Langevin. Une discussion sur un ton plutôt aigre s’en était suivie qu’Antor avait tranchée en déclarant froidement:
« Les Alphaego veulent rejoindre leur pouponnière! Il n’y a rien de plus naturel! ».
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Ce que l’ambassadeur ignorait, c’était l’existence d’un piège tendu par les Asturkruks aux abords du système solaire aruspussien. Voilà pourquoi ils ne s’étaient pas encore manifestés.
Dans les laboratoires médicaux Lorenza di Fabbrini s’affairait, aidée par deux membres de l’équipage volontaires, épargnés pour le moment par l’épidémie de néoténie. Le professeur Schlffpt lui prêtait son concours sans résultat notable, mais le médusoïde ne se décourageait pas.
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Le petit dinosauroïde herbivore n’osait plus, quant à lui, s’approcher des terribles et répugnants Kronkos qui, désormais, étaient maintenus en vie à l’intérieur de « citernes » en duracier pour la bonne raison que Kiku U Tu et ses congénères avaient régressé au stade amphibien. Mais ils n’en demeuraient pas moins dangereux car leur épiderme écailleux sécrétait un venin particulièrement toxique.
Or, il fallait pourtant nourrir ces monstres! Avec mille précautions, dissimulant mal à la fois sa peur et son dégoût, le petit dinosauroïde à la peau verte jetait dans les grandes cuves des dizaines de kilos de poissons crus puis reculait vivement de quelques mètres dès qu’un Kronkos s’approchait et avalait le tout en ouvrant sa puissante et imposante mâchoire.
Toutes ces précautions n’empêchèrent pas Chtuh de constater que les Troodons avaient subi une nouvelle mutation. Angoissé, il courut prévenir le docteur di Fabbrini. Celle-ci était plongée dans un travail de comparaison entre l’ADN des Kronkos et celui de Chtuh. Tels les célèbres pinsons de Darwin, Kiku et Chtuh avaient certes un « ancêtre » commun, mais ayant peuplé des planètes différentes aux écosystèmes divergents et la sélection naturelle ayant joué son rôle, le génome de cet ascendant avait été modifié afin de permettre une meilleure adaptabilité au milieu ambiant.
Les Kronkos s’étaient établis sur une planète aux vastes étendues de savane où l’aridité relative les avait obligés à conserver un mode de vie de chasseurs. Ils étaient donc restés carnivores. Chtuh et les siens, tout au contraire, vivaient dans un milieu où l’eau abondait. Ils avaient bénéficié d’une extraordinaire variété de plantes et d’arthropodes. De carnivores au départ, ils étaient passés à un stade omnivore voire végétarien. Plus tard, la civilisation avait fait de Chtuh un herbivore intégral. Ainsi, les siens avaient renoncé à consommer de la viande depuis des dizaines de milliers d’années.
Tout cela était bel et bon mais n’expliquait en rien l’innocuité de Chtuh!
De son côté, le médusoïde creusait la piste des séquences génétiques des K’Tous.
En quelques phrases rapides, le petit dinosauroïde expliqua ce qu’il avait vu à Lorenza. Cette nouvelle mutation ne satisfit pas le docteur qui, fronçant les sourcils, réfléchit à haute voix.
- Hé bien! Il ne manquait plus que cette nouvelle complication! U Tu et ses congénères viennent de passer d’une régression phylogénétique à une régression ontogénétique. Comme tous les membres de l’équipage contaminés à bord, sauf Eloum.
- Nos Kronkos sont atteints de rétroaction des horloges phylogénétiques hétéro chroniques, mais leurs horloges ontogénétiques apparaissent également endommagées, émit le médusoïde. C’était inévitable! A terme…
- Professeur, cette double régression complique notre tâche!
- Peut-être pas docteur.
- Attendez… Oui, je vois … Vous avez raison! Chtuh, vous nous avez apporté une bonne nouvelle!
- Ah! Tant mieux! Mais je ne comprends pas!
- Votre description des Kronkos correspond à celle de l’axolotl terrestre, un amphibien terrestre qui a la faculté de bloquer son développement et de rester à l’état « larvaire ». Cette espèce présente une aptitude naturelle à la stase.
- Il y a quelque chose à tenter de ce côté, conclut Schlffpt.
- Que dois-je faire maintenant, docteur? Demanda le petit dinosauroïde mi figue mi raisin.
- Retournez sur la passerelle prêter main forte au capitaine Maïakovska et envoyez-moi l’ambassadeur.

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Lorenza mit Antor au courant des dernières péripéties concernant l’évolution inversée des Troodons, toujours aussi contagieux. Ce fut le médusoïde qui conclut d’une façon professorale, apparemment détaché. Cependant les pensées qu’il émettait étaient teintées d’un bleu nuit qui trahissait ses préoccupations et ses véritables sentiments.
- Il appert donc que la régression phylogénétique semble ne concerner que les non placentaires, les ovipares pour être plus précis. Voilà pourquoi je ne suis pas atteint. En effet, je ne suis pas un vertébré. Quant à notre chef pilote Uruhu, son absence de néoténie reste difficile à expliquer. Néanmoins, je pense avoir compris le processus. Notre K’Tou, rescapé du Paléolithique, qui a vécu toute sa jeunesse dans un autre milieu, profondément hostile, a gardé de son expérience première l’habitude de se méfier de tout et de rien, bref de l’inconnu. Il est sans cesse sur le qui-vive! Je peux avancer qu’il vit en état de stress permanent.
- Comme nous le savons déjà depuis six siècles, compléta Lorenza, le stress est un agent privilégié du vieillissement des cellules. Il favorise l’accroissement du nombre des radicaux libres.
- Qu’en est-il de Chtuh? Interrogea Antor, dubitatif.
- Sa race ressemble à celle des lézards de la forêt, répondit Schlffpt. La nourriture peut jouer un rôle déterminant dans notre problème. Pourquoi Chtuh n’est il pas contaminé? Notre ami n’avale aucune protéine animale nonobstant le fait qu’il peut, de temps à autre, se nourrir de petits insectoïdes.
- Objection! S’écria l’ambassadeur. Eloum aussi!
- D’accord… mais la base de la nourriture, si elle semble la même pour nos deux officiers, en réalité diffère.
- Si je vous suis bien, reprit Antor avec plus de calme, vous en êtes maintenant à analyser chimiquement la nourriture ingérée par nos rescapés. Et, vous me comptez dans le lot, évidemment!
- Exactement. Je sais que vous sustentez en absorbant du plasma ou du sang synthétique. Pour l’instant, vous ne présentez aucun symptôme extérieur visible de la maladie. Mais je souhaiterais vous examiner le plus tôt possible.
- Professeur, objecta alors Lorenza, Antor est unique dans cet Univers, permettez-moi de vous le rappeler. C’est un humain génétiquement modifié par les Haäns, d’une résistance peu commune face à n’importe quel type d’agression.
- Entendu. Il envia de même pour le commandant. Il s’agit d’un daryl, non?
- Effectivement! Même s’il n’aime pas qu’on le lui rappelle.
- Lors de son départ, il apparaissait jouir d’une parfaite santé…
- C’est encore présentement le cas, n’en doutez pas, professeur, fit Antor avec colère.
- Ce que l’ambassadeur veut dire, articula Lorenza lentement afin d’apaiser le mutant, c’est que Daniel Lin Wu possède, dissimulé à l’intérieur de son organisme, non seulement des anticorps spécifiques qui le protègent de toute maladie éventuelle, mais aussi que son cerveau est capable de déclencher la fabrication de toutes les défenses nécessaires, qu’elles soient chimiques, naturelles ou artificielles afin de préserver son existence! Pour faire simple, disons qu’il peut s’auto régénérer!
- Merci pour ces précisions, docteur, s’inclina Schlffpt.
- Mais ce n’est pas tout. Benjamin fait également partie, à un niveau moindre cependant, des humains génétiquement altérés.
Antor sursauta.
- J’ignorais ce détail, Lorenza. Vous me surprenez. Comment?
- Ses ancêtres ont été condamnés à terra former Mars, et, pour survivre, ils ont été alors génétiquement améliorés. Ainsi, mon mari a hérité de deux gênes modifiés.
- Naturellement, vous savez lesquels, émit le médusoïde.
- Ses deux gênes appartiennent à la même séquence altérée que celle du commandant, et c’est, justement, cette modification qui a permis que je puisse m’accoupler avec lui, sans intervention médicale, au contraire de mes parents.
Antor revint au cœur même du problème.
- Avons-nous des axolotls à bord? Ou l’ordinateur médical est-il capable d’en cloner?
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- Oui quant à votre dernière question. Désormais, l’opération, à cause des circonstances, s’avère plus délicate. Nous sommes maintenant dans l’obligation de contrôler dix fois et plus les circuits de l’Intelligence Artificielle, de peur que ses mémoires soient elles aussi contaminées, soupira le docteur.
- Professeur, Lorenza, permettez-moi de vous proposer cette solution-ci: si nous parvenons à isoler ou à débloquer le gène de la stase néoténique des axolotls, ces derniers reprendront leur développement adulte. Nous savons que, parvenus à un certain stade de « dévolution » inversée, les Alphaego cessent alors de muter régressivement. A mon avis, nous devons capturer un Alphaego afin d’analyser son génome et voir si celui-ci possède un gène de stase commun avec les deux espèces, les axolotls terrestres et les Kronkos mutants. Sans oublier les Aruspuciens.
- Seriez-vous en train de vous proposer pour cette tâche suicidaire, capturer un Alphaego? Fit Lorenza subitement inquiète pour son ami.
- Ambassadeur, dois-je vous rappeler que les Alphaego sont dotés de la faculté transdimensionnelle?
- Oh! Je suis conscient des risques que j’encours.
- Mon ami, murmura doucement la jeune femme, prenez bien garde à vous…
- Donc, vous acceptez…
- Du bout des lèvres… Jusqu’à présent, vos capacités mentales et physiques exceptionnelles nous ont permis d’échapper à une attaque généralisée de ces monstrueuses créatures. Mais, si vous échouez dans votre entreprise, nous serons définitivement à leur merci. En toute affection, si je pouvais m’opposer à votre proposition généreuse et téméraire, je le ferais. Mais, hélas les circonstances m’obligent à vous soutenir…
- Je me range à l’avis du docteur, rajouta Schlffpt.
- Merci . Je prendrai un maximum de précautions! Je tiens à être présent lors du retour de Daniel, jeta Antor avec un grand sourire qui dévoila ses canines.

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Dans le cinéma « Le Palace », au film « Les As d’Oxford », avec les comiques Laurel et Hardy,
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 avaient succédé les inévitables bandes d’actualités de la semaine du 4 novembre 1940. La première séquence abordait la seconde réélection de Franklin Roosevelt à la présidence des États Unis d’Amérique. Puis, venait un reportage sur la guerre en Europe. Celui-ci montrait l’Angleterre, vaillante et courageuse, faisant face, seule, à l’Allemagne hitlérienne. Cependant, le sujet de la troisième séquence était beaucoup plus frivole. Le crooner acteur Bing Crosby s’était rendu dans une école de danse du comté d’Orange, en Californie, afin de remettre le premier prix à la classe qui avait concouru pour la plus belle chorégraphie d’une chanson célébrant la fête des mères.
Incidemment, la star cherchait une adolescente pour un film que sa maison de production, la Paramount, envisageait de tourner durant les vacances de Noël. Une douzaine de très jeunes filles passaient donc une audition où elles devaient démontrer à la fois leurs talents de danseuses et de chanteuses. Bing devait dénicher l’oiseau rare. Parmi les demoiselles en tutus, il y avait Liliane Von Hauerstadt!
Comme de bien entendu, notre intruse temporelle fut sélectionnée haut la main après avoir dansé un extrait de « Casse Noisettes »! Sur l’écran, on la voyait remercier chaleureusement le crooner et présenter sa tutrice, madame Pamela Johnson, une riche et excentrique Caraibéenne qui l’avait sauvée lors du naufrage dans lequel tous ses parents avaient péri!
Visiblement, Liliane était sous l’influence hypnotique de l’agent Asturkruk. Violetta, qui « buvait » les informations, ne comprenait ni pourquoi ni comment l’ex- officier du Langevin s’était emparée de son amie. Daniel daigna lui expliquer ce qu’il avait saisi.
- Tu ne te souviens pas? Liliane est une de mes ancêtres du côté maternel. Avec elle, Pamela détient un fabuleux moyen de pression.
- Et Mathieu? Qu’en a-t-elle fait? Tu n’as toujours aucun contact mental avec lui?
- Toujours rien. J’ignore ce qu’il devient. Mais mon instinct me dit qu’il est encore en vie.
- Sur ce point, je te crois… Euh, oncle Daniel, as-tu remarqué que les films sont sous-titrés dans un français particulier, un peu comme si nous étions dans un pays bilingue comme la Belgique ou le Québec?
-Certes.
- Dans les actualités, Winston Churchill porte le nom sous-titré de « Vinceton de l’Église de la Colline ».
- Traduction littérale assez ridicule, ma grande! Il s’agit là d’un mystère historique qu’il me faut éclaircir. J’ai bien une hypothèse, mais elle est assez folle: dans le passé, les États-Unis ont dû conquérir un Canada qui était resté français.
- Oui, mais si c’était l’inverse?
- Ma nièce, réfléchis! Roosevelt et Churchill gouvernent respectivement leur pays comme dans notre chrono ligne
- D’accord! Tout à l’heure, j’ai vu la carte des résultats électoraux, dans les actualités. Il y était porté des États canadiens ainsi que la province autonome du Québec.
Daniel allait répondre mais un vieux monsieur distingué, lunettes sur son nez long, l’interrompit sur un ton qui dénonçait une certaine colère.
- Pardonnez-moi de me mêler à votre conciliabule, mais vous me paraissez bien ignorants en histoire contemporaine pour méconnaître la guerre américano-française de 1812 qui vit la défaite de l’Empereur Napoléon! Ce dernier dut se résoudre à céder, après la signature du traité de Philadelphie, en 1813, le Canada et la Louisiane aux Etats-Unis d’Amérique. L’américanisation de ces provinces a été un échec et Washington a été obligé d’accepter le bilinguisme de ces régions en publiant le dix-septième amendement voté sous la présidence de notre bien aimé et regretté président Teddy Roosevelt.
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Maintenant que j’ai comblé vos lacunes, je voudrais écouter dans le silence la prochaine pellicule de Laurier et Robuste. Il s’agit d’un film de Jacques Perroquet, un bon réalisateur burlesque.
- Ah! Vous parlez évidemment de James Parrot! Répliqua Daniel Wu amusé. Mais je le pensais mort depuis un an! Même ce détail a été changé!
Violetta envoya alors un vicieux coup de pied sur la jambe de son oncle afin qu’il se taise. Daniel comprit le message. Il avait déjà pris sa décision. En s’excusant, il se leva et invita les fillettes à l’imiter.
Une fois à l’extérieur du cinéma, le trio fit le point. A l’entrée de la salle, Marie eut le temps de lire avec attention l’affiche des « As d’Oxford ».
- Dis, papa, tu trouves ce titre normal là? « Les primés du gué aux boeufs »!
- Encore une traduction littérale et absurde du titre français du film connu dans notre passé!
- Bah! Cela ne nous avance pas! Qu’allons nous faire pour nous sortir de ce micmac? S’inquiéta avec raison l’adolescente. Comment retourner « chez nous »?
- Classe les priorités.
- Euh… Il nous faut apprendre tout d’abord où nous nous trouvons exactement…
- Bien. Poursuis.
- Tâcher ensuite de reprendre Liliane à Pamela…
- Oui, mais, là, tu mets la charrue avant les bœufs. Disons que nous ne sommes pas aussi dépourvus de ressources que tu le supposes, ma fille. Sache que je garde toujours sur moi, afin de parer à toute éventualité, quelques pierres précieuses pouvant être échangées n’importe où.
- Sans doute, mais tu ne m’as pas réellement répondu, mon oncle! Où sommes-nous?
Après avoir examiné une seconde attentivement la voûte étoilée, le commandant sourit et précisa:
- Nous avons atterri à Los Angeles, ma grande! A moins de dix kilomètres d’Hollywood qui plus est!
Violetta claqua des mains bruyamment.
- Super! A un jet de pierre de la Mecque du cinéma! En plus, au temps de l’âge d’or!
- Oh! Du calme! Modère ton enthousiasme! Ce détail importe peu! Pour l’instant, il nous faut de l’argent liquide. Puis, nous avons besoin de nous sustenter. Enfin, il nous faut prévoir un pied-à-terre pour pouvoir nous reposer. Regarde Marie, elle commence à bâiller, ma pauvre chérie. Ensuite, nous aviserons…
Prenant la plus jeune dans ses bras, Daniel se mit en marche, suivi par l’adolescente. Il cherchait un prêteur sur gages ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

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Le lendemain matin, notre trio, qui avait fini par dénicher un motel, savourait un petit-déjeuner substantiel. Parallèlement, Daniel parcourait rapidement la presse locale. C’est ainsi que ses yeux tombèrent, pas vraiment fortuitement, une intuition le guidant plus ou moins, sur une annonce libellée de la façon que voici :
« Si renseignements concernant disparition de L.H à disposition, contacter rapidement F.H au numéro suivant entre 9h A.M. et 9h PM. »
Le numéro inscrit comportait sept chiffres et se situait à LA.
- Tiens! Fit le commandant Wu. Franz est ici! La navette Einstein a dû sans doute revenir à son point de départ comme je l’avais programmée. Sans Benjamin, bien sûr, puisque mon capitaine n’avait pas pris la précaution de se munir de sa ceinture biologique de préservation! Il va de soi que nous tous, les enfants, Franz et moi-même , nous nous mouvons maintenant dans un 1940 dévié de 0,0003% par rapport à celui de mon XXVI e siècle tandis que Sitruk agit dans un III e siècle appartenant à un autre univers bulle!
Si Franz a pu se rendre dans ce 1940, c’est qu’il a su utiliser le chrono vision. J’avais raison d’espérer en ses capacités. Je m’accorde deux minutes, le temps de finir ce thé, et je téléphone.
- Oncle Daniel, fit Violetta de sa voix pointue, tu as l’air assez satisfait. Pourquoi?
- Lis donc ceci, ma grande!
L’adulte lui montra l’annonce.
- Oh! Chouette! Mais ce n’est pas un piège, au moins?
- Certainement pas. Nous n’avons rien fait pour signaler notre présence à Pamela!
- Tant mieux! Donc, maintenant que le translateur ne va pas tarder à être à notre disposition, nous sommes sortis d’affaire!
- Oui, mais nous ne partirons qu’après avoir délivré Liliane.
- Cela va de soi!
***************


Le soir tombait. Franz et Elisabeth venaient de rentrer. Ils avaient trouvé la demeure étrangement silencieuse et se demandaient ce qu’il était advenu de leurs invités. Quelque peu inquiet, le duc s’était rendu à la cuisine et avait interrogé Marthe qui lui avait raconté ce qu’elle avait vu, c’est-à-dire pas grand-chose.
Ensuite, Franz s’était dirigé vers les anciennes écuries ; là, il n’avait pu que constater la disparition de la navette futuriste. Il avait également remarqué que les ceintures biologiques de maintenance avaient été abandonnées sur un établi. Quelle urgence avait donc poussé le commandant Wu à ne pas en faire usage?
Tandis que Von Hauerstadt s’interrogeait, la navette couplée au translateur se re- matérialisait à l’emplacement précis de son départ! Naturellement, le vaisseau était vide. A l’intérieur, toute l’installation était cependant restée sous tension.
Dans la cabine de pilotage qui avait été repensée, Franz put lire aisément les coordonnées temporelles affichées ainsi que la destination: novembre 284 du calendrier chrétien, quelque part en Anatolie, ou selon l’appellation romaine, en Bithynie!
Certes, le capitaine Sitruk avait testé l’appareil, mais pourquoi donc n’était-il pas revenu avec l’Einstein? Quant à Daniel Wu et les enfants, qu’étaient-ils allés faire à Paris? Pourquoi leur absence durait-elle? C’était par trop de mystère!
Comprenant que ses questions ne pouvaient obtenir pour l’instant aucun début de réponse, Franz, haussant les épaules, se résolut à quitter le hangar. Il s’engagea, pensif, dans le parc alors que l’obscurité avait déjà tout envahi.
Tandis qu’il avançait lentement, l’esprit préoccupé par ce mystère irritant, il ressentit, soudain une dérangeante impression de désorientation. Mais son malaise s’estompa bientôt. Puis, son ouie fine devina plutôt qu’elle n’entendit une respiration régulière qui provenait de sa droite.
Intrigué, Von Hauerstadt marcha jusqu’au sous-bois et, là, se heurta à un corps étendu près d’un massif. Pris d’une angoisse subite, le duc se pencha. Il vit que ce corps appartenait à un enfant qui dormait paisiblement, recroquevillé en position fœtale.
- Un gamin en fugue? Murmura Franz.
Comprenant que le jeune garçon avait besoin d’aide et de réconfort, nous étions en hiver pour mémoire!, il le prit dans ses bras et le ramena jusqu’à la gentilhommière. Pendant le trajet, l’enfant n’avait pas bougé. Peut-être se trouvait-il en état de choc.
L’inconnu étendu sur un canapé fut examiné par Elisabeth. Le couple vit que l’enfant n’avait pas plus de neuf ans. Ses boucles brunes, son teint légèrement cuivré, ses traits réguliers et ses pommettes un rien hautes dénonçaient qu’il n’était pas entièrement européen. A part son profond sommeil, le garçonnet paraissait en excellente santé.
Voulant s’en assurer, Elisabeth déshabilla l’enfant mystérieux. Oui, son corps était dépourvu de blessure ou de contusion. Mais il frissonnait. La jeune femme se mit alors à le frictionner vigoureusement afin de le réchauffer. Ensuite, elle l’enveloppa dans une couverture moelleuse.
Pendant ce temps, Franz détaillait les affaires de l’enfant sorti de nulle part. Ses vêtements étaient cousus dans une étoffe étrange, particulièrement souple et brillante à la fois, un tissu qui avait la propriété d’épouser immédiatement la forme du corps. De plus, le tout dégageait une légère senteur parfumée, de la cannelle.
Retournant la combinaison pantalon d’un bleu outremer argenté, le duc remarqua un écusson comportant deux inscriptions, l’une en caractères latins, l’autre en écriture chinoise.
- Mathieu Wu. Humain. Vaisseau Langevin, lut Franz en anglais.
- Le fils de Daniel, s’exclama Elisabeth, émue.
- Comment a-t-il atterri ici?
- Je n’en ai aucune idée. As-tu vu l’heure? Il est dix-neuf heures et les jumelles ne sont toujours pas rentrées. Je commence à m’inquiéter. Ce n’est pas dans leur habitude de tarder ainsi!
Franz allait pour répondre lorsque la voix de Sylviane lui fit écho. Elle venait du hall.
- C’est tout droit, monsieur l’inspecteur! Puis, la pièce sur votre gauche, disait l’adolescente.
En cinq minutes, les Von Hauerstadt apprirent ce qu’il était advenu de Liliane. Du moins, ils connurent une partie du mystère. L’enfant avait été soudainement happée par un phénomène inconnu durant le cours de sport alors qu’elle effectuait un grimpé à la corde! Or, l’objet avait disparu en même temps que la gymnaste sous les regards ébahis des vingt-quatre autres élèves sans oublier celui de leur professeur! Dix secondes après cette dématérialisation inattendue, la corde avait réapparu, chutant sur le gravier du terrain de sport, mais sans Liliane!
Naturellement, le professeur avait tout d’abord cru à une hallucination collective. Il avait tardé à appeler les autorités. Ensuite, il n’avait pu fournir aucune explication logique et, la police encore moins!
Franz et Elisabeth comprirent qu’il y avait du Pamela Johnson en dessous. La jeune femme, inexplicablement incapable de récupérer Mathieu qui lui avait échappé pour une obscure raison, désirant avoir un moyen de pression sous la main, avait tout simplement décidé de kidnapper Liliane, ancêtre directe du commandant Wu. Peut-être escomptait-elle que ce dernier disparût dans les limbes en agissant ainsi?
Tout cela, bien entendu, ne pouvait être rapporté à l’inspecteur Lafleur, zélé officier de police, à l’esprit cartésien comme il se devait.
Après être parvenu à se débarrasser de l’inspecteur d’une manière quelque peu cavalière, éludant la plupart des questions, au risque de paraître suspect, Franz retourna dans les écuries, laissant le soin à Elisabeth de rassurer Sylviane. Une fois dans la navette Einstein, Von Hauerstadt actionna le chrono vision. Ainsi, il explora des centaines de 284, mais ne trouvant aucun Daniel Wu. «
« Mein Gott! Benjamin Sitruk, lui, est bel et bien vivant dans un Empire romain en train de se conforter! Mais pas de commandant Wu, ni de Marie ni de Violetta! Où se sont-ils rendus? Comment? Dans quel temps dévié? » S’énervait le duc.
Un frôlement le fit sursauter.
« Ufo! Tu te sens seul, abandonné, sacré gros minou! ».
A ces paroles, le chat du commandant se frotta de plus belle contre la jambe gauche de Franz miaulant faiblement, comme s’il pleurait son maître disparu.
« Je te promets de retrouver Daniel! » jeta Franz d’un ton déterminé.
Cette promesse allait prendre quelques semaines avant d’être accomplie.

***************

Camp militaire romain de Bithynie, novembre 284.
Benjamin se réveilla groggy, sous une tente, allongé sur un lit de camp étroit et inconfortable. Une vieille couverture de laine avait été rejetée à ses pieds. Une forte odeur composite de chevaux, de crottin, de paille pourrie et de corps mal lavés assaillait ses narines délicates. Fiévreux, il tremblait sur sa couche et avait l’irrépressible envie de se gratter un peu partout comme s’il était envahi par les poux et les punaises.
Cependant, un air vif pénétrait sous la tente. Des cris et des mouvements précipités l’avaient tiré de son sommeil. La barbe en broussaille, les cheveux ébouriffés notre tempsnaute mit la tête dehors, assez désorienté. Il eut du mal à retenir une exclamation de surprise. Effectivement, il se retrouvait bel et bien au centre d’un authentique camp romain avec ses tentes parfaitement alignées selon un plan en damier avec son cardo et son decumanus, sa palissade, ses pieux, son fossé, tandis qu’en son milieu se dressait la tente de l’Empereur. Dans cet espace, on s’interpellait bruyamment, on se bousculait, on s’invectivait.
Un optione s’approcha de Benjamin et le salua en bonne et due forme.
- Ave Marcus Aurelius. Une triste nouvelle.
- Une triste nouvelle? Balbutia Sitruk tâchant de retrouver ses règles grammaticales latines. Parle donc!
- Le divin César Auguste Numerianus est mort!
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 On l’a découvert inanimé dans sa litière. Assassiné, sans nul doute. Nous attendons les ordres. Le général Dioclès a pris le commandement de la légion et de l’armée. Tu devrais le rejoindre rapidement dans sa tente. Tu lui serais d’un bon conseil!
- Bon sang! S’exclama Benjamin en aparté. J’ai fait un drôle de saut temporel! Dioclès! L’Empire romain!
Toutes ces réflexions à haute voix avaient été prononcées en basic english. Le soldat crut qu’il s’agissait d’un dialecte pannonien
- Dioclès… Ah! Dioclétien, évidemment! Alors, je suis sur les frontières de l’Asie. Ma foi, j’aurais pu atterrir plus mal! Se consola l’officier. Mais je ne me souviens ni pourquoi ni comment je me retrouve ici! Tout ce que je sais, c’est que je n’appartiens pas à cette époque. Espérons que mon amnésie ne soit que temporaire! Pourtant ce légionnaire a l’air de me reconnaître… De quel mystère suis-je le héros?
Le soldat, impassible, attendait les directives de l’officier supérieur.
- Euh… fit Benjamin, réfléchissant. Dis au général que je suis à lui dans cinq minutes, le temps pour moi d’enfiler ma tunique et ma lorica.
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Après un nouveau salut, le sous-officier effectua un demi-tour impeccable tandis que Sitruk se hâtait de regagner le couvert de sa tente afin de revêtir son uniforme.
- De plus en plus bizarre, pensa-t-il. Cette espèce de cuirasse me va comme un gant; les sandales aussi! Mais que j’ai l’air ridicule là-dedans! Où donc est passé le véritable propriétaire de tout ceci?
Intrigué, Benjamin se dépêcha malgré tout et se rendit à grandes enjambées chez Dioclès.
La tente de celui-ci, un peu en retrait, était proche néanmoins de celle de l’Empereur défunt. Entrant sous le velum, Sitruk faillit commettre une sottise. Il allait saluer comme au XXVI e siècle mais se rappela juste à temps le geste antique.
A sa vue, Dioclès se leva et s’empressa de l’étreindre fraternellement, montrant ainsi, par ce geste simple, combien Maximien lui était cher. Puis, une discussion ardue suivit. Benjamin avait quelques difficultés à bien assimiler ce flot d’informations dans une langue qu’il ne maniait que depuis peu, avec un accent bien différent. Puis, il faut aussi le dire, le latin des armées romaines du III e siècle s’était particulièrement dégradé et altéré depuis Cicéron!
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- Ne t’étonne pas de ma prise de commandement, articulait Dioclès fermement. Elle est dans l’ordre des choses. Ce crime est signé. J’ai fait arrêter l’esclave personnel de Numerianus. Il a tout avoué sous la torture. Aper lui avait promis l’affranchissement accompagné de deux cent mille sesterces. Que me conseilles-tu, amicus?
Benjamin hésita longuement. L’histoire n’était pas son fort même s’il se débrouillait dans ce domaine. Il tentait aussi de se souvenir d’un ouvrage qu’il avait lu attentivement deux ans auparavant, « l’Histoire Auguste ».
- Alors, mon ami, s’impatienta le général. J’attends ton conseil. Tu es mon comes, tu me le dois!
- Voici, dit Sitruk qui s’était décidé. Fais-toi proclamer Empereur! Toutes les légions devraient te suivre. Quant à Aper, tu nommes un tribunal exceptionnel devant lequel il comparaît.
- Aper est à Nicomédie! Tu n’ignores pas qu’il était le second personnage de l’Empire en tant que préfet du prétoire et beau-frère de Numerianus. Crois-tu donc que cela soit judicieux que je me fasse proclamer Empereur? Les dieux me seront-ils favorables?
- Fi de la superstition! Fonce!
- Carinus tient l’Occident. Il ne m’acceptera jamais! Nous devrons le combattre.
- Le sort de l’Empire repose entre tes mains, dans ta rapidité! Depuis un demi siècle, ce ne sont que guerres civiles, usurpations, sécessions, assassinats, tandis que les Barbares s’agitent et piaffent à nos portes. Nos frontières ont été enfoncées mainte fois depuis le défunt divin Marcus Aurelius.
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 L’Empire a fortement besoin d’un chef militaire capable et tu l’es, sois-en sûr.
- Il y en a déjà eu tant! Aurelianus, Probus, Philippe…
- Si tu désires être absolument rassuré, demande aux aruspices de sacrifier! De toute manière, c’est la tradition, non?
Au fond de lui-même, Benjamin n’en revenait pas. Il parlait et raisonnait comme le véritable Maximien.
« Que je suis bon! Je ressemble à ce type, c’est certain! Et si nos personnalités concordaient? Nos ondes mentales également? ».
Lentement, la mémoire revenait au capitaine Sitruk comme on pouvait s’en apercevoir.
« Après tout, le commandant Wu m’a toujours complimenté quant à mes grandes qualités militaires, vantant ma capacité remarquable à prendre les bonnes décisions. De plus, dans cinq combats contre les Asturkruks, j’ai fait jeu égal avec eux… envoyant en fumée trois de leurs vaisseaux… ».
Quelques heures plus tard, le sacrifice avait eu lieu. Naturellement, les dieux s’étaient montrés favorables. Dioclétien, satisfait, avait donné l’ordre de lever le camp et de rejoindre à marche forcée Nicomédie, non toutefois sans avoir été au préalable acclamé Empereur par ses troupes. Les légionnaires, fidèles au nouvel Imperator arrêteraient Aper qui serait donc traduit en justice devant Dioclétien.

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Mais qu’était-il donc arrivé au véritable Marcus Aurelius Maximianus? Le transfert, commandé par Pamela Johnson, s’était produit non seulement dans le temps mais également dans l’espace. Ainsi, l’officier romain avait été matérialisé au cœur de la neuvième guerre Asturkruks- Bras du Sagittaire. Les autochtones, êtres humanoïdes à la peau grêlée et aux yeux rouges, étaient de paisibles marchands ou encore des agriculteurs rejetant toute technologie superflue! Depuis des générations, les peuples du secteur s’étaient fédérés et ignoraient la guerre avec son cortège de destructions et d’horreurs.
Le Romain se retrouva face au terrible colonel Kraksis, de sinistre mémoire, qui sévissait habituellement au XXVIII e siècle, soit un peu plus de deux cents ans après les exploits du Langevin.
Ivre de rage et de sang, Kraksis fauchait des vies comme une mécanique impavide. Son armure anthracite absorbait le liquide vital de ses ennemis pacifiques. Ses bras distribuaient la mort, éclairs orangés, lames coupantes, étau de la tactique Anomalocaris
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 qui provoquait l’éclatement des corps, tirs plasmatiques, hyper disrupteurs qui atomisaient tous les obstacles qu’ils soient de chair ou de dur acier.
Le Romain, à genoux, croyait que sa raison lui échappait. Certes, il était habitué au combat, à la fureur, à l’odeur du sang et de la mort, mais pas à cette violence technologique qui démultipliait l’atrocité des affrontements, à ces armes qui semblaient appartenir à un dieu plus laid que Vulcain lui-même. Comparé, « le » foudre de Jupiter n’était qu’une innocente fronde d’enfant. Hercule ne pouvait rivaliser avec ce Mars défiguré.
Mais à quoi ressemblait donc Kraksis le terrible?
A la place d’une bouche humaine, un imposant bec de calamar, des yeux de poisson, un teint crayeux, de minuscules dents pointues, une langue vipérine, des appendices bio mécaniques qui avaient fusionné avec la chair palpitante. Kraksis incarnait à la perfection la symbiose du guerrier robot et du céphalopode.
Un instant, le colonel porta ses yeux sur l’humain. Un vague souvenir l’effleura alors… Une bouffée de haine l’envahit.
« Je le veux vivant! », émit-il.
Un bourdonnement s’éleva à propos et du poitrail de l’Asturkruk jaillit une lame fine qui vint s’enfoncer dans le cou du Romain. Kraksis étant déphasé, la victime n’avait pas eu le temps de réagir. Une seconde pour le Cyborg équivalait à dix minutes pour Marcus Aurelius.
Pourquoi cette colère de l’Asturkruk? Son espèce, comme on le sait, avait déjà rencontré et affronté l’humanité. Aucune des deux n’avait vaincu l’autre. Utilisant le voyage temporel comme une arme stratégique, les Asturkruks avaient commis l’erreur de se heurter à Daniel Wu, après les Helladoï. Désormais, toute l’espèce savait que le commandant représentait la pierre d’achoppement de leur hégémonie sur la galaxie.
Il leur fallait donc frapper Daniel dans le passé avant qu’il ne détruisît la race guerrière calmaroïde. Un piège quadridimensionnel à la mesure du daryl androïde avait été forgé par l’Archontat du XXVIII e siècle. L’oligarchie avait donné naissance à Pamela Johnson…

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30 janvier 1969, Seine-et-Marne.
Depuis près de quarante-huit heures, Franz Von Hauerstadt s’était enfermé dans son bureau avec l’ordre express que nul ne le dérange. Il voulait réfléchir sans être distrait. A l’aide du chrono vision, il avait passé des jours entiers à explorer les multiples harmoniques possibles d’une histoire sans cesse renouvelée, tombant parfois sur des temps aberrants, des civilisations autres: terre crustaçoïde, planète végétale, de cristal…
Le duc avait fini par comprendre que son hôte n’avait pu s’égarer dans des harmoniques temporelles aussi déviées de l’ordre de 55 à 80 %. Alors, il avait affiné ses recherches dans une fourchette comprise entre 0,5% et 5% de déviation. Mais il y avait encore trop de fils à dévider, trop de terres à observer et, peut-être même , tout simplement trop d’écart.
Franz eut un recul lorsqu’il découvrit une planète tout entière sous la botte nazie comme dans « Le maître du haut château » de Philippe K. Dick. Il éprouva aussi un sentiment d’angoisse à la vue d’une Europe dominée par les Chinois maoïstes Puis, il leva un sourcil d’étonnement devant une Afrique mixte à la fois amérindienne et peul. Par contre, il n’eut aucune réaction devant sa planète convertie au bouddhisme universel.
Mais toujours pas de Daniel Wu…
Après d’intenses et trop longues heures de recherches, Franz se sentait bien las.
Un « Tss Tss » le fit sursauter. Notre personnage avait sombré dans un demi sommeil. Se frottant les paupières, il se retourna et reconnu, assis nonchalamment dans un fauteuil confortable, croisant les doigts et les décroisant, un grand jeune homme blond aux yeux bleu gris et perçants, vêtu d’une invraisemblable combinaison jaune paille. A son cou pendait une chaîne en or et en orichalque portant une inscription en caractères non conventionnels.
- Voyons, Franz fit l’intrus d’une voix où vibrait une condescendance teintée d’ironie et d’affection, il fallait m’appeler, demander mon aide!
- Cette histoire ne vous concerne pas, rétorqua le duc fâché. A ma connaissance, vous n’avez la responsabilité que d’un segment de la chrono ligne 1!
- En fait, mes confrères et moi-même ne formons qu’un seul être! De plus, l’intrusion du dénommé Daniel Lin Wu ici, en ce 1969, a éveillé l’attention de l’Ennemi.
- Ah! Vous ne me rassurez guère.
- Le danger est bien réel, mon ami.
- Vous savez où mon hôte a atterri, ne le niez pas.
- Je l’ai même aidé à échapper aux tempêtes temporelles. Daniel se retrouve dans le même Univers que votre fille Liliane, enlevée par une Pamela Johnson survoltée et furieuse de voir que son premier otage avait fui!
- C’est facile pour vous de posséder tant de renseignements. Vous voyez tout ce qui se passe, dans toutes les pistes temporelles.
- N’exagérez pas! Je ne suis qu’un Homo Spiritus, pas Dieu le père! Mais détendez-vous, vous êtes trop crispé. J’avoue avoir expédié Daniel Wu dans le passé, un passé que j’ai crée de toutes pièces!
- Tiens donc! Là, vous dépassez les prérogatives d’un agent temporel, Michaël.
- Cela me regarde, Franz. J’aime courir des risques. Quant à Pamela Johnson, elle aussi a bénéficié d’une aide extérieure. Je ne suis parvenu qu’à la retarder, sans plus. Maintenant que vous savez combien je suis mêlé à cette histoire, je puis vous envoyer rejoindre et votre fille et votre ami.
- Attendez quelques minutes. Je suis certain que Daniel serait heureux de revoir son fils sain et sauf. Je dois également me munir de quelque argent, je suppose…
- Tout à fait. Prenez donc des dollars américains. Je vous attends mais hâtez vous, mon cher duc. J’ai tant de choses à surveiller, vous n’avez pas idée!
Souriant d’une façon énigmatique, Michaël laissa Franz faire de rapides bagages.

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Ainsi le duc Von Hauerstadt et Mathieu Wu purent gagner la Californie d’un 1940 dévié une semaine avant l’arrivée du commandant et des fillettes.
En cette fin de matinée, dans l’appartement loué par Franz, celui-ci accueillait avec soulagement celui qu’il considérait désormais comme un de ses meilleurs amis. Daniel n’était pas venu seul. Mathieu se précipita dans les bras de son père alors que celui-ci interrogeait l’Allemand lui demandant comment il s’y était pris pour récupérer son fils. En phrases rapides, ne dissimulant pas le rôle de l’agent terminal, Franz expliqua précisément ce qui s’était passé, gardant toutefois un front soucieux. En fait, il s’inquiétait pour Liliane.
- Votre jumelle est bien sous l’influence de Pamela Johnson. Mais, pour l’instant, je pense qu’elle ne court aucun danger. Lorsque nous avons été transférés, plutôt brutalement dans ce 1940 ci, les enfants et moi-même, nous nous sommes matérialisés dans une salle de cinéma. L’écran présentait une séquence d’actualités qui nous apprit, en partie, ce qu’il était advenu de votre fille Liliane. Elle venait d’être sélectionnée pour participer à une comédie musicale dont la vedette principale a pour nom le crooner Bing Crosby… Curieux hasard que notre atterrissage juste à l’instant où ce reportage passait, non?
- Michaël, celui qui vous a tiré du piège de Pamela, est plein de ressources…
- Je n’en doute pas…
- Mais ma fille sélectionnée pour mener une carrière à Hollywood, pourquoi? Que cherche votre espionne?
- A m’attirer une fois encore dans ses rets. Nous allons tous deux lui donner satisfaction. Mais j’ai besoin d’en savoir plus sur 1940.
- Certes, mais moi aussi je ne me trouve pas dans mon univers.
- Ne vous inquiétez pas. Vous pouvez me fournir tous les renseignements utiles au plan que j’ai forgé ce matin. A quel studio est rattaché le chanteur?
- Oh! Ce n’est que cela! Il me semble bien qu’il appartient au studio Paramount. Il a entamé une série de films intitulés « En route pour… » avec son compère Bob Hope.
- Magnifique! Il s’agit de ce genre de comédies tout à fait idiotes où les animaux expriment leurs pensées à haute voix dans des remarques insipides…
- Je ne dirais pas que c’était là le sujet principal de ces films sans prétention. Fit Franz en éclatant de rire.
- Écoutez ce que je vous propose…Nous allons nous rendre dès que possible à la Paramount en nous faisant passer pour de riches sud américains intéressés par la distribution de ces comédies. A propos, vous pratiquez l’espagnol, non?
- Un peu. Je suis polyglotte, mais il ne faut pas exagérer…
- S’il le faut, je parlerai pour vous… Nous serons donc deux Cubains originaires de La Havane…

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Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais le problème fut d’obtenir un rendez-vous avec le big boss en personne, Adolph Zuckor. Ce dernier était toujours occupé, pris par des dîners d’affaires interminables, ou encore en train de recevoir des comédiens, auditionnant de jeunes talents, à la recherche de la pépite rare…
Au bout de trois semaines de déconvenues, Franz et Daniel se résolurent à changer de tactique. Ne s’avouant pas vaincus, les deux exilés du temps rongeaient leur frein, recevant par la bande des nouvelles de la production en chantier du studio de la Paramount. En effet, les magazines spécialisés ne parlaient plus que de la récente révélation, la teenager Lilian Johnson, à laquelle on promettait une fabuleuse carrière, un peu comme celle Judy Garland, la révélation du Magicien d’Oz.
Ce fut une remarque anodine de Violetta qui sortit les adultes de l’embarras. L’adolescente, lovée en boule dans un fauteuil, venait de feuilleter un de ces magazines spécialisés sur le cinéma et elle rêvait devant une photographie de George Sanders.
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 Le comédien incarnait « Le Saint » dans de petits films de pur divertissement. Romantique, c’était de son âge, notre Violetta soupirait.
- Il n’est pas mal du tout cet Anglais! Dit-elle à haute voix. Distingué, bien fait de sa personne, affable, quelque peu également pince sans rire…Je le verrais bien dans un rôle anachronique…. Qu’en dis-tu, oncle Daniel?
- Oui?, répondit le commandant, distrait de ses propres réflexions, se demandant s’il ne devait pas utiliser le chrono vision pour repérer précisément Liliane et la soustraire à Pamela.
- Tu n’écoutes pas ce que je dis! Fulmina la métamorphe. George Sanders ferait un John Steed formidable!
Daniel ne réagit pas tout de suite. Mais enfin, il bondit, comprenant ce qu’il pouvait tirer de ces propos. Tout joyeux, il prit l’adolescente dans ses bras, l’entraînant dans une ronde folle.
- La voilà, la solution! Violetta, tu es géniale!
- Bien sûr, mais explique-moi en quoi…
- Ma grande, nous allons proposer un scénario original à Monsieur Zuckor, qui, jusqu’à présent, dédaignait nos sollicitations…
- Ah? Super! Mais qui va écrire ce scénario?
- Nous deux, ma fille! Nous allons inventer une histoire farfelue à souhait. Mais qui pourra être budgétisée sans ruiner le studio.
- Bien évidemment!
Dans une atmosphère détendue, voire irréelle, le commandant et l’adolescente se mirent au travail. Les idées fusèrent. Marie et Mathieu qui jouaient dans la pièce au-dessus du garage, où s’étaient réfugiés les deux fantaisistes plus qu’extravagants, les entendaient rire. Intrigués, les enfants descendirent, allant aux nouvelles. Effarés, ils virent Violetta, transformée en une Emma Peel de rêve, rousse aux yeux verts, paraissant dix ans de plus, en train d’exécuter avec brio des cabrioles de gymnaste accomplie.
- Et, à ce passage-là, je dois, avec mes talons, envoyer un coup violent au gangster cybernaute, comme cela?
- Exactement, tu as saisi la scène…
- …Tandis que le créateur du robot tente de fuir assis sur sa chaise roulante…
- Oui, mais Steed qui se dissimulait derrière la porte-fenêtre, lui barre alors la route…
- …Et d’un coup de parapluie l’immobilise grâce à un soporifique contenu dans le manche de l’objet.
- Splendide!
- Qu’est-ce que ce truc de fous? Demanda Mathieu fort sérieusement On dirait un extrait délirant d’une scène provenant tout droit d’un antique dessin animé, un Tex Avery…
- Pas du tout, gamin! Répondit Violetta très hautaine. Nous sommes en train d’inventer un épisode de « The Avengers »!
- Montrons-nous plus modestes, ma grande! Nous plagions et mixons trois épisodes de cette série mythique: « Les cybernautes », « La maison que Jack a construite », et « Le Vengeur volant ».
- Si le scénario est accepté…
- N’en doutons pas!
- Ce serait formid d’avoir Peter Lorre dans le rôle du créateur des robots!
- J’y verrais plutôt Erich Von Stroheim! Répliqua Mathieu, se prêtant enfin au jeu.
- Qui va faire la redoutable créature ailée? s’enquit Marie avec raison.
- Oh! Un quelconque figurant maquillé et déguisé…
- Je ne suis pas d’accord! Jeta la fillette en tapant du pied. Tu sais, papa, ils n’étaient pas forts pour les trucages à l’époque! On verra les câbles!
- Dans ce cas, que proposes-tu?
- Euh… Un nouveau Brian?
- C’est non, catégoriquement!
- Je te demande juste de construire un automate…
- Avec un matériel primitif, voire antédiluvien? Quel défi!
- Ben… Tu en es capable… je le crois, du moins…
- Certes, Marie…
- Même s’il ne s’agit pas du triste sire Brian, du Sakharov, conclut Violetta, ton automate volera mieux qu’un pitoyable acteur suspendu à un câble!
- Merci pour cette remarque emplie de confiance!

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