samedi 23 mai 2020

Un goût d'éternité 4e partie : Franz : 1943 (1).


1943

2 Décembre 1805. Dans la soirée.
Napoléon Bonaparte avait vaincu à Austerlitz. L’Empereur soignait sa propagande en déclarant à ses grognards ces phrases fameuses :
- Soldats, je suis content de vous. Vous avez, à la journée d’Austerlitz justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire… Je vous ramènerai en France. Là, vous serez l’objet de mes tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie et il vous suffira de dire : j’étais à la bataille d’Austerlitz pour qu’on vous réponde : voilà un brave. 
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49 av. J-C.
César, devant le Rubicon, se demandait s’il devait franchir le fleuve, les risques encourus étant aussi importants que les avantages. 
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- Que faire ? se disait-il.
Puis, enfin, il se décida et eut ces paroles restées célèbres dans l’histoire :
- Alea jacta est ! (Le sort en est jeté).
Ainsi, à la tête de son armée, le général passa le cours d’eau. Bientôt, il gouvernerait Rome ainsi que les provinces dépendant d’elle. Telle était donc l’Histoire que nous connaissions depuis des siècles. Mais… se pouvait-il qu’il existât d’autres versions ? Des harmoniques temporelles légèrement divergentes ?

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170 ap. J-C.
A la Cour de l’Empereur Marc Aurèle,
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 un haut dignitaire de l’Empire s’en venait pour la première fois. L’homme, de haute taille, la barbe taillée avec le plus grand soin, portait bien la cinquantaine. Energique, d’une brillante intelligence, il avait été remarqué par l’Empereur qui l’avait mandé afin de lui confier une mission exceptionnelle. Le procurateur, après avoir rempli son mandat, fit son rapport quelques mois plus tard. Il répondait au patronyme incomplet de Quintus Severus Caero.

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18 Janvier 1943.
Les Russes débloquaient partiellement Leningrad. Ce même mois, le 30 janvier, mais en France, Pierre Laval créait la Milice, à la future sinistre réputation.
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 Jean-Luc Mirmont sera un des premiers à s’y engager lorsqu’elle sera étendue à la zone nord un an plus tard. Il brûlait d’enthousiasme à l’idée d’épurer son pays de toute cette engeance de Juifs, de terroristes, de gaullistes et de communistes. Pour le jeune homme, c’était un peu une nouvelle croisade à mener.
A Sainte-Marie-Les-Monts, Marc Fontane commençait à regarder Elisabeth Granier avec d’autres yeux. L’adolescente se transformait peu à peu, sortant de sa chrysalide, suscitant l’admiration devant sa beauté. Peu à peu, le médecin devenait amoureux de la jeune fille. Toutefois, lorsqu’il se rendit compte de ce sentiment tout nouveau en lui, il éprouva une grande colère, et ce, pour deux raisons :
- Amant en titre de sa secrétaire médicale, Carole Lavigne, il n’était pas prêt à rompre avec elle.
- Elisabeth n’était pas une fille que l’on courtisait aussi facilement. S’il lui déclarait sa flamme, il lui faudrait l’épouser. Il n’était pas question d’en faire sa maîtresse…

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Janvier 1943. URSS.
A l’arrière du front de Stalingrad, une semaine avant la reddition de la VIème Armée allemande commandée par von Paulus. 
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Un petit village en ruines était occupé par les troupes nazies, des troupes faites de bric et de broc, la fameuse armée Manstein qui n’était pas parvenue à faire sa jonction avec celle de von Paulus encerclée par l’Armée rouge. Cependant, le général von Manstein
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 avait récupéré des régiments et des compagnies qui s’étaient sorti de la nasse de la ville symbole. A Berlin, Adolf Hitler avait refusé que ses hommes se rendissent aux Soviétiques. Il était persuadé que von Paulus tiendrait encore, au moins jusqu’au printemps, jusqu’à une éventuelle contre-offensive, une fois le froid glacial oublié.
Or, en cette fin de janvier, le blizzard ne cessait pas de souffler, accentuant encore la sensation de geler sur place dans cet enfer glacé. Tout devenait insupportable, inhumain au sein de cette étendue grise, blanche et abominablement froide. Il y avait de quoi devenir fou. Les hommes ressemblaient davantage à des spectres, à des loups affamés, transis qu’à des humains, leur manteau s’avérant insuffisant pour les protéger de la bise, la vareuse usée, la casquette surmontée de morceaux de tissus de laine, les mains glissées dans des gants de fortune, des mitaines, les pieds dans des bottes fourrées de tout ce qui traînait et qui était censé pouvoir les réchauffer afin d’éviter l’amputation. Ah ! Ce froid maudit qui engourdissait à la fois le corps et l’esprit, qui vous usait, vous faisait abandonner toute volonté, toute intelligence, vous réduisant à l’état de bête affamée… 
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Mais il n’y avait pas que les troupes qui souffraient, il y avait également le matériel. Les armes automatiques s’enrayaient avec des températures frisant les -40°C. Cette armée quasiment revenue à l’époque de la simple survie, au temps de l’âge des cavernes, manquait de tout, de vivres, de vêtements chauds, de médicaments, de combustible, d’essence – celle-ci gelait dans les réservoirs – et de sommeil. Rares étaient les véhicules pouvant encore démarrer, rares les fusils et les mitrailleuses en état de fonctionnement, rares les hommes encore assez lucides pour résister à l’envie de se laisser aller, de succomber au désir de mourir ici, sous un ciel morne à souhait, sous le vol des corbeaux et autres oiseaux sinistres.
Cependant, une compagnie allemande tenait un village avancé, à une trentaine de kilomètres de la ville encerclée. Cette compagnie avait encore une certaine allure grâce à l’officier qui la commandait. Mais la Wehrmacht devait lutter sans cesse contre la haine des villageois qui étaient restés chez eux ou qui se cachaient dans le bois alentour. Ces irréductibles n’avaient pas fui – il eût mieux valu – devant les Boches. Au contraire, soutenus par des partisans aguerris se fondant avec le décor, se camouflant dans la steppe neigeuse, les Russes, aussi bien les adultes que les enfants, harcelaient les Allemands qu’il fît jour ou nuit. Pas une matinée où la Wehrmacht ne comptabilisât pas de nouveaux morts, pas tous dus au froid atroce de ce lieu à la limite du royaume de Satan, de ce hameau au bord de la gueule même du Démon.  
Nous avons dit plus haut que cette troupe manquait de tout… pas tout à fait, en vérité. Les soldats avaient fait razzia sur tout l’alcool qu’ils avaient pu trouver. Ici, la vodka issue de la culture de pomme de terre permettait aux Schütze de tenir, d’oublier un instant l’horreur de cette foutue guerre. Cependant, n’allez surtout pas supposer qu’il suffisait de s’enivrer en avalant ce breuvage à même le goulot d’une bouteille. Tout gelait dans cet enfer, absolument tout. Même la vodka était réduite à l’état de glaçon. Alors, si les flacons en verre n’étaient pas cassés par la pression de la glace alcoolisée, il appartenait aux soldats de briser lesdites bouteilles et de sucer ce pseudo-remontant. Boire, toujours boire afin de ne plus se souvenir d’où l’on se trouvait, livré à soi-même, abandonné des hautes pontes galonnées, avant de rejoindre, ne serait-ce que dans un rêve éthylique un pays civilisé, loin de la mort, loin du désespoir.
Une armée de vaincus avec les doigts gelés, amputés, les nez de même, les yeux chassieux, incapables, à cause des quantités d’alcool ingurgitées, de focaliser, les lèvres crevassées dans l’impossibilité de proférer des phrases cohérentes mais simplement des borborygmes, la raison en berne…
Soldats et officiers subalternes étaient tous logés à la même enseigne. Franz von Hauerstadt aussi. Lui qui détestait se saouler était forcé de recourir à la vodka afin de résister illusoirement au froid et à cette espèce de découragement qui lui taraudait l’estomac. Il avait faim, il avait sommeil, il grelottait tout autant que ses hommes.
Les partisans soviétiques savaient pertinemment que Stalingrad allait tomber entre les mains de l’Armée rouge. La victoire n’était plus qu’une question de jours, voire d’heures.
Alors, un matin à l’aube blême, comme dans un ralenti halluciné, les Russes, les civils, passèrent à l’attaque de la compagnie allemande, perdue dans cette région ennemie, cette région où la mort embusquée fauchait sa moisson de bêtes humaines avec la plus parfaite indifférence, dans un ballet minuté, dans une gigue saccadée, scandée au son des fusils, des mitraillettes, des bazookas… 
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Au tout début, une dizaine d’Allemands tombèrent, embrassés par la Mort, victimes prises par surprise. La haine avait exacerbé la furie des Soviétiques. Ils s’acharnèrent sur les cadavres, les réduisant à d’infâmes et monstrueuses bouillies sanglantes. Cependant, la compagnie fit front, malgré les pertes. Elle réussit à faire prisonniers tout autant de civils armés et bien que le commandant désapprouvât la chose, les exécuta à coups de crosses, les corps pendus à l’envers.
Le téléphone de campagne se mit à sonner cet après-midi-là. Le major von Hauerstadt prit la communication. L’ordonnance du général Kulm lui ordonna sur le mode comminatoire de venger cette stupide attaque de ces fumiers de terroristes en tuant tous les villageois encore vivants dans le hameau où la compagnie avait trouvé un refuge précaire.
- Est-ce compris, commandant ? Dès que ces salauds remettent ça, vous exécutez tous ces connards !
- Euh… oui, colonel…, bégaya Franz, croisant les doigts pour que ce ne fût pas le cas.
Hélas pour von Hauerstadt, les partisans recommencèrent dès le soir même. Alors, le jeune commandant prit sur lui de se rendre au quartier du général de Kulm afin de discuter cet ordre terrible, digne d’un crime de guerre.
- J’arrive, dit-il à l’ordonnance de Kulm par téléphone interposé.
- Commandant, vous avez reçu un ordre, je crois. C’est de l’insubordination avérée, gronda le colonel.
- Je veux voir le général en personne, insista Franz.
Ignorant les récriminations et les menaces du colonel qui hurlait dans l’écouteur Je vais vous faire arrêter… le commandant raccrocha d’un geste rageur le téléphone de campagne.
- Ce n’est pas possible. Le général est devenu fou ! Je ne puis obéir à un tel ordre…
D’un pas énervé, il se rendit dans le bâtiment où le capitaine Müller griffonnait sur un papier quelques chose et lui jeta sèchement :
- Capitaine, je me rends au quartier général trouver le général Kulm.
- Mais… ce n’est pas conforme aux ordres reçus. Ne devons-nous pas exécuter tous les otages ?
- Ich weiss, Hauptmann Müller. Aber das ist unmöglich. Ich möchte der General sehen. En attendant mon retour, vous prenez le commandement. Understand ?
- Jawohl Herr Major !
- Bien. Naturellement, vous n’exécutez pas les ordres.
- Euh… oui…
- Je prends tout sur moi.
- Oui, mon commandant. Mais… aucun soldat n’est en mesure de vous servir de chauffeur… et ce n’est pas certain qu’une voiture démarre.
- Cela ne m’arrêtera pas. Je conduirai moi-même. Il y aura bien un véhicule en état de marche…
En claquant la porte, Franz von Hauerstadt gagna l’endroit où cinq Kubelwagen étaient garées.
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 Après trois essais, l’une d’entre elle démarra enfin. Conduisant au mépris du danger, le jeune commandant parvint au quartier du général Kulm après une heure de trajet. Mais là, il dut patienter encore deux heures avant que Kulm daigna le recevoir. L’entrevue fut des plus houleuses, on s’en doute.
- … ainsi donc, vous refusez d’obéir à un ordre direct, commandant von Hauerstadt ? hurlait le général hors de lui. Jamais je n’ai vu cela !
- Eh bien, il faut un début à tout, lança Franz au bord de la mutinerie.
- Êtes-vous dans votre état normal, commandant ?
- Plus que je ne le voudrais…
- Je vais donner l’ordre de vous faire fusiller, espèce de morveux ! Vous n’êtes pas au Burg Hof sous feu le Kaiser Guillaume II en train de danser la valse, commandant von Hauerstadt ! Vous êtes en train de trahir notre Führer ! 
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- Pas possible ! Ne serait-ce pas lui plutôt qui nous trahit en nous abandonnant ainsi ?
-Par tous les démons de la Galaxie, vos propos dépassent les bornes ! Non seulement, vous vous rendez coupable du crime de mutinerie mais en plus, il faut que vous y rajoutiez celui de défaitisme…
- Je m’en fous, général, oui, je m’en fous…
- Vous êtes ivre…
- Ivre de colère, ça oui… ivre de rage devant l’impéritie de notre commandement.
- Je vais sonner le colonel Mark et vous allez immédiatement être conduit en prison. Demain, je vous jure que vous serez passé par les armes. Vous déshonorez notre armée !
- C’est vous, en m’obligeant à tuer des civils, des vieillards, des enfants qui vous rendez coupable de ce forfait…
- Espèce de petit marquis, va !
Sous la fureur, le général sortit son arme, un Luger, et visa Franz. Mais, avant que le coup partît, le jeune homme se jeta sur Kulm et le désarma sans difficulté. Mieux, il l’assomma. Dans la pièce à côté, personne ne pipait mot. Le colonel Mark était en train d’inspecter une garnison.
Lorsque le commandant von Hauerstadt avait assommé le général, il avait éprouvé comme un malaise vite enfui. Pourquoi donc ? Son poing avait cru s’enfoncer dans une sorte de matière caoutchouteuse… Bizarre… mais Franz mit cela sur le fait qu’il n’était pas tout à fait sobre et que ses sens le trompaient.
Alors qu’il repartait sous les yeux ébahis de trois sous-officiers qui n’osaient intervenir, ignorant toutefois que le général gisait inconscient dans le bureau mitoyen, le jeune comte crut être victime d’une hallucination olfactive. En effet, ses narines captèrent de légers effluves marins… de plus en plus étrange…
- Bah ! J’ai trop bu, voilà tout, murmura Franz pour lui-même. J’ai besoin de dessouler… au plus vite…
Or, tandis que Franz se conduisait avec une témérité qui pouvait le conduire devant une cour martiale, pendant son absence, le capitaine Müller, quant à lui, dut exécuter les ordres du général Kulm sous la pression du commandant SS Gustav Zimmermann qui s’en venait voir si l’état-major était obéi.
Le massacre des habitants du village de Dniopr
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 débuta moins d’une heure après le départ de Franz. Au début de celui-ci, Müller tenta de résister, ne participant pas aux exactions. Puis, trouvant refuge dans une grange au toit absent, il s’enivra encore et encore afin de ne pas entendre le bruit de la mitraille, les rafales de tirs, le staccato des balles, les stridulations, les hurlements, les gémissements et les plaintes, le rire aviné de la troupe, la cacophonie assourdissante engendrée par cette abomination en cours.  La deuxième heure, saoul au-delà du possible, les yeux rougis, le teint blafard, un rictus de stupidité sur les lèvres, ricanant, son pistolet en main, il s’amusa à faire des cartons sur tout ce qui pouvait ressembler à un Russe… pis, il s’éclata à abattre de sa propre main vingt-cinq gamins. Il les descendit tous d’une balle dans la tête, prenant son pied devant les atroces éclaboussures qui le mouchetaient, les doigts cramponnés sur la crosse de son arme. Enfin, sourd aux plaintes déchirantes, il s’affala à même le sol, à quelques toises d’une maison incendiée. Là, repu de sang, de cadavres et de cruauté, épuisé par tout l’alcool bu ou sucé, pris par une sorte de raideur tétanique, dans la spirale d’un shoot continu,  d’un orgasme abrutissant et abêtissant, comme gavé par tous les crimes perpétrés, au-delà de la satisfaction primitive de la bête fauve, il sombra dans un coma alcoolisé qui le fit trembler, baver, éructer et se pisser dessus alors que son sommeil déroulait pour lui les images déformées, distordues et prismatiques des scènes précédentes dans une accentuation de teintes issues du fin fond de l’enfer. Les écarlates, les carmins, les pourpres des incendies se mêlaient aux gris, à l’anthracite, au blanc sale du sol et des ruines.  
Où était la gloire du valeureux combattant dans toute cette horreur ? Où s’était perdu l’honneur du drapeau dans ce massacre ? Seule la Lune qui brillait dans son premier quartier aurait pu le dire… mais l’astre impassible n’avait que faire des hommes. Il était là bien avant eux, il serait là bien après eux, les ignorant dans son sublime halo. La couche de nuages se fit plus dense, masquant ainsi la beauté froide de la Lune morte, rendant à ce lieu le camaïeu qui lui était dû.
La nuit était tombée, aussi froide, aussi repoussante qu’à l’accoutumée. Un calme précaire régnait. Nul bruit hormis les flammes qui crépitaient, nulle lumière sauf les lueurs des incendies, une odeur âcre, des cendres qui voletaient dans la fausse quiétude de cette plaine obscure… pas un croassement. Pas un frémissement… tous ces loups cuvaient, tous ces fauves ronflaient…
Franz von Hauerstadt était de retour… étrangement, il n’y avait personne pour l’accueillir. Tout dormait… une odeur de chair calcinée le fit tousser, une odeur composite de bois grillé, de corps souillés, de sang et d’excréments… des flocons dans le ciel dépourvu de couleur, des flocons tournoyant et retombant telle de la neige sur le sol noirci. Mais…ce n’était pas de la neige, oh non ! Ce n’était pas de la neige…
Alors, il s’avança jusque sur la place du village ou de ce qu’il en restait… lourdement, pesamment, comme au ralenti, il marcha… comme dans un cauchemar, tel un noyé au fond du lac… là, adossés sur un pan de mur, des soldats, ses hommes, endormis, ivres, presque morts de froid… tous empestaient l’alcool, tous puaient le sang et les sanies…
- Ce n’est pas possible…Non… je dois me pincer…
L’angoisse lui tordant les entrailles, au bord de la nausée, Franz se pencha vers un caporal et le secoua rudement.
- Heinz… Heinz… par le diable, réveillez-vous !
Ledit Heinz finit par ouvrir les yeux. Il ne reconnut pas immédiatement son commandant.
- Was ? Grommela-t-il.
- Kaporal, was passiert hier ?
- Herr Standartenführer Zimmermann ist hier gehen…
- Ah… Je comprends tout, balbutia Franz, livide.
Après une pause, il demanda.
- Wo ist Herr Hauptmann Müller ?
- Da, répondit le caporal d’une voix chevrotante.
Alors, le caporal se redressa tant bien que mal et conduisit son supérieur vers l’église, trébuchant tant il était ivre… seuls les murs du bâtiment sacré étaient encore debout. Des chicots semblables à un anathème, proféré muettement et brandi pour l’éternité.  De la fumée âcre et sale s’élevait dans l’aube naissante. Une aube bien laide…
Le spectacle appartenait à un décor de film d’horreur, mais ce n’était pas un film d’épouvante, non. C’était la réalité dans toute son atrocité crue. 
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Parmi la cendre déposée en couches multiples, parmi les pierres brûlantes encore, parmi les braises en partie éteintes, des os ivoire, des corps mutilés, à demi calcinés, des cheveux sur des crânes noircis, des dents brisées, des grimaces, des spectres entassés, à demi vêtus, et, derrière ces murs, la fosse non entièrement creusée mais pourtant débordant de cadavres, de cadavres d’enfants recroquevillés, une fillette tenant sa poupée de chiffon dans les mains, un garçonnet s’accrochant à un morceau de tissu, un tablier de femme arraché au corps de sa mère, tous ces innocents morts, descendus d’une balle dans la tête, tous ces petits anges égarés dans cet enfer…
- Wo ist Herr Hauptmann ? Reprit Franz, secoué de frissons, prêt à étrangler le caporal.
Le soldat montra alors Müller inanimé, non mort, mais bien vivant, les yeux ouverts mais incapable de parler… il puait à la fois le vomi, le sang et l’urine…
- Müller, racontez-moi tout, hurla le commandant von Hauerstadt…
- Ich… kann nichts… sagen, bégaya le capitaine…
Comprenant qu’il était inutile d’insister, qu’il ne tirerait rien de son subalterne, rien des autres militaires qu’il avait sous ses ordres, dégoûté, horrifié, Franz remonta dans sa voiture et roula durant des heures et des heures, le plus loin possible de ce forfait, de ce massacre…
Sans savoir comment, comme se mouvant dans un mauvais rêve, une hallucination insupportable, un trip de drogué,  il finit par se retrouver à une centaine de kilomètres du village maudit, de ce qui allait le torturer jusqu’à sa mort, à jamais bouleversé, à jamais marqué du sceau de l’infamie, dans une bourgade d’une tristesse et d’une pauvreté accablantes,  où il allait pourtant y passer le restant de la journée et toute la nuit, s’enivrant et se saoulant encore et encore, jusqu’à en être malade, jusqu’à ne plus pouvoir se souvenir, jusqu’à en être métamorphosé en loup furieux, jusqu’à en être transformé en tigre, en dément craché par les caves d’un asile…
Alors que le jour s’était levé depuis longtemps, Franz émergea de son ivresse. Recouvrant ses esprits, il vit qu’il avait dormi dans une espèce de galetas d’une saleté repoussante, couché sur une paillasse qui répandait son contenu pourri par maintes déchirures, avec, étendue à ses côtés, une femme, une prostituée manifestement, le visage couperosé à cause de la boisson, les yeux vitreux, les seins flasques, les chairs molles, la masse de ses cheveux dans le plus parfait désordre, sa nudité repoussante offerte en pâture à un décavé, une créature vautrée sur le bel uniforme de l’officier. 
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- Qu’est-ce que je fais ici ? Murmura le comte. Je ne me souviens de rien…
Von Hauerstadt prit le risque de se redresser. Aussitôt, tout son corps protesta, sa tête la première.
- Oh ! On dirait que je suis sur une mer démontée… que j’ai mal au crâne…
Franz comprit qu’il souffrait d’une gueule de bois carabinée. Bon sang ! Combien de verres avait-il donc bu ? De flacons de vodka ? Il se sentait mal comme jamais, son ventre le brûlait, il avait envie de vomir… un goût acide et pâteux lui encombrait la bouche.
Toutefois, malgré son état, il se leva et, vacillant sur ses guiboles, il se raccrocha péniblement au dossier d’une chaise dont le paillage aurait bien eu besoin d’être refait. Ses yeux captèrent un éclat de miroir. Il s’y observa sans concession. Non rasé depuis trois jours au moins, les cheveux ébouriffés, les yeux rouges, ornés de cernes noirs et profonds, le teint livide, une traînée de bave à la commissure des lèvres, nu ou presque…
Alors, la compréhension et la mémoire lui revinrent telles deux gifles.
- Mein Gott ! Je suis dans un sale état…
Cependant, la prostituée se réveillait. Apparemment, elle avait plus l’habitude que son client des longues nuits de beuverie.
- Oh ! Y faut qu’tu m’payes, mon bel officier, jeta-t-elle d’une voix rocailleuse dans un russe vulgaire.
- Euh… je ne sais pas si j’ai encore assez d’argent sur moi, souffla Franz avec honte dans la même langue.
- Tu m’en a fait voir, tu sais… t’a même failli m’étrangler… j’ai jamais vu une colère pareille… tandis que tu me prenais pour la troisième fois, j’ai cru que tu allais me tuer… Tiens… regarde ces bleus que tu m’as fait sur les bras… et ma gorge…
- Désolé… J’avais perdu la tête…
- Ouais…saoul comme un Polonais… pas même capable de tenir l’alcool… mais… tu vas m’payer, hein ?
- Il y a longtemps que je suis là ?
- Plus de vingt-quatre heures, mon bel officier… pour toi, ce sera dix roubles… et si tu veux revenir, je te ferai de nouvelles gâteries…
- Tiens, rougit Franz… voici un billet de vingt et rends-moi mon uniforme…
- T’en as dit des choses dans ton délire… le feu, l’odeur, les enfants, la petit fille… t’es pas un pédophile au moins ? Non… Tu me l’as rudement prouvé durant toute cette nuit…
- Arrête ! S’écria le comte von Hauerstadt plus gêné que jamais. Oublie-moi, ma belle… oui, oublie-moi vite…
Alors, dans un geste rageur, il arracha le pantalon des mains de la péripatéticienne, s’habilla à la hâte et s’enfuit en claquant la porte du réduit sordide. Au bas de l’immeuble, il eut la chance de retrouver son véhicule qui n’avait été ni volé ni pillé. Il parvint à allumer le moteur et la voiture démarra en crachant de la fumée… noire…
Tout en conduisant vers ce maudit village, Franz, la tête vide, se disait :
- J’ai eu tort de fuir ainsi… grand-tort… ce n’était pas la bonne solution. Non… pas du tout… Tout me revient… j’aurais dû rester auprès de ma compagnie… J’aurais pu affronter Zimmermann… maintenant… il ne me reste plus qu’à comptabiliser les morts et à faire face aux conséquences de ces atrocités…
Ayant regagné Dniopr, Franz conduisit son enquête, son sang-froid recouvré. Le nombre de victimes ayant péri lors du massacre s’élevait à plus de trois cents, c’était effroyable.
Livide mais calme, il ordonna d’enterrer les morts dignement tout en se disant :
- C’est ma faute… oui, c’est ma faute… je suis le seul coupable… ma compagnie s’est déshonorée alors que moi je fuyais comme un lâche… en fait, j’ai refusé d’affronter à la fois l’horrible réalité et ma conscience… j’ai perdu mon temps à essayer de voir ce foutu Kulm. Qu’il brûle en enfer ! Maintenant, il me faut payer.
Après ce qui s’était passé, accablé, Franz von Hauerstadt prit la décision de tenter de racheter l’honneur de sa troupe. Désormais, il se haïssait avec une force, une colère terrible, il haïssait la cause frelatée qu’il servait… il se méprisait et dans son for intérieur, sans cesse les dures paroles de sa mère lui revenaient, les propos cruels de son supposé père également…Comment en finir avec cette haine, ce mépris de soi, ce dégoût, cette colère ? Seule la mort serait un refuge tout trouvé pour son âme accablée, anéantie… oui, seule la mort…non, ce ne serait pas un suicide… Ce ne serait que justice…
Mais le jeune comte n’en était qu’au milieu de sa descente en enfer. L’agonie de son âme devait durer encore de longs mois, de très longs mois… la mort allait se refuser à lui, mais pas la flétrissure.
Une nouvelle tentative de jonction avec la VIème armée de Paulus
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 eut lieu. Franz von Hauerstadt y participa non avec sa fougue habituelle mais avec la rage du désespoir, courant manifestement après la mort. Mais von Manstein fut obligé de reculer tandis que Stalingrad tombait entre le 30 janvier et le 2 février 1943.
Durant l’un de ces affrontements, plus téméraire que jamais, le commandant von Hauerstadt fut à nouveau grièvement blessé. Une balle alla se loger dans sa poitrine à moins d’un centimètre du cœur, lésant l’aorte et causant des dommages à une veine. Ce fut un véritable miracle qu’il ne mourût pas instantanément. Alors que des brancardiers ramassaient son corps et que l’un des infirmiers endiguait tant faire se pouvait le flot de sang craché par sa blessure, le médecin militaire, le major Martens, avisant ce héros, laissa vite là un de ses patients et tenta le tout pour le tout sur le jeune homme. Malgré la pénurie, malgré le désordre, malgré les autres cas tout aussi urgents que celui du commandant von Hauerstadt, le chirurgien opéra l’officier à cœur ouvert, recousant la veine, raccommodant l’aorte, officiant durant des heures.
Cette opération de la dernière chance fut un succès. Mais le comte allait sortir diminué durablement de ce pas de deux avec Madame la Grande Faucheuse.
Lorsque Franz se réveilla de son coma, il était déjà à l’arrière du front et en attente d’être rapatrié en Allemagne. On lui raconta tout et on lui apprit même qu’il était cité pour recevoir la croix de fer première classe avec feuilles de chêne… mais le jeune homme n’avait que faire de ce hochet. Il avait recherché la mort et il récoltait une médaille avec citation… quel paradoxe !
Au début du mois de mars, le commandant von Hauerstadt fut placé en disponibilité et regagnait Berlin par avion. Il ne fut pas accueilli chez lui tel le fils prodigue… son père le reçut le sarcasme aux lèvres.
- Alors, espèce d’idiot stupide, tu trouvais sans doute qu’un handicapé ce n’était pas encore suffisant… maintenant, Amélie en a deux sur le dos… Bravo ! Va te reposer dans ta chambre, et que je ne doive supporter ta présence que le moins souvent possible…
- Père… si vous le désirez, je puis fort bien aller dormir ailleurs…
- Tais-toi, bougre d’ahuri… tu verras que ce n’est plus le Ritz ici… tous les soirs, la RAF nous bombarde… que fait donc cette Luftwaffe ? Hein ? Tu peux me le dire ? Foutu pays… 
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- Père…
- Je ne veux rien entendre de plus.  J’ai assez vu ta caboche… et si jamais tu crèves durant ton sommeil, je ne crierai pas de joie, mais je serai soulagé…
- Mère…
- Elle est allée s’approvisionner… pour célébrer ton retour… m’étonnerait qu’elle trouve de quoi satisfaire ton estomac…
- Je n’ai pas faim…
- Oui… il n’y a qu’à te voir… Aussi maigre et décharné que ce fichu chat qu’elle a recueilli…
- Un chat ?
- Cette bestiole s’appelle Sonntag… maintenant, ça suffit, fils indigne… tu ne m’as même pas demandé des nouvelles de Peter… 
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- Pardon…
- Il a été blessé, tout comme toi, mais lui n’a pas eu la chance de revenir parmi sa famille… fiche-moi le camp… hors de ma vue… ta présence est une insulte pour moi…
Sans rien rajouter ou objecter, mortifié et honteux, s’appuyant sur une canne, Franz trouva refuge dans sa chambre, une pièce qui aurait bien eu besoin d’être repeinte, à peine meublée d’un lit en fer, d’un matelas, d’un oreiller ordinaire, d’une table de chevet, d’une lampe et d’une minuscule armoire. Cependant, sur le lit, un chat au poil mi long noir et blanc, assez efflanqué, sommeillait. Mais il se réveilla lorsque le jeune homme poussa le battant de la porte de la modeste chambre. S’étirant de tout son long, il prit le temps de dévisager le nouveau venu… rassuré, il miaula et ronronna.
- Ainsi, tu t’appelles Sonntag ? Pourquoi pas ? Murmura Franz. Mais… lève-toi du lit, je dois défaire mes affaires…
Après s’être fait prié, le félin abandonna la place comme à regret. Le jeune comte l’ignorait encore mais il allait trouver un certain réconfort dans la présence de Sonntag. Le chat et lui seraient inséparables.
Mais pour l’heure, après avoir rangé son peu de linge dans l’armoire, Franz, épuisé et essoufflé, s’étendit sur la couchette et finit par s’endormir. Il ne se rendit pas compte que le matou venait se rouler en boule à ses pieds. Ce fut ainsi qu’Amélie les trouva tous les deux. Discrètement, elle les laissa se reposer, essuyant une larme fugitive sur son visage.
Regagnant la salle de séjour, elle n’osa pas demander à Karl comment le retour s’était passé. Elle fit comme si de rien n’était, préférant accorder toute son attention à son ouvrage de tricot. Mais le duc ne fut pas dupe.
- Amélie, vous êtes bien silencieuse…
- Karl, mon ami, je n’ai rien à dire de particulier.
- Hum… avez-vous pu faire des provisions ?
- La viande était trop chère… Nous devrons nous contenter de pois cassés, de lentilles et de pommes de terre… d’un peu de lard aussi….
- Hem… pas de café, naturellement…
- Vous savez qu’il n’y en a plus depuis longtemps… et puis, ce n’est pas bon pour votre cœur…
- Avec les cartes de rationnement de Franz, nous pourrons espérer obtenir mieux…
- Karl, il n’en est pas question… Franz a besoin de recouvrer la santé. Avez-vous vu combien il est maigre et pâle ? Allongé tout habillé, il m’a fait peur… j’ai cru voir un cadavre. Sur la tablette de chevet, il y avait des fioles et tout un tas de flacons contenant des pilules… bien plus que ce qui vous est ordonné par le médecin…
- Vous avez lu son ordonnance…
- Euh… oui…bien que je n’y aie rien compris…
- Alors ?
- Comment dire ? Son cœur est… fichu… Il est à la merci d’une crise cardiaque…
- En fait, vous avez tout saisi, ma chère…
- Un choc violent, et c’en est fini de lui… j’ai cru comprendre qu’il lui faudrait se soigner à vie… prendre des cardiotoniques à doses élevées… voire qu’on lui injecte directement de l’adrénaline dans la poitrine si nécessaire…
- Vous vous inquiétez…
- Comment obtenir tout cela ? Mon Dieu…
- Mais avec une ordonnance, ma chère… il est prioritaire, lui, contrairement à moi…
- Non… il ne l’est plus car il ne fait plus partie du service actif, Karl, et vous le savez pertinemment… un infirme… alors qu’il n’a pas vingt-cinq ans…
- Il l’a cherché ce salopard, Amélie…
- Karl…
- Oui, il l’a voulu…
Se refusant à entendre les pleurnicheries de son épouse, le duc reprit la lecture de son recueil de géographie. Il s’agissait d’un compte rendu d’un voyage en Afrique remontant au milieu du XIXe siècle. 

 
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