dimanche 6 septembre 2009

La gloire de Rama 2 : La valse à mille temps chapitre 11

Chapitre 11.

A bord du Langevin, dans le centre de commandement, le capitaine Maïakovska, le docteur di Fabbrini et Antor faisaient le point. Tous trois affichaient un visage sombre. Désormais, le fait était établi : l’équipage avait perdu la maîtrise du vaisseau. Celui-ci, infléchissant sa route, se dirigeait vers une destination inconnue.
- Nous avons tout essayé, rappelait le capitaine. La direction est bloquée. Il n’a servi à rien de reprogrammer les ordinateurs auxiliaires l’IA principale restant déconnectée par sécurité. Malgré cela, le vaisseau n’obéit plus.
- Où nous dirigeons-nous? Interrogea Lorenza.
- Selon les dernières coordonnées relevées, trois possibilités s’offrent à nous.
- Laquelle paraît la plus probable? Fit Antor.
- Celle d’Aruspus, jeta le capitaine!
- Logique, répondit l’ambassadeur. Les Alphaego veulent rentrer chez eux!
Le docteur respira un bon coup puis reprit la parole.
- Ce qui m’inquiète le plus, ce n’est pas ce nouveau problème. Désormais, tout l’équipage ou presque est assimilé ou en stase. Il ne reste plus que nous trois, avec Uruhu, Chtuh, Kinktankt, Fptampft, Warchifi, et le professeur Schlffpt. O’Rourke et Chérifi viennent d’être contaminés à leur tout alors qu’ils n’ont eu pourtant aucun contact physique, du moins à ma connaissance avec les Alphaego. Tous ceux sur lesquels nous avons pu mettre la main ont été plongés en stase préventive et ont donc rejoint Isaac. Pour information, ils en sont au stade 1 de la mutation. Or, l’hypothermie profonde ne réussit qu’à ralentir la maladie d’une manière conséquente certes, mais, hélas pas à la stopper!
- Toujours rien quant à un éventuel vaccin? Jeta Irina avec un léger espoir.
-Antor et moi-même avons cru toucher au but un court moment. Nous étions sur la piste de la « Tricéline », un composé synthétique de la 18e génération de ce produit. Le vaccin semblait efficace pour les Castorii et les caméloïdes.
- Mais il n’a rien donné sur les Troodons, compléta l’ambassadeur.
- Où en sont-ils justement dans leur régression?
- Ils ont atteint le stade régressif de varans quadrupèdes charognards, renseigna le médecin en chef du vaisseau. S’ils n’avaient pas une taille aussi imposante, ils ne seraient plus dangereux, hormis le fait, bien sûr, qu’ils demeurent contagieux.
- Et Eloum?
- Il n’a aucun instinct de prédateur puisqu’il est devenu une sorte d’archéoptéryx. Quant à notre chef de la sécurité, il en est réduit à ressembler et à agir comme le cousin du varan de Komodo!
- Les autres contaminés? Tous les humains non plongés en stase, les humanoïdes, les autres espèces?
- Tous se sont métamorphosés en Alphaego qui nous ont échappé puisque ainsi ils ont acquis la faculté de se déplacer dans l’inter dimensionnalité, souffla la doctoresse.
- Pourquoi ne sommes-nous pas encore touchés par l’épidémie?
- Cela, je ne puis l’affirmer catégoriquement que nous restons à l’abri! Pour l’instant, les analyses les plus poussées et les biopsies ne révèlent rien. Rappelez-vous Hildbrandt. Lorsque la contamination a été manifeste, c’était trop tard!
- A supposer que nous trouvions un remède valable pour toutes les espèces présentes à bord du Langevin, dit Antor avec circonspection, il demeurera un problème majeur : celui de la capture de notre équipage assimilé. Or, je suis loin de pouvoir me mouvoir librement dans un monde transdimensionnel!
- Effectivement! Soupira Lorenza qui refusait cependant d’afficher davantage son découragement et sa fatigue.
- Daniel, mon mari, constata Irina, en est capable puisqu’il est né de l’application des recherches concernant l’Homunculus. Mais il a toujours refusé d’explorer plus avant ce côté sombre de son être. Il pense que son père a partiellement bridé ses facultés. Mais pourquoi évoquer un éventuel recours de mon époux? Je n’ai aucune nouvelle de lui depuis une éternité!
Antor reprit la parole en souriant légèrement.
- Il est encore vivant. Cela, je puis l’affirmer sans crainte. Pamela s’est attaquée à lui, mais elle a échoué lamentablement. Cependant, je n’ai pu le contacter récemment. Mais je vous certifie que je ne renonce pas et que j’essaie tous les soirs!
- Nous vous faisons confiance, articula Lorenza avec force.
- Benjamin Sitruk, Violetta, Marie, ma petite fille chérie et mon mari sont partis depuis tantôt quarante jours! Or, le délai fixé était de deux mois. Où en serons-nous d’ici là? Pamela aura peut-être gagné!
- Je refuse de m’avouer vaincu! Jeta Antor. Le professeur médusoïde est le meilleur xéno biologiste de la Galaxie! Il travaille sans presque prendre de repos.
- Je ne puis m’empêcher de souhaiter le retour de Daniel au plus vite! Je ne suis qu’une femme! Une mère sans pouvoir!
- Gardons tous un espoir sans faille et offrons aux yeux de tous un front uni! Je vais de ce pas me préparer à affronter l’inter dimensionnalité.
-Faites attention à vous, Antor, vous êtes notre principal atout, s’inquiéta Lorenza.
- Il y a longtemps que j’ai accepté de risquer ma vie pour ce vaisseau et cet équipage! Il me faut coûte que coûte capturer un Alphaego!

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Daniel Wu avait souhaité donner un coup de main pour la préparation du repas de Noël. Pour cela, il avait dû discuter ferme avec Marthe, la cuisinière qui n’aimait pas l’intrusion de personnes étrangères dans son domaine. Mais elle avait fini par céder lorsque Daniel lui avait passé et expliqué la recette authentique du canard laqué et non le succédané qu’on se contentait de manger en Europe. Le commandant en avait profité pour étudier certains trucs de la cuisinière.
- Ainsi, vous mettez d’abord la jatte au frais avant de monter les blancs en neige.
- Bien évidemment! De plus, pour les consolider plus vite, n’oubliez pas d’y ajouter une pincée de sel.
- Cela, je le savais.
- Ah! Lorsque vous faites une tarte meringuée aux pommes, vous pouvez y mettre de la cannelle mais pas trop, juste un soupçon.
- Que pensez-vous d’un mélange d’eau et de lait pour la pâte à crêpe? Ou mieux, de la bière?
- Connu!
- Ainsi, elle est plus digeste. Pour la poularde farcie aux cèpes, je remplace la volaille par un poulet élevé au grain.
- Je saisis, c’est moins gras.
- Je vous approuve.
- Mettez-vous un peu de sucre pour combattre l’acidité de la tomate?
- Oh! Avec de vrais tomates, bien entendu!
- Holà! Allez-y doucement avec le chocolat! Incorporez-y un peu de poudre de noisettes. Ce sera bien meilleur. C’est ainsi que je procède pour ma mousse au chocolat.
- Compris, Marthe.
- Une chose m’intrigue, monsieur.
- Oui, Marthe, posez votre question.
- Je ne veux pas me montrer indiscrète, mais j’aimerais comprendre.
- Quoi, exactement? Ne vous gênez pas.
- Comment un homme comme vous, avec toutes vos connaissances, toutes vos responsabilités, peut s’intéresser à la cuisine? Dans votre monde, il n’y a pas de femmes pour s’occuper de ces tâches si prosaïques?
- Marthe, vous, vous ne croyez pas à l’égalité des sexes!
- Oh! Moi je suis contre ces excitées de féministes!
- Pourtant…
- Écoutez pour moi, tous ces discours c’est un peu du pipi de chat! Vous aurez beau faire, rien n’empêchera les femmes de devoir toujours porter des enfants, d’accoucher, de les élever au biberon et au sein, et de les torcher! Mais vous ne pouvez pas comprendre, vous êtes un homme!
- A mon époque, fit le commandant en souriant, l’accouchement naturel est devenu une exception. La plupart d’entre nous naissent par procréation assistée, par éprouvette. Les bébés voient le jour dans une cuve, un utérus artificiel.
- Ah! Dieu du ciel!
- Irina mon épouse, a refusé ce moyen. Marie et Mathieu sont tous deux nés au bout des neufs mois réglementaires de grossesse.
- Quand même!
- Marthe, chaque époque a ses méthodes et ses tabous. Attention! Je crois que la dinde est à point.
- Madame la duchesse l’aime bien dorée et croustillante.
- Sans doute, mais point trop n’en faut.
- Rien à craindre. Je vais l’arroser un peu. Dites, pour ma question, tout à l’heure…
- Je n’ai pas répondu, d’accord. Ce que je peux reconnaître, c’est que mes parents ne s’intéressaient pas du tout à ce qu’ils absorbaient, ils étaient trop pris par leur travail. Voilà, j’ai pris le contre-pied, tout simplement. Je recherche l’authentique, même en cuisine.
- Là, je vous approuve, monsieur! Pour rien au monde, je ne goûterai à ce que crache votre synthétiseur.
- Pourtant, bien souvent, nous n’avons pas le choix! Grâce à lui, tous mangent à leur faim sur Terre.
- Admettons. Mais je préfère de loin la bonne odeur de pain frais, le goût des framboises titillant les papilles.
- Marthe, je suis entièrement de votre avis.

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Le repas de Noël touchait à sa fin. Toute la famille de Franz était réunie autour de la table festive. Dans un plat oblong, des restes de dinde aux marrons achevaient de refroidir. L’atmosphère était enjouée, nullement artificielle et chaque convive menait une conversation avec son voisin qui, amalgamée à toutes les autres, formait ainsi une tapisserie de sons allant jusqu’à un brouhaha . François, le fils aîné, qui approchait les vingt-quatre ans, discutait de religions comparées avec Benjamin. L’échange avait lieu en anglais. Le jeune homme, qui ressemblait beaucoup à sa mère, poursuivait des études de droit international. Il envisageait une carrière dans la diplomatie.
Cécile, qui n’avait pas encore vingt-deux ans, cherchait sa voie. Parlant librement avec Violetta, elle constatait que l’adolescente était très éveillée et possédait des connaissances étonnantes pour son âge. Quant au cadet, Frédéric, dix-huit ans, il faisait sauter Marie sur ses genoux tout en lui racontant l’histoire de Hansen et Gretel. Inutile de vous dire que la fillette adorait ce jeu!
Seul Daniel Wu paraissait se tenir en retrait de cette atmosphère joyeuse. Plusieurs problèmes accaparaient son esprit:
- faire passer sans incident la navette Einstein couplée au translateur et au chrono vision d’une dimension à l’autre, évidemment sans incident majeur ou même mineur!
- finaliser la mise au point des ceintures biologiques de maintenance de l’intégrité physique des passagers;
- localiser précisément Pamela Johnson au sein du continuum espace-temps, une Pamela qui n’allait certes pas se contenter d’une misérable attaque manquée contre sa personne!
Des pressentiments funestes l’assaillaient. Il s’inquiétait de plus en plus pour le Langevin. Il regrettait de l’avoir quitté aussi précipitamment. Par les rares contacts télépathiques avec Antor, il savait que la situation à bord se dégradait. Au fond de lui-même, il ne pouvait s’empêcher de s’accuser de désertion et se disait qu’il aurait dû rester. Avec ses prodigieuses capacités et ses connaissances en xéno biologie, il aurait déjà mis au point un vaccin contre l’épidémie Alphaego. Mais avec des si, on aurait mis la Terre en bouteille! Ainsi, il se morigénait sévèrement, alternant avec les remords et les regrets. Il lui fallait absolument se montrer positif, efficace, espérer malgré tout un peu, un tout petit peu en la chance.
Or, au XXVI e siècle, il n’y avait pas que l’équipage du Langevin en danger. L’univers tel que le connaissait Daniel n’était plus qu’une virtualité, une piste 3, menacée de disparition à la suite des innombrables manipulations de la trame historique conduites par Johnson. Le commandant Wu avait bel et bien vu les Asturkruks se pavaner insolemment sur sa planète natale. Le cauchemar de la deuxième histoire allait-il donc recommencer? Ah non! Il avait changé, s’était amélioré, avait mûri. Il refusait de redevenir cet abominable Mister Hyde!
Elisabeth Von Hauerstadt, assise aux côtés de Daniel, remarqua inévitablement sa mine soucieuse. Prenant sur elle, éprouvant une empathie instinctive pour son hôte, ne lui rappelait-il pas en cet instant le Franz douloureux des années noires?, elle osa interrompre les tristes réflexions du commandant.
- Vous vous faites du souci pour votre fils, dit-elle simplement.
- Pas seulement. Je sais bien qu’il faut respecter les obligations festives, soupira Daniel, mais je sens que la situation presse de plus en plus. Les échos de ma seconde mémoire sont de plus en plus perturbés. Cela me déstabilise.
- Franz m’a expliqué une partie du problème, répondit la jeune femme avec compréhension. Risquez-vous l’effacement de cette réalité-ci?
- Pas dans cette dimension. Mais mon double de la seconde histoire, oui! Il ne me resterait plus alors qu’une mémoire altérée, amputée. Violetta subirait le même sort ainsi qu’Antor. Pour mon ami, ce serait plus grave: il resterait à jamais prisonnier sur une terre dominée par les Haäns.
- Pourquoi, ici, à cette heure, vous trouvez-vous relativement à l’abri?
- Parce que, pour l’instant, il semble que Pamela n’a pas encore compris que pour m’atteindre, détruire intégralement mon essence, il lui faut frapper à tous les points du Multivers, et ce, simultanément!
- Je ne saisis pas.
- Par exemple, elle pourrait éviter ma naissance en altérant le passé de mon père Tchang Wu, voire celui de tous mes ancêtres du côté chinois, depuis les Qin et la Grande Muraille… Quant au côté européen, je l’ai déjà évoqué. Votre mari ferait une cible de choix…
- Ciel! Vous m’effrayez, Daniel!
- Pardonnez-moi… je suis si préoccupé que je deviens maladroit. Rassurez-vous toutefois. Vous n’ignorez pas que Franz est protégé par Michaël, l’Homo Spiritus. Si Johnson commet l’erreur de s’attaquer à votre mari, elle peut trembler à son tour.
- Oui, vous avez raison. Michaël pourrait l’annihiler sans qu’elle puisse voir venir le coup.
-Tout à fait.
- Combien y a-t-il d’Univers? Reprit Elisabeth, changeant la direction de la conversation.
- Une infinité, au-delà de ce que votre imagination peut concevoir.
- Ah! Et comment Pamela pourrait-elle vous anéantir? Il doit bien y avoir un Univers où elle n’existe pas au contraire de vous!
- Certes… Pour répondre à votre question, il faudrait que notre Asturkruk ait à sa disposition une quantité phénoménale de torpilles à bosons, un nombre proche de l’infini; elle casserait ainsi la structure même de la matière du Pan Multivers, mais aussi sèmerait le plus grand désordre dans l’espace-temps. En fait, elle se détruirait également car pour réussir cet exploit, il lui faudrait aussi revenir en arrière dans le temps, atteindre un point très reculé dans le passé, un point situé avant le mur de Planck, puis corriger la légère dissymétrie qui permit la naissance de ce schéma-ci de notre monde. Il va de soi qu’elle subirait alors le sort dévolu à notre Pan Multivers! La non existence! Même dotée de la faculté de transdimensionnalité… A moins que…
- A moins de recevoir l’aide de l’Entité Johann, l’Entropie sentiente..
- Ou encore, elle pourrait recréer un leurre composite, un succédané kaléidoscopique d’ un Pan Multivers asservi. Mais il lui faudrait, là aussi, un coup de main. Qu’elle soit la descendante de l’Homunculus ou pas, sa transdimensionnalité ne suffit pas!
- De vos propos, il ressort que soit Pamela se montant imprudente choisit d’annihiler l’Univers et se détruit par la même occasion, soit, saisissant le danger, elle fait preuve de plus de modération. Mais comment a-t-elle vu le jour? Qu’est-elle? Vous avez évoqué l’Homunculus…
- Elle est née à la suite de manipulations génétiques, sans aucun doute… Sa limite repose dans sa propre matérialité. Si elle avait été un Homo Spiritus, nous aurions tous été perdus, car cette espèce peut franchir sans accroc le mur de Planck. Quant à l’Homunculus créé par Galeazzo di Fabbrini, j’ignore comment il a pu se libérer du cube de Moëbius dans lequel Sarton avait réussi à l’enfermer! Les Asturkruks ont dû s’emparer de l’Hellados à une date que j’ignore… mais, là, je spécule… Tout ce que je sais de Johnson, c’est que ses facultés sont prodigieuses mais que, pour l’instant, elle n’a pas encore appris à raisonner en seize dimensions.
- Personnellement, avez-vous déjà franchi le mur de Planck? Franz m’a dit que vous étiez issu des recherches interdites.
- Pas moi, pas physiquement. Cette mésaventure ne m’est pas encore arrivée. Certes, l’Homunculus figure bien dans ma lignée génétique, mais jamais je n’ai ressenti le besoin d’expérimenter la transdimensionnalité. En fait, à ce niveau, mon père m’a bridé. Je lui rends grâce pour sa sagesse.
- Soit. Mais, avec le translateur, avez-vous les moyens techniques de vous transporter au moment fatidique de la Création?
- A l’instant crucial du Big bang? Franchement, je ne souhaite pas que ce soit le cas!
- Pourquoi?
- Théoriquement, c’est possible, oui, mais comme pour Pamela, nous serions détruits. Mon ancien supérieur, le commandant Fermat a vécu cette terrible expérience, dans la seconde histoire. Son vaisseau, le Sakharov, avait été dans l’obligation de franchir ledit mur de Planck afin d’échapper aux torpilles trans temporelles de Penta .
- Que s’est-il passé alors?
- Il en est résulté simplement qu’à bord du vaisseau tous les êtres biologiques étaient morts! Heureusement l’IA, l’Intelligence Artificielle, était programmée pour réagir très rapidement. Elle mit moins de trois minutes, les fameuses trois minutes fatidiques, pour ramener André Fermat, Lorenza et Violetta di Fabbrini, Antor et mon chat Ufo à la vie! Plus tard, je compris que le Sakharov n’avait pu accomplir un pareil exploit que grâce à l’aide apportée par Michaël.
Fronçant les sourcils, Daniel cessa de parler durant deux secondes. Il réfléchissait à toute vitesse.
- A propos de l’Homunculus, un détail me chiffonne. En 1867, comment le comte Galeazzo di Fabbrini a-t-il pu, dans son laboratoire plus que primitif selon les critères de mon siècle, faire naître cette créature trans dimensionnelle? Une créature qui est régie par les lois antérieures à notre physique actuelle…
- L’Homunculus peut, sans doute, franchir les barrières du temps…
- Dans ce cas Pamela aussi, et moi… itou! Quelle terrible éventualité! L’Hellados Sarton surnommait l’être « l’Ante Big Bang ».
- Daniel, un humain originaire du XIX e siècle ne pouvait en être le créateur, Daniel.
- Une Entité à seize dimensions, oui!
- A qui pensez-vous? A Johann van der Zelden?
- La mort peut-elle enfanter? Lança le commandant les yeux dans le vague.
- Votre père, m’avez-vous avoué plus tôt, vous a limité…
- Il n’a pas mis en application la totalité des équations de Lobsang Rama…
Daniel fit une nouvelle pause.
- Lobsang Rama? Ce nom sonne tibétain, fit Elisabeth, songeuse. Et il me dit vaguement quelque chose…
- C’est un des nombreux pseudonymes derrière lesquels se cache Michaël…
- Ah! Dieu du ciel! Daniel Wu, vous rendez-vous compte des implications?
- J’en suis parfaitement conscient, Elisabeth! L’Homo Spiritus joue un sacré jeu, une fugue à plusieurs voix, sur quatre claviers au minimum…
- Que veut-il?
- Préserver la Vie, ou du moins, l’espoir en son aboutissement. Pour lui, qu’importe l’utilisation d’une arme à finalité apocalyptique dès l’instant que son but général est atteint!
- Je pensais que notre ami Michaël avait à cœur de préserver toutes les formes de vie.
- Non, la Vie, en général. Peu lui chaut les victimes d’un Univers dès l’instant qu’il existe des milliards et des milliards d’autres mondes où la Vie peut s’épanouir? Notre Homo Spiritus met en pratique le fameux proverbe: « On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs »!
- La maxime de Franz. L’approuvez-vous? La faites-vous vôtre?
- Je crains bien que oui, souffla Daniel poussé par un sentiment extérieur à lui et pourtant lui appartenant en propre.
- Tiens, à propos, mon mari tarde bien avec la bûche! Il doit chercher partout les décorations!
- Je ne le crois pas. Il essaie plutôt d’échapper à Ufo. Je perçois des miaulements furieux. Je vais aller voir ce qu’il en est.
Tandis que Daniel se levait, prenant son temps, Elisabeth le retint doucement par le bras.
- Est-ce que tout va bien? Je vous sens… troublé.
- Merci pour votre sollicitude. Cela ira. Nous avons bien fait d’avoir cette conversation. La situation m’apparaît plus clairement. Je sais que je dois envisager le pire. Je l’attends plus sereinement. Je suis de taille à me battre. Jamais, je ne renonce. Cela fait plus da quarante ans que je lutte contre l’adversité. J’y suis habitué.
Se dégageant avec un sourire furtif, le commandant Wu rejoignit la cuisine pour trouver effectivement le duc et Marthe en train de mettre la touche finale à la bûche au chocolat. Il s’agissait s’un splendide gâteau roulé fourré d’une mousse parfumée au rhum et au chocolat avec un soupçon de poudre de noisettes. Les deux hommes revinrent avec le gâteau décoré minutieusement de petits personnages et de divers objets en laiton tels que des lutins en train de couper du bois à la scie ou à la hache, des étoiles de Noël, des champignons en meringue chocolatée, un père Noël avec son traîneau tiré par quatre élans, du houx à profusion, deux sapins miniatures, des bonshommes de neige, et bien d’autres merveilles naïves encore…La bûche était prévue pour vingt personnes au minimum!
- Voilà une bûche fort réjouissante! S’écrièrent avec un bel ensemble Violetta et Marie.
La plus jeune enchaîna.
- J’espère qu’elle a meilleur goût que celle du synthétiseur!
- Évidemment, petite sotte, répliqua sa cousine. Du chocolat, du vrai! Maman va regretter de ne pas être présente!
- Papa, puis-je avoir la part avec les lutins bleus et verts?
- Ma puce, cela fait une grosse tranche! Tu n’arriveras jamais à avaler tout ça! Et puis, c’est malpoli de choisir, Marie!
- Mais ce n’est pas tout pour moi! Répliqua la fillette. Je veux en donner la moitié à Ufo!
- Ah, certainement pas, petite! jeta Franz. Ce maudit chat a fini la jatte de mousse au chocolat, puis il s’est enfui. Heureusement que Marthe avait prévu une quantité largement suffisante!
- Ufo est parfaitement conscient lorsqu’il agit mal, compléta Daniel. Pour une fois, il a été plus rapide que moi; il m’a filé entre les jambes et s’est mis à l’abri sous le piano, dans le salon de musique. Mais, tantôt, je le punirai. Un peu de régime ne lui fera pas de tort!
La bûche était si délicieuse qu’il n’en resta pas une miette. Même Daniel Wu en accepta une part qu’il dégusta avec satisfaction. Son spleen paraissait oublié.

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A bord de son vaisseau scout, Pamela mettait la dernière main à son ultime création, les hommes bioniques de la série « Hobo », appelés ainsi en raison de l’action qu’ils allaient mener. Les clones étaient revêtus de hardes puantes et repoussantes de crasse, semblables à celles que portaient les vagabonds américains de la fin du XIX e siècle. A leurs ceintures étaient suspendues de minuscules capsules renfermant un explosif chimique puissant à base de charpakium, technologie indétectable au XX e siècle.

Tout à son travail, le capitaine Asturkruk ne se préoccupait plus du tout de la maintenance de la stase du jeune Mathieu Wu. Un phénomène inexplicable était pourtant en train de se produire. Le programme de réveil de l’enfant venait de s’enclencher sans que Pamela l’ait ordonné. De plus, aucun signal d’alarme ne retentissait pour alerter Johnson. Le processus, irréversible en cet instant, prenait quelques heures . Durant tout ce temps, l’ancien sous-lieutenant n’irait pas s’assurer que tout était comme elle le souhaitait à propos de Mathieu.
La première partie de sa tâche achevée, Pamela plaça les clones dans des cocons transparents qui devaient se matérialiser selon un programme strictement pré établi. Ensuite, les faux clochards rejoindraient aussitôt les différents sites d’action prévus, c’est-à-dire tous les lieux fréquentés par la « jet-set », sans oublier les refuges secrets des véritables maîtres de la planète, non pas les militaires, les chefs d’État ou de gouvernement, mais bien les puissants, pas si anonymes qu’on voulait le faire accroire, les financiers occultes qui, grâce aux ordinateurs en réseau, à Internet et aux téléphones mobiles imposaient aux places boursières du monde entier, de New York à Tokyo, de Londres à Hong-Kong, de Francfort à Shanghai, les cours quotidiens des valeurs minières, pétrolières, monétaires, etc.
Les « Hobos » devaient donc apparaître dans des lieux aussi divers que les défilés de mode des grands couturiers, les incontournables grandes premières cinématographiques, les inaugurations des restaurants cinq étoiles, les ventes aux enchères chez Christie’s ou Sotheby’s, la réunion annuelle de tous ceux qui comptaient sur Terre à Sovadia Island- puisque dans cette chrono ligne-ci, une quatrième désormais et non plus une seconde, elle n’avait pas été perturbée par Antor et le capitaine Wu-, les conférences internationales à Genève, Paris ou Washington, les bourses déjà citées, les bureaux ultra protégés des directeurs des transnationales, des spéculateurs de tous poils, et des financiers en ligne ou encore agrippés à leur téléphone cellulaire, décidant à plaisir de la vie ou de la mort d’une entreprise, d’une banque ou d’une usine, de la fusion de méga groupes, décrétant naturellement des OPA et des OPE à la cadence des mitraillettes aussi facilement qu’ils vidaient leur vessie! Et tant pis pour le vivant, les personnels licenciés, laissés sur le bord de la route! Seuls les actionnaires et les bénéfices importaient!
Certains « Hobos » avaient pour cibles les satellites de télécommunications. Pamela passant à la vitesse supérieure grâce à cette tactique cyberterroriste, plus efficace que celle employée par les guérilleros mexicains du colonel Martin, pensait en avoir terminé avec ce monde en une demi journée tout au plus.

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L’après-midi du Premier janvier 1969, Daniel Wu entraîna son petit monde à l’Opéra de Paris afin d’assister à un concert exceptionnel donné par le grand maître chef d’orchestre Herbert Von Karajan. Deux symphonies de Ludwig Van Beethoven étaient au programme, la célèbre 5 e et la non moins fameuse 7 e.
Si, pendant les deux heures trente de musique Marie resta remarquablement attentive, si Benjamin bâilla poliment, Violetta se contenta d’écouter les thèmes qui l’intéressaient, prêtant la plupart du temps une oreille distraite à l’exécution.
Le commandant, quant à lui, était véritablement au septième ciel. Transporté, il vibrait, fusionnait avec les notes et les sublimes harmonies, ému lorsque le cruel destin frappait à la porte du compositeur, romantique et empathique à souhait. Bref, il communiait intensément non seulement avec le chef d’orchestre et les musiciens, mais également avec l’essence elle-même de la musique de Beethoven, ce géant!
Le capitaine n’avait jamais vu son supérieur dans cet état. Tandis que le groupe regagnait sa loge après l’entracte, il lui en fit la remarque.
- Monsieur, pardonnez-moi, mais, vous paraissez, comment dire, être hors de vous-même, au-delà de l’humanité, touché par la main de Dieu…
- Ah! Benjamin, même si le génie de Beethoven vous échappe, vous avez parfaitement décrit ce que je ressens et vit présentement: la plénitude!
- Dans ce cas, pourquoi n’avoir point choisi de faire carrière dans la musique?
- Vous oubliez l’orientation de notre société, un peu trop prosaïque et utilitariste! J’ai eu pour exemple mon grand-père qui n’a été accepté qu’en tant que professeur de langues orientales et non en tant que poète et philosophe.
- Pourtant, chacun d’entre nous reste libre de pratiquer le hobby de son choix.
- Justement, cela reste un hobby. Ah! Le chef est de retour. Essayez de ne pas vous endormir. Je veux savourer cette 5 e symphonie dans toute sa majestueuse et tragique beauté!
- Je vais tâcher, monsieur, de vous satisfaire, répondit le capitaine en souriant.
- Vivez ce moment historique intensément, Benjamin. Plus tard, vous m’en remercierez.

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9 janvier 1969. Ce matin là, Daniel s’était rendu au salon de musique au premier étage de la propriété des Malicourt et s’était entraîné sur le piano, exécutant à la perfection quelques extraits de « L’Art de la Fugue » de Jean-Sébastien Bach. Puis, il avait entamé la « Grande Polonaise » de Frédéric Chopin. Franz, qui finissait son petit-déjeuner, était accouru. Il n’avait pu que s’extasier devant le jeu éblouissant de son invité.
- Vous m’aviez caché ce talent, fit-il lorsque Daniel eut terminé.
- Oh! Je suis loin d’être un virtuose!, répondit le commandant totalement sincère.
- C’est-ce que vous dites!
- De plus, je n’ai pas un jeu proprement personnel.
- Qu’entendez-vous par là?
- Selon les circonstances, je choisis d’interpréter telle œuvre ou telle pièce à la façon d’Arthur Rubinstein ou encore de Samson François ou de bien d’autres pianistes célèbres pas tous contemporains de votre XX e siècle.
- Je comprends. Mais au final, c’est vous qui décidez quel jeu est le mieux approprié aux circonstances, non? Malgré vous, vous y ajoutez une touche qui vous appartient en propre.
- Peut-être… Qu’aimeriez-vous entendre, maintenant?
- Proposez.
- Du Debussy, du Satie, du Liszt, ou du Ravel?

- Vous possédez un répertoire époustouflant! Si cela ne vous gêne pas, je suggère le « Concerto pour la Main gauche ». Je puis mettre l’orchestre en sourdine si vous le désirez.
- Faites, cher ami.
Le duc s’exécuta et put apprécier en mélomane averti ce morceau célèbre du répertoire pianistique. Au fond de lui-même, il savait que son hôte, en révélant ainsi ses talents cachés, lui offrait le plus beau cadeau d’adieu qui soit.
Lorsque le silence revint, Franz le savoura, ses oreilles encore bouleversées par la musique de Ravel et l’interprétation de Daniel.
- Je vais bientôt partir, dit le commandant après un moment. Demain soir, normalement, ajouta-t-il doucement.
- J’avais compris, répliqua Franz avec une certaine mélancolie. Nous reverrons-nous? Pour ma part, je le souhaite…
- Les boucles du temps sont innombrables, Franz. Espérez. Maintenant que je dispose du translateur, - et de cela je vous en suis profondément redevable, je puis voyager dans l’espace-temps plus librement. Même si vous n’appartenez pas exactement à mon propre passé, je m’arrangerai pour venir vous voir.
- Votre promesse me suffit.
- Alors, vous l’avez.
Avec un léger sourire, Daniel se remit au clavier pour conclure avec la deuxième gymnopédie de Satie et la première gnossienne du même auteur.

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En ce début d’après-midi, le commandant Wu venait de terminer l’ultime mise au point des ceintures biologiques. Il les avait testées sur Ufo et s’apprêtait à les essayer sur lui-même lorsqu’il fut distrait par sa fille.
Dans le salon bleu, la fillette s’amusait avec de petits personnages en plastique mou, imitant la gomme. Il s’agissait du monde Glupsville, un village idéalisé où tous les habitants en étaient des animaux plus ou moins anthropomorphisés. En cet instant, Marie déplaçait une tortue orange
jouant de la guitare, répondant au nom de « Dame chante-faux »,
un escargot vert portant un nœud papillon, un babouin jaune, une baleine rouge, un serpent de mer bleu, un crocodile mauve vêtu en facteur, un écureuil rose et ainsi de suite.


L’enfant faisait marcher et agir tous ces petits personnages autour de maisons typiques d’une ville de la conquête du Far West, maisons comprenant un saloon, une prison, une école, un magasin général, une échoppe de maréchal ferrant, un hôtel…
Mais Marie était déçue. Il lui manquait le merveilleux et le « réalisme » des simulations du Langevin. En fait, elle s’ennuyait.
Un instant, elle en eut assez. Même si la nervosité et la colère n’étaient pas ses traits de caractère habituels, elle était capable d’en éprouver les symptômes. Soufflant, elle se releva soudainement et jeta au loin une ridicule vache chapeautée.
« Ah! Je n’arrive pas à obtenir ce que je veux! Et cet Ufo qui me tourne sans cesse autour! »
Effectivement, le chat rôdait, évitant soigneusement les constructions en plastique, se frottant régulièrement contre les jambes de la fillette, quémandant une friandise.
« Décidément, j’en ai « marre »! Liliane et Sylviane sont retournées au collège; Violetta termine ses exercices d’astrophysique, et moi, je m’ennuie! Comme Mathieu me manque! Je regrette les parties de cache-cache à bord du Langevin! Ou encore les longues promenades à Saint Petersbourg avec maman. Papa est trop occupé dans les écuries. Mais je vais aller le voir. Cela me distraira. »
A petits pas, l’enfant se dirigea vers le bâtiment qui faisait office de hangar dans lequel Daniel travaillait. Elle pénétra sans bruit à l’intérieur et s’approcha de l’établi avec une mine renfrognée. Comme son père était absorbé par sa tâche, elle osa souffler bruyamment.
- Marie, que fais-tu ici? Tu sais bien que je ne veux pas être dérangé, ma puce. Oh, mais toi, tu as ta tête des mauvais jours!
- Je n’ai rien d’intéressant à faire. J’ai fini tous mes exercices de mandarin. Je suis toute seule et les jumelles ne seront de retour que dans trois heures! J’en ai assez de jouer à des jeux idiots! Ufo m’embête! Il veut encore manger!
- Il est encore tôt, Marie. A peine 14h10. Nous pourrions nous rendre à Paris.
- C’est vrai? Je croyais que tu avais du travail.
- Les ceintures sont terminées. Je peux parfaitement achever de les tester ce soir avec Benjamin. Et puis, ce sera peut-être la dernière occasion que tu auras de voir ce Paris là!
- Oh oui, alors! Cela me plairait d’y aller aujourd’hui! Ce n’est pas la même ville que celle de grand-maman Catherine. Ce Paris est plus bruyant, mais aussi plus animé. Violetta m’a raconté qu’il y avait des manèges. Qu’est-ce que c’est un manège?
- Franchement sans intérêt, fifille! J’ai nettement mieux à te proposer. Certes, ça ne vaut pas la salle de jeux avec les simulations en trois D, mais c’est-ce qui s’en rapproche le plus. Vite, mon poussin, va chercher ton manteau. Nous partons.
Toute joyeuse, marie obéit avec un empressement remarquable.

***************
Cet incident, apparemment anodin, devait avoir des conséquences insoupçonnées. Benjamin Sitruk restait seul pour veiller sur le translateur. Installé confortablement sur un siège en rotin, dans les écuries, un plaid lui couvrant les jambes, du thé chaud à portée de la main, il lisait un roman de science fiction d’Asimov, « Fondation ». Absorbé par sa lecture, l’officier ne se rendait pas compte que, peu à peu, il succombait à une influence étrangère qui prenait le contrôle de son esprit. Lentement, mais sûrement, il devint un jouet manipulé par une puissante volonté.
Enfin, guidé par cette possession, il se leva, déposa doucement son livre de poche sur la table basse, se déplaça jusqu’à l’établi, regarda d’un œil vide les objets qui s’y trouvaient, et s’empara d’une capsule translucide contenant les codes de mise en marche de l’Einstein modifié couplé au translateur.
Ensuite, toujours sous hypnose, Benjamin s’avança d’un pas mécanique jusqu’au petit vaisseau, non sans avoir pris soin auparavant d’ouvrir à deux battants la porte des écuries, et actionna grâce à la capsule le code de sécurité d’ouverture. Là, il se figea, attendant de nouvelles instructions. Un rectangle lumineux était apparu sur l’engin. C’était la porte d’entrée de la navette.
« Monte… », murmura alors une voix à l’intérieur de la tête du capitaine. « Monte donc… ».
Deux secondes d’inertie ou d’hésitation. Benjamin finit par se décider. Dès qu’il pénétra dans le vaisseau scout, la porte lumineuse se referma. Et toujours ce regard morne, sans une étincelle d’intelligence!
L’officier, manipulé, s’installa au poste de pilotage et tapa machinalement les codes de mise sous tension. L’intérieur de l’appareil s’éclaira tandis qu’extérieurement , le vaisseau désormais en mode de sustentation glissait vers le parc. Une fois en plein air, Benjamin passa en quart de vitesse dans un espace configuré normalement. L’engin volant, totalement silencieux s’engagea au-dessus d’une allée.
A quarante mètres des dépendances, faisant fi des consignes de sécurité, le capitaine programma la pleine vitesse, toujours en configuration normale. Aussitôt, l’Einstein s’éleva gracieusement dans les cieux, à une cinquantaine de mètres d’altitude, dans un halo bleuté parfaitement visible de la chambre dans laquelle Violetta révisait.
Cette lumière insolite alerta l’adolescente qui se précipita à la fenêtre pour voir juste à temps la navette, cette fois-ci passée en configuration hyper espace, se dématérialiser dans un saut quantique à distance de sécurité non respectée!
Frissonnant d’une angoisse subite, la jeune fille s’écria d’une voix qui tremblait quelque peu:
« Bonté divine! Papa est devenu fou! Il vole notre vaisseau! Vite! Il me faut alerter oncle Daniel! Bon sang! J’aurais vraiment besoin d’un transpondeur! J’ai commis la sottise de laisser mon communicateur personnel dans l’Einstein! Je suis à gifler! Que puis-je faire? Ah! Ça y est! Je vais rejoindre Daniel au Musée Grévin. Encore heureux qu’il m’ait dit où il avait l’intention de se rendre! Les horaires des trains pour Paris et mon porte-monnaie! »
L’adolescente, après s’être vêtue à la diable, courant, gagna la gare assez proche. Elle n’avait pas emprunté un vélo qui traînait dans une contre-allée car elle ne savait pas monter à bicyclette.
De la fenêtre de la cuisine, Marthe vit sortir la jeune fille en trombe, le manteau agrafé n’importe comment. Elle eut cette réflexion, retrouvant ses intonations paysannes:
« Ma Doué! Ils déraillent tous dans cette maison! Heureusement que je suis payée royalement! ».

***************

Après avoir pris deux billets, Daniel et sa fille, celle-ci trépignant de joie et d’impatience, étaient entrés dans le célèbre musée de cire. Son agencement apparaissait peu modifié par rapport au souvenir qu’en avait le commandant. Daniel avait déjà visité le Musée Grévin en compagnie de Violetta en 1995, le futur pour cette chrono ligne mais le passé pour le daryl androïde.

Pour accueillir les visiteurs, le plus illustre des français, en tenue de général à deux étoiles, lançait son célèbre appel à la radio, le 18 juin 1940. Puis, immédiatement, venait la grotte des singes. A l’intérieur de celle-ci étaient reproduits les hommes grenouilles du Commandant Cousteau. Ce dernier était en train de tourner « Le Monde du Silence ».
Dans la salle des colonnes, puis dans celle des coupoles, de multiples reconstitutions mettaient en scène diverses personnalités du spectacle en vogue à cette époque et des hommes d’État: Louis de Funès, Bourvil, Fernandel, Brigitte Bardot, Michèle Mercier, l’incontournable Léon Zitrone, le pape Paul VI donnant audience au Vatican, Couve de Murville le Premier Ministre en exercice, Edgar Faure le Ministre de l’Éducation nationale, Lyndon Johnson le président sortant des États-Unis d’Amérique, Leonid Brejnev, Mao Ze Dong, et ainsi de suite…
Naturellement, comme tout le monde, Marie crut que le policier appuyé avec désinvolture contre un mur ainsi que le vagabond assis sur un banc étaient vivants.
- Papa, qu’est-ce qu’il fait cet homme-là, assis? Dit la fillette naïvement en mandarin. Il a l’air bien fatigué. Pourquoi le policier ne lui dit-il pas de partir? Il est bien interdit de s’asseoir, non?
-Ah lala! Voilà que tu me fais les mêmes réflexions que Violetta autrefois! Ma fille, ce ne sont que des mannequins de cire, répondit Daniel en français. Marie, utilise la même langue que moi, il ne faut pas nous faire remarquer.
- Euh… Pourquoi?
- Ma puce, le chinois n’est pas parlé couramment en France.
- Tu sais, ces mannequins sont drôlement bien imités! Dans la loge, tu connais le nom de cet homme portant une moustache?
- C’est Nasser, le raïs, le président égyptien.
- Qu’est-ce qu’il écoute comme musique?
- Oh! Un tube de ce chanteur, là-bas, à la voix cassée. Tu as dû l’entendre à la radio, « Que je t’aime… ». Peut-être que je me trompe et que j’ai quelques mois d’avance ou de retard…Mais peu importe!
- Et suspendus dans les airs, qui sont ces personnages?
- Arlequin, Pierrot et Colombine. Un peu plus loin, nous avons Polichinelle, bossu devant et derrière.
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- Le pauvre! Il est bien laid!
- Viens; nous allons voir le sous-sol. C’est plus amusant et plus instructif.
Effectivement, la première partie du sous-sol présentait des scènes de la Révolution française et des masques mortuaires des plus célèbres guillotinés. Bien que Marie sût que tous ces visages n’étaient qu’en plâtre de Paris, elle n’en fut pas moins effrayée. La tête de la princesse de Lamballe présentée au bout d’une pique à Marie-Antoinette et l’assassinat de Marat dans sa baignoire par Charlotte Corday achevèrent de lui faire peur.
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- Papa, ici, cela ne m’amuse pas du tout. Je n’aime pas la violence même s’il s’agit de reconstitutions historiques!
L’enfant s’arrêta un instant, fronça les sourcils, réfléchit, puis demanda avec sa candeur habituelle:
- Pourquoi les Français ont-ils fait la Révolution? Ils n’aimaient pas comment ils vivaient?
Son père tenta alors de lui expliquer avec les mots les plus simples possibles, en usant des termes de misère, de justice, d’injustice, d’égalité, de liberté, de colère, de privilèges et de richesse pourquoi il y avait eu tant de violence mais aussi tant d’espoir.
- Tu te souviens, dans la rue, lorsque nous sommes allés au cinéma…
- Oui, je me rappelle…
- Nous avons vu des hommes qui manquaient de tout et qui pour survivre mendiaient. Ils ne mangeaient pas tous les jours. Hé bien, nos ancêtres ont fait la Révolution pour que la richesse soit mieux partagée. Ils voulaient aussi être libres. Ils désiraient l’égalité, la justice…
- Je comprends. Mais, à mon avis, ça n’a pas bien marché!
- Oh! Je serais moins catégorique! A la longue, les améliorations se sont faites sentir. Mais c’est vrai que le processus a été lent.
- Ah! Non! Pas d’accord! Il y a des clochards au XX e siècle! C’est un scandale!
- Justement, la Grande Révolution, ici, en ce XX e siècle n’a pas encore deux cents ans! Il reste donc encore beaucoup à faire par rapport à notre époque…
- Mmm…Je veux bien. Pourquoi tous se sont-ils disputés et ont-ils alors coupé des têtes? Pour se venger? C’est idiot, puisque ça n’a pas donné à manger à tout le monde!

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- Ma fille, te répondre devient compliqué.
- Je croyais que tu savais tout!
- Marie, la difficulté vient que tu n’as que cinq ans et que tu vis dans un monde prospère…
- Essaie quand même de m’expliquer!
- Tu vois cet homme en habit rayé vert, portant perruque poudrée et lunettes teintées…
- Je sais comment il s’appelle: Robes…pierre… Attends, c’est un méchant, je ne me trompe pas? Dis, il a bien fait guillotiner le vilain affreux là, avec sa peau toute grêlée et sa cicatrice?
- Non, fifille, tu ne te trompes pas. Robespierre a fait exécuter Danton. Mais en agissant ainsi, il pensait sincèrement faire le bonheur du peuple et protéger la République. Or, on ne fait pas le bonheur des gens en le décrétant et encore moins en ordonnant la mort de ses adversaires! On ne peut pas forcer le peuple à partager tes idées aussi bonnes soient-elles! Vois-tu, il est changeant, le peuple. C’est d’abord un ventre ingrat et oublieux…
- Arrête, papa! Je n’arrive plus à comprendre ce que tu dis!
- Je t’avais prévenue. Lorsque tu seras plus âgée, tu saisiras le sens de mes paroles. Je reconnais cependant que je ne sais pas réellement ce qu’est une démocratie. Notre régime repose sur une oligarchie de savants et de militaires… Enfin! Laissons là la Révolution et…
- Elle a duré longtemps! Dix ans! Puis, il y a eu beaucoup d’autres révolutions.
- Tu en sais des choses en histoire! Ce n’est pas moi qui t’ai raconté tout cela. Violetta peut-être…
- Oui, cousine Violetta, mais pas seulement. Liliane et Sylviane ont une jolie bibliothèque dans leur chambre. Avec cent livres au moins! Et pas que des contes ou des récits d’aventures! Il y a quatre jours, je m’ennuyais…
- Encore!
- Ben… Maman et Mathieu me manquent! J’ai emprunté un gros livre, tout plein d’images et de dessins. Écrit en français. Il s’agissait de l’Histoire de France racontée aux enfants. Et il y avait écrit sur la couverture « à partir de huit ans ».
- Tu l’as lu? En entier?
- Non, pas en entier. Il faisait quatre cents pages. J’ai choisi des passages. Celui de la Révolution…
Tout en devisant, le père et la fille poursuivaient la visite, prenant l’escalier du deuxième sous-sol, celui qui conduisait au Panorama de l’Histoire de France de Charlemagne à Napoléon III en vingt-cinq tableaux.
Marie trouva l’endroit fort obscur et, de sa petite voix rendue timide par la crainte, demanda:
- Dis, papa, il y a beaucoup de coudes à ces couloirs. Ils sont en pierre les murs?
- En carton-pâte, mon poussin.
- Je n’aime pas, mais alors pas du tout me sentir enfermée et écrasée!
- Ces murs sont bâtis ainsi pour imiter les vieilles murailles des châteaux-forts du Moyen Age. On ne connaissait alors ni le plastacier ni le dur acier
- Encore de la violence! Avant, dans le passé, ils étaient brutaux les hommes! Ils ne pensaient qu’à se battre! C’est navrant! Pourquoi Roland sonne-t-il dans ce bizarre instrument?
- Il appelle au secours l’armée de Charlemagne. Son instrument, c’est un olifant, l’ancêtre du cor.
- Il est beau!
- Mais il est fabriqué en ivoire!
- Comme l’ivoire des cornes des éléphants? Alors, on a tué un de ces gentils animaux pour le faire? Mais c’étaient des monstres les gens du passé!
- Marie, ils n’avaient pas conscience que cela était mal.
- Mmm. Tu as vu l’habit de Roland…, poursuivit l’enfant en faisant la moue. On dirait des plaques de cuir et de métal. Cela me rappelle les uniformes des Haäns.
Daniel sourit fugitivement puis répondit.
- Les Haäns auraient dû rester à ce stade technologique pré industriel. Mentalement, ils vivent encore comme s’ils étaient dans le Haut Moyen Age.
Un peu plus loin, Daniel et sa fille arrivèrent devant la reconstitution de l’entrevue du « Camp du Drap d’Or ». Tout émerveilla l’enfant, les costumes chatoyants, tout brodés, tissés de fils d’argent et d’or, les lourds velours et les riches brocarts. Ravie, elle s’extasia à haute voix.
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- Hé bien! Avant, les gens savaient s’habiller!
- Certes, mais…
- C’est un peu encombrant… Tu allais le dire, je crois. Tous ces personnages ont existé? Pour de vrai?
- Oui, réellement, ma puce.
- Celui qui les a sculptés, les a-t-il faits ressemblants?
- Autant qu’il a pu…
- Comment s’y est-il pris alors puisqu’il n’y avait pas encore de portrait holographique?
- Oui, mais les peintres tâchaient de rendre au mieux la ressemblance de leurs modèles. Ah! Si je disposais d’un peu de temps! Nous irions voir le Musée du Louvre.
- Voir les tableaux des peintres célèbres? La vraie Joconde?
- Oui, l’authentique, mais sous trois millimètres au moins de couches de vernis! Tu ne pourrais pas reconnaître ses couleurs d’origine!
- Papa, je sais à quoi tu fais allusion, s’écria Marie toute joyeuse repassant instinctivement au mandarin. Les archives virtuelles de notre vaisseau contiennent des reproductions des tableaux anciens…
- Mais restaurés, ma chérie…
- Avec leurs vraies couleurs, celles des originaux…
- C’est cela, mon enfant. Mais reviens au français.
- Bien papa, fit docilement la fillette.
Lentement, le couple atteignit le XVIIe siècle où là, s’offrait aux visiteurs la reconstitution de la vie de Louis XIV à Versailles.
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- Celui que tout le monde admire, au centre de la scène, c’est le roi, papa, n’est-ce pas? Oh! Comme ce tissu est doux! Et il n’est pas si grand, Louis XIV! Et puis, tu as vu son nez? Il es courbé, un peu cabossé!
- Marie, gronda Daniel, ne touche pas les costumes! C’est interdit! Si un gardien te surprenait, il te punirait!
La fillette, qui était montée sur l’estrade, s’amusait effectivement à comparer la texture des différents tissus des costumes de tous les personnages de la Cour.
- Oh! Comme c’est beau! J’ai lu qu’ils illuminaient le Grand Canal, la nuit. Comment? Puisque les hommes d’autrefois ne connaissaient pas l’électricité?
- Marie, descends de là!
Peu habituée à être ainsi rabrouée, baissant la tête, la petite fille obéit et se mit à courir. Elle se heurta plus loin à un vieux monsieur portant un chapeau melon et des lunettes en écailles, un Anglais de passage qui, sous le choc marmonna quelques mots dans sa langue maternelle. L’étranger était en train d’observer Mozart chez la marquise de Pompadour
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lorsque Marie l’avait heurté. Se rendant compte de son impolitesse, l’enfant s’excusa dans un anglais parfait.
- Dieu du ciel, petite! Vous vous exprimez fort bien dans ma langue! Êtes-vous une Chinoise de Hong-Kong?
-Euh… Non! Je suis née à Shanghai. Hong-Kong n’existe plus depuis la guerre avec le Japon! Je veux parler de la deuxième guerre avec ce pays. Elle est plus connue en Occident sous le nom de « guerres eugéniques »! C’était entre 1992 et 1996! Tous ces massacres à cause de l’affreux Timour Singh!
A ces propos, l’Anglais sursauta. Pensant que la fillette affabulait, il lui dit:
- Les guerres eugéniques, mon enfant? Savez-vous la signification de ces mots? Vous n’avez pas encore l’âge d’apprendre à lire!
- Monsieur, fit la petite vexée, je sais lire depuis mes deux ans! Et en mandarin aussi! Mon frère, Mathieu, lui, a appris à lire à dix-huit mois!
Daniel qui avait entendu cet échange et qui s’était rapproché, saisit sa fille par le bras.
- Pardonnez les propos de ma petite Marie, prononça-t-il en anglais avec un sourire désinvolte, elle a tendance parfois à mentir ou à embellir.
- Mais, non! Ce n’est pas vrai! Je ne suis pas une men…
La fillette cessa au milieu de ses dénégations, ayant reçu un rappel mental à l’ordre de la part de son père. Hochant alors la tête, elle resta désormais silencieuse.
L’incident clos, Daniel n’eut qu’une envie, achever au plus tôt sa visite. Le clou de celle-ci en était la reconstitution d’une soirée à la Malmaison sous le Consulat de Bonaparte. L’avaient précédée diverses scènes de théâtre à travers le monde dont une figurant Hamlet, pièce de Shakespeare, la préférée du Commandant.
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Marie, décidément incorrigible, avait recommencé à tâter les doux tissus. Insatiable, avide de connaissances, un trait de caractère qu’elle partageait avec son géniteur, elle posa de nouvelles questions. Cependant, elle commença prudemment.
- Tu ne m’en veux pas pour tout à l’heure?
- Ce n’est pas une grave sottise, mon poussin. L’homme t’a déjà oubliée.
- Tu as procédé comme à Thoiry?
- Oui, comme à Thoiry!
- Dis, papa, lorsque nous serons de retour à bord du Langevin, je pourrai demander au synthétiseur de me fabriquer les robes de toutes ces belles dames? Elles sont mieux que mes combinaisons moulantes habituelles!
-Si tu le souhaites, Marie, pourquoi pas? Mais tu te rendras vite compte combien elles sont peu pratiques, sauf s’il y a bal masqué à bord!
Daniel Wu désigna alors Bonaparte.
- Le reconnais-tu, Marie?
- C’est l’Empereur! Napoléon Premier! Il aimait faire la guerre et il est mort loin de son pays. Il n’est pas aussi gros que dans le livre des jumelles.
- Parce qu’il est plus jeune!
- Qu’y a-t-il à voir, maintenant? Encore des figures de cire? Des statues, des personnages historiques?
- Non, pas exactement. Là, cet escalier, nous allons l’emprunter. Il conduit au Palais des Mirages. Tu vas aimer ce qui va suivre. C’est-ce qu’on a fait de mieux avant le virtuel et l’holosimulation.
Tout en grimpant deux à deux les marches, Marie s’exclama:
- Oh! Comme il y a du monde! Tu crois que nous pourrons tous entrer?
- Jusqu’à aujourd’hui, tu n’as jamais craint la foule, ma chérie. Tout va bien se passer. Je suis là; tiens-moi bien fort la main, c’est tout.
En compagnie d’une cinquantaine de personnes, le père et la fille entrèrent dans une salle circulaire que clôturèrent des portes métalliques. A l’intérieur, tout d’abord, le noir absolu se fit. Daniel sentit alors la petite main de Marie se crisper dans la sienne. La fillette n’était pas familiarisée avec la profonde obscurité. Elle dormait toujours avec une veilleuse allumée. Autour d’elle, elle entendait les gens respirer plus ou moins lourdement. Malgré elle, elle se sentait oppressée.
Soudain, tout s’éclaira et des « oh! » et des « ah! » de surprise retentirent. Le spectacle qui s’offrit aux visiteurs tenait presque du prodige. Le merveilleux n’était pas loin.
Sur un fond de musique orientale lascive, semblant se refléter à l’infini dans un jeu complexe de miroirs, apparut le temple de Brahmâ.
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La foule se trouvait comme par magie au centre de celui-ci et ne savait plus où poser ses yeux. De la salle circulaire, ce n’était que profusion de colonnettes, de dorures, de statues accueillant les visiteurs la main levée, en symbole de paix. Tout y était dans ce mélange exotique extravagant de bouddhisme et d’hindouisme.
Le commandant Wu, lui, se montra sceptique mais également quelque peu amusé. Il savait comment toute cette machinerie fonctionnait.
« Quel salmigondi de carnaval! Pensa-t-il. Bouddha à la sauce occidentale! C’est d’un kitsch, ridicule et sublime à la fois! Tant de naïveté! Carton pâte et mauvais goût… Je ne pouvais m’attendre à autre chose. Les Européens de l’époque de la conception de ce musée étaient bien peu nombreux à comprendre l’Extrême-Orient…mais… Tiens…Qu’arrive-t-il donc? Quel étrange phénomène! Les têtes de Bouddha s’assombrissent. Cela ne vient pourtant pas d’un jeu de lumière…
Et pourquoi donc ai-je aussi cette bizarre sensation de malaise? Autour de moi, les gens abordent dorénavant des expressions bien simiesques! Bouddha et Brahmâ ont changé eux aussi. Suis-je le seul ici à voir ou entrevoir des têtes d’oran-outang? Cette sensation d’être quelque peu hors de moi-même… Comme si le continuum espace temps subissait une altération importante… »

***************
Au même instant, à l’entrée du Musée Grévin, une adolescente rousse,-oui, Violetta avait modifié une nouvelle fois la teinte de ses cheveux, imitant ici les jumelles,-sortait un peu d’argent de son porte-monnaie afin de payer son billet. La caissière la vit faire une grimace et se raccrocher au guichet.
- Mademoiselle, vous ne vous sentez pas bien, fit-elle avec sollicitude.
- C’est juste un léger vertige. Cela est déjà en train de passer. C’est parce que je me suis hâtée pour arriver jusqu’ici!
En remerciant, la jeune fille récupéra sa monnaie et choisit un dépliant au hasard. Puis, vérifiant la somme qui lui avait été rendue, elle eut cette remarque.
- Ah! Comme c’est étrange! Je ne me souvenais pas qu’il existait des quarts d’écus!
Distraite, elle passa devant la statue de cire de l’Empereur d’Autriche Otto IX. Elle n’avait qu’une idée en tête, rejoindre Daniel Wu. Or, le policier désinvolte, toujours appuyé contre le mur, portait à présent un uniforme d’opérette à haut col montant et à doubles rangées de boutons dorés de part et d’autre d’un plastron empesé.
- Il faut que je me dépêche! Oncle Daniel ne se trouve visiblement pas à cet étage! Vite! Que dit ce fichu plan? Nous ne nous sommes pas croisés, j’espère?
Toujours pressée, la métamorphe enfila les salles les unes après les autres, ne prenant pas garde aux scènes historiques ou contemporaines qui représentaient, parmi les personnalités connues, le roi d’Angleterre Jacques VIII, le roi de France Philippe X en compagnie de son Premier Ministre, le comte d’Ormesson…
Un peu plus loin, le visiteur attentif pouvait identifier, demandant audience au pape Pie XIII, Sa Majesté le Roi Très Catholique, Ferdinand XII, descendant d’une famille cadette des Habsbourg. Aux côtés du souverain pontife se tenait, souriant, le roi d’Italie, Filiberto IV!

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La gloire de Rama 2 : La valse à mille temps chapitre 10

Chapitre 10

A bord du Langevin, la situation se détériorait d’heure en heure et atteignait un niveau dramatique. Désormais, soixante membres de l’équipage étaient morts, portés disparus ou bien avaient muté. L’épidémie, que rien ne semblait pouvoir enrayer, s’étendait comme un cancer fatal. Plus personne ne se trouvait à l’abri. Les Alphaego attaquaient librement, où bon leur semblait, n’importe quand, n’importe où, surgissaient d’un écran d’ordinateur, d’un circuit secondaire de maintenance des moteurs, d’un cristal de charpakium…
Sur la passerelle, en état de siège, les quatre officiers supérieurs se relayaient, sans quitter le centre de commandement, aidés par les pilotes. Il y avait donc Maïakovska, Chérifi, Warchifi, Uruhu et le petit dinosauroïde Chtuh, secondé par un engagé navigateur d’origine australasienne, Tepani Aroz. Le K’Tou, en sa présence, se sentait fort mal à l’aise car l’Aborigène ressemblait beaucoup aux Sapiens qui avaient exterminé son clan il y avait quelques cinquante mille ans de cela!
Dans le coursives du vaisseau, Antor pourchassait sans relâche Kiku U Tu. Le Kronkos avait à son actif la mort de deux caméloïdes, d’un porcinoïde, d’ un éléphantoïde, d’ un Castorii et de bien d’autres membres d’équipage! Tous les Troodons avaient été déjà capturés, sauf le chef de la sécurité, particulièrement rusé et rétif. Sa régression, qui s’accentuait, ne diminuait en rien ses talents de chasseur. Il flairait les pièges, les devinait et les évitait avec une maestria remarquable. On comprenait, en le voyant échapper ainsi à tous les traquenards, pourquoi il avait atteint le poste qui était le sien sur le Langevin.
Mais, cette fois-ci, Antor mit dans la balance son astuce prodigieuse et ses talents si particuliers.
Kiku U Tu ignorait donc qu’un nouveau piège, subtil, lui avait été tendu. Cela faisait plus de vingt quatre heures qu’il n’avait rien eu à se mettre sous les crocs et son ventre criait famine. Soudain, alors qu’il se terrait dans les conduits d’aération, une affriolante odeur de sang frais vint lui chatouiller les narines. Quels effluves merveilleux et irrésistibles, vraiment!
Mû par l’instinct, son estomac grondant, le Kronkos rampa dans l’étroit couloir, parvint à desceller la grille de ventilation et sauta lourdement au niveau inférieur. Des traces sanguinolentes marquaient une piste chaude.
Humant l’air de ses larges naseaux, Kiku se mit à courir, sa queue lui servant de balancier. Les gouttes de sang frais le menèrent jusqu’au hangar des navettes. Derrière des conteneurs de cristaux de charpakium, toujours prêts à alimenter les moteurs des petits vaisseaux, un corps gisait. Le cadavre présentait d’horribles blessures d’éventration et d’égorgement. Qui avait pu accomplir un tel forfait?
Mais là n’était pas la préoccupation majeure du Troodon. En rugissant, il se baissa, la bave coulant de sa gueule démesurée, flaira le corps avec méfiance, se rendit compte avec satisfaction que celui-ci était encore tiède. Kiku U Tu détestait la viande froide! Alors, ses instincts primitifs prirent le dessus sur la méfiance. Ses cinq cents dents tintèrent et claquèrent bruyamment. Il allait pour arracher un membre du corps mort lorsque, soudain, il se sentit comme paralysé et écrasé par quelque chose qui l’enveloppait et qu’il ne savait plus identifier. Il s’agissait tout simplement d’un filet dont les mailles étaient en plastacier renforcé.
De toutes ses forces, de toute sa puissance, le Kronkos essaya de déchirer la trame du piège dans lequel il était prisonnier. Il s’agitait, vainement, sa queue fouettant l’air tant bien que mal avec fureur, ses crocs tentant de déchiqueter les mailles plus solides.
Mais un rire moqueur lui fit relever la tête. Son cerveau embrumé reconnut difficilement Antor. Et sa colère se déchaîna sans retenue. Dans un effort prodigieux, il parvint à déchirer ce maudit filet. Sa rage exacerbée par un sentiment confus de haine sauvage, il chargea l’ambassadeur!
Or, celui-ci attendait manifestement cela! Plus que rapide, il esquiva le Troodon qui, penaud, poursuivit encore sa course durant cinq mètres avant de faire demi tour.
La deuxième charge finit par un corps à corps d’une violence inouïe Mais Kiku n’eut pas le dessus! Malgré sa peau cuirassée et ses crocs meurtriers, il fut maîtrisé en quinze secondes à peine. Assommé, inconscient, il fut ligoté fermement par quatre membres du Langevin qui avaient pris la précaution de revêtir des combinaisons de protection renforcées. Naturellement, Antor, lui aussi, avait passé semblable tenue afin d’éviter une éventuelle contamination.
L’éléphantoïde Fftampft demanda à l’ambassadeur.
- Est-ce que vous allez bien, excellence?
- Oui, je ne suis pas blessé. Dépêchez-vous d’enlever ce faux cadavre d’ici!
- Tout de suite, monsieur. Vous avez eu une idée de génie! Utiliser le synthétiseur de nourriture pour fabriquer une victime d’Alphaego!
Antor répliqua avec humour.
- Non, Fftampft, une victime d’un vampire sadique!

***************

12 juin 1997 de la seconde histoire, dans les locaux du Haut Conseil de l’Audiovisuel français, autrement dit le célèbre HCAF dont le patron se nommait Gérard Chartres, un ancien journaliste, ex directeur de la Une française. Installé dans un fauteuil confortable, il se balançait, les yeux furibonds, tout en tapotant nerveusement son bureau. En face de lui, se tenait, penaud et gêné, Albert Gien, ancien directeur de la Quatrième Plus, convoqué pour avoir passé dans « Les Pantins de l’Actu », une séquence que Chartres avait jugé scabreuse.
- Je me demande si vous avez conscience de la gravité de l’affaire, disait sévèrement Chartres, non sans fatuité.
- Ah? Je ne vois pas, non. Marmonnait celui qui se sentait déjà condamné. Il craignait, non sans raison, une interdiction d’antenne de l’émission, ce qui se serait traduit par une perte sèche financière importante. Dans ce cas, son poste pouvait sauter selon les dures lois du marché et de l’Audimat!
- Votre émission, « Les Pantins de l’Actu », diffusée en clair, attire de nombreux téléspectateurs. Elle se veut à la fois bonne enfant, familiale et branchée. Votre audience est en constante augmentation. Vous avez donc, selon moi, un devoir moral, une responsabilité à assumer. Alors, dans ce cas, pourquoi avez-vous autorisé cette scène proche de la pornographie dans vos marionnettes?
- Quelle scène? Interrogea innocemment Gien.
- Bon sang, vous le faites exprès ou quoi, Albert Gien? Je veux parler de cette ridicule marionnette dénudée, à la chute de reins vulgaire, aux fesses rebondies, à la poitrine siliconée! Passe encore que de jeunes enfants l’aient vue de dos. Mais lorsqu’elle s’est retournée! Elle était une invitation ouverte à la débauche!
- Mais, monsieur le président, on en voit bien davantage à 20h 50 sur les chaînes concurrentes! Et je ne cite pas toutes les publicités sur les déodorants, les savons et j’en oublie… Le moindre téléfilm présente des scènes « hot », très chaudes. De plus, comme par hasard, il est français!
- Ah! Ne prenez pas prétexte que les autres font pire pour vous disculper! Cette marionnette était d’une totale impudicité. Et elle ressemblait à la fille d’un très haut personnage de l’État. Monsieur Gien, c’est une honte!
- Monsieur le président, je ne puis constamment surveiller mes auteurs! Ils sont habitués à être totalement libres dans leur inspiration créatrice.
- Si c’est cela que vous appelez la liberté! Vous comprendrez que, dans cette affaire, je me vois dans l’obligation de sévir afin de faire un exemple.
- Quelle sanction infligez-vous à ma chaîne? Soupira résigné Gien.
- Votre émission litigieuse ,« Les Pantins de l’Actu », sera interdite de diffusion pendant un mois à partir d’aujourd’hui. Tant pis pour votre audience! Et si vous contrevenez à ma sanction, ce sera l’écran noir!
Pour accentuer sa menace, Chartres donna un violent coup de poing sur son bureau. Son interlocuteur en eut le souffle coupé. Il chercha sa réponse, tête baissée. Lorsqu’enfin, il releva les yeux, il eut la surprise de voir un rayon verdâtre illuminer le Président du HCAF, l’englober et l’emporter hors de la pièce!
- M’enfin! S’exclama-t-il, imitant involontairement Gaston Lagaffe. C’est débile ce qui arrive!
Se levant précipitamment, tant son trouble était grand, il fit chuter son siège . Il ne put cependant empêcher Chartres de disparaître de cette réalité-ci.
Lorsque l’ancien journaliste et PDG de chaîne publique se réveilla, il n’identifia pas immédiatement les lieux. Il avait l’impression de se trouver étendu à l’extrême bord d’une scène de théâtre telle qu’elle aurait pu se présenter au XVII e siècle. Quelque chose gênait sa respiration. Il tâta précautionneusement son visage et put constater que celui-ci était dissimulé par un masque, celui d’un vieillard au nez crochu et aux cheveux blancs, longs, en broussailles Il ne réussit pas à l’ôter.
Puis, se redressant, il vit qu’il portait un costume façon style début du règne du roi Soleil, noir, bourgeois et austère, mais surmonté d’une énorme fraise blanche anachronique. En un éclair, Chartres comprit qu’il incarnait à la fois Géronte et Tartufe.
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Soudain inquiet, il se mit à arpenter furieusement la scène. Un rire narquois lui fit dresser la tête. Une longue silhouette portant une robe de Colombine descendit le long d’une corde et atterrit avec grâce à cinq pas de lui.
- Qui êtes-vous, madame, et qu’est-ce que ce théâtre? S’enquit Gérard.
- C’est là le lieu qui te convient, mon bon, répondit l’inconnue, à la fois condescendante et méprisante. Ne reconnais-tu donc pas la scène de « l’Illustre Théâtre »?
- Vous vous moquez de moi, madame! Ce décor n’est qu’un succédané de dernière catégorie!
- Le terme approprié est hyper succédané, très cher! Mais d’abord et avant tout, ce lieu est celui de ton jugement, poursuivit la colombine d’un ton plus froid.
- Me juger? Vous? De quel droit? Je n’ai point l’heur de vous connaître, répliqua l’autre.
- Ne juge pas afin de ne pas être jugé!
- Je ne vous suis pas!
A cette réplique, des braiments et des barrissements résonnèrent devant la scène.
- Tiens? Cela ressemble à des rires enregistrés! Constata Chartres.
- Oh! Absolument pas, mon cher! Vous faites erreur. Voyez vous-même!
Comme par magie, le théâtre s’illumina et Chartres découvrit avec stupéfaction qu’il y avait effectivement un public dans la salle, mais quel public! Il était composé d’hommes et de femmes à têtes d’ânes ou d’éléphants.
- Qui sont ces gens? Que leur est-il donc arrivé? S’inquiéta Gérard.
- Vous avez devant vous un panel de téléspectateurs français moyens tels que vous les avez rendus grâce à vos émissions comme le « Crétin Show », « Cow Boy cocorico », « La Bastide des Lavandes », des talk shows graveleux, des variétés stupides, des feuilletons sirupeux, programmes que vous avez multipliés allègrement sur la Une française et la Chaîne deux, lorsque vous en étiez le président! Tout cela doit se payer un jour. Pour moi, il n’est que temps!
Un écran suspendu de 20 m² s’alluma. Défilèrent alors rapidement des extraits de génériques d’émissions variées: « Point Virgule », sur la littérature dans son ensemble, « Le Cinéma du Soir », « Maritimes », magazine culturel aux sujets divers dont de magnifiques rétrospectives sur les grands interprètes- mais néanmoins rivaux- de Bach au clavier, Don Moss (claveciniste), Harry Hume,(le célèbre pianiste canadien), d’innombrables feuilletons et dramatiques en costumes, de la musique classique, du théâtre…
- Toutes ces émissions, fleuron et fierté de la télévision française, vous les avez soit supprimées, soit, dans le meilleur des cas, repoussées entre 23h 50 et 2h du matin! C’est vous encore qui, en 1992, à l’occasion d’un concours du scénario télévisé, sous prétexte que la télé devait être proche des gens et de leurs préoccupations quotidiennes, avez publié une clause interdisant tout tournage de fictions adaptées de la grande littérature ou mettant en scène des reconstitutions historiques!
Grâce à vous, ou plutôt à cause de vous, des centaines de comédiens spécialisés dans les fictions de qualité se sont vus condamnés au chômage ou encore, pour ne pas mourir de faim, au doublage de films et de séries d’Outre Atlantique, remplacés par des acteurs moins expérimentés, moins chers, au jeu volontairement maladroit et à la diction imprécise, terriblement post-moderne, n’est-ce pas? , ce que je nomme le jeu « jeaneus »!
Quant aux dialogues de ces téléfilms ancrés dans la réalité, ils méritent d’entrer, comme d’ailleurs les sujets de ces œuvres nombrilistes, dans les annales de la banalité et de la vulgarité.
Sans doute, avez-vous encore en mémoire ces répliques fameuses:
« Ôte-toi de là! Tu me fais chier! Va-t-en! ».
« Qu’est-ce que j’en ai à foutre? Va-te casser! ».
« Quelle connerie! Purée! Con! J’en ai rien à branler! ».
Et bien d’autres du même acabit, hélas! Édifiant, n’est-ce pas?
- Chère inconnue, proféra Chartres, vous affichez une nostalgie qui, aujourd’hui n’a plus lieu d’être! La télé de papa est morte! Il faut vivre avec son temps! Qui vous a fait croire que la vocation de ce média était d’éduquer? L’école est là pour ça! La télé se doit de distraire le bon peuple dans la bonne humeur, de détendre le public et rien d’autre! Si celui-ci aime les séries policières, il en aura! S’il préfère les films américains avec de la castagne et de l’action sur vitaminée, itou!
- Si je vous comprends bien, vous vous en lavez les mains, comme Pilate avant vous! Grâce à ces extraits choisis non par hasard, ce qui fut l’une des plus belles langues du monde est devenue inaccessible à nos enfants! Ainsi, nos chères têtes blondes ou brunes des collèges ne peuvent plus lire Zola ou Balzac dans le texte! Et je n’évoque ni Voltaire ni Beaumarchais. Pour les adolescents de onze à seize ans, le français du XIX e siècle, celui de Hugo, de Mérimée, est devenu une véritable langue étrangère, presque une langue morte, aussi intelligible pour le profane que l’égyptien du temps des pharaons, ou encore le dialecte bas breton ou le grec pré classique.
- Holà! Quelle hargne vindicative! Pour vous exprimer ainsi, vous devez être le bras droit du terroriste antilibéral Daniel!
- Je n’ai rien de commun avec lui, donneur hypocrite de leçons! Tartufe encapuchonné dans sa pudibonderie qui, il y a peu, avez pourtant massivement introduit le nu féminin le samedi soir à 20h30 lorsque vous dirigiez la Une française! Pour vous, tout était bon pour faire de l’audimat et obtenir le plus d’annonce publicitaires! Vos successeurs n’ont plus eu qu’à poursuivre sur cette voie clairement balisée.
- Sans doute faites-vous allusion au peep show de « Crétin Show » lancé en 1984! Mais, c’est de l’histoire ancienne!
- Puisque vous vous complaisez dans votre rôle d’inquisiteur, comme j’ai pu m’en rendre compte avec Albert Gien, vous allez subir le sort des condamnés à mort espagnols, la gorge serrée dans le garrot. IA, fais donc un resserrage de cette monumentale et ridicule fraise que porte notre Tartufe national!
- Resserrage en cours, répondit une voix synthétique.
- Accélère donc! Cette exécution m’ennuie.
Le large col tuyauté de Chartres se mit à le serrer jusqu’à appuyer sensiblement sur sa carotide. Son visage prit d’abord une teinte bleue du plus bel effet, puis une inquiétante couleur violette. Ses yeux semblèrent ensuite sortir de leurs orbites. Tentant désespérément de trouver un peu d’air, le président du HCAF tira une langue toute gonflée et bien laide. Il voulut même arracher sa fraise garrot. Mais il s’effondra sur la scène, asphyxié, mort.
Pamela reprit, de sa voix suave.
- IA, débarrasse-moi de ce corps grotesque. Il encombre.
Ce fut là la seule épitaphe du moderne Tartufe.

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C’étaient les derniers jours avant les fêtes de Noël. Dans la gentilhommière, tout le monde s’affairait et mettait la dernière touche aux finitions du translateur raccordé au vaisseau scout Einstein. Le premier montage n’ayant pas entièrement donné satisfaction, il avait fallu tout recommencer. Il n’était pas question, en effet, de voir les occupants de l’engin se perdre quelque part dans un tunnel transtemporel.
Elisabeth Von Hauerstadt avait des préoccupations plus terre à terre. Elle avait convaincu ses aînés François Cécile et Frédéric de venir passer les fêtes de fin d’année en Seine et Marne.
Dans le salon jaune du premier étage, un magnifique sapin de Noël, décoré à l’ancienne, se dressait, tout garni de guirlandes, de boules multicolores, d’angelots, de cheveux d’ange, d’étoiles en papier doré, de bonshommes de neige, de pères Noël, de lutins, de sucres d’orge et de pains d’épices. Le faîte de l’arbre était surmonté d’une splendide flèche de cristal qui brillait de tous ses feux sous la lumière électrique du lustre à pampilles. Le tout conférait au salon une atmosphère quasi magique, voire féerique.
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Aux pieds du sapin, Elisabeth avait réservé une large place pour les cadeaux. Violetta avait donné un coup de main sous les yeux émerveillés de Marie. Pensez donc, un authentique sapin de Noël et non une holosimulation!
Ufo rôdait autour de l’arbre, intrigué, espérant quelque gâterie ou gourmandise. Le chat se demandait quels étaient ces personnages bizarres, en pain d’épices, qui dégageaient une si bonne et savoureuse odeur de miel. Les Saints Nicolas le tentaient diablement!
Et les franges des fragiles guirlandes qui tremblaient et oscillaient à chaque passage de Violetta ne faisaient qu’affoler un peu plus notre félin gourmet. Ah! Que ces douces senteurs l’attiraient! Ufo ne put résister à la tentation plus d’une demi journée.
Mettant à profit sa relative solitude, l’adolescente s’étant momentanément absentée du salon, le chat transgénique qui était resté patiemment à l’affût, sauta sur les premières branches du sapin afin, tout d’abord, de flairer les succulentes friandises, puis de croquer un Saint Nicolas. Certes, il réussit son saut effectué, malgré son âge, avec une souplesse remarquable, mais voilà, les aiguilles irritèrent son épiderme si tendre et s’accrochèrent à ses poils mi longs!
Alors, miaulant de souffrance et de dépit, le félin tenta de réchapper aux terribles aiguilles. Il s’agita et ne fit qu’augmenter sa gêne. L’inévitable advint. Il s’empêtra dans une jolie guirlande bleue. Se débattant avec colère, il lui fallait se dégager de ce piège sucré, il ne réussit qu’à faire chuter le sapin! Naturellement, il dégringola avec lui sur le parquet de chêne. Les jolies boules irisées, toutes fragiles, les bougies, les guirlandes, les angelots, tout se brisa dans un fracas qui fit sursauter Violetta et accourir Elisabeth.
- Seigneur! Que s’est-il passé ici?
Un piteux miaulement répondit à la maîtresse des lieux. Ufo émergea des décombres, le poil ébouriffé, pour s’enfuir à toute vitesse retrouver les bras de Daniel et de recevoir ainsi caresses et consolation. Mais lorsque le commandant sut les méfaits dont son chat était l’auteur, comprenant que c’était son incorrigible gourmandise qui était à l’origine de ce drame domestique, il le punit fermement en l’enfermant dans un débarras bien noir, sans manger, durant une journée. Et les plaintes de son animal familier le laissèrent inflexible.
Peu après cet incident, les enfants, dans un autre salon, regardaient les émissions pour la jeunesse sur le poste de télé qui, pour l’occasion, avait été déplacé. C’était l’heure du train rébus . Liliane s’étonnait de voir Marie résoudre sans peine les énigmes du petit train. L’adolescente constatait également que la fillette faisait la grimace devant certaines marionnettes, Marie-Claire notamment, de la séquence du jeune téléspectateur, Nicolas et Pimprenelle, Kiri le Clown, Titus le Lion, etc.
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Marie surprit au vol une question et y répondit avec candeur.
- Je préfère « Le Manège enchanté », avec Margotte et Zébulon. Le chien Pollux aussi est amusant! Il a un faux accent anglais. C’est un poseur et Flappy, le lapin, est le plus grand paresseux que j’aie jamais vu!
- Tes goûts sont plutôt étranges, émit Liliane. Ainsi, il y a quelques jours, tu as regardé « Les Bonnes Adresses du Passé ». Or, cette émission n’est pas de ton âge. Tu n’as que cinq ans! As-tu retenu quelque chose de ce que tu as vu?
- Bien sûr! Le générique me rappelle les animaux automates que mon père a construits dans la salle de jeux du Langevin. Le Facteur Cheval… J’aimerais savoir sculpter comme lui, à partir de rien!
- Est-ce vrai qu’à ton époque, dit Sylviane, les artistes ne sculptent plus de leurs mains et ne peignent que par ordinateur interposé?
- Ben…oui! Et les paléontologues ne peuvent conceptualiser la taille d’un silex qu’holographiquement. Il n’y a qu’Uruhu et papa, à ma connaissance, qui peuvent tailler les pierres de leurs mains, comme au paléolithique!
- Tu possèdes un vocabulaire bien au-dessus de ton âge! Constata Liliane.
- Pourtant, ce n’est pas moi le génie! C’est mon frère! Je ne suis qu’une petite fille parfaitement normale, pour mon XXVI e siècle bien entendu!
Violetta, qui entrait dans le salon, donna obligeamment des informations complémentaires.
- Marie ne veut pas le reconnaître mais elle est douée en langues étrangères, comme moi, mais aussi en physique dont elle apprend déjà les rudiments, en astronomie et en mathématiques Elle vient d’aborder les équations à deux inconnues. Ah! Et elle a su lire l’anglais et le français à deux ans. Le mandarin, couramment, l’an passé!
- Euh, c’est impossible! Prodigieux, assurément! Tu es branchée directement à un ordinateur ou quoi? S’exclama Sylviane. Ou alors, sous hypnose, tu apprends durant ton sommeil!
- Pff! N’importe quoi! Mon cerveau n’est pas artificiel comme celui de mon papa! Lorsque j’apprends, je suis attentive, concentrée, parce que j’aime ça! Voilà!
- Hier, rajouta Liliane, elle m’a aidée à faire mes monômes et, comme je faisais des erreurs, elle s’est gentiment moquée de moi!
- Oh! Marie est relativement exceptionnelle , même pour notre XXVI e siècle! Cela provient de ses gènes. Je n’ai su lire qu’à trois ans passés et je l’avoue, je n’obtiens pas de très bons résultats dans les matières scientifiques!
- D’accord, nous compatissons! Mais ton français et ton anglais sont excellents!
- Merci, Sylviane.
- Combien de langues maîtrises-tu?
- Douze langues. Mais pour entrer dans la carrière diplomatique, il m’en faudra parler une centaine!
- Dieu du ciel! S’exclamèrent avec un bel ensemble les jumelles.
- En attendant, j’étudie. Notamment la géopolitique, avec l’ambassadeur Antor.
- Marie nous l’a décrit. Murmura Liliane. Brr! Il s’agit d’un Albinos vampire, non?
- Plus précisément d’un mutant! Mais c’est une vieille histoire qu’il ne m’appartient pas de raconter ici! Il se nourrit surtout de plasma synthétique enrichi.
- Il est très gentil avec moi, lorsqu’il veut, rajouta Marie. Et puis, c’est l’ami de papa!
- Les filles, je vous laisse. Je crois que le translateur est maintenant au point. Et je veux le voir fonctionner.
- Tu as obtenu l’autorisation d’aller assister aux essais?
- Pas du tout! Mais je suis capable de m’en passer!
- Nous n’en doutons pas!
Sur ce, l’adolescent gagna d’un pas décidé les écuries.

***************

Bien qu’il lui en coûtât, Daniel n’hésita pas à expédier son chat dans le passé par le biais du translateur qu’il programma pour l’année 1928. Il avait préféré choisir une date dans le passé plutôt qu’au-delà de l’an 1968 parce que les premiers essais à vide avaient démontré que l’engin hybride ne passait pas sans incident le mur du temps qui résultait des nombreuses manipulations de Pamela. La tâche était ardue car il s’agissait d’un saut à la fois transtemporel et transdimensionnel
Le commandant Wu savait qu’il devait régler le problème au plus tôt. Déjà, il envisageait l’élaboration de ceintures biologiques afin de protéger les passagers de la navette améliorée.
Pour ce premier voyage avec un être vivant, Daniel se contenta donc d’expédier le vaisseau scout dans le même lieu. A son grand soulagement, Ufo revint entier, en parfaite santé, mais pas seul! Il avait avec lui un adorable jeune cocker au poil roux, Gold, qui, en cet instant, avait perdu son flegme tou britannique et qui montrait les crocs au félin qui, lui, faisait le gros dos!
Il fallut séparer les deux animaux.
- Mais c’est mon chien! S’exclama le propriétaire des lieux, heureux de cet incident. C’est Gold, incontestablement! La preuve: il me reconnaît, frétille, remue la queue et veut me lécher!
Effectivement, le cocker jappait de joie. Il ne s’étonnait nullement de voir son maître plus âgé de quarante ans! Lui léchant les mains, l’animal se laissa caresser et prendre dans les bras. Au contraire, Daniel, fâché, ne put s’empêcher d’afficher sa mauvaise humeur. Il avait toujours éprouvé une certaine aversion pour la gent canine. Cela remontait à son enfance.
- Vous auriez pu me le dire qu’un chien vivait dans cette maison à cette époque! Proféra-t-il.
- Je n’ai pas trouvé ce détail utile. Et je ne pensais pas que votre chat serait capable de sortir du vaisseau. Je n’étais pas certain non plus de la présence de mon chien. Vous savez, je n’ai plus en tête des souvenirs très précis concernant cette partie de ma vie! Depuis mon enfance chez mes grands parents, il s’est passé tellement de choses!
- Soit, je comprends. Vous n’avez pas une mémoire totale, comme moi! Je vous envie! Ufo peut accomplir bien des actions que vous pourriez qualifier d’exploits si vous y assistiez, vous savez… Par exemple, ouvrir des portes, des boîtes de conserves, actionner le synthétiseur de nourriture après avoir sélectionné son plat préféré…Que sais-je encore… Il s’agit d’un chat transgénique, né en laboratoire, un animal que j’ai créé, il y a plus de seize ans déjà!
- Pour son âge, il tient une sacrée forme! Voilà aussi ce qui explique ses yeux bleus!
- Mais aussi son intelligence. Or, tout comme moi, il n’aime pas les chiens mais a le don de les attirer.
- Que faisons-nous pour Gold? Nous le renvoyons d’où il vient? Là-bas, on pourrait s’apercevoir de sa disparition…
- Oh! Je ne tiens pas à le garder ici, je ne veux pas modifier même minimement ce passé. Mais pour l’instant, Gold reste avec vous! En effet, il me faut d’abord effectuer quelques ajustements et vérifications. Constatez-le: nos deux lascars se sont battus à l’intérieur de la cabine de contrôle. Et puis, réfléchissez: renvoyer Gold seul! Votre chien ne sait sans doute pas manœuvrer une porte, non? Il ne pourra donc sortir du vaisseau!
- Vous avez raison! Alors, il n’y a qu’une solution, mon ami. Lorsque vous aurez achevé votre travail, c’est moi qui ramènerai Gold en 1928.
- Franz, jamais vous n’hésitez devant le risque!
- Tout comme vous,Daniel!
Dans la même soirée, après de multiples contrôles et réglages, le duc partit pour le passé avec son chien. Tout sembla se dérouler à merveille. Pourtant, même si l’appareil se posa sans casse dans les écuries, lorsque la cabine principale s’ouvrit, Benjamin, qui avait assisté à la manœuvre, se pensa, dans un premier temps, victime d’une illusion d’optique. Non seulement, il avait devant lui son hôte habituel, qui le reconnaissait sans problème et s’exprimait normalement, mais aussi un double, une sorte de fantôme se dressait aux côtés du premier Franz, un duc légèrement déphasé, un écho, appartenant manifestement à un univers parallèle dans lequel la doublure n’avait jamais rencontré ni le capitaine Sitruk ni le commandant Wu. Et cette ombre se mouvait en décalage, légèrement plus lentement que les protagonistes de ce 1968. Lorsqu’elle parlait, c’était comme un disque qui aurait tourné en 33 tours au lieu de 45!
Benjamin ignorait, évidemment, comment régler cet incident assez important à ses yeux. Le premier Franz, nullement démonté ou troublé par la chose, alla chercher Daniel qui, prosaïquement corrigeait les devoirs de Violetta. Cette dernière se faisait gronder, les calculs et les problèmes de physique quantique et astronomique n’étant pas son fort.
- Tes résultats concernant la constante de Hubble ne m’ont pas convaincu, ma grande!
- Euh… C’est normal! Il y a plusieurs constantes, selon les paramètres pris en compte.
- Mm… Il n’empêche…D’après toi, le contenant est plus jeune que le contenu! Autrement dit, ton Univers est âgé de 11 milliards d’années et les Galaxies qui le composent de 14,5 pour les plus anciennes! Ne trouves-tu pas que quelque chose cloche, ma fille?
- Oncle Daniel, tu le répètes souvent: tout est relatif! Les ondes fossiles de l’hydrogène et de l’hélium révèlent que…
Un léger coup frappé à la porte de la chambre interrompit l’adolescente qui soupira de soulagement lorsque Franz apparut sur le seuil de la pièce. Ce soupir fut immédiatement suivi d’un « oh » d’ébahissement.
- Rien qu’à vous voir, fit le commandant, je saisis la portée du problème. Violetta, ma chère nièce peu douée pour les calculs quantiques et les probabilités, nous reprendrons cette leçon plus tard! Cela « urge »!
Précipitant son pas, Daniel descendit aux écuries tout en demandant à Franz de lui raconter ce qui s’était passé.
- Je me suis posé sans problème en 1928 et j’ai relâché Gold dans le parc comme il avait été convenu. Personne ne m’a vu. Il pleuvait et, qui plus est, la nuit était tombée. Je repartis donc satisfait, en lançant le programme de retour comme vous me l’aviez montré.
- Pas d’erreur dans la procédure, bien sûr?
- Non! J’ai déjà piloté le translateur, vous savez bien! La navette décolla normalement et se positionna à 300 mètres d’altitude. C’est alors que…
- Oui, je saisis. Vous avez eu l’étrange impression d’être avalé par un cyclone virtuel.
- Effectivement, tout tourbillonnait autour de moi. J’avais des difficultés à stabiliser le vaisseau. Je croyais me mouvoir dans de l’eau glacée, pesante et collante comme du gel. Lorsque je parvins à maîtriser enfin les commandes, je m’aperçus qu’il était là. C’est moi, certes, mais de quel monde parallèle?
- Bien évidemment. Votre double provient d’un temps alternatif à peine dévié. Au premier examen, je dirais qu’il y a un écart d’environ 0,03% d’avec cet Univers-ci. Le translateur a dû heurter, dans son périple, quelques super cordes frondes disons harmoniques… Vous l’avez échappé belle!
- Vous me faites peur rétrospectivement! Daniel, avez-vous déjà été confronté à un phénomène semblable? Savez- vous comment remédier à cet incident et rétablir le continuum?
- Confronté personnellement, non, pas moi. Sarton… C’est-ce qui ressort de ses disques.
- Qu’ai-je risqué précisément?
- Oh, vous auriez pu, émit le daryl androïde avec un humour qui frisait la désinvolture, ne jamais revenir, mon cher, parce que, justement, par effet de fronde, l’appareil aurait été projeté dans le temps de ce Franz-là! Toutefois, rassurez-vous, j’ai ma petite idée pour ramener les choses à la normale. Je suis en train d’évoquer plusieurs hypothèses pour réparer, et je crois tenir le bon bout…
- Vous m’en voyez soulagé! De quel Franz s’agit-il? Quelle est son histoire?
- Je tiens autant que vous à résoudre cette énigme! J’en ai besoin pour remettre les choses en place. Il me faut donc, tout d’abord, converser avec notre doppelganger. Je sais aussi comment entrer en contact verbal avec lui et me faire comprendre. J’ai en ma possession un boîtier de déphasage d’écoulement de la vitesse du temps dans le continuum local…

***************


Il résulta de la conversation que ce Franz bis ne venait pas de l’année 1968 mais de 1959, dans un Univers où le temps s’écoulait une fraction plus lentement. C’était un monde qui n’avait pas connu la révolution bolchevique. Il n’y avait donc pas d’URSS et l’Allemagne wilhelminienne perdurait. Les États-Unis se trouvaient en guerre contre le Mexique impérial.
Lorsque Von Hauerstadt apprit ces données historiques inattendues, il s’exclama.
- Euh! C’est-ce que vous appelez une petite différence de 0,03%!
- Mais oui! L’écart est tout à fait minime. Avec un décalage supérieur, à 4% par exemple, vous auriez été un anthropopithèque, et à 25 %, un dinosauroïde comme Chtuh, la Terre n’ayant alors pas subi à la fois la transgression marine et le bombardement de météorites.
- Et avec un écart de 100 %? Interrogea le duc, curieux.
- Dans ce cas, l’Univers, tel que nous le connaissons, n’aurait sans doute pas reposé sur le carbone, l’hydrogène et l’oxygène! Vous n’auriez même pas existé! Avec une différence de 90 %, vous auriez été le frère jumeau de Kinktankt, mon officier siliçoïde. Plus l’écart est important, plus le cours de l’histoire de la Terre a été modifié en amont, jusqu’à la possibilité qu’il n’y ait plus notre planète et peut-être, qui sait, que l’Univers soit totalement vide…
-Vous ne me rassurez nullement! Restons prosaïque. Avez-vous trouvé le moyen de régler ce problème ? Pouvez-vous renvoyer mon double chez lui?
-J’y travaille: laissez-moi une heure.

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Pamela Johnson multipliait les frappes chirurgicales dans le milieu professionnel des média et de l’édition. Pierre Neveu, PDG des éditions de La Margelle, spécialisées dans la Bande Dessinée, et le rédacteur en chef de son journal fétiche, Pierrot Pinceau, surnommé « Chief P. », furent tous deux retrouvés pendus à une queue géante de Marsupilami en peluche. Motif de ces exécutions: politique trop commerciale visant à satisfaire les instincts immédiats du jeune lectorat, sacrifiant ainsi sur l’autel de la rentabilité des dessinateurs à la pelle au bout de deux ou trois albums seulement.
Le groupe de communication, « Vita Sana », l’un des plus importants à l’échelle européenne, qui détenait la Quatrième Plus ainsi que la moitié de l’édition française, fut décapité en la personne de Laurent Pesq. La police judiciaire récupéra sa tête naturalisée dans les réserves du Musée de l’Homme. Elle avait été traitée selon les procédés maoris. Quant au corps, il avait définitivement disparu, peut-être sous la dent d’alligators, comme il fut sous-entendu dans de vastes panneaux publicitaires de très mauvais goût qui envahirent la France et l’Espagne ce mois-là.
Il va de soi que la Une française passa également sous les fourches caudines de Pamela. Elle suivait son modèle avec zèle, l’imitant à la perfection, ne pouvant se départir, malgré elle d’une certaine admiration. Cependant, elle oubliait l’essentiel l’indispensable touche d’humour noir, délicatement ajoutée aux exécutions commandées alors par Fermat et les disques de Sarton. Autre petite erreur: ses attaques partaient dans tous les sens, même si elle appliquait un plan minutieusement préparé.
Pourquoi tant d’agitation de sa part? Parce que, malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à effacer et le premier Daniel Wu, celui qui n’était encore que capitaine, et le terrible et dur commandant Fermat! Le tissu temporel résistait bien plus que prévu à ses exactions. En fait, ses agissements enclenchaient d’innombrables harmoniques sur une précédente déjà tracée.
Michel Pèbre d’Ail, numéro deux de la Une française, Gilbert La Gaillarde, le directeur de l’Information, et le « traître » philosophe Michaël Campo Fini, qui était passé du service public dans le privé, connurent un sort peu enviable, coulés dans le béton. « L'œuvre » ainsi obtenue s’en vint rejoindre les collections du Musée d’Art Moderne de Beaubourg. Quant à LDBA, le journaliste vedette, il ne réchappa aux griffes de Pamela que pour être exécuté par Antor, dans la « seconde » histoire!
Enfin, ce fut le tour de la presse caniveau britannique tenue à 90 % par le magnat néo-zélandais Everett Dermott. Savourant des vacances bien méritées en Écosse, à quelques encablures d’Édimbourg, il mourut dans un égout, mais pas n’importe lequel.
Son enlèvement eut lieu selon les procédés habituels de la jeune Asturkruk. Lorsque le magnat reprit connaissance, il fut surpris de se voir à demi émergé dans une eau sombre et pestilentielle qui charriait des déchets peu ragoûtants. Autour de lui, de rats fuyaient en couinant, mus par une inexplicable peur panique. Everett s’écria:
- Quel est-ce cauchemar? Pourtant, hier soir, j’ai mangé léger!
Une voix féminine lui fit écho.
- Pourquoi toutes mes victimes sont-elles persuadées être plongées dans des chimères oniriques? Cela devient lassant vraiment!
- Madame, enchaîna le magnat qui luttait à la fois contre la noyade et l’asphyxie, pourquoi m’avoir envoyé dans un tel lieu? Où me trouvé-je?
- Ah! Bonnes questions, monsieur le collecteur d’égout de nouvelles sordides et sanglantes, le brasseur d’âmes avilies, le colporteur de l’information spectacle et poubelle…Je vous pensais plus à même de reconnaître ces lieux éminemment historiques! Avec ces effluves ô combien agressifs, comment n’identifiez-vous point les soubassements caractéristiques de cette nouvelle Sodome et Gomorrhe qui a pour surnom « la Grosse Pomme »? Ne percevez-vous point les vibrations du métro au-dessus de nos têtes? N’entendez-vous point non plus quelques notes égarées provenant de Broadway?
- Bon sang, maintenant que vous me le dîtes! Il y a, en effet, très lointain, un vrombissement comme pourrait en produire un métro aérien…Mais…c’est impossible! Il n’y a plus de métro aérien à New York depuis la fin des années 1950!
- Oh! Splendide! Everett, mon ami, vous avez donc quelques connaissances historiques! Je vous félicite!
- Quand m’avez-vous envoyé? Dans quel but? Faites-vous partie de ce groupe écolo terroriste qui s’en prend à l’élite mondiale?
- Il ne s’agit que du New York de la Grande Dépression. J’avais besoin du cadre de cette époque pour agrémenter votre exécution. Mais vous me faites parler, or mon timing doit être respecté avec précision! Ceux qui vont se charger de votre mort vont arriver dans exactement deux minutes et douze secondes. Oh! Je ne veux point me montrer trop cruelle! Je fais monter le niveau de l’eau afin de vous laisser une minuscule chance de vous tirer d’affaire. Tâchez d’atteindre cette bouche d’égout là-haut, sur votre droite. Elle n’est distante que de 51 mètres.
Éclatant d’un rire rauque à vous glacer l’échine, la jeune femme disparut, comme happée par une autre dimension.
N’ayant pas le choix, Everett nagea maladroitement et lourdement dans l’eau fétide qui lui arrivait jusqu’au cou. Menotté, sa nage était particulièrement éprouvante. C’est pourquoi il s’épuisait et transpirait, soufflait, voulant à tout prix sauver sa peau. Malgré son âge, dans un dernier effort, poussé par la rage de vivre et de continuer à pouvoir faire des profits, il parvint à prendre pied sur le trottoir du collecteur principal.
Il ne lui restait plus qu’à grimper le long de l’échelle métallique qui conduisait à la bouche d’égout salvatrice. Las! Le niveau de l’eau montait toujours, et de plus en plus vite!
Dans ce fluide sombre, d’étrange troncs d’arbres semblaient surnager. Groupés, ils progressaient méthodiquement vers l’humain. Celui-ci reconnut à quoi, ou plutôt à qui il avait affaire.
« Des crocodiles! » Rugit-il, bien près de céder à la terreur panique.
Désespérément, Dermott franchit les derniers échelons de l’escalier métallique. Il s’agrippa à la plaque en fer, la griffant presque. Ce fut alors qu’un étrange phénomène se produisit. Les dés étaient pipés! Le métal de la bouche d’égout se mit à fondre, tiède et visqueux à la fois, coulant sur le Néo-zélandais, l’engluant dans une gangue couleur rouille, l’emprisonnant mieux que du papier tue-mouches.
Pendant ce temps, au fur et à mesure que le niveau de l’eau grimpait, les terribles sauriens, cousins de Kiku U Tu - le chef Troodon n’était-il pas comme eux un Archosaurien? - faisaient de même. A peine trente centimètres les séparaient de leur futur repas. Par tous les moyens, aussi maigres soient-ils, Dermott tenta de se défaire du carcan abominable qui l’entravait. Perte de temps et d’énergie! Inexorablement, le métal refroidissait, durcissait, immobilisant sa proie. Enfin, Everett ne put plus bouger un cil.
Prudents, les crocodiles flairèrent la nourriture, étrangement empaquetée, avant de se décider à banqueter.
Dix-huit mois plus tard, des restes humains en piteux état furent recueillis par les éboueurs. Personne ne fut à même d’identifier l’inconnu qui avait manifestement succombé à une mort horrible, dévoré par des alligators ou des crocodiles. Peut-être s’agissait-il d’un de ces indigents comme il y en avait tant dans cette période de l’Histoire connue sous le nom de Grande Dépression.
Et à la fin du XX e siècle, personne ne sut ce qu’il était advenu du magnat Everett Dermott.

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