dimanche 6 septembre 2009

La gloire de Rama 2 : La valse à mille temps chapitre 8

Chapitre 8.

Le vaisseau Langevin était réglé sur un cycle circassien de 24 heures. Dans l’infirmerie principale, l’horloge murale interne indiquait 23h15. La nuit artificielle régnait L ’infirmier garde malade de service, un jeune Castorii de 23 ans, somnolait, harassé, oubliant son devoir. A sa décharge, la journée avait été plutôt épuisante.
Sur des lits médicalisés, deux patients étaient étendus, attachés par des liens magnétiques les empêchant de s’agiter et de tomber. Il s’agissait de Renate Hildbrandt et de l’ingénieur en chef David Anderson. Supposés contagieux, le docteur Di Fabbrini avait préféré les isoler à l’intérieur de bulles de stase spécifiques, sous le contrôle de l’ordinateur médical.
Il faisait particulièrement sombre. Renate Hildbrandt ouvrit les yeux ; ses pupilles dilatées lui permettaient de voir comme en plein jour. Son teint crayeux dénonçait les ravages internes de la maladie. De ses mains malhabiles, déformées, aux doigts boudinés, elle tâta le champ de force qui la retenait sur sa couche. Une horrible grimace la défigura. La colère, sauvage, irrésistible, lui donna des forces, et elle parvint à rompre le champ magnétique, ce qui eut pour effet immédiat de déclencher l’alerte de sécurité. L’ordinateur énonça de sa voix synthétique : « Champ de confinement brisé. » Cela ne réveilla pas le Castorii, assommé par la fatigue.
Comme si elle glissait sur le sol, Renate se dirigea vers la console de l’Intelligence Artificielle, puis, d’un seul coup de poing, démolit l’appareillage hautement sophistiqué pourtant conçu pour résister aux brutalités inconsidérées des Troodons. Ce geste accompli, retrouvant un semblant de calme, elle fixa ses mains avec surprise. Ses doigts paraissaient gonflés, plus courts, semblables à ceux d’un très jeune enfant. Et la combinaison qui la vêtait la gênait, lui procurait une sensation d ’étouffement. Déjà, elle n’était plus taillée à sa mesure, alors qu’elle avait été synthétisée la veille. D’un geste rageur, elle la déchira. Libérée, entièrement nue, elle déambula dans la pièce. Ses avant-bras aussi, maintenant courts et gras, avaient changé. Dans un des éclats d’un écran d’ordinateur, qu’elle venait d’endommager, elle s’observa et ne se reconnut pas.
D’ailleurs, elle ne savait plus qui elle était, à quelle espèce elle appartenait. Avait-elle un nom, d’abord? Cela n’avait plus aucune importance désormais. Tout se mélangeait dans sa tête. Chaque seconde qui s’écoulait rendait encore plus vague ses connaissances, son sentiment d’exister, d’être un individu pensant, disposant de son libre arbitre.
A qui ou à quoi ressemblait-elle? Son aspect était…répugnant, surprenant. Mais elle était incapable de s’en soucier. Imaginez avoir devant vous un bébé de trois ans, à peu près, de près d’1m85, au front haut, à la tête lourde et volumineuse. Les cheveux, devenus rares, collaient au crâne et les yeux ronds, trop gros, étaient dépourvus de paupières. Sur les flancs, d’étranges bourgeons naissaient, d’un blanc laiteux, visqueux, un peu comme du caoutchouc.
Renate ne comprenait pas pourquoi elle présentait cet aspect. Elle ne se rappelait pas à quoi elle avait pu ressembler auparavant. Auparavant? Que signifiait cet adverbe? Elle ne vivait que l’instant donné, comme si sa mémoire avait été amputée. Seul l’instinct la guidait. Son but était la survie, la conservation de son existence, le confort douillet de …
Elle avait froid et tremblait. Malgré les 22 degrés centigrades de l’infirmerie, la chaleur n’était pas suffisante pour elle. Surtout…elle avait faim. Son corps souffrait cruellement et réclamait de la nourriture, des protéines. Elle cherchait n’en trouvait pas ; alors, elle s’énervait et cassait tout ce qui la décevait. Pourtant, des tablettes d’aliments sur vitaminés étaient posés sur les tables de nuit, ainsi que des carafes de jus de fruits, des agrumes, du raisin, des barres chocolatées. Mais elle était incapable de les identifier comme de la nourriture.
Renate cherchait…du lait…non…du plasma…du sang.
Elle fit un tel tapage autour d’elle que le Castorii sortit enfin de sa torpeur. Il fit tout pour arrêter la furie et l’obliger à regagner son lit. Bientôt, il se retrouva assommé, presque encastré dans la paroi de dur acier. Juste avant de perdre conscience, il eut le temps de voir le bébé humanoïde géant et mutant traverser un des murs de l’infirmerie comme s’il n’existait pas.
Renate Hildbrandt, transie, affamée et terrifiée, plongea dans l'inter dimensionnalité et partit à la recherche de la nourriture. Sous la forme d’un être à sang chaud de préférence, et vivant!
L’ingénieur en chef, lui, avait poursuivi son sommeil paisible. Il n’en était qu’au stade préliminaire de la mutation.

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A l’université de Paris VII, en ce jour de juin 1997, Bertrand Lajoie, l’éminent scientifique spécialisé dans la géologie du Crétacé et du Paléocène, mais ne dédaignant pas non plus la paléontologie, participait à une séance de questions réponses devant un parterre trié d’étudiants et de journalistes. Le scientifique renommé répondait d’un ton plutôt cassant et avec un humour douteux à certaines contre argumentations qui remettaient en cause sa théorie sur l’extinction permienne. Dans son orgueil, Bertrand osait s’aventurer hors de ses ères de prédilection. Il ne supportait pas la contradiction. Pour lui, il n’y avait qu’une seule explication à cette extinction de masse à la fin de l’ère primaire : le volcanisme accru de la Sibérie, sur une période s’étalant sur cent mille ans à peine, phénomène suivi d’une transgression marine sans précédent, conséquence de la soudure de la Pangée. Toute hypothèse mettant en cause de gigantesques météorites bombardant la planète Terre et détruisant 90 % des espèces était violemment réfutée par Lajoie.
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Certains journalistes, mandatés par les grandes revues scientifiques étrangères, posaient des questions pertinentes en français ou en anglais. Au fond de l’amphi, tout en haut des gradins, une jeune femme noire, portant lunettes et cheveux impeccablement tirés en arrière, cependant restant agréable à regarder, prenait consciencieusement des notes sur les feuilles d’un calepin. Par instant, elle affichait un sourire narquois car Bertrand Lajoie se lançait dans des digressions inattendues.
« Il noie le poisson, pensa-t-elle, et détourne les auditeurs, leur faisant ainsi oublier son ignorance monumentale. »
La jeune femme leva un doigt pour interroger le chercheur, représentant le son de cloche officiel de la science. D’une voix ferme, nullement intimidée, elle prit la parole, s’exprimant en anglais avec un léger accent exotique des plus charmants.
« Un volcanisme généralisé, déclenchant une sorte d’hiver nucléaire à l’échelle planétaire?! Admettons, monsieur Lajoie. Mais comment expliquez-vous que près de 10 % des espèces aient pu survivre à plus de 85 % de diminution de la luminosité, ainsi qu’à une baisse de plus de 40° Celsius des températures? »
Celui qui aurait occupé le poste de Ministre de la Recherche si Olivier Saintjean n’était pas mort empoisonné en Aveyron, n’hésita que trois ou quatre secondes avant de répondre avec aplomb.
“La faune qui a survécu s’est tout simplement réfugiée dans les profondeurs abyssales. Certes, la surface des océans a gelé, mais pas toute leur masse liquide. De nombreuses espèces ont hiberné puisque le plancton s’est raréfié. Lorsque enfin, les rayons du Soleil percèrent le nuage de cendres qui finit par retomber, les eaux se réchauffèrent, réveillant les animaux qui avaient pu s’adapter.”
Il s’agissait là d’une explication logique mais fort simpliste. Néanmoins, la journaliste du « National Geographic » sembla s’en contenter. Et le jeu de questions réponses se poursuivit.
Maintenant, Lajoie abordait l’hypothèse qui selon lui conduisait à l’hominisation.
- C’est grâce à la tectonique des plaques, entraînant la création du rift africain que purent émerger, du bon côté de la faille, les pré Australopithèques. Pour moi, le catalyseur de l’évolution, c’est le catastrophisme géomorphologique!
La même Noire leva encore une fois la main.
- Pardonnez-moi, monsieur le professeur, mais je crois me souvenir avoir lu un article il n’y a pas bien longtemps, deux ans environ, dans « Science et Vie », qui signalait la découverte de l’autre côté du Rift, des restes d’un squelette Australopithèque au Bahr El Ghazal. Mais quid des singes asiatiques, qui potentiellement, pouvaient mener à un autre type d’hominisation et de domination de la planète?
Lajoie s’énerva.
- Je ne suis peut-être pas paléontologue de formation, mais j’ai assez étudié ce domaine pour que je me permette de vous déclarer qu’Orang-outan n’est qu’une impasse dans l’évolution! D’ailleurs, il est le grand singe le plus éloigné des hommes du point de vue génétique.
La journaliste préféra ne pas insister. Cependant, un léger sourire ironique flottait sur ses lèvres.
Après la conférence, il y eut une collation attendue par tous avec enthousiasme. Bertrand Lajoie poursuivait son laïus à proximité du buffet abondamment garni, en compagnie de la jeune femme noire. Apparemment, il ne lui montrait aucune rancune. Celle-ci faisait semblant de siroter un verre de Martini, attendant l’instant propice pour mettre son plan à exécution. Enfin, profitant d’une minute de relatif isolement, Pamela Johnson se permit un geste familier vis-à-vis de son interlocuteur ; sans façon, elle le tint par les épaules. Bertrand Lajoie ne protesta pas. Se rendait-il compte de ce qui se passait? La jeune femme l’entraînait dans l’inter dimensionnalité.
Parvenu à destination, le professeur redressa la tête. Comme s’éveillant, il s’étonna de se retrouver seul avec cette inconnue, au milieu d’un univers étrange, où, incroyablement, la plupart des couleurs de la riche gamme chromatique étaient absentes. S’offraient à perte de vue du gris, des roches basaltiques, un ciel plombé, tandis qu’un grondement tout proche dénonçait la présence de vagues gigantesques.
- Mais bon sang, que se passe-t-il? Que signifie cette brusque apparition d’un décor de cinéma? Grogna le bonhomme fort en colère tout en soufflant avec peine à cause de la rareté de l’oxygène.
A ses côtés, la jeune femme, qui conservait son apparence humaine, mais qui ne semblait nullement être affectée par les nouvelles conditions environnementales daigna éclairer le scientifique.
- Stupide représentant de l’Homo Sapiens Sapiens, ne reconnais-tu point là le paysage au milieu duquel tu te trouves? Ces strates qui s’accumulent, cet iridium qui s’entasse, la mer toute proche, le ciel obscurci par le jaillissement incessant de cendres volcaniques, la chaleur anormale provoquée par des coulées de laves incandescentes…tous ces détails, tous ces indices ne te disent-ils rien?
- Je ne comprends pas, suffoqua Lajoie Quelle est cette farce? Ce n’est tout de même pas le Deccan il y a 64 millions d’années!
Bingo! Tu as touché dans le mille! Bravo pour ta perspicacité, humain! Regarde sur la droite : vois ce cratère! Oh, je sais bien qu’il n’est pas aussi profond et imposant que celui du Yucatan. Il ne mesure pas dix kilomètres de diamètre, lui! A ton avis, à quoi doit-il son existence? Certainement pas à la Ceinture de feu qui vient juste de se réveiller! Mais penche-toi donc! Ses bords sont encore tout frais!
- Vous voulez me faire accroire que c’est là le résultat d’une météorite?
- Presque, mon stupide compagnon. Ce cratère est né à la suite de la chute d’un fragment de la météorite de ton célèbre confrère Alvarez! La météorite en question s’est brisée en des milliers de morceaux en percutant la Terre. Imagine la violence du choc! En fait, les derniers fragments, en s’écrasant sur la planète, ont réveillé des chaînes de volcans un peu partout à sa surface.
- C’est faux! Les traps du radeau indien existaient déjà avant la météorite.
- Sans nul doute mon cher! Mais quel phénomène les a accélérés?
Une fois de plus, Lajoie voulut protester. Mais un regard menaçant l’en empêcha.
- Imbécile d’humain! Décidément je perds mon temps avec toi.
Pamela Johnson se tenait debout juste au croisement d’une plaque instable, entre deux coulées souterraines de lave. Sortant un minuscule boîtier noir d’une de ses innombrables poches, elle activa son arme qui finit de déstabiliser le socle où Lajoie se tenait. La roche bascula ; en deux secondes à peine, le scientifique fut englouti par le magma visqueux. Brûlé presque instantanément, il mourut rapidement.
Un peu plus de 64 millions d’années plus tard, une équipe de chercheurs indiens, français et américains, travaillait de concert, détachant des strates basaltiques du Deccan indien. Les géologues eurent la surprise de découvrir, coincé entre la couche d’iridium de la limite K T et une nouvelle coulée solidifiée de roches pré tertiaires, un fossile impossible, dans un état de conservation remarquable. Jugez-en un peu! Il s’agissait d’un squelette d’Homme moderne, portant encore ce qui ressemblait bien à une monture de lunettes en écailles. Les restes prouvaient que l’on avait affaire à un individu fortement charpenté.
Le fossile alla bientôt rejoindre dans l’enfer paléontologique - mais dans un temps alternatif - l’Homo Neander Sapiens Wupertalensis, autrement dit Konstantin Maïerdine, le Bonaparte russe! Le bonhomme avait été expédié par Daniel Wu au cœur même de l’apogée de la civilisation Neandertal dans la chrono ligne 2. Il était parvenu à se faire une place parmi une tribu guerrière.

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Une fois encore, Pamela s’en prit à une cible de choix : Alexander Cameron, patron des chaînes de magasins multimédias « Sanctus », propriétaire également d’une compagnie aérienne néo-calédonienne. Le rédacteur en chef du « Daily Telegraph », eut ainsi la mauvaise surprise de découvrir à son courrier du matin une boîte à chapeau contenant un cadeau horrifique : la tête délicatement coupée, naturalisée, et enveloppée avec soin dans du papier de soie, de Cameron, dont la barbe et la coupe de cheveux rappelaient la figure christique du Messie selon Albert Dürer!
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De plus, le chef d’Alexander était coiffé d’une couronne d’épines, et des traces sanglantes maculaient encore le front et les joues du défunt milliardaire. L’étiquette jointe à ce macabre colis portait la mention suivante : « Ecce Homo ».
Ce nouveau blasphème montrait à l’évidence que le serial killer se moquait de toutes les croyances humaines.


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En ce début de soirée, Violetta Sitruk avait obtenu de son « oncle » qu’il l’accompagne au cinéma voir un film dont elle avait lu la critique dans la presse locale. Il s’agissait d’une coproduction germano-britannique intitulée « La vengeance de Fu Manchu ». Le rôle principal, celui du Chinois incarnant le péril jaune avait été dévolu au célèbre acteur anglais Christopher Lee. Ce film d’aventures et de suspens apparaissait davantage comme une pochade aux yeux de Daniel.
Naturellement, l’adolescente aurait préféré se rendre seule au cinéma. Mais voilà! La propriété des Malicourt était située à près de seize kilomètres de Fontainebleau, la ville la plus proche, et Violetta ne savait pas conduire une antique automobile à essence! Ne pouvant se résoudre à ronger son frein et à s’ennuyer, elle avait, dans un premier temps sollicité l’aide de son père. Mais ce dernier avait objecté avec raison que, primo, il n’avait jamais piloté ce genre de véhicules, secundo, qu’il ne comprenait qu’imparfaitement le français de cette époque. Il ne pouvait donc s’intéresser au film. Violetta avait haussé les épaules et s’était rabattue sur Daniel Wu. Au bout de deux jours, celui-ci avait fini par céder au caprice de l’adolescente parce que les jumelles Liliane et Sylviane voulaient également voir le film.
L’intrigue de « La vengeance de Fu Manchu » parut du plus parfait ridicule au commandant. Mais, ce qui l’amusa par-dessus tout, ce fut de voir Christopher Lee avec son maquillage de pseudo asiatique.
-Franchement, la production n’avait pas de véritable Chinois sous la main? Fit-il au retour, tout en conduisant d’une main experte.
-C’est-à-dire, expliqua Liliane, nullement embarrassée, il fallait prendre un acteur connu pour attirer le public!
-Et puis, c’est le troisième Fu Manchu de la série! Compléta sa sœur.
-Moi, je trouve que Christopher Lee va bien dans le rôle! Jeta Violetta avec aplomb. Sa haute silhouette impressionne. Ce comédien a une présence extraordinaire.
-Ah,ça, tu peux le dire, Violetta, répliqua Liliane.
-Je ne saisis pas bien.
-Christopher Lee a acquis une belle notoriété en incarnant le comte Dracula, d’abord en 1958, dans « Le cauchemar de Dracula », puis, il y a deux ans dans « Dracula, prince des Ténèbres ».
-Oui, ajouta Sylviane. Il n’y apparaît qu’au bout de trois quarts d’heure et ne prononce pas un mot de tout le film. Il se contente d’être là, de montrer ses crocs et de fasciner ses proies. Super excitant!
-Je me demande s’il tournera d’autres « Dracula », dit Liliane avec une fausse innocence.
-Tu peux y compter, la renseigna Daniel. « Dracula et les femmes » sortira l’an prochain…
-Merci pour la primeur de la nouvelle; fit la jolie fillette rousse.
-Mais je doute que tu aies l’âge requis pour voir cette suite!
-Ah! Tant pis! Ma sœur et moi aimons bien les films d’épouvante et tout ce qui a trait au surnaturel.
-Nous sommes fascinées par la parapsychologie et tout ce qui va avec. Heureusement que vous avez accepté de nous conduire voir Fu Manchu. Sinon, on n’aurait eu personne pour nous y amener. Papa soupire lorsqu’il voit nos centres d’intérêt et nos goûts. Quant à Maman, elle n’aime pas le cinéma et préfère l’opéra!
- Les filles, je comprends votre père. Navré de vous décevoir, mais ce film était stupide! Dans l’autre salle, on donnait « 2001, odyssée de l’espace »; voilà ce que vous auriez dû choisir!
-Bah! Il est à l’affiche depuis octobre!
-Mais ce film est un poème cinématographique, un joyau, un pur chef-d’œuvre! Il n’a jamais été égalé. Copié, c’est tout.
-Nous sommes allés le voir avec Frédéric et Cécile. Moi, je l’ai trouvé profondément ennuyeux! Proféra Sylviane, agacée.
-Parce que tu es trop jeune. Dans quelques années, tu changeras d’avis.
-Moi, à bord du Langevin, je l’ai reconstitué en holosimulation. Ma scène favorite reste celle où Hal 9000 voit peu à peu sa mémoire détruite. Chaque fois, ça ne rate pas; je suis si émue que j’essuie une larme! Pauvre IA!
-IA?
-Intelligence Artificielle. Triste fin pour un cerveau exceptionnel!
-Méritée, Violetta! Hal 9000 avait oublié les lois fondamentales de ma robotique formulées par Asimov.
-Après tout, ce n’est que du cinéma. Cela n’arrivera jamais! Jeta Sylviane.
-Même pas que l’Homme marche sur la Lune un jour? Fit Violetta perfide. Apollo 8, c’est pour bientôt, dans un mois…
-Ma nièce…
Daniel arrêta le véhicule et, se retournant, regarda sévèrement la jeune métamorphe. Celle-ci comprit qu’elle avait gaffé et, se reprenant, dévia la conversation dans une autre direction.
-Est-ce vrai que votre frère aîné a tous les numéros du journal « Spirou » depuis 1955?
-Mieux! Depuis le tout premier numéro!
-Oh! Pourrais-je lui demander la permission de feuilleter ceux dans lesquels Franquin a commencé à dessiner le personnage du rôle-titre?
-Essaie, tu verras bien. Je ne pense pas que Frédéric te refuse cette faveur.
Puis, tandis que Daniel Wu avait repris le volant, la conversation dévia sur un sujet fort futile, celui de la mode.

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30 novembre 1968. Dans une gentilhommière de Seine et Marne, après le repas du soir, deux pré adolescentes rousses se rendaient dans le salon jaune et allumaient le gros poste de télévision, un modèle en couleurs, et s’apprêtaient à savourer une dramatique intitulée « Qui hantait le presbytère de Borley? ». Cette émission appartenait au cycle du Tribunal de l’impossible. Comme nous l’avons vu précédemment, Liliane et Sylviane étaient friandes de fantastique.
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Or, sur le canapé, affalé, un énorme chat noir et blanc, de la race des forêts norvégiennes, ronronnait, caressé par intermittences par une jeune fille brune aux yeux verts, Violetta. L’adolescente ruminait sa mauvaise humeur. Elle trouva l’histoire totalement idiote, ne comprenant pas comment on pouvait croire à de telles sottises dans un siècle qui se voulait et se proclamait scientifique.
-Enfin! Finit-elle par soupirer d’énervement après avoir supporté une demi-heure de dramatique. Tout ça ne tient pas debout! Il est évident que ce presbytère n’est pas hanté! Les fantômes n’existent pas! Ici, tout simplement, c’est un coup de doppelganger. Bon sang! Je vais finir par m’endormir avec votre truc abracadabrant! Vous n’avez pas encore compris que tout ce qui se passe, c’est la femme qui le provoque? Elle est frustrée!
-Chut! Tu nous agaces et tu nous empêche d’écouter! Fit Sylviane contrariée. Nous, ça nous intéresse!
Liliane poursuivit, abondant dans le sens de sa sœur.
-Pourquoi restes-tu ici, dans le salon, si l’histoire ne te plaît pas? Va te coucher ou faire un tour dans le parc! Mais fiche-nous la paix!
-La nuit est un peu trop froide à mon goût! J’ai perdu l’habitude de vivre au grand air. Sur le Langevin, ma cabine avait une température constante de 24°C!
- Dans ce cas, tu te tais et tu nous laisses regarder! Enchaîna Sylviane.
Haussant les épaules, Violetta se leva, dérangeant le chat. Avec lenteur, comme à regrets, elle gagna les anciennes écuries, frileusement emmitouflée dans sa robe de chambre. Une des stalles avait été aménagée et renfermait le vaisseau scout. A l’intérieur, son père et son oncle s’affairaient. Tous deux adaptaient le translateur à la navette. En fait, les moteurs de l’Einstein et ceux du module temporel avaient été repensés et conceptualisés pour pouvoir voyager , raccordés ensemble, dans l’espace!
Bientôt, les essais débuteraient.
Après toutes ces modifications, le vaisseau scout ne ressemblait plus du tout à une aile volante. Désormais, il arborait l’apparence d’un atome muni cependant d’ailes de libellule. L’hôte de ces lieux supervisait le montage, contrôlant ce qu’il voyait en le comparant aux schémas fournis par le commandant Wu. Un instant, il s’arrêta et émit un sifflement.
-Qui y a-t-il? Demanda Daniel.
-Rien. Cet assemblage bizarre me rappelle le chronoscaphe dessiné par Edgar-Pierre Jacobs dans une aventure de Blake et Mortimer!
-Sans doute! Cependant, je préfèrerais que cela ressemble au translateur de Stephen!
-Soit. Mais, à l’origine, l’appareil ne pouvait pas se déplacer dans l’hyper espace!
-Je sais pertinemment que notre construction est un hybride plus ou moins bâtard de votre engin et de celui de Sarton! Mais nous n’avons pas le temps de fignoler et de faire de l’esthétique! Ce qui m’intéresse avant tout, c’est que ce montage fonctionne.
Violetta, qui était restée silencieuse dans son coin, se mit à rire.
-Votre appareil, monté comme ça, me paraît rigolo! Vous l’essayez quand?
-Pas avant deux ou trois jours, ma grande.
-Pffou! C’est trop long pour moi! Je ne m’amuse pas du tout ici! Je m’ennuie à mourir! Et ce qui passe à la télé, pardon, c’est d’un moche! Ça ne vaut pas les jeux de rôle qu’on programme dans l’holosimulation! Ah! Être une heure dans la peau de Zorro ou de Lagardère! Incarner Rita Hayworth! Voilà le fin du fin! Ces paroles magiques: « IA, début de simulation! ». Tu n’as pas idée combien elles peuvent me manquer! Et puis, j’ai appris que cet été, la 2e chaîne avait passé les épisodes couleurs de « The Avengers », avec Emma Peel. Tu te rends comptes, les vrais, pas les succédanés! « Caméra meurtre », « Remontons le temps », « Le retour des cybernautes »! Franchement, mon père et toi, vous auriez dû vous entendre pour arriver plus tôt!
-Violetta, c’est déjà magnifique que nous soyons entiers, crois-moi. Tu n’as pas conscience de l’exploit que l’Einstein a accompli en se « translatant » dans une autre harmonique temporelle. Je te rappelle que nous ne sommes pas dans la piste 2...
-…mais dans la première. Ok.
-Bien. Et tes copines? Tu ne joues pas avec elles? L’an passé, du moins en 2516, tu m’as tanné pendant des mois, regrettant ta petite enfance, au temps où tu vivais ici, justement!
-Bof! J’embellissais tout, oncle Daniel. Mais, précisément, quand j’étais ici, à Malicourt, j’avais quatre ans à peine! Les jumelles qui, à l’époque, le paraissaient grandes du haut de leurs dix ans, sont, aujourd’hui plus jeunes que moi de deux ans! Des gamines qui n’ont pas les mêmes centres d’intérêt que moi, voilà comment elles m’apparaissent! Tu m’as fait une mauvaise farce, mon oncle.
-Involontaire, je t’assure! Et permets-moi de te rappeler qu’au départ, ta venue n’était pas envisagée. Tu t’es imposée, ma fille! De plus, tu as entraîné ma petite Marie dans cette périlleuse aventure.
- Peut-être que cela vaut mieux pour elle et pour nous! As-tu des nouvelles réconfortantes du Langevin? Ont-ils réussi à capturer les aliens? Ah! Tu ne réponds pas!
-Je sais seulement qu’ils ne sont pas encore parvenus à mettre la main sur eux, et ce, grâce à mon lien télépathique avec Antor. Mon ami a même évoqué la possibilité d’une épidémie.
-Donc, j’ai eu raison de m’imposer! Ici, nous sommes à l’abri.
-Violetta, ne sois pas aussi cruelle! Dommage que tu aies passé l’âge de la fessée.
-Oh! Doucement! De toute manière, tu ne m’as jamais punie! Et puis, ce n’est pas à toi de le faire!
-Si tu poursuis sur ce ton, j’appelle Benjamin, je lui explique et tu verras!
-Je ne veux pas envenimer cette querelle, remarqua Franz, mais, ayant moi-même cinq enfants, je pense que cette demoiselle désire quelque chose. Et elle n’ose pas formuler clairement sa demande.
-Que veux-tu? Sois claire, n’exagère pas. Et ne me demande surtout pas de te construire une holosimulation.
-Je sui bien plus modeste dans mes souhaits, oncle Daniel. Voilà: je me disais tantôt que j’en avais assez de rester confinée dans cette maison, sans voir personne de l’extérieur sous prétexte que j’appartiens à une autre époque.
-Je t’ai conduite au cinéma pas plus tard que la semaine passée!
-On pourrait recommencer, mais à Paris! Comme autrefois! Se taper un bon gueuleton, faire du lèche-vitrines, tout ça, quoi! Tiens, j’ai lu dans la presse qu’on donne justement le DA « Le Livre de la Jungle ». Il plairait à Marie.
-Ton argument est valable, je le reconnais; mais…
-Je sais me tenir en public et Marie aussi! Nous ferons attention à nos propos!
-Tu ne vas pas recommencer avec les Galeries Lafayette et les poupées mannequins.
-Pffou! J’ai passé l’âge, oncle Daniel. Non, j’ai envie de manger dans un restaurant, un vrai!
-Pourquoi pas? Fit Franz.
-Ah! Enfin un adulte qui me soutient!
-Pourquoi cette soudaine envie de restaurant? Tu n’apprécies pas les recettes de Marthe, la cuisinière d’Elisabeth?
-Je reconnais que la plupart du temps, c’est très bon, mais…toi, tu es encore meilleur cuisinier qu’elle!
-Merci pour le compliment! Pourtant, avant-hier, tu n’as pas paru particulièrement ravie par mes crevettes à la pékinoise!
-J’avais un peu trop forcé sur le piment! J’ai pensé, à tort, que c’était fade et j’en ai rajouté.
-Après, tu as cru que tu avais avalé la lave de l’Etna, ma fille!
-Exactement! Ensuite, j’ai bu au moins deux litres d’eau. Et Marie s’est moquée de moi! Tu aurais pu me le dire que ta sauce était aussi relevée!
-Je pensais que tu le savais. A bord du Langevin, tu ne te prives pas de t’inviter à ma table!
-Ici, j’ai cru que tu n’avais pas osé cuisiner la même recette. Et, là-bas, je suis lasse du synthétiseur de nourriture. Alors, pour la petite virée, tu dis oui ou non? Si tu me refuse cette demande fort raisonnable, c’est parce que tu as peur de te rencontrer toi-même.
-Je te rappelle pour la septième fois que nous ne sommes pas dans la même ligne de temps.
-Ou bien, tu crains de te frotter une fois encore à ton parent éloigné, le chef du Dragon de Jade, qui, ici, a survécu!
-Le chef du Dragon de Jade? Demanda Von Hauerstadt.
-Une sorte de Fu Manchu, plus vrai que nature, rétorqua Violetta.
-Plus précisément, le chef d’une triade. J’accepte volontiers, ma grande, mais demande l’autorisation à ton père. Tu es sous sa responsabilité.
-Ah! Vivement ma majorité!
Durant cette conversation qui s’était déroulée en français du XX e siècle, Benjamin avait continué de s’activer et avait travaillé au montage délicat d’un panneau. Soudain, il sentit les bras de sa fille autour de son cou. Lorsqu’elle devenait aussi câline, il se méfiait.
-Papounet chéri, tu veux bien venir avec nous tous à Paris, manger dans un bon restaurant, goûter à de la bouffe authentique, te balader dans les rues illuminées par les approches des fêtes de Noël? Ce serait super!
-Noël? C’est une fête chrétienne, ça! Dans un restaurant où on doit payer? Mais…
-Allons, papa, ici, au XX e siècle, c’est normal. Maman ne t’a pas raconté?
-Euh, si! Mais manger en public, se donner ainsi en spectacle comme si j’étais en mission diplomatique!
-Personne ne fera attention à nous, crois-en mon expérience!
-Ton expérience! Éclata de rire Benjamin. Tu as mon autorisation. Mais je ne veux pas que tu choisisses le restaurant.
-Pourquoi, mon petit papounet?
-Je me méfie de tes goûts culinaires et de ceux du commandant! Son poulet aux cinq parfums, pour ne citer que cet exemple… ou encore son lait d’amandes.
-Mm… tu as tort! Je me suis régalée avec ce dessert.
-Que tu dis! Daniel Wu, lui, s’est bien gardé d’y goûter à son poulet! C’est Ufo qui a terminé son assiette!
Violetta eut du mal à ne pas pouffer de rire.
-Hé! Mon oncle est végétarien! Il ne mange de la viande que lorsqu’il y est vraiment obligé! En mission diplomatique! Alors, quelle date choisis-tu?
Benjamin soupira.
-Le plus tôt sera le mieux! Je préfère en avoir rapidement terminé avec cette corvée. Demande poliment à notre hôte quelle soirée lui convient.
-Youpi! Papounet, je t’adore!
Toute joyeuse, Violetta se mit courir dans l’écurie, à sautiller, à faire la roue tout en criant à tue-tête:
-Je vais à Paris! J e vais à Paris faire la fête!
-Ma fille est folle! Soupira Sitruk en haussant les épaules.
-Quelle âge a Violetta? Interrogea Franz, retenant un sourire.
-Quatorze ans et trois mois, répondit Daniel. Mais, par certains côtés, elle reste très gamine. Cependant, sur le plan intellectuel, elle se montre relativement capable. En travaillant, elle fera une bonne attachée d’ambassade.
-Ah! Et pourquoi pas ambassadrice? Parce qu’elle est une femme?
-Non pas! Mon ex-belle sœur est actuellement au plus haut sommet de la carrière. Mais, depuis cinq ans, l’Alliance a décrété que les ambassadeurs en titre devaient être télépathes. Le recrutement s’en trouve restreint.
-J’ai remarqué qu’elle maîtrisait le français, l’anglais et l’italien.
-Rajoutez-y le mandarin, le métamorphos, le K’Tou de la tribu d’Uruhu, le latin, le Kronkos, l’hellados, cinq dialectes Haäns, et bien d’autres langues.
-Mein Gott! Autant d’idiomes à cet âge! C’est prodigieux!
-A notre époque, c’est normal.
-Je n’ose vous demander combien de langues vous parlez.
-Couramment, un bon millier. Mais ne me prenez pas comme modèle! Je suis un peu spécial! Voyez plutôt Sitruk. Avec une intelligence qualifiée de moyenne selon les critères en vigueur dans mon siècle, il maîtrise vingt-huit langues. Et, chaque année, depuis qu’il sert sur mon vaisseau, il en apprend une nouvelle. Il vient de se mettre au français classique.
-Mais son anglais est bizarre!
-Parce qu’au XXVI e siècle, la langue terrienne universelle est le « basic english ». Elle est utilisée dans l’Alliance en tant qu’idiome standard.
-Et l’allemand?
-Seuls quelques centaines d’érudits le pratiquent encore. Il en va de même pour le japonais, le néerlandais, le finnois, le birman et tant d’autres. Rassurez-vous; ces langues ne sont pas mortes. Elles sont toutes contenues dans nos banques de données informatiques!
-Vous êtes sérieux, évidemment!
-Oh oui! Moi-même, je les parle!
Le duc préféra ne rien ajouter, pas réellement satisfait par ce qu’il venait d’apprendre quant à l’avenir de sa langue maternelle.

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Dans l’infirmerie principale du Langevin, Denis O’Rourke, de service, avait dû appeler Lorenza di Fabbrini à la rescousse. Il y avait déjà vingt-quatre heures que Renate Hildbrandt avait disparu dans l’inter dimensionnalité. L’infirmier Castorii qui avait affronté la colère de la mutante, avait été placé sous haute surveillance car, à son tour, il présentait les premiers symptômes de la maladie. Son ADN s’altérait et ce, à un rythme beaucoup plus rapide que celui des premiers patients atteints.
La situation empirait d’heure en heure et l’épidémie se répandait à bord. Les aliens apparaissaient soudainement, attaquaient, se nourrissaient, puis se volatilisaient tout aussi brutalement.
Irina Maïakovska avait pris des mesures drastiques. Plus aucun membre de l’équipage ne devait circuler seul. Tous étaient sur armés. Malgré tout, rien ne semblait pouvoir freiner la contagion.
Au chevet de David Anderson, le docteur di Fabbrini écoutait attentivement le rapport d’O’Rourke.
-Comme vous pouvez le constater, docteur, la mutation que subit notre chef ingénieur ne se déroule pas normalement si nous nous en référons au modèle d’Hildbrandt. Sa tête sur dimensionnée, son appendice nasal ressemblant vaguement à une trompe, son teint verdâtre, ses excroissances bourgeonnantes répandues sur tout le corps, sa température qui avoisine le 41 °C, et je pourrais énumérer encore d’autres anomalies…Tous nos efforts pour faire régresser son ADN à une séquence type antérieure humaine ont échoué.
-Et la quintoflatoxine à 25 CC ?
-Aucun résultat probant!
-Que feriez-vous, O’Rourke? Son électroencéphalogramme est erratique.
-Si, moi, je devais prendre la décision, je le débrancherais. Il souffre inutilement. Il n’y a plus d’espoir.
-Vous me proposez de l’euthanasier, donc…Et si nous tentions un clonage? L’ordinateur médical possède en mémoire son ADN original et son caryotype…
-Oh! Docteur di Fabbrini, en suggérant cela, vous allez à l’encontre du règlement qui interdit formellement cette thérapie! De toute manière, en procédant ainsi, qu’obtiendriez-vous? Un clone anencéphalique! Nous n’avons plus accès aux techniques du professeur Tchang Wu.
-J’en suis, hélas, bien consciente! Et je comprends votre réticence O’Rourke. Le XXI e siècle s’était fourvoyé dans le clonage d’organes monstrueux, faisant fi de toute déontologie. Seul le profit comptait!
- La sinistre et révoltante affaire des fœtus mono organiques du professeur Deng Zhimou éclata au grand jour en 2016, soit vingt ans seulement après les guerres eugéniques.
-Des cœurs, des foies, des poumons, des estomacs…simplement recouverts de « peau ».
-La décision vous appartient, docteur di Fabbrini. Que faisons-nous? Il est trop tard, vous en convenez comme moi. Nous ne pouvons plus le sauver. Plus aucune de ses cellules n’est apte à retrouver un ADN de type diploïde.
-Maintenons-le encore en hypothermie douce vingt-quatre heures. D’ici là, je me serai résolue à le débrancher.


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Dans la section botanique du Langevin, le lieutenant Georges Wu était penché sur un travail minutieux. A l’aide d’une pipette en verre, il recueillait le suc d’un conifère mutant. La plante avait été croisée avec un bouleau de la sinistre planète Ankrax. Georges voulait s’assurer de la viabilité à long terme de la nouvelle essence d’arbre ainsi obtenue.
Délicatement, il versa la précieuse goutte sur une plaquette qu’il s’apprêtait à soumettre à un bombardement de rayons gamma. Il allait allumer l’accélérateur de rayonnement lorsqu’un léger bruit le fit se retourner. Il ne comprenait pas comment une personne étrangère à cette section osait l’interrompre dans ses travaux alors qu’il avait pourtant pris soin de prévenir de ne pas pénétrer dans son domaine réservé ce matin là. De plus, il lui semblait bien avoir branché le code de sécurité.
Ébahi, il vit qui avait violé son sanctuaire. De frayeur, il en lâcha l’éprouvette qui se brisa sur le plancher métallique. Un têtard humain macrocéphale à la bouche édentée, aux yeux enfoncés dans des orbites dépourvues de paupières, au teint laiteux, aux poumons et au foie visibles par transparence, se tenait en suspension au-dessus d’une allée de l’arboretum. Tels des fouets, ses tentacules excités battaient l’air.
Paralysé par une terreur sans nom, Georges ne parvint même pas à pousser un cri d’alerte. Le prédateur fixait sa victime, la fascinait. Enfin, l’Asiatique se mit à reculer jusqu’à son bureau avec l’intention de se saisir de son communicateur de poche.
L’alien avançait, suivant sa proie, ne la lâchant pas des yeux. Georges paniqua. Il recula trop vite, renversant ainsi une paillasse pleine d’éprouvettes et de plaquettes. Mais à l’instant où le tentacule ventral de la créature tournoyait et s’enroulait autour de la carotide du botaniste, un sifflement provenant d’un fusil plasmatique révéla que le frère du commandant n’était plus seul à affronter le fœtus géant.
Quatre Troodons, accompagnés par l’ambassadeur Antor, faisaient feu dans un ensemble parfait sur l’alien. Au lieu de se désintégrer, le monstre éclata. Une lymphe nauséabonde se répandit sur le sol, éclaboussant Kiku U Tu et ses subordonnés. Se tenant en retrait, l’albinos ne fut pas atteint. L’espèce de sang blanchâtre et tiède glissa sur les écailles des Kronkos et fut bu par le duvet épars et le tégument des dinosauroïdes. De rage, le chef de la sécurité frotta son museau, la mine dégoûtée.
- Pouah! Infect! Le salopard! Éructa-t-il. Il n’est pas mort proprement.
- Cela suffit lieutenant, fit Antor sèchement. Vous ramasserez soigneusement ce qui reste de l’intrus et l’apporterez à analyser au docteur Di Fabbrini. Naturellement, vous mettrez des gants. D’ailleurs, vous avez commis une faute. Pourquoi n’avez-vous pas revêtu une combinaison anticontamination?
- C’est-à-dire, monsieur? Balbutia Kutu…
- Sergent, ce n’est pas à vous que je m’adresse mais à votre supérieur!
- Excellence, vous nous avez requis immédiatement. Nous n’avons donc pas eu le temps de revêtir ces tenues inconfortables pour nous.
- Prétexte spécieux!
Pendant ce temps, Georges reprenait lentement conscience. En effet, il s’était évanoui deux minutes. La respiration haletante, il murmura.
- Ambassadeur, par quel miracle êtes-vous venu à mon secours?
Tandis qu’Antor se baissait pour l’aider à se relever, il lui répondit :
- Tout simplement parce que j’ai capté votre appel mental de détresse. Et comme par bonheur, votre laboratoire est situé à vingt mètres à peine de la salle de garde des Troodons, je n’ai eu qu’à les réquisitionner. J’ai également perçu les pensées de l’être à l’instant de sa mort.
- Les pensées? Il ne s’agit donc pas d’un animal, pâlit le lieutenant Wu.
- Il fait partie d’une race qui se nomme Alphaego. Ces créatures nous craignent. Hors de leur milieu habituel, perdues, elles sont cruellement affamées. Elles ignorent où elles sont et pourquoi elles se trouvent ici…Je crois même qu’elles sont aussi hors de leur époque. Attendez, ne bougez pas. Le service médical arrive. Vous avez été en contact avec l’alien. Il faudra vous décontaminer.
Soudain inquiet, Georges acquiesça.
- La procédure suffira-t-elle?
- Je l’ignore! Il faut l’espérer.

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Paris, 18 heures, cinéma Gaumont sur les Champs Elysées, en ce 1er décembre 1968.
Franz et ses invités sortaient d’une salle où était donné « Le Livre de la Jungle » de Walt Disney. Le DA n’avait pas déçu Marie. La fillette sautillait joyeusement à l’avant, s’amusant à éviter les flaques d’eau. Violetta discutait avec les jumelles, leur vantant les reconstitutions en 3D des créations de Walt Disney ou de Franquin. Elle énumérait les différentes possibilités virtuelles, se rappelant avoir vu le feuilleton original « Lagardère » dans une autre vie. Liliane se permit une remarque.
- Oh! Cette vieillerie est passée à l’automne de l’année dernière. C’était pas mal, je le reconnais. Mon personnage préféré était le traître Gonzague ; il me fascinait. Sacha Pitoëff jouait l’abjection à souhait!
Sylviane renchérit.
- Sans doute! Mais que les héroïnes étaient godiches! Je préfère et de loin « Les Compagnons de Jéhu ». Ce feuilleton a déjà deux ans. Morgan est bien plus intéressant que Lagardère. J’ai acheté le roman et j’ai été déçu. La télé a rallongé l’histoire de Dumas.
De leur côté, les adultes devisaient beaucoup plus sérieusement. Benjamin affichait son inquiétude. Il se faisait du souci pour son épouse et son fils, restés à bord du Langevin. Assailli par des vagues de pressentiments funestes, il était incapable de se détendre. Et, voir son commandant parler et agir comme si de rien n’était l’irritait prodigieusement. Il ne comprenait pas comment Daniel Wu pouvait se montrer aussi indifférent. Or, ce dernier avait appris à contrôler ses émotions depuis sa plus tendre enfance.
Sitruk, qui possédait un tempérament explosif, ne put dissimuler plus longtemps son ressentiment et sa colère. Une phrase prononcée par le duc Von Hauerstadt le fit éclater.
- Parfois, je me demande si c’est franchement utile que je me préoccupe du sort de l’humanité. Oh, je ne parle pas de l’engagement humanitaire, qui, à mes yeux, va de soi. Non, je veux dire, éviter les conflits, essayer de sauver les gens malgré eux. Certes, depuis l’aube des temps, les guerres, les crimes, la souffrance et le désespoir vont de pair. Par instant, je trouve cette vocation de saint-Bernard qui m’échoit et pèse sur mes épaules vaine. Depuis vingt ans, toutes mes actions n’ont rien arrangé, au contraire. Il me faut l’admettre : Stephen Möll s’obstine à se battre contre des moulins à vent!
- Je ne suis pas d’accord, dit Elisabeth calmement. Il faut du courage au petit-fils de ton ami pour s’investir ainsi et sacrifier sa carrière…
- Quelle carrière? Son monde n’est plus que folie! La guerre fait rage sur toute la planète et plus personne ne peut dénombrer les morts. Stephen n’a rien pu empêcher, moi non plus! Lutter contre la nature humaine, effacer la troisième guerre mondiale des tablettes de l’Histoire! Quel stupide orgueil de ma part!
- Si Johann Van der Zelden ne s’en était pas mêlé, vous auriez réussi, émit Daniel.
- Peut-être. Cependant, mes échecs en ce domaine m’ont démontré la vanité de toute action humaine. On ne peut aller contre le courant de l’Histoire. Seule la mort emporte la mise à la fin. Il y a déjà quelques années que j’ai renoncé à ce genre de combat dans lequel les cartes étaient truquées. Quelle présomption de ma part, de vouloir sauver des vies, des personnes qui ne sont pas encore nées! Ma famille, les miens d’abord!
- Mais vous-même, toute votre famille, serez encore vivants en 1993.
- Voilà pourquoi dans un premier temps, j’avais suivi Stephen. Mais, là, il s’agit de préserver un siècle lointain, une chimère inaccessible à mes yeux. Que m’importe la vie de dinosauroïdes, de médusoïdes, d’ovinoïdes, d’humanoïdes du XXVIe siècle, des êtres que jamais je ne rencontrerai! Votre équipage ressemble à un inventaire à la Prévert. Vous m’avez même dit que votre chef pilote était un authentique homme de Neandertal, un rescapé du Paléolithique moyen. C’est d’un ridicule absolu.
- Le doute vous assaille une nouvelle fois. Vous voyez cela de l’extérieur. Pourtant, la situation est devenue dramatique au XXVIe siècle. Les Asturkruks se sont bien emparés de la Terre.
- Pardonnez-moi, Daniel, de vous avoir fâché. Sous votre surface policée, je sens une détermination inédite.
Benjamin ne put plus se retenir. Furieux, il jeta:
- Chimère, ridicule! Vous usez de termes qui blessent davantage que nos armes de poing! Tout ce que le commandant vous a raconté, vous vous en moquez! Tout glisse sur vous! Rien ne vous atteint, donc! Vous prenez une pose étudiée, et… Ah! La belle statue marmoréenne que voilà! Digne de figurer au Metropolitan Museum! Bravo, monsieur l’indifférent! Vous n’êtes qu’un entomologiste en train de nous étudier à la loupe!
-Mon cher ami, contrôlez vos transports de colère et tâchez de réfléchir un peu. Que suis-je à vos yeux? Un fantôme, oui, tout simplement. Mort depuis cinq cents ans!
-Foutaise! Ici, en cet instant, vous marchez à mes côtés, vous vivez! Vous discutez avec moi, je vous réponds. Nous respirons le même air froid, saturé de gaz brûlés. Je sais que vous tergiversez. Avouez-le! Vous refusez de nous aider.
-Vous interprétez fort mal mes propos. Vous vous trompez. Vous aurais-je reçus si je me montrais aussi indifférent que vous le supposez, monsieur Sitruk? Mettez-vous à ma place un court instant. J’en ai assez d’être constamment sollicité.
Elisabeth, qui marchait en retrait, remarqua un mendiant plus que pitoyable, adossé contre un mur. Il avait du mal à se tenir debout. Il ressemblait à ces tristes vieillards à la retraite si misérable, qu’ils en étaient réduits à fouler aux pieds leur dignité et à mendier. Émue, elle ouvrit son porte-monnaie, y prit un billet et le déposa dans la sébile du clochard.
-Voyez, monsieur Wu. Votre siècle a au moins ceci de positif. Il n’y a plus personne qui meurt de faim sur votre planète.
-Sans doute, mais à quel prix! Vous qualifierez notre régime politique de dictature. Le terme est cependant quelque peu abusif. Il n’a rien de comparable avec l’Allemagne nazie ou encore l’Espagne franquiste. Mais, un de mes ancêtres, - du côté français, et je crois bien que c’était l’arrière arrière petit-fils de Liliane-, a été déporté et incarcéré sur une planète en terra formation pour rébellion contre l’autorité établie.
-L’arrière arrière petit-fils de Liliane? Est-ce à dire que nous comptons parmi vos ascendants?
-Tout à fait. La seconde fille de votre jumelle se prénommera d’ailleurs Violetta!
Ces paroles non anodines étaient prononcées à quelques pas à peine du mendiant qui écoutait sans afficher ni sa compréhension ni sa surprise. Après tout, la conversation se déroulait en anglais et le clochard avait une mine parfaitement hébétée qui ne trahissait absolument pas sa profonde intelligence. En réalité, il n’était pas là par hasard. C’était une créature à la solde de Pamela Johnson. Grâce à ses rapines et à ses extorsions, la jeune femme avait pu construire une vingtaine d’androïdes ultra sophistiqués que rien ne distinguait d’humains ordinaires.
L’espionne Asturkruk avait disséminé ses sbires à travers le temps, sur plusieurs pistes parallèles, espérant que sa pêche finirait par être fructueuse. Connaissant tous les détails du second passé de Daniel Wu, elle savait à peu près où le localiser. Et, bientôt, une de ses créatures lui ferait un rapport qui la réjouirait.

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Un peu plus tard, devant un restaurant présentant des plats d’Afrique du Nord, dans le neuvième arrondissement de la capitale, notre groupe, arrêté, étudiait scrupuleusement le menu affiché. L’enseigne « Chez Fanfan » paraissait sympathique.
-Je pensais dîner français! Soupira Benjamin assez contrarié.
-Oh! Cela devient monotone à la longue! Remarqua Elisabeth. Et dîner à l’extérieur exige de manger différemment que chez soi, non?
-Je ne peux choisir autre chose? Manger moyen oriental ne me dit rien! Je trouve la cuisine tunisienne indigeste! Le couscous a tendance à me rester sur l’estomac! Je préfère aller en face. La cuisine italienne, les pastas, les tomates, l’huile d’olive, les pizzas, mm!
Sitruk désignait « Chez Toni, pizzas », une sorte d’établissement clinquant avec beaucoup de faux marbre et de néons.
-Comme vous voulez, fit Franz conciliant.
-Ah! Non! Moi, je veux manger exotique! La cuisine italienne, j’y ai droit tous les jours sur le Langevin! Jeta Violetta.
-Je puis me débrouiller seul! Conclut Benjamin avec amertume.
Et, sur un coup de tête, il traversa la chaussée sans prendre garde à l’intense circulation. Il obligea ainsi quatre automobilistes à freiner plutôt brusquement. S’il s’en sortit indemne, cet incident ne fit que renforcer sa mauvaise humeur.
-Inutile de le retenir! Marmonna Daniel. Mon capitaine a manifestement besoin d’être seul.
-Il m’en veut.
-Pas réellement.
Le groupe, amputé d’un des siens, pénétra « Chez Fanfan ». A peine entrés, tous se réjouirent de ce choix. De délicieuses odeurs épicées venaient en effet chatouiller les narines des clients. La cuisine, simple et authentique, satisfaisait les palais les plus difficiles.
Le décor de l’établissement rappelait les patios mozarabes de l’Andalousie avec des mosaïques en lapis lazuli, des arcs outrepassés, des arabesques à profusion, des fontaines glougloutantes à têtes de lions judicieusement placées dans lesquelles cascadait une eau aussi limpide que du cristal, un poster géant du patron qui posait en toque blanche, un bon gros à moustaches noires, à la bouille sympathique, et, sur les corniches sculptées, des plaques de rues évoquant la ville de Tunis. A tout cela, il fallait rajouter une douce musique orientale en bruit de fond et un thé vert offert gratuitement à tous les consommateurs.
Chacun commanda librement selon ses goûts et ses envies du moment : couscous tunisien à la viande, paella valenciana, tagines de poulets aux citrons confits, tagines d’agneau aux olives, brochettes d’agneau aux tomates et aux poivrons, chorba, ratatouille, merguez grillées, loup de mer aux aromates, crevettes en sauce piquante, soubressade, longue anisse, assiettes de coquillages, gambas grillées, sardines à l’escabèche, glaces aux fruits de la passion, à la mangue, à l’abricot, à la noix de coco, à la cacahuète, makrouds, cornes de gazelle, zalabias, qablouz, beignets aux dattes, dattes farcies, et tant d’autres merveilles culinaires encore!
Bref, de quoi avoir une indigestion carabinée! Le tout arrosé d’un petit vin rosé léger et fruité, frais et pétillant à souhait ou de thé à la menthe pour les plus sobres.
Durant le repas, Elisabeth constata.
-Monsieur Wu, vous ne mangez rien ou presque. Votre petite Marie a plus d’appétit. Vous n’appréciez pas?
-Non, ce n’est pas cela. En fait, je suis végétarien. La graine du couscous, les légumes, cela passe comme une lettre à la poste. Les glaces, pourquoi pas?
-Sans doute, mais vous n’avez même pas avalé une cuiller de cette délicieuse soupe de poisson. Et ces crevettes que vous avez pourtant commandées?
-Ah! Le poisson! Cela m’évoque un souvenir qui remonte à mon enfance sous l’égide de mon grand-père Li Wu. Il m’avait emmené dîner dans un restaurant japonais à Osaka. La cuisine y était garantie naturelle, non sortie des synthétiseurs de nourriture. J’avais huit ans à peine. Li Wu avait commandé pour moi; et je l’avais laissé faire, n’y connaissant rien.
On nous amena de petits bols de porcelaine, des baguettes. Circonspect, je humais les senteurs parfumées qui se dégageaient d’un des bols. La sauce me paraissait particulièrement épicée. J’ai toujours aimé ce qui était relevé. D’étranges morceaux blanchâtres surnageaient. Méfiant, mais poussé par l’odeur appétissante, je pris un de ces morceaux et le portai à ma bouche. Je le mâchais avec précaution et allais l’avaler lorsque, dégoûté, je reconnus le tentacule d’un petit poulpe!
-Que fîtes-vous alors?
-Mon premier réflexe fut de recracher la bouchée ainsi mâchée, mais je savais que c’était impoli. Je déglutis péniblement et regardai mon grand-père, essayant de comprendre le sens du tour qu’il me jouait là. Or, je vis, bien évidemment, une lueur amusée dans ses yeux. Il se moquait de moi.
-Mon enfant, pourquoi tant de grimaces?
-Grand-père, répliquai-je indigné, vous trahissez les principes du Bouddha! Vous mangez de la chair! Et vous m’entraînez dans cette erreur!
-Daniel, tu veux te montrer plus royaliste que le roi! A Rome, fais comme les Romains! Vis comme eux. Tu prieras ce soir si tu en éprouves le besoin.
-Ah! Vous me donnez une nouvelle leçon, grand-père.
-Bien sûr, mon petit! Plus tard, tu seras sans doute obligé de te conformer à des usages que tu réprouves. J’ai décidé qu’il était temps pour toi d’apprendre à te fondre parmi les autochtones.
-Mais, grand-père…
-Il suffit, Daniel! Je sais parfaitement que tu envisages de t’inscrire à l’Académie militaire de Vientiane.
-Mais je suis encore trop jeune.
-Pour l’état civil. Mais tu en as déjà largement les capacités.
-Jamais je n’obtiendrais l’autorisation de père.
-La mienne suffira aux yeux de la loi.
-Oh! Grand-père, merci!
-En attendant, finis donc ton plat et retiens bien ceci: habitue ton palais aux mille saveurs de la nature avant que celles-ci ne soient plus qu’un souvenir inaccessible!
-Avez-vous suivi les recommandations de votre aïeul?
-Oui. En tant que commandant d’un vaisseau interstellaire, il m’est arrivé, trop souvent à mon goût, de devoir manger des plats peu ragoûtants, vous pouvez me croire, allant à l’encontre de ma philosophie. Mais, ici, je puis choisir.
-Certes. Pourtant, vous ne dédaignez pas de cuisiner du poulet ou du canard!
-Oh! Mais je n’y touche pas! Quand il m’est loisible de le faire!
-Votre fille, quant à elle, ne se pose pas de questions. Elle dévore si bien qu’elle me fait plaisir!
-Mm! C’est délicieux, jeta Marie qui terminait son couscous. J’aime les courgettes, les carottes, la branche de céleri, les boulettes, la sauce! Lorsque nous serons de retour chez nous, je demanderai au synthétiseur de nourriture de refaire le plat. Tu m’aideras, cousine Violetta?
-Bien sûr! Tant que tu ne commandes pas à l’ordinateur une assiette de Kilseur avancé!
-Je ne saisis pas. Et je vous vois esquisser à la fois un sourire et une moue…
-Le Kilseur, madame, reprit Violetta, c’est une espèce de chien sauvage que les Haäns tuent. On laisse mariner la bête dans une sauce de sang, de piments, d’herbes poivrées durant douze jours au moins. Et puis, on consomme le tout, chair très attendrie comprise!
Elisabeth eut un haut-le-cœur et préféra changer de conversation.
-Monsieur Wu, à quel âge êtes-vous entré à l’Académie, finalement ?
-A dix ans. Mais j’en paraissais le double! J’ai grandi à l’accéléré, puis ma croissance et mon vieillissement se sont fort ralentis. Je bénéficie d’une espérance de vie dix fois
plus longue que celle d’un humain normalement constitué.
-En va-t-il de même pour vos enfants et votre femme?
- Marie a exactement cinq ans et deux mois; Mathieu, lui, est âgé de neuf ans et trois mois. Avec un traitement approprié, ils peuvent espérer dépasser le quart de millénaire, mais pas davantage. Quant à Irina, elle a à peu près la même espérance de vie que nos enfants.
-Malgré tout, vous avez choisi de fonder une famille.
-Je n’aspire, comme mes contemporains, qu’à mener une vie normale. Enfin, normale pour mon siècle!
-Il n’empêche que vous aimez la découverte, l’aventure, la nouveauté et le risque. Le niez-vous?
-Pas du tout. Ce que je recherche, c’est la Connaissance. Même si je suis parfaitement conscient que je ne pourrai tout savoir au terme de ma longue existence! Mais je ne rejette pas l’amitié, l’amour, la famille, bien au contraire! On me donne mais je donne aussi. Aux yeux de trop nombreuses personnes, je passe pour un privilégié. Benjamin le pense aussi parfois…
-Vous percevez-vous comme un béni des dieux?
-Un peu, je l’avoue. Mais je suis ce que je suis, ce que Bouddha et mon karma ont voulu. Ma nature présente des inconvénients. Voir ses proches disparaître trop rapidement par exemple. Et leur survivre longtemps, bien trop longtemps!
-C’est là le lot de l’humanité.
Hélas! Nous n’avons pas vaincu la mort; nous n’avons fait que retarder l’échéance fatale.
-Tant mieux! Ainsi, nous, les hommes, les femmes, continuerons à accorder de l’importance à l’instant passé auprès des êtres chers, à la rose à peine éclose, au rire d’un enfant joyeux.
-Je vous approuve totalement.
Les jumelles dévoraient les tagines contenus dans de lourds plats en terre à couvercle conique bariolé de couleurs criardes. Elles se régalaient visiblement et faisaient honneur au repas sans se soucier d’un quelconque régime amaigrissant. Elles n’étaient pas difficiles et mangeaient volontiers cosmopolite .
Si, pour la majorité du groupe, tout se déroulait à merveille ou à peu près, Benjamin Sitruk, lui, se demandait dans quelle galère il avait atterri. Certes, la pizzeria présentait un décor luxueux avec son sol et ses murs en stuc, ses fausses colonnes corinthiennes et ioniques, son personnel nombreux, affable et stylé. Tous les serveurs portaient en effet un costume de teinte bordeaux, une chemise blanche à l’impeccable propreté, une ceinture rouge nouée autour de la taille et un nœud papillon à carreaux aux couleurs du drapeau italien. Ils souriaient professionnellement à la clientèle qui se pressait dans l’enceinte du restaurant, une clientèle composée uniquement de touristes de passage et non d’habitués. Les garçons qui officiaient savaient jauger l’épaisseur des portefeuilles!
Un septuagénaire, en costume trois pièces gris clair, assis à trois tables de Benjamin, ne paraissait absolument pas satisfait de son dîner. Il se plaignit de celui-ci à un serveur.
-Mais, enfin, monsieur! Ce saucisson n’est pas frais et le beurre qui l’accompagne pue le rance! De plus, ce que vous m’avez présenté comme étant du Gesu n’est en réalité qu’une rosette de Lyon de seconde qualité et encore! Quant à vos spaghetti sauce bolognaise, parlons-en! Je cherche la viande hachée dans cette sauce! Et cette dernière n’est qu’un vulgaire concentré de tomate tandis que vos pâtes fraîches sont si collantes que je pourrais en tapisser ma chambre avec si l’envie m’en prenait!
Le garçon fit comprendre au client mécontent qu’il n’avait qu’à s’adresser à la direction pour lui faire part de ses jérémiades. En rechignant, le vieil homme paya son repas et s’en alla en menaçant de faire de la mauvaise publicité à l’établissement.
Mais de quels plats se composait le dîner du capitaine Sitruk? Avait-il eu plus de chance que le septuagénaire? Tout d’abord, il commença par des cœurs de palmier. Or, ceux-ci sortaient manifestement d’une boîte de conserves et n’avaient pas été rincés avant d’être servis! Et ils présentaient quelques taches marron suspectes. Coriaces sous la dent, Benjamin eut bien du mal à les avaler.
Puis, vint une pizza aux champignons. Ces derniers, loin d’être des cèpes parfumés, croquants à souhait, ressemblaient davantage à de simples champignons de Paris! Quant à la pâte de la pizza, beaucoup trop épaisse, et mal cuite, elle collait aux dents. Sitruk avait l’impression de mâcher du carton bouilli! Cette affreuse pizza provenait d’un congélateur et faisait partie d’un lot d’aliments industriels surgelés.
Benjamin en fut réduit un moment à saisir sa pizza à deux mains pour pouvoir la manger, telle une galette indigeste. Sa barbe rousse, son orgueil, se retrouva maculée d’huile ordinaire de colza. Cet oléagineux avait subi au moins une douzaine de cuisson avant de finir sur la pizza.
Ensuite, ce fut le tour d’un carpaccio de saumon aromatisé au citron et à l’aneth. Le poisson dégageait une odeur trop forte, pas fraîche. Les papilles du capitaine lui apprirent qu’il avait affaire à du cabillaud tout à fait ordinaire, teint en rose qui plus est!
Face à Benjamin, un couple d’origine hispanique réclamait l’addition à grand bruit, affichant avec exubérance sa colère;
- ¡Ladrones! Votre steak pizzaïolo était cru! ¡Vamos a la policia ! ¡La carcel para vosotros!
Benjamin n’eut aucune difficulté à comprendre les plaintes du couple, maniant le castillan depuis longtemps. Tristement, en silence, il acheva son malheureux dîner mal inspiré par une coupe de crème glacée baptisée pompeusement « Stromboli ». Ah! Certes, la coupe était belle, agréable à regarder! Toute en verre taillé, elle contenait une sorte de pyramide couleur marron clair, surmontée d’un dôme blanc. Las! La chantilly qui garnissait la crème était périmée depuis huit jours environ et la glace aux marrons était aussi compacte que du ciment durci depuis quelques heures!
Sitruk paya son addition, la mine fermée, se taisant, ne possédant pas assez le français de cette époque pour oser faire un esclandre. Il était surtout mortifié de s’être ainsi laissé avoir et s’en voulait de ne pas avoir imité son supérieur.
Rejoignant son hôte « Chez Fanfan », la queue basse, il raconta d’une voix éteinte son expérience culinaire. Daniel retenait, de justesse, son hilarité, mais ses yeux trahissaient son amusement. De son côté, Violetta pouffait sou cape, évitant toutefois de croiser le regard de son père.
-Monsieur, une chose est certaine, proféra Benjamin, rancunier. Ce restaurant tombe dans six mois!
-Le croyez-vous réellement? A votre place, je me garderais de telles prédictions! En 1995, du moins celui de la piste 2, il existait toujours et les gogos y affluaient!
-Monsieur, c’est une escroquerie! N’y a-t-il personne pour fermer ce restaurant?
-Ici, nous sommes dans une économie capitaliste…
-Mais… j’y pense… puisque vous saviez ce que valait la nourriture dans cette pizzeria, pourquoi ne pas m’avoir prévenu?
- Pouviez-vous m’entendre?
- Je reconnais que non!
- Benjamin, votre teint me paraît plus que brouillé.
- Peut-être que monsieur Sitruk souffre d’une indigestion, suggéra Elisabeth avec douceur. De toute façon, il est déjà bien tard pour les enfants. Nous allons rentrer à Malicourt et je vous donnerai du bicarbonate.
La petite troupe laissa là le restaurant tunisien. Violetta avait pris la précaution d’emporter une énorme boîte de gâteaux contenant des loukoums, des fruits déguisés, des mini makrouds, aux dattes et aux amandes, des cigares aux amandes pilées, des cocons à la pâte d’amande et à la fleur d’oranger, tout saupoudrés de sucre glace, de noix de coco, et des triangles dégoulinant de miel. Bref, le tout pesait bien deux kilos! Et pourtant, en trois jours, il n’en resta pas une miette! Ufo n’avait pas dédaigné participer au festin!
Pour regagner la gentilhommière, le groupe s’était une nouvelle fois scindé en deux, Von Hauerstadt conduisant une puissante Mercedes noire et Daniel Wu une Corvette crème.

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