samedi 17 octobre 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 14.



Chapitre 14

Sahara occidental, Rio de Oro, trois heures plus tard. 
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La navette Teilhard s’était posée sans difficulté dans ce lieu désertique où nulle armée ne viendrait menacer son petit équipage malgré le conflit qui s’enlisait entre les Saharaoui et les Marocains. En effet, une tempête de sable s’annonçait.
Fermat était mécontent du lieu d’atterrissage choisi par Lorenza mais, en cet instant, ce qui le préoccupait surtout c’était de remettre en place ce qu’il appelait ce 1995 catastrophique. Un deuxième problème s’avérait tout aussi délicat. Il lui fallait trouver une solution de repli acceptable qui permettrait aux survivants du XXVIe siècle de restaurer leur Univers.
Tandis que le capitaine Wu, sorti de son évanouissement se réhydratait, le commandant classait les difficultés. Puis, méthodiquement, il exposa à son équipe ce qui le tracassait.
- La première entrave est, naturellement, celle de la logistique limitée de notre navette. En effet, si elle atteint 1,2 fois la « vitesse » de la lumière, celle-ci s’avère bien insuffisante pour que nous puissions nous déplacer dans le temps. Une des solutions consisterait à gonfler la puissance du moteur matière/antimatière en lui injectant de l’énergie fissible. La seconde solution pour rajouter de la puissance n’est malheureusement pas disponible en ce XX e siècle de techno barbarie. Fabriquer des cristaux de charpakium. Nous ne sommes pas outillés pour cela car nous n’avons pas à notre disposition les accélérateurs appropriés.
André marqua une pause puis poursuivit.
- Le deuxième obstacle fait logiquement suite au premier que j’ai soulevé. Il ne nous suffira pas de gonfler les moteurs de notre navette, il nous faudra également précipiter celle-ci dans le Soleil à dix-sept fois au maximum de la « vitesse » de la lumière. Ainsi nous atteindrons l’accélération suffisante pour nous projeter dans le temps et en descendre son cours. C’est une façon de parler puisque nous nous trouverons alors dans les interstices des différents mondes et dimensions.
- Je vous suis parfaitement, fit Lorenza en hochant la tête.
- Bien. Le troisième problème est peut-être le plus difficile à résoudre. Il nous faut nous retrouver amalgamés à la nanoseconde précise de notre première arrivée en ce 1995 afin d’effacer toutes nos actions. Celles-ci ne seraient alors que virtuelles.
- Je vois, reprit le docteur di Fabbrini. Mais nous sommes incapables de réparer nos erreurs car nous n’avons plus le vaisseau Sakharov.
- Merci, docteur. Le quatrième hic maintenant. Quand devons-nous nous rendre sur Terre après avoir rétabli ce 1995 bis? Je vous rappelle que dépasser la première décennie du XXIe siècle est tout à fait exclu car, alors, nous nous retrouverions plongés dans la période chaotique qui mènera aux dictatures religieuses. À mon avis, ne s’offre à nous qu’une unique solution. Vous êtes de mon avis, capitaine…
- Hem… Exposez-la donc, monsieur, dit Daniel les sourcils froncés.
- Je récapitule. Nous ne pouvons aller en aval, le mal étant trop grand. Nous ne pouvons rejoindre le moment précis de notre incorporation dans cet espace-temps-ci. Alors, nous n’avons pas d’autre choix que de laisser s’écouler ce 1995 qui s’effacera automatiquement après notre réussite à modifier nos interventions précédentes en amont de ce point temporel.
- Commandant, vous êtes en train de nous signifier que vous renoncez à annuler les assassinats que nous avons commis. Mais, monsieur, tout ce que j’ai accompli, en obéissant à vos ordres, je l’ai fait parce que j’étais persuadé à n’avoir affaire qu’à des fantômes. Vous savez ce qu’il m’en a coûté. Or, maintenant, vous nous annoncez froidement que…
- Justement, vous n’avez effacé que des ombres. Des êtres potentiels dont le destin sera autre une fois notre succès assuré. Ah… Vous n’êtes pas d’accord. Pourquoi donc? Quel obstiné vous faites! Décidément cette aventure aura révélé les limites de votre intelligence.
- Monsieur, je vous en prie. Votre raisonnement est spécieux mais vous ne vous en rendez pas compte. Au nom de la fameuse loi zéro, je suis devenu un assassin car, pour préserver l’humanité dans son ensemble, un but lointain je vous l’accorde, pas plus tard que ce matin, j’ai exécuté sans remords une dizaine d’hommes  sous le fallacieux prétexte de me protéger. De plus, j’ai honte à vous l’avouez, j’y ai presque éprouvé du plaisir. Je demande, non je réclame la peine maximale pour cette faute, la cryogénisation.
- Voilà que vous recommencez, capitaine Wu. Il n’en est pas question. Vous nous êtes indispensable. En fait, vous découvrez de plein fouet que vous êtes vous aussi faillible, que vous êtes pétri de défauts, des défauts humains.
- Monsieur, c’est là votre interprétation. Mais pas la mienne. La troisième loi de la robotique a eu le dessus sur les lois une et deux, ce qui, dans une situation normale, n’aurait jamais dû survenir. Dans mon cerveau positronique, des dysfonctionnements indéniables existent. Pensez… je me suis protégé… ma vie a eu plus d’importance que celles des humains.
- Daniel, vous refusez toujours d’admettre que vous couriez un danger mortel. Or vous valez beaucoup plus que ceux que vous avez tués. Ces hommes n’étaient que les exécuteurs des ambitions d’un seul. Vous êtes irremplaçable. Sans vous nous sommes tout à fait incapables d’exécuter le saut quantique.
- Ah! C’est à cela que je suis indispensable… ricana Daniel Lin.
- Non! Bon sang! Pensez à vos amis, à vos proches, à votre famille… à Irina. Méritent-ils de ne rester que des spectres dans un univers qui ne se matérialisera jamais du fait de votre faiblesse?
- Monsieur, je me trouve face à un choix cornélien. Des milliards de vies contre d’autres milliards d’existences… lesquelles ont-elles plus de valeur? Lesquelles méritent véritablement d’accéder à la réalité? Par-dessus tout, vous me faites miroiter ma pseudo supériorité. Commandant, pardonnez-moi, mais vous faites de l’eugénisme.
- Encore une mutinerie, Daniel? S’exclama Fermat qui perdait son sang-froid. Pour moi, l’incident était oublié. J’ai risqué ma vie et celle d’Antor pour vous récupérer. Ingrat que vous êtes! Croyez-vous donc que le carnage dont nous avons été les auteurs ne m’ait pas atteint psychologiquement? Quant à votre ami, qu’a-t-il ressenti? Lui avez-vous seulement posé la question? Si c’est à cela que se résume toute votre reconnaissance…
- Monsieur, vous ne saisissez pas ce que je veux dire. Je ne songe ni à vous abandonner ni à vous trahir. Bien au contraire! Je souhaite rester fonctionnel, voilà tout.
- Dans ce cas, exprimez-vous plus clairement, capitaine.
- Je demande à ce que le docteur di Fabbrini m’opère au plus tôt, commandant, qu’elle court-circuite dans mon cerveau deux nano puces que je lui indiquerai.
- Avec quelles conséquences, Daniel? S’enquit André.
- En renforçant la loi numéro 1 de la robotique et en affaiblissant les lois zéro et 3, je ne vivrai plus mes tourments actuels. Mais je ne pourrai plus également porter atteinte à la vie humaine. À moins qu’effectivement, je sois plus daryl qu’androïde…
- Avouez que vous craignez de vous abaisser au niveau de l’humanité ordinaire.
- Monsieur, je vous jure qu’en cet instant, ce que je désire par-dessus tout c’est justement être un humain lambda, n’ayant nul besoin de toute cette technologie.
- Quand voulez-vous subir cette opération?
- Tout de suite.
- Mais vous êtes encore faible, objecta le commandant. Ne vaudrait-il pas mieux attendre? Ce serait plus prudent.
- Vous retarder, monsieur? Il n’en est pas question. Cela nous mettrait en danger.
- Hum… Quel est le pourcentage de risques d’échec?
- Un pourcentage fort acceptable: 3,27%.
- Très bien. Vous avez mon accord.
- Merci monsieur.
- Lieutenant, reprit le commandant à l’adresse de Lorenza, vous avez entendu la requête du capitaine. Opérez-le dès maintenant car, plus tôt vous commencerez, plus vite nous pourrons effectuer le saut quantique.
- A vos ordres, monsieur. Cependant, j’ai une objection…
- Encore? Décidément, je suis bien servi, soupira André.
- Daniel Lin a été blessé. Il est à peine remis. Son évanouissement de tantôt nous le prouve bien qu’il veuille nous faire croire qu’il est parfaitement rétabli. Son organisme ne dispose plus de réserves. Il est donc très affaibli. Une nouvelle intervention chirurgicale, même dans la partie positronique de son cerveau, ajouterait un nouveau choc traumatique. Dans ces conditions, je doute fort que le capitaine soit capable de suppléer l’IA de la navette. À mon avis, il lui faudrait un repos d’au moins quarante-huit heures.
- Docteur, nous ne disposons pas de deux jours!
- Lorenza, merci pour votre sollicitude, mais il est inutile de craindre pour moi. Tous mes circuits sont doublés et triplés. Mon cerveau sera pleinement opérationnel.
- Peut-être. Mais qu’en sera-t-il de vos organes humains? Votre cœur a été lésé…
- Il a été réparé, docteur. Les senseurs ne mentent pas.
- Docteur di Fabbrini, je comprends vos scrupules. Mais, hélas, nous n’avons pas le choix. Dès le début, nous savions que nous devions nous dépasser, aller bien au-delà de nos possibilités et sacrifier notre bien-être… votre objection a été notée. Maintenant, exécutez mes ordres.

***************

Deux heures avaient encore passé. L’opération s’était déroulée sans anicroche. Le capitaine Wu reprenait conscience. À son chevet, Lorenza lui inoculait du quadriprébécebendronium destiné à redonner du tonus au patient.
Daniel s’auto-diagnostiquait méthodiquement.
Satisfait du résultat, il esquissa un léger sourire.
- Comment vous sentez-vous?
- Mes circuits logiques sont parfaitement fonctionnels.
- Certes, mais pour le reste? La partie biologique qui vous constitue?
- Ah? Là, je me sens vaseux. J’ai l’impression de me mouvoir dans un univers cotonneux.
- Que faites-vous donc? Pourquoi vous lever si tôt?
- Docteur, le temps presse. Voyez, le commandant s’impatiente.
Effectivement, Fermat entrait dans le compartiment médicalisé. S’appuyant sur l’épaule de la jeune femme, Daniel alla s’asseoir sur un siège. Il était blême et voyait tout tourner autour de lui.
Jetant un regard circonspect au capitaine, André fit part de sa résolution à ses deux officiers.
- Je sais où nous allons emprunter les ogives nucléaires. Après tout, nos manipulations ne s’avèrent pas aussi désastreuses. Depuis la disparition du général Maïerdine et la satellisation de Panine, l’Etat russe est totalement désorganisé. Pour rajouter à ses problèmes, son armée doit affronter des soulèvements nationalistes qui se multiplient en Yakoutie,
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 Tchétchénie, Tatarstan et Abkhazie. Nous pouvons donc voler en toute impunité nos ogives nucléaires en Sibérie orientale et ce, d’autant plus facilement que les officiers ne sont plus payés depuis dix mois et n’assurent plus qu’épisodiquement la surveillance des sites. Alors?
- C’est vous le commandant, monsieur, fit Daniel Lin préoccupé par ses nausées.
- Comment comptez-vous prélever ces ogives? Questionna le médecin.
- En utilisant le rayon téléporteur, évidemment. Ensuite, je réduirai celles-ci à un cinquième de leur taille. Quant à la masse, elle sera inchangée. Le reste me regarde. N’ai-je pas une formation d’ingénieur à la base?
- Effectivement. Vous avez d’ailleurs atteint le niveau A10, le plus élevé, fit remarquer le capitaine.
- Très bien, commandant, rajouta Lorenza. N’oubliez pas de vous munir d’une combinaison de protection.
- Oui… quant à vous, capitaine, commencez les calculs préliminaires qui nous permettront d’entamer le saut quantique.
- A vos ordres monsieur. Pour quelle date avez-vous opté?
- Le 1er février 1966.
- Entendu, monsieur. Mais pourquoi cette date? Interrogea la jeune femme.
- Nixon n’est pas encore Président des Etats-Unis. Il n’a donc pas encore remis en cause le système de Bretton Woods.
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 De plus, le Prix Nobel d’économie qui allait officialiser l’idéologie ultralibérale n’a pas encore vu le jour. Le point de départ de la réaction ultra capitaliste a été la première réunion informelle des théoriciens et partisans du néolibéralisme qui s’est tenue sur l’île de Sovadia. Comme son nom l’indique, elle appartient à notre mystérieux Axel Sovad, principal bailleur de fonds et soutien des institutions, clubs et sociétés désirant répandre cette idéologie sur toute la planète. Par exemple la Hoover Institution, ou encore la Société du Mont Cassin fondée en août 1946 par des mécènes amis de von Kalmann. Ainsi, ce sont eux qui ont financé la publication de Slavery Trek l’année suivante.
- Vous avez creusé le sujet…
- Oui, capitaine. Détail curieux, toutes les données rassemblées par notre IA sur Axel Sovad révèlent sa présence dès 1919 lors de la fondation de la Hoover Institution. Nous retrouvons ensuite Sovad en tant que conseiller secret du Président des Etats-Unis Herbert Hoover en 1928. Poursuivant son travail de sape, notre homme finance les conférences londoniennes de von Kalmann en 1931. Puis, nous perdons sa trace jusqu’en 1945 pour le voir alors resurgir parmi les membres fondateurs de la Société du Mont Cassin.
- Commandant, quel est donc l’âge actuel d’Axel Sovad? S’exclama Lorenza, comprenant ce qui clochait.
- Officiellement, soixante-huit ans, se permit de répondre à la place d’André, Daniel Lin. En fait, notre défunte IA le supposait âgé de cent-douze années, ce qui est impossible… du moins si nous avons affaire à un humain ordinaire… cependant, l’enquête conduite par Magdalena démontre qu’il s’agit toujours du même personnage.
- Une seule conclusion s’impose, siffla Fermat; cet homme n’appartient pas à cette époque. Il se déplace dans n’importe quel sens de ce siècle, ce qui revient à dire qu’il est né dans un futur indéterminé. C’est lui qui a attaqué le Sakharov avant-hier. Notre objectif est donc le suivant: mettre hors d’état de nuire cet humain qui est peut-être originaire d’un monde parallèle et qui a ainsi tout intérêt à ce que l’Histoire aille dans son sens, même si son but ne nous apparaît pas très clairement. Nous devrons frapper au plus tard en avril 1970, date à laquelle s’est tenue la fameuse conférence de Sovadia Island, la première du nom.
- Permettez-moi, monsieur, commença le capitaine. Cet Axel Sovad ne peut être humain… il serait illogique qu’un terrien puisse vouloir l’anéantissement de sa propre espèce.
- Ne vous indignez donc pas, Daniel. Dans les temps parallèles que nous connaissons, sans doute. Mais, après tout, ce Sovad est peut-être le descendant d’un daryl, d’un mutant, de Timour Singh, qui réussit à s’échapper à l’issue des Guerres eugéniques. Ou alors… un androïde. Ou les deux, comme vous!
- Monsieur! S’écria Daniel choqué.
- Capitaine, voyons! Ne vous offusquez pas. Je plaisantais, c’est tout.
- Compris, monsieur. Si nous nous rendons en 1966, nous avons tout intérêt à prendre contact avec un dénommé Franz von Hauerstadt, un chercheur germano-américain dont le nom revient une vingtaine de fois dans le testament de Sarton.
- Ah? Pourquoi cela?
- Cet homme a l’esprit ouvert, il est fortuné et peut beaucoup aux dires de l’Hellados. Les concepts de voyages dans le temps ne lui sont pas étrangers. Il pressentirait même l’existence d’univers parallèles.
- Je retiens votre suggestion. Allez, lieutenant di Fabbrini, prenez le pilotage. En route pour la Sibérie orientale. Quant à vous, Daniel, après vos calculs, prenez un peu de repos. Cela crève les yeux que vous en avez besoin.
- Oui, monsieur.

***************

L’opération emprunt des ogives nucléaires russes fut effectuée avec succès grâce à l’état de déliquescence avancée de l’armée, désormais orpheline de Maïerdine. La disparition des deux charges ne fut répertoriée qu’une semaine après le vol.
Cette première partie achevée, Fermat s’attaqua au montage délicat permettant l’incorporation de l’énergie fissible avec le charpakium. Le commandant refusa l’aide de son second et lui ordonna de dormir avant le saut quantique. Toutes les précautions furent prises pour empêcher les radiations de se répandre dans la navette et de contaminer l’équipage.
Enfin, nos amis purent s’attaquer à la deuxième phase, celle du voyage dans le temps.
Bien que le petit vaisseau ne fût pas dépourvu de ressources, il n’avait pas été conçu pour se déplacer au sein du continuum espace-temps. Sans le capitaine Wu, cela aurait été absolument impossible malgré l’existence d’un bouclier thermique spécial dont la navette était munie depuis peu, technique de pointe empruntée aux Ovinoïdes, un peuple qui s’adonnait à la piraterie et qui avait besoin d’échapper à toutes les polices et aux forces armées de la Galaxie en multipliant les sauts quantiques plus ou moins aléatoires.
- Tout le monde est-il paré? S’enquit le commandant plus inquiet qu’il ne voulait l’admettre.
- Antor est endormi sur la couchette centrale, lui répondit le médecin. Violetta a été plongée en animation suspendue. Quant aux ceintures de protection, elles fonctionnent à cent pour cent.
- Vous, Daniel, êtes-vous prêt?
- Oui commandant.
- A la grâce de Dieu ou de la Providence! Enclenchez les moteurs.
Le capitaine acquiesça et effleura les touches rouges d’accélération de la puissance des moteurs principaux. Après une ellipse conforme aux paramètres à 1,2 fois la « vitesse » de la lumière, la courageuse navette se jeta dans la couronne solaire, sa vélocité doublant régulièrement.
Avec une absence d’émotion digne d’éloges, le daryl androïde, raccordé à l’ordinateur de bord, énuméra les vitesses ainsi que les distances qui séparaient le petit vaisseau du cœur de l’astre.
- Luminique 2. Distance: un million de kilomètres. Luminique 5; 700 000 kilomètres. Luminique 10; 500 000 kilomètres. Les boucliers tiennent. Par contre, l’ordinateur est en retard. Luminique 15; 300 000 kilomètres.
- Trop lent et beaucoup trop près. Infléchissez la trajectoire de deux degrés.
- Déjà anticipé. Correction de l’angle d’incidence 2,02... Luminique 17; 200 000 kilomètres. Nous rebondissons sur le continuum. Mais accélération hors de contrôle de l’IA. Phénomènes perceptibles de distorsions. Hyperespace comprimé. Attention.. Je décélère. Trop brutalement… plus rien… plus aucun corps visible devant et autour de nous… un espace vide en apparence… une mélasse blanche et multiforme…
Un silence empli d’appréhension, lourd d’angoisse tomba dans la navette. Désormais, l’équipage semblait immobilisé dans une apesanteur, une sorte de non état. Les sons, les images, la matière et l’énergie se confondaient, se fragmentaient à l’infini, se mélangeaient et se recomposaient dans un chaudron immatériel, dans une soupe dépassant l’entendement…  
Cependant, miraculeusement, André avait conservé le sentiment de sa propre existence. Ce fut pourquoi il parvint à articuler.
- Où sommes-nous?
André, sous le contrecoup du saut quantique, s’apparentait à un spectre assailli par d’étranges ombres lumineuses. Tout ce qu’il voyait était déformé comme prisonnier à l’intérieur d’un prisme mille et mille fois atomisé. Il baignait dans un univers irréel où tous les temps, toutes les dimensions existaient et s’amalgamaient, se fractionnaient et se séparaient. Encore et encore dans un mouvement toujours recommencé. C’était l’espace du chaos où tout ce qui existait, existerait, aurait dû exister se mêlait dans un maelström à la fois merveilleux et terrible.
Ce fantastique phénomène dura tant que Daniel ne reprit le contrôle de la trajectoire. Enfin, il prit le dessus et put contrecarrer les effets engendrés par le saut quantique. Son visage luisait de sueur et jamais il n’avait été aussi pâle.
- Monsieur, nous plongeons tout droit sur Jupiter. Les commandes sont aussi sensibles qu’une planche.
- Courcircuitez l’ordinateur. Assumez seul le vol.
- Ordre exécuté. La trajectoire se courbe. Nous contournons Io. Mars en vue. Direction: la Terre. Circuits subspatiaux endommagés. Radio en panne. Éclipse virtuelle non fonctionnelle. Les senseurs captent cependant la présence de notre planète mère à 600 000 kilomètres… 500 000 kilomètres. Distance en constante et régulière diminution… 300 000 kilomètres… 100 000 kilomètres… mise en orbite ou atterrisage, monsieur?
- Atterrissage! Nous tentons le tout pour le tout.
- Bien commandant. Mais les senseurs extérieurs rendent l’âme. Bouclier thermique partiellement endommagé. Juste suffisant pour franchir les différentes couches de l’atmosphère. Nous allons cuire… le vaisseau vibre dangereusement…
Néanmoins, alors que la navette Teilhard était devenue aussi maniable qu’un fer à repasser, Daniel Lin parvint à préserver l’essentiel et posa le vaisseau au milieu d’un champ désert. Les dégâts furent limités.
Fermat et Lorenza se hâtèrent de se libérer de leur harnais de sécurité. Puis ils aidèrent le capitaine à faire de même. Le daryl androïde se débrancha avec soulagement de l’IA de la navette. Épuisé au-delà de l’entendement, il fut contraint de s’asseoir.
Dehors, il faisait nuit et froid tandis qu’une pluie glacée tombait, vous transperçant jusqu’aux os.
Cependant, au lieu de s’apitoyer sur son état, professionnel jusqu’au bout des ongles, le capitaine fit son rapport.
- Le saut quantique a été trop rude pour les structures de la navette. L’ordinateur ne fonctionne plus. Il est irréparable. Ses relais sont détruits. La climatisation va nous lâcher dans douze minutes et nous allons également manquer d’oxygène dans une heure et cinq minutes. Par conséquent, je recommande l’évacuation immédiate.
Le docteur di Fabbrini fit connaître son désaccord.
- Je m’oppose à l’abandon de la navette. Ne pouvons-nous pas procéder à des réparations d’urgence? Les plus simples?
- Absolument pas, rétorqua Daniel. Nous ne possédons pas en quantité suffisante les pièces de rechange nécessaires..
- Daniel, nous ignorons où et quand nous avons atterri, reprit Lorenza.
- Faux, docteur. Nous sommes présentement dans la campagne bretonne, à vingt-cinq kilomètres à l’ouest de Rennes. Je n’ai pu faire mieux, je le regrette. Quant à la date, je ne la sais qu’à un mois près. Les derniers relevés à ma disposition laissaient entendre que nous avions atteint le mois de janvier de l’année 1966. Pardonnez-moi cette fourchette.
- Capitaine, le rassura Fermat, ce n’est pas si mal… vous avez agi au mieux avec ce dont vous disposiez. Nous avons vingt minutes pour quitter ce tombeau.
- Monsieur, l’interrompit Lorenza, allons-nous donc abandonner le vaisseau aux curieux?
- J’enclencherai l’autodestruction. À moins que…
- Le programme est indépendant de l’ordinateur principal, le renseigna Daniel Lin.
- Merci capitaine.
- J’y ai veillé.
- Mais enfin, commandant, il est visible que Daniel n’est pas en état de marcher!
- Lieutenant, nous n’avons pas le choix… Antor…
- Monsieur, j’ai détecté une voie ferrée à un kilomètre…
- Hum… Encore des objections docteur?
- Oui, commandant, s’obstina la jeune femme. Nous n’avons que peu de rations de survie; nous sommes également dépourvus de vêtements chauds.
- Lieutenant, puisque vous prenez du plaisir à noircir le tableau, rajoutez que nous n’avons ni argent, ni pièces d’identité. Néanmoins, nous ne pouvons nous attarder ici. Récupérez donc ce qui peut l’être, ce qui n’est pas détectable par la technologie de l’époque.
- A vos ordres, monsieur.
- Bon sang, pas vous Daniel restez assis. Je me charge de réveiller nos deux dormeurs.
- Pensez à Ufo, commandant!

***************

Vingt-quatre heures plus tard, c’est-à-dire le 12 janvier 1966, dans un wagon de marchandises qui se dirigeait à petite vitesse vers Paris, nos amis tentaient de savourer un repos bien mérité, allongés sur des ballots de toisons de moutons ou assis sur des caisses. Antor avait réussi à se nourrir aux dépens d’un garde-barrière mais le vampire avait pris soin de ne pas saigner à blanc sa victime. Fermat, moins scrupuleux, avait dévalisé le garde-manger du fonctionnaire et avait forcé le capitaine Wu à consommer de la viande. Daniel Lin avait fait la grimace mais avait néanmoins obéi. Pour l’heure, Violetta dormait comme un ange tandis que sa mère réfléchissait. Quant au chat, il ronronnait de satisfaction, la panse pleine car il avait terminé le repas de son  maître. 
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- Comme je l’ai déjà dit, docteur, nous n’avons pas d’argent. Or, il nous faut survivre quelques jours avant de nous insérer dans cette société. Alors, il n’y a qu’une seule solution: prendre l’argent là où il se trouve!
- Est-ce à dire que nous allons commettre un hold-up?
- Exactement! Sachant où siège la maison mère du Crédit Lyonnais, nous allons l’attaquer. Nous avons les armes. Comme vous inspirez confiance, vous serez donc notre appât.
- Monsieur, jeta le capitaine Wu, c’est du pur gangstérisme. Je vous rappelle que les banques sont reliées au commissariat de police le plus proche. Au mieux, nous risquons de finir en prison. Au pis, nous serons blessés ou tués lors de ce braquage.
- Vous n’irez pas, capitaine. Vous n’êtes pas rétabli. De plus, votre nouvelle programmation ne vous le permet manifestement pas. Vous garderez donc Violetta et Ufo. Antor vous remplacera. Il se chargera d’immobiliser tout le personnel grâce à ses facultés parapsychiques.
- Bien monsieur, soupira le daryl androïde avec soulagement.
- Je veux bien vous aider, André, conclut le vampire aimablement, j’espère toutefois qu’il pleuvra. Le soleil ne me convient pas. Lorsqu’il brille, je ne suis pas au top. Heureusement que nous sommes en hiver.

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Ce fut le 14 janvier 1966 qu’eut lieu le hold-up organisé par les rescapés du XXVIe siècle. Il se déroula sans incident comme l’avait envisagé Fermat grâce au concours du vampire. Plongés en état d’hypnose, les clients et le personnel de la banque se montrèrent des plus coopératifs. Ainsi, Lorenza et André raflèrent plus de trois cent mille francs.
Puis, nos amis s’esquivèrent et se fondirent parmi la foule anonyme d’un jour semblable à tant d’autres. Néanmoins, ce vendredi soir resterait remarquable dans les annales du crime. La police ne fut alertée que tardivement et jamais elle ne parvint à élucider ce vol audacieux et à en arrêter les auteurs.
Le hold-up ne tint pas la une de la presse, que ce fût dans l’Aurore, France Soir ou encore Le Figaro qui titrèrent sur le mystérieux ovni écrasé en Bretagne. En effet, si la navette Teilhard avait bien été détruite, il restait cependant des traces de son passage et de son brutal atterrissage. Un diamètre de vingt-huit mètres de terre brûlée pour commence, résultat des moteurs photoniques du petit vaisseau. Il faisait penser au tracé d’une soucoupe volante. La cendre noire mêlée à la terre présentait un fort taux de radioactivité.
Pendant que la presse se disputait les pseudos révélations quant à une éventuelle venue d’extraterrestres en Bretagne, nos tempsnautes, avec la somme importante désormais à leur disposition, achetèrent un pavillon isolé sis sur la commune de Boulogne Billancourt. Ils choisirent également une 4L parisienne noire au quadrillage jaune, modèle 1963, d’occasion comme véhicule. Daniel se chargea de la révision de la voiture; ainsi elle gagna en fiabilité et en performance. Pour les meubles et la décoration de la villa, ce fut là la tâche du docteur. 

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Ces dépenses effectuées, il ne restait que peu de fonds mais, grâce à la dextérité du capitaine Wu, qui avait récupéré des papiers d’identité de 1990, la petite équipe put assurer un faux état civil après que les cartes eurent été modifiées par les mains expertes de Daniel Lin.
Fermat se fit ensuite engager comme technicien chez Renault. Il disposait d’un vrai faux diplôme d’ingénieur. Lorenza di Fabbrini se contenta d’un poste d’infirmière au CHU. Quant à Antor, sa puissante stature lui permit d’être embauché comme gardien de nuit, toujours aux usines Renault de Boulogne.
A vrai dire, jamais les ateliers de la Régie ne furent aussi bien protégés! Le moindre petit casseur qui osait s’aventurer trop près de l’usine disparaissait dans un premier temps pour trôner ensuite en tant que momie dans les vitrines du Musée de l’Homme ou s’en allait compléter la collection pourtant importante du Louvre.
Sur les ordres formels du commandant Fermat, Daniel Wu accepta de rester en retrait et de s’occuper du quotidien de la maisonnée. En gros, cela revenait à éduquer Violetta, tenir la maison propre, l’approvisionner. Toutefois, le capitaine avait également pour mission de rechercher tout objet pouvant être reconverti en appareil à la technologie de pointe, de retrouver la trace du mystérieux Franz von Hauerstadt, d’obtenir de plus amples renseignements concernant sa personne et, éventuellement, de prendre contact.
Fermat, sentant combien son subordonné était perturbé par tous les événements précédents, constatant sa mine pâle et défaite persistante, sur les conseils de Lorenza, avait ainsi éloigné le daryl androïde de présences humaines étrangères, lui laissant le temps de se rétablir physiquement et moralement. Daniel Lin passait en fait par des périodes d’accablement que l’on pouvait assimiler à des phases de dépression. Seule la présence de Violetta le rassérénait.

***************

En cette fin d’après-midi  du 25 février 1966, alors que le crépuscule tombait déjà, Violetta goûtait sagement d’un bol de lait et d’une tartine de pain beurré dans la cuisine. Assise sur une chaise blanche, rehaussée par des coussins, la fillette regardait en même temps les images d’un magazine pour enfant, Le Journal de Mickey. Elle s’attardait particulièrement sur les bandes d’une histoire dans laquelle Oncle Picsou, en colère contre son neveu Donald, obligeait celui-ci à fuir pour échapper à son courroux.
En bout de table, Daniel préparait un potage de poireaux et de pommes de terre. Cette activité lui permettait de méditer sur ses actions passées. Il était triste mais un coup d’œil furtif jeté sur Violetta lui rappelait qu’il devait tout faire pour rétablir leur univers.
Dans le salon à la tapisserie fleurie et aux meubles Régence, trônait un téléviseur quelque peu amélioré. Non seulement le poste était en couleurs, mais de plus, grâce à deux antennes puissantes, il captait les deux chaînes françaises, la RTB, la Suisse, les programmes allemands, la BBC et RTL…
Ainsi, le capitaine pouvait savourer pleinement ses feuilletons préférés: Commando Spatial, 
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 qui le faisait rire devant l’indigence des décors et des intrigues, Rocambole, qui présentait d’étranges réminiscences avec les disques de Sarton et ses mésaventures au XIXe siècle, l’Âge heureux, The Avengers, en v.o, Doctor Who, aux trucages plus que sommaires mais aux scénarios intelligents, Bonanza, Le Virginien, La Caméra explore le temps, émission qui le fascinait, The Man from UNCLE, diffusé au Royaume-Uni, mais aussi Les Saintes Chéries.
Le poste était actuellement branché sur la chaîne allemande ZDF et celle-ci passait un reportage hautement technique et instructif sur la mise en route prochaine d’un programme d’études concernant le lanceur spatial européen.
Daniel s’interrompit et s’en vint dans le salon car un nom avait retenu son attention, celui de Franz von Hauerstadt. Le chercheur avait accepté d’être interviewé par la chaîne. Il écouta attentivement les propos tenus par le scientifique. Puis, l’émission achevée, il éteignit le poste et se promit d’en informer son supérieur à son retour après une longue et dure journée de travail. Satisfait, il mit en marche la chaîne stéréo afin d’entendre les Suites anglaises de Bach qui attendaient sur un plateau.
Mais Violetta n’aimait pas rester seule dans une pièce; elle se rappela vite à son bon souvenir.
- Oncle Daniel, tu ne veux pas me lire l’histoire? J’ai été sage et bu tout mon lait que tu n’avais pas sucré.
- Quelle histoire? Celle avec Picsou et Donald?
-  Oui… Tu me l’as promis.
- Hem… cela fait déjà trois fois que je te la raconte… tu devrais la connaître par cœur depuis, ma fille.
- Je n’ai pas compris pourquoi oncle Picsou se mettait en colère contre son neveu Donald.
La fillette réfléchit quelques secondes puis demanda:
- Et moi? Je suis ta nièce? Tu n’es pourtant pas le frère de maman. Elle n’a que des sœurs. Alors, tu es peut-être le frère de papa.
- Mais non, ma puce. Cependant, dans le vaisseau Sakharov nous formions tous une grande famille.
Tandis que le capitaine répondait aux questions de la fillette, il terminait le souper. La petite poursuivit. 
- Dis, pourquoi, moi, je n’ai pas de frère ou de sœur? Alors que toi, tu en as un?
- Violetta, répondit Daniel Lin quelque peu embarrassé, tu es l’aînée. Lorsque ton père sera de retour…
- Tu veux me faire croire qu’il reviendra mais c’est pas vrai! Il est parti alors que j’étais toute petite et il m’a oubliée. Je me rappelle plus son visage…
- Mon enfant, ne pleure pas. Je te jure que tu reverras ton père. Si tu veux, je te peindrai son portrait.
- Ah… Tu sais faire ça?
- Bien sûr.
- Je suis seule. Je m’ennuie. J’ai pas de copine. Tu m’amènes en ville demain avec la voiture amusante?
- Hum… Si tu le mérites… bon, je te relies l’histoire et après tu me montres ce que tu as dessiné. Tes lignes de « P » par exemple.
Un peu plus d’une heure avait passé. Revenu du travail, le premier souci d’André fut de prendre une douche et de changer de vêtements. Puis, une fois dans le salon, il s’empara d’un quotidien et se plongea dans la lecture des nouvelles. Daniel se permit de l’informer sur ce qu’il avait appris par la télévision allemande.
- Commandant, commença-t-il, je pense avoir localisé le chercheur germano-américain recommandé par Sarton.
- Ah! Voici une bonne nouvelle. Capitaine, comment avez-vous fait?
- Tout simplement grâce à la télévision. Von Hauerstadt serait actuellement à Francfort.
- Sans doute voulez-vous lui rendre visite le plus tôt possible?
- Effectivement, monsieur. Son aide s’avèrerait des plus précieuses. Ici, nous sommes dépourvus de tout. Grâce à lui, nous pourrions commencer la collecte des matériaux indispensables à la construction d’un matérialisateur temporel.
- Un matérialisateur temporel? Qu’avez-vous donc en tête Daniel?
- Monsieur, si nous avons échoué les deux fois précédentes, c’est par manque d’une préparation suffisante, d’une réflexion inaboutie.
- Je vous ai ordonné de ne plus aborder le sujet.
- Mais, monsieur, je vous assure que, cette fois, cela marchera! Laissez-moi vous expliquer.
- Enfin, Daniel! Vous savez pertinemment qu’il faut vous reposer. Je vous interdis toute initiative malencontreuse pour l’instant. Je vous rappelle que la police enquête toujours sur le mystérieux hold-up du Crédit Lyonnais. Nous devons donc être discrets et ne pas attirer l’attention. Cependant, tâchez d’en apprendre plus sur ce von Hauerstadt. Ensuite, vous pourrez entrer en contact. Toutefois, qui vous dit qu’il acceptera de vous croire?
- Sarton a été catégorique. Cet homme sait intimement que l’Univers n’est pas unique.
- Je l’admets. En attendant, pas de zèle, capitaine. Compris?
- Compris, monsieur, acquiesça Daniel Lin déçu mais gardant ses réflexions pour lui.
Par politesse, il passa à un autre sujet.
- Comment s’est passée votre journée?
- Elle a été d’une banalité insupportable. Je comprends maintenant pourquoi j’ai choisi l’espace dans ma jeunesse. Imaginez-vous que les ingénieurs de Renault planchent sur un modèle de voiture dans lequel le moteur à essence pollue sans efficacité et gaspille 50% de l’énergie qu’il produit. C’est décourageant! En voyant ce gâchis, en respirant cet air chargé de vapeurs d’essence, de gasoil, de poussières, de produits chimiques, de CO2, je saisis mieux comment toute cette pollution a pu engendrer les effets que l’on sait. La fonte de la calotte polaire est inévitable.
- Oui, monsieur. Tous ces gens ne se doutent pas du sort qui attend leurs descendants.
À cet instant, Antor descendit les escaliers qui conduisaient aux chambres et cria « bonsoir » à tous. Il se rendait à son travail.
Dans l’allée, il croisa Lorenza qui rentrait après avoir effectué un service de garde de vingt-quatre heures consécutives. La jeune femme n’avait qu’une hâte, s’allonger et faire le vide dans sa tête.
Or, sa fille, qui avait reconnu ses pas, accourut pour recevoir un câlin.
- Maman! S’écria-t-elle avec joie. Maman! J’ai été bien sage. Tiens, c’est pour toi. Aujourd’hui, j’ai appris une nouvelle lettre. Ils ne sont pas beaux, mes « P »?
- Oui, c’est très bien , ma chérie. Tu fais des progrès.
Violetta comprit que sa mère n’était pas intéressée. Faisant la moue, elle retourna jouer dans son coin.
Fermat interrogea Lorenza sur sa journée.
- Hélas, monsieur, rien de nouveau! La routine. Le train-train habituel exténuant. L’hôpital dans lequel je travaille ressemble à un mouroir. Il faudrait que vous alliez voir les salles communes. Une véritable honte! Quelle odeur infecte! Ne parlons pas du bruit. Les malades sont bien résignés. On les considère comme des objets. Ou presque. Quant aux opérations chirurgicales, ce sont des découpages, des dépeçages dignes d’un charcutier ou d’un boucher. Je sais pourquoi le capitaine est végétarien. L’hygiène et la nourriture ne valent pas mieux. Le chirurgien en chef, débordé, ne tient qu’à coups de litres de café. De plus, il fume cigarette sur cigarette. Il se prépare une magnifique thrombose. Je doute qu’il passe les cinquante ans.
- Mais vous?
- J’ai aidé à pratiquer cinq appendicites, l’ablation de deux vésicules, quatre amygdales, la réparation de deux ligaments des os de la main. Je n’ai pas arrêté. Je n’ai dû prendre le temps de m’asseoir que dix minutes, pas davantage. Demain, Froment veut que je l’assiste dans l’opération des reins. Il ne jure plus que par moi. Quant à mes collègues, je vous laisse deviner leurs sentiments.
- Docteur, il est hors de question que vous vous découragiez. Tenez le coup. Le moment n’est pas encore venu de passer aux actes. Les conditions ne sont pas réunies.
- Je ne le sais que trop bien, monsieur.
Avec un soupir qui en disait long, Lorenza gagna sa chambre tandis que Daniel s’autorisa une réflexion à haute voix.
- Commandant, admettez-le. Nous ne sommes pas habitués à vivre ainsi. Le confort de notre vaisseau nous manque.
- Disons plutôt l’exploration, la découverte, l’infini de l’espace…
- L’enthousiasme aussi. Les Terriens de cette époque ne sont pas simplement… ternes… comment dire?
- Ils raisonnent petitement. Ils manquent d’ambition, de grandeur, dans le sens noble du terme. Entendu. Mais nous ne pouvons faire autrement que de vivre comme eux. Nous devons nous fondre dans la masse. Le sujet est clos. Que mangeons-nous ce soir?
- Un potage pour commencer. Puis des pommes de terre farcies et des poires en papillotte comme dessert.
- Vous avez fait simple…
- Oui…
- C’est très bien. Après tout, nous ne sommes pas au Ritz.

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Vingt-deux heures.
Dans sa chambre, André s’adonnait à son hobby préféré. Avec une minutie et une patience admirables, il construisait et assemblait la maquette du vaisseau Resolution, reproduction exacte au 1/72ème du navire de James Cook. Il avait déjà fini la coque et s’attaquait au gréement.
Dans la pièce à côté, Lorenza se détendait également, en pratiquant, quant à elle, la peinture sur acrylique. Elle peignait selon la technique des Aborigènes d’Australie une œuvre qu’elle intitulerait Le rêve du diable de Tasmanie traversé par un émeu. Violetta dormait profondément dans son petit lit blanc, serrant contre elle un chat en peluche.
En bas, assis sur le divan en velours bleu du salon, Daniel Lin écoutait la Missa solemnis de Beethoven, Ufo roulé en boule sur ses genoux. Une journée des plus ordinaires s’achevait. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/6f/Beethoven.jpg

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