vendredi 30 mai 2014

Le Tombeau d'Adam 1ere partie : L'Introuvable chapitre 5.



Chapitre 5

Sarton, alias Dick Simons, bénéficiait d’une « couverture » à toutes épreuves. Grâce au chronovision de Stankin, le prospectiviste savait qu’il avait réussi à influencer positivement le chercheur Albert Einstein. Celui-ci était parvenu à formuler d’une façon claire la théorie des champs unifiés qui, à long terme, permettrait le déplacement dans l’hyperespace.
Rassuré sur ce plan, l’Hellados avait pris congé du célèbre physicien et avait quitté Berlin pour s’installer durablement à Londres où il avait ouvert un petit laboratoire privé. Les fonds provenaient d’un pseudo héritage dû à un vague oncle resté sur le territoire britannique. C’était là l’histoire que Sarton avait racontée à son hôte.
Notre extraterrestre ne s’était pas rendu seul en Grande-Bretagne. Il était accompagné de sa jeune épouse Cléa Bernhardt. Afin de consolider ses arrières, le prospectiviste avait osé prendre ce risque. Après tout, ladite Cléa était stérile. Aucune descendance métisse ne viendrait troubler les pédiatres de l’époque. La logique du raisonnement de l’Hellados laissait pantois. En fait, Sarton avait été d’abord poussé par l’amour. Il était loin d’être cet homme insensible qu’il se complaisait à montrer à sa famille helladienne.

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Près de dix ans s’étaient écoulés. Le couple Simons provoquait l’admiration des rares intimes du ménage: Keynes, l’ancien Premier Ministre Ramsay Mac Donald et Albert Einstein qui se rendait régulièrement dans la capitale britannique. Jamais une dispute, un mot plus haut que l’autre. Une entente, une fusion parfaite. 
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Naturellement, Cléa ignorait les véritables activités de son époux. Néanmoins, elle l’aidait dans son modeste laboratoire et au journal The Guardian, relisant les articles qu’il rédigeait régulièrement, tenait sa correspondance à jour, lui rappelant ses éventuels rendez-vous. Notre Cléa Simons était une jeune femme dotée d’un grand sens pratique et incarnait à merveille les vertus bourgeoises et modernes à la fois de la gent féminine de cette première moitié du XX e siècle.
Ce samedi matin, Sarton s’était encore absenté. Dans son patrouilleur, il scannait Londres et ses environs afin de traquer l’amiral Opalaand, alias Gustav Zerling. Le Haän passait enfin à la phase active de son plan: l’assassinat de l’économiste John Maynard Keynes.
Depuis quelques jours, Opalaand s’était attaché aux pas de Lilian Hartley, guettant le moment propice. Celui-ci s’était présenté après une trop longue attente aux yeux de l’amiral.
Malgré la saison, un brouillard humide s’était levé, rendant flous les êtres et les choses. Fort de son impunité, le seigneur Haän suivait sa victime à travers les rues embrumées et irréelles. Le brouillard assourdissait tous les bruits, générant une fausse solitude. On n’y voyait pas à cinq pas et ce n’étaient pas les réverbères qui, de temps à autre, jetaient de rares lueurs vacillantes sur les trottoirs, qui allaient empêcher Zerling d’agir.
D’un pas rapide, Lilian avançait donc sur le trottoir étroit, faisant claquer ses talons malgré l’atmosphère ouatée. Décidément, elle représentait une proie facile pour notre chasseur hors pair. Après une poursuite d’une trentaine de minutes qui eut l’heur de réjouir Opalaand, l’amiral passa à l’action. Mettant à profit la ruelle particulièrement déserte, il se rapprocha de sa victime qui ne se méfiait pas le moins du monde et l’accosta de la voix de la plus aimable qu’il put, lui demandant du feu pour allumer sa cigarette. Traquenard classique s’il en fut. 
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Tandis que la jeune femme cherchait dans son minuscule sac à la mode un briquet, le Haän se pencha sur elle tout en sortant furtivement de sa poche une aiguille si fine qu’elle en était presque invisible. Or Lilian ne s’aperçut de rien, ayant toujours son regard dirigé vers le contenu de son sac. Elle ne sentit pas même la piqûre dans son cou. Pourtant, celle-ci fit sentir rapidement ses effets. En moins de dix secondes, la comédienne, les yeux fixes, se figea. Désormais, poupée docile, elle était prête à suivre son agresseur.
Rassuré, Opalaand rangea soigneusement son aiguille et prit par le bras sa victime. Totalement absente, Lilian se contenta de marcher mécaniquement à ses côtés. Parvenu à un carrefour plus fréquenté, le couple mal assorti emprunta un taxi en maraude. La voiture se fondit et disparut dans le brouillard qui persistait.

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Décidément, notre Haän se montrait d’une dextérité remarquable, supérieure même à celle de son alter ego. Ce n’était pas pour rien que l’Empereur Tsanu XV l’avait sélectionné pour cette mission particulièrement délicate. Cependant, il est vrai qu’il disposait de toute la technologie de sa planète natale, une technologie en avance de quelques siècles sur celle de Sarton.
Dans le salon luxueux et cosy de Marble Arch, Opalaand se livrait maintenant à une mystérieuse activité autour de Lilian Hartley toujours sous l’influence du narcotique extraterrestre. 
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Zerling avait casqué la tête de la comédienne de fils et diodes, un appareil bricolé par ses soins, qui paraissait certes quelque peu archaïque mais qui n’en demeurait pas moins redoutable. Il s’agissait d’un décerveleur hypnotiseur dont les ondes alpha et thêta agissaient sans remèdes sur le patient qui y était soumis, reprogrammant ses engrammes mémoriels et sa personnalité définitivement. Une arme vraiment imparable pour qui ne possédait pas un cerveau positronique comme le commandant Wu.
En une poignée de séances de vingt minutes chacune, le décerveleur fit son office. Pour une personne non avertie, Lilian restait la même jeune femme, se comportait comme d’habitude dans la vie quotidienne, mais, en réalité, sa personnalité profonde était altérée.
Désormais, celle qui ne devint jamais une grande vedette du cinéma, croyait fermement qu’elle devait accomplir une mission ultrasecrète et dangereuse pour le compte des services du MI5. Elle avait le devoir de mettre un terme à l’existence de l’économiste John Maynard Keynes, un dangereux suppôt du trotskisme et de la révolution mondiale.
L’hypnose exercée sur le fragile psychisme de la jeune femme était si puissante que celle-ci ne se rappelait rien de son enlèvement et de son conditionnement. Au contraire, de faux souvenirs s’étaient substitués aux vrais, comblant son amnésie partielle. Ceux-ci expliquaient son absence de vingt-quatre heures, ses contacts précédents avec le MI5, le nom de son correspondant ainsi que les missions déjà effectuées avec succès pour les services secrets britanniques. Bref, de la belle ouvrage!

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En ce début d’été 1936, Paris revêtait un aspect quelque peu surprenant aux yeux des touristes non avertis de la situation politique et sociale de la France. Une atmosphère de gaieté embrasait les cœurs et se reflétait sur les visages des plus humbles; le petit peuple se réjouissait du succès des grèves des semaines précédentes et des avancées sociales ainsi obtenues. Parmi celles-ci, le premiers congés payés. La classe ouvrière retrouvait dignité et sourire.
Tandis que la bourgeoisie désertait la capitale pour aller prendre les eaux à Deauville ou à Monte Carlo, les travailleurs, à vélo, se rendaient dans les différents jardins comme le Luxembourg, le Parc Monceau ou encore le Bois de Boulogne pour pique-niquer ou bien partaient à la découverte de leur ville ou empruntaient le train pour s’en aller musarder à la campagne.
Sarton, accompagné de Cléa, était descendu dans un hôtel discret du côté de la gare d’Austerlitz. L’Hellados pistait Lilian Hartley qui n’allait pas tarder à intervenir dans la trame de l’histoire mondiale.
Après avoir donné avec succès Henry V à Londres et dans ses environs, la Royal Shakespeare Company entamait maintenant une tournée en France. Celle-ci débutait inévitablement par Paris, haut lieu culturel incontournable, et devait se poursuivre dans les grandes villes comme Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes pour s’achever à Rouen en février 1937. 
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Lilian, jouant le rôle de Catherine l’épouse française du souverain, faisait partie tout naturellement de la troupe. Jamais la jeune femme n’avait été si brillante, si émouvante et si belle.
La première devait avoir lieu au théâtre de l’Athénée aimablement mis à la disposition de la troupe britannique par Louis Jouvet. Or, le Président du Conseil, accompagné de Keynes, devait assister à ladite représentation. En effet, c’était là une partie de sa charge.
Ce soir-là, la silhouette longiligne si reconnaissable de Léon Blum se détachait dans la loge d’honneur. À ses côtés, un siège s’obstinait cependant à demeurer vide, ce qui n’était pas prévu, celui de son ami et hôte John Maynard Keynes. 
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Que se passait-il?
Toutes les minutes, le Président du Conseil consultait sa montre, une inquiétude grandissante le gagnant. Il ne comprenait pas l’absence du Britannique.
Lilian avait-elle déjà agi?

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Revenons une heure en arrière.
Le soir tombait et le soleil couchant jetait ses ors et ses pourpres dans le ciel de Paris. Une berline noire, de la marque Delahaye, s’était égarée sur la route de Saint-Germain-en-Laye. Le chauffeur de la limousine officielle connaissait mal la région. Le véhicule s’arrêtait régulièrement à cause des multiples barrages d’ouvriers en grève ou en goguette, qui, bons enfants, interpellaient amicalement les occupants de la voiture de luxe.
Le passager n’était autre que l’hôte en retard de Blum, Keynes, et son chauffeur, Sarton en personne qui s’était substitué au conducteur.
Finalement, la Delahaye stoppa devant un chantier tardif. Quelque peu excédé, l’Anglais sortit de la voiture, allant aux nouvelles. Accostant le groupe d’ouvriers composé d’une vingtaine d’individus vêtus de bleus de travail et coiffés de casquettes, il leur demanda ce qui se passait et tenta de parlementer.
L’échange verbal s’envenima bientôt. Le chef des grévistes, un petit brun hargneux, à la moustache en broussailles et à la cigarette vissée entre ses lèvres se montra des plus intraitables. 
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Keynes perdit alors son sang-froid.
- Mais enfin, s’exclama-t-il, son accent britannique ressortant davantage encore que d’habitude, tout cela est du dernier ridicule! Je suis pressé et dois me rendre à une représentation théâtrale. Pourquoi me retenir ici? Je n’ai rien à voir dans votre conflit. On dirait que vous me considérez comme un otage.
- Écoutez, l’Angliche, c’est comme ça, un point c’est tout, lui répondit Bernouin, le petit brun buté. Ne cherchez pas à comprendre. Nous ne pouvons pas vous évacuer, ce serait perdre la face. Mes camarades et moi faisons la grève sur le tas à cause de notre patron qui nous refuse les augmentations de salaire pourtant accordées par les Accords Matignon. C’est là notre seule arme pour faire céder cette tête de mule de richard qui dit n’avoir rien à foutre du nouveau gouvernement et de ses nouvelles lois! Il ne vous reste plus qu’à faire demi-tour à vous et à votre chauffeur. Voyez. On ne vous prend pas en otages.
- Mais je suis de votre côté! Faire demi-tour m’est impossible. Il y a d’autres barrages un peu plus loin.
- De notre côté? Vraiment? Qu’est-ce que ce bobard? Je ne vous crois pas! Pas avec votre costume en tweed, vos chaussures à tiges et votre feutre!
- Je m’appelle John Maynard Keynes.
- Ah! Très bien. Enchanté. Mais vous n’êtes pas Sa Majesté Édouard VIII. 
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- Bien sûr que non! Actuellement, je séjourne chez le Président du Conseil Léon Blum.
- Ouiche. Quel beau mensonge! Et si ma grand-mère avait des ailes, elle s’appellerait Mermoz!
- Croyez-moi. Voici mes papiers ainsi qu’une lettre de monsieur Blum en personne m’invitant chez lui. Tenez. Lisez-là. Je n’ai rien à cacher.
- Bah! J’y comprends que dalle. C’est de l’anglais.
- Vous identifiez la signature de Léon Blum cependant, non?
-Hum… En effet. Vous n’auriez pas eu le temps d’élaborer un faux. Je dois admettre que cela change tout.
- Alors, je peux passer?
 - Attendez dans votre voiture. J’ai à consulter mes camarades.
Plein d’espoir, Keynes remonta dans la Delahaye disant à son chauffeur qu’il n’y en avait plus que pour quelques minutes tout au plus.
- Fernand, rallumez le moteur. Ainsi, nous pourrons repartir plus rapidement.
- Comme monsieur voudra. Toutefois, je me méfie de ces gens. Une âpre discussion s’engage. Voyez. Je n’ai pas l’impression que nous soyons sortis d’affaire.
Effectivement Fernand semblait avoir raison. Les minutes s’écoulaient et les palabres des ouvriers s’éternisaient.
En réalité, l’auto était trafiquée. Elle émettait des ondes spéciales qui agissaient sur le psychisme des humains, une sorte de décerveleur autrement plus perfectionné que celui utilisé par Opalaand. Ce déviateur d’ondes mentales ci n’occasionnait pas de dommages permanents. Les individus qui y étaient soumis retrouvaient rapidement leur personnalité d’origine.
De plus le dénommé Bernouin était en fait un comédien grimé et appointé par l’Hellados. Engagé depuis quelques semaines dans l’équipe d’ouvriers, il obéissait au doigt et à l’œil de son véritable employeur. Au fait, le bonhomme se nommait Julien Carette. Pour l’heure, personne du chantier ne l’avait identifié bien qu’il fût un acteur populaire. Déviateur d’ondes oblige. 
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Ce fut pourquoi, au bout d’une vingtaine de minutes, le susnommé Bernouin, qui faisait office de porte-parole, revint vers Keynes pour lui annoncer tout de go ce qui avait été décidé par ses compagnons.
- Monsieur Keynes, j’ai le regret de vous informer de la chose suivante: nous devons vous garder.
- Comment cela? Que signifie? Ce sont là des méthodes de gangsters!
- Désolé mais c’est ainsi. Je vous recommande de vous calmer. Écoutez-moi. Puisque vous êtes l’ami du camarade Blum, nous allons vérifier votre influence auprès de lui. Votre chauffeur et Marcel que voici vont rejoindre le président du Conseil et lui expliquer la situation. Blum doit venir jusqu’ici. Lui seul pourra négocier avec notre crapule de patron qui s’obstine à ne rien entendre.
Petite parenthèse. Marcel se nommait de son nom complet Marcel Dalio.
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 Lui aussi était un comédien embauché par Sarton. Dans le cas présent, il venait épauler son compère et accomplissait cette tâche avec son habileté coutumière.
- C’est de la folie! Reprit Keynes en rugissant presque. Fernand, n’obéissez pas à ces déments. C’est un ordre. Ils veulent prendre Léon Blum en otage et je sers d’appât.
- Vous ne comprenez pas, monsieur Keynes, fit Carette en fronçant les sourcils. Allez, faites un effort, montrez-vous raisonnable et descendez de la bagnole. Ne nous obligez pas à user de violence.
D’un air résolu, le faux Bernouin ouvrit la portière arrière droite de la Delahaye et commença à tirer Keynes à l’extérieur. Ce dernier, plus indigné que jamais, le teint rouge écrevisse, se décida à sortir. Il n’avait pas le choix. Puis, entouré par les autres ouvriers qui s’étaient rapprochés, il les toisa d’un air dédaigneux. 
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Pendant ce temps, Marcel s’installait à la gauche du chauffeur, tâtant avec ravissement le confortable siège de cuir.
- Mazette! Ça c’est du luxe où je ne m’y connais pas! T’en as de la chance de conduire un tel engin!
Fernand fit comme si de rien n’était, se contentant de vérifier le niveau de la jauge d’essence et le manomètre d’huile.
- Tu as bien compris les instructions, Marcel?
- T’en fais pas Juju! J’suis pas né de la dernière pluie.
- Surveille bien ce gaillard, surtout, reprit Julien, il a une tête qui ne me revient pas.
- Monsieur, dit alors Fernand, je ne tiens pas à perdre mon travail. J’obéirai à votre ami.
- Ouais. On verra ça. Allez, en route vous deux. Et bonne chance.
La luxueuse berline démarra alors avec une souplesse digne d’éloges et roula lentement, se frayant un passage à travers le barrage. Ce dernier franchi, la Delahaye prit de la vitesse et disparut bientôt à l’horizon.
Sarton n’avait pas été identifié par les deux acolytes car lui aussi était déguisé. Cela s’était avéré nécessaire pour la bonne raison que le Britannique était un des amis de l’Hellados. Son incognito devait être préservé. Un grimage holographique avait suffi à notre extraterrestre pour brouiller la piste.
Mais pourquoi une telle mise en scène de la part de notre prospectiviste? De plus, comment allait réagir Léon Blum?

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Tout se déroula selon les espérances de Bernouin. Marcel Dalio et Fernand parvinrent sans encombre jusqu’au théâtre de l’Athénée et pénétrèrent sans anicroche dans la loge du Président du Conseil, le service d’ordre les laissant passer après contrôle de leur identité.
Léon Blum ne reconnut pas non plus Marcel Dalio et crut avoir réellement affaire à un ouvrier de chantier.
À voix basse, Marcel énuméra les exigences de ses camarades appuyé par le témoignage du chauffeur. La mine soucieuse, Blum écoutait.
- Messieurs, je pense ne pas avoir le choix. Enfin, puisqu’il faut en venir là, partons immédiatement, lança l’homme politique après que le représentant des ouvriers en colère eut terminé.
- Monsieur le Président du Conseil, je tiens à vous rassurer, reprit Marcel. Mes camarades et moi-même ne sommes pas des bandits et encore moins des terroristes. Tout simplement de modestes travailleurs voulant vivre dignement.
- Mais je n’en doute pas le moins du monde. Ce n’est ni par goût ni par plaisir que l’on agit ainsi.
Léon Blum se leva alors, la discussion étant close. Il le fit le plus discrètement possible afin de ne pas troubler la représentation en cours. Suivi de Marcel et de Fernand, il gagna donc sa limousine officielle, renvoyant les policiers chargés de la sécurité de sa personne.
Ce fut un bien étrange cortège qui prit ensuite la route pour Saint-Germain-en-Laye.

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Malgré la présence du Président du Conseil, les négociations entre les ouvriers grévistes du chantier et leur patron aussi têtu qu’un baudet du Poitou s’engagèrent péniblement puis finirent par s’enliser.
Une journée entière passa sans résultat aucun.
Les discussions avaient lieu dans un des baraquements du cirque Amar qui devait se produire au sein de la Fête des Loges. Keynes, qui n’assistait pas aux négociations, se retrouva sous le chapiteau, encadré par deux travailleurs. Afin d’occuper ses longues heures de loisir forcé, il observait les jongleurs, les clowns et les acrobates répéter leurs numéros. Fernand était à ses côtés, véritablement fasciné par les prouesses des trapézistes défiant les lois de la pesanteur.
Toutefois, à plus de vingt heures, un mouvement inattendu se fit en provenance du lieu où se tenait la réunion syndicale. Entouré de Bernouin et de Marcel, Léon Blum apparut sous l’immense toile du chapiteau.
- Alors? Quelles nouvelles? S’enquit l’économiste.
- Nous piétinons, cher ami, répondit d’une voix lasse le Président du Conseil tout en essuyant les verres de ses lunettes avec un mouchoir à la propreté exemplaire. Néanmoins, je refuse à m’avouer vaincu et ne partirai d’ici qu’une fois le conflit résolu. Mais vous? Êtes-vous bien traité?
- Plus que correctement, admit le Britannique. Un de ces messieurs a pensé à nous apporter des sandwiches et des beignets.
- Piètre repas.
- Cela ne fait rien. Quand les discussions doivent-elles reprendre?
- Dans deux heures environ.
- Il reste quelques sandwiches ainsi que de la limonade.
- Ah? Très bien. Je vais regarder à vos côtés les équilibristes. Leur prestation me paraît éblouissante.
- C’est le cas. Ils sortent de l’ordinaire.

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Si le départ de Léon Blum de la représentation d’Henry V n’avait pas troublé le déroulement de la pièce, néanmoins, une des comédiennes avait arboré un visage contrarié durant quelques secondes lorsqu’elle avait constaté l’absence inopinée de l’hôte du Président du Conseil. Ensuite, Lilian Hartley avait tant bien que mal assumé son rôle de Catherine, bien loin de son interprétation si émouvante habituelle. 
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Une fois la pièce achevée, la jeune femme s’était précipitée dans sa loge, l’esprit quelque peu confus, ses plans renversés. Se démaquillant à la vitesse de l’éclair, elle revêtit une adorable petite robe fleurie en voile puis courut jusqu’à la cabine téléphonique la plus proche. Ayant obtenu son interlocuteur, une conversation animée s’engagea alors.
- Je vous avais dit de ne m’appeler qu’en cas d’urgence, grogna la voix du mystérieux correspondant.
- Justement, c’en est un! Fit la voix essoufflée de Lilian. Il n’était pas là. Tout est à refaire.
- Quoi? Mais c’est impossible! Qui a pu l’avertir?
- Je l’ignore. J’attends de nouvelles instructions.
- Avez-vous toujours le pistolet spécial?
- Bien sûr. Dans mon sac, dissimulé dans une poche secrète.
- Mon petit, calmez-vous. Je réfléchis…
Après deux minutes d’un lourd silence qui sembla s’éterniser, la voix grave aux intonations étranges reprit.
- Vous allez rejoindre au plus vite votre chambre d’hôtel. Évitez tout contact avec les autres membres de la troupe.
- C’est compris, monsieur Hartford. Mais mon attitude risque de paraître bizarre, non?
- Chut! Pas de nom… laissez courir. Et si on vient vous importuner, prétextez une migraine… Je pense pouvoir avoir le moyen de localiser le sujet.
- Comment cela?
- Laissez-moi achever. N’avez-vous rien remarqué de spécial durant la représentation ou juste avant celle-ci?
- Si. Le Président du Conseil a quitté le théâtre alors que j’entrai en scène.
- Intéressant. Bien. Vous vous couchez et vous dormez. Si vous n’y parvenez pas, prenez un somnifère léger. Je vous rappelle demain dans la matinée pour vous donner de nouvelles directives. Votre hôtel dispose d’un téléphone, n’est-ce pas?
- Oui, j’y ai veillé.
- Je dois avoir son nom quelque part. rassurez-vous, miss Hartley, il n’y a pas faute de votre part. Ce n’est que partie remise.
Sur ces mots pleins de sous-entendus, l’inconnu raccrocha, laissant Lilian quelque peu désemparée. Cependant, la jeune femme, parfaitement conditionnée, se remémora les derniers ordres de son chef et s’empressa d’y obéir.

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A Londres, ce même soir, Gustav Zerling ne demeura pas inactif. Après avoir tempêté cinq bonnes minutes sur ce coup du sort, il s’habilla de vêtements sombres et gagna sa Bentley. Il conduisit ensuite près d’une heure jusqu’à un terrain vague isolé sis dans la banlieue nord de la capitale britannique. Là, il activa un témoin de rappel qui mit en action le rayon téléporteur de son vaisseau scout personnel.
Une fois matérialisé au milieu du laboratoire, Opalaand se hâta de brancher les senseurs couplés à l’ordinateur principal. S’adressant à la machine d’une voix sèche, il lui ordonna ce qui suit:
- Localise-moi les deux humains Blum et Keynes. Tu as en mémoire leurs empreintes génétiques. Dépêche-toi!
- Oui amiral, répondit aussitôt la voix artificielle sans état d’âme.
Moins d’une minute plus tard, la réponse jaillit, très précise.
- L’unité carbone Blum se trouve dans un véhicule motorisé, un moteur primitif à essence…
- Épargne-moi les détails techniques.
- … qui roule à 130 km/h en direction de Saint-Germain-en-Laye. La ville sera atteinte dans douze minutes et vingt secondes selon le temps local.
- Mais l’autre humain, bon sang?
- L’unité carbone Keynes se trouve déjà à Saint-Germain-en-Laye, dans une étrange demeure, aux parois non solides. C’est ce que les humains nomment un chapiteau de cirque… pouvez-vous m’expliquer ce qu’est un cirque?
- Stupide machine, ce n’est pas le moment! Hurla Opalaand qui ignorait de toute façon la réponse. Que fait cible à cet endroit?
- Je ne puis répondre avoua l’IA. Cependant, je me dois de vous signaler la présence d’un Hellados aux côtés du dénommé Keynes.
- En es-tu certain, ordinateur?
- Oui.
- Ah! Non! Les démons sont avec lui!
- Il s’agit de l’individu répondant au nom de Sarton qui vous a échappé … poursuivit cruellement l’IA.
- Cela suffit, ordinateur! N’enfonce pas le clou dans la plaie. Laisse-moi réfléchir en silence.
Nullement émue par les rebuffades du Haän, l’intelligence artificielle se tut, obéissant au dernier ordre de son maître.

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Sous le chapiteau du cirque Amar, l’atmosphère s’était soudainement tendue. La présence du Président du Conseil avait agi comme le catalyseur d’un conflit social qui couvait depuis longtemps déjà. Les machinistes, les électriciens, bref, les sans grades qui veillaient dans l’anonymat à la bonne marche des représentations, venaient de cesser le travail. Maintenant, la mine décidée, ils entouraient Léon Blum et chacun des grévistes dévidait le fil de ses griefs. 
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Le chef du gouvernement se retrouvait présentement avec deux grèves à gérer et à terminer au mieux. C’était là la rançon plutôt inattendue du succès des Accords Matignon. Pourtant, il y avait plusieurs semaines déjà que Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, avait prononcé la formule devenue célèbre depuis, il faut savoir terminer une grève.
Dans le brouhaha qui régnait personne ne remarqua l’arrivée discrète d’une petite jeune femme brune, délicieusement vêtue d’un ensemble en coton de couleur jaune moutarde et coiffée d’une capeline assortie à la teinte de ses magnifiques yeux verts. Un regard envoûtant, inoubliable… Ah! Malheureuse Lilian Hartley, trop tôt disparue! Incomparable comédienne! Personne n’a pu ou su prendre ta relève…

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- Oncle Daniel, voilà que tu recommences! Fit remarquer Violetta d’une voix pointue. Pourquoi faut-il que tu interrompes ton récit par des commentaires et des réflexions inutiles lorsque tu parles de cette Lilian?
- Mais c’est juste pour te mettre dans l’ambiance ma grande…
- Comme si j’allais croire ce gros mensonge! Tu as toujours une justification de prête. Il n’empêche… si je comprends bien où tu veux en venir, Lilian Hartley devait mourir pour que notre monde existe.  
- En effet. Toutefois, je ne puis me retenir de soupirer face à une mort aussi absurde. Car, vois-tu, dans l’univers alternatif dans lequel j’ai vécu en partie, Lilian Hartley, sous un autre nom, eut une carrière à la mesure de son talent. Un talent qui transcendait les chronolignes. Aux yeux de millions de personnes, elle restera à jamais la jeune fille de seize ans qui, lors d’un barbecue, séduisit des générations et des générations de spectateurs.

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En pénétrant sous le vaste chapiteau, Lilian Hartley avisa immédiatement un groupe qui parlait avec vivacité. Ensuite, portant son regard ailleurs, elle tenta d’identifier John Maynard Keynes parmi la foule des grévistes en bleu de travail.
Si la jeune femme était parvenu jusqu’ici, c’était grâce aux indications fournies par Opalaand.
Enfin, croyant avoir repéré sa victime, la jeune femme sortit de son sac un minuscule pistolet chargé d’aiguilles de glace qui, pénétrant dans la chair, fondaient tout en y diffusant un poison imparable.
Puis, d’un pas rapide, elle monta jusqu’au dernier gradin pour mieux viser sa cible. La jeune femme avait ignoré, à tort, la présence d’un individu de haute taille, vêtu en chauffeur de maître, remarquable par son visage au teint légèrement cuivré et comme taillé à la serpe.
Tandis que Lilian commençait à ajuster sa cible, elle ressentit un lancinement de plus en douloureux qui lui vrillait les tempes. Perdant le contrôle de ses gestes, elle fit feu maladroitement une première fois en direction du groupe toujours en pleine discussion. Heureusement, l’aiguille projetée ne fit que déchirer superficiellement l’habit de soirée du Président du Conseil.
Un second tir eut encore moins de succès et alla se perdre sur la piste de terre et de sable. Ce fut alors que Fernand fit semblant de s’apercevoir de la présence de la folle. Il cria d’une voix forte qui immobilisa toute l’assistance.
- Monsieur le Président du Conseil, attention! Il y a là-haut une démente armée qui vous menace.
Aussitôt cinq ouvriers machinistes se précipitèrent vers la comédienne qui, hagarde, jetait son pistolet au loin tandis qu’elle se mettait à courir pour échapper à ses poursuivants.
Cependant, Léon Blum s’accroupissait afin de se mettre à l’abri d’un nouveau tir. Enfin, il remarqua l’étrange aiguille fichée dans sa manche. Il allait l’ôter mais une main de fer immobilisa le bras du Président du Conseil.
- Non. Laissez-moi faire. Commanda Sarton impérieusement. Je connais ceci. C’est un poison mortel.
D’un geste rapide, il saisit l’aiguille avec une pince, se gardant bien d’entrer directement en contact avec le projectile.
- Merci Fernand, répondit Léon Blum avec un tremblement nerveux rétrospectif.
Le chef du gouvernement n’eut pas le temps d’en dire plus car, au même instant, se dénouait la triste destinée de Lilian Hartley.
La comédienne, affolée, avait néanmoins réussi à grimper jusqu’à la plate-forme utilisée par les trapézistes. Mais, se rendant compte qu’elle n’allait pas tarder à être rejointe, désespérée, comprenant qu’elle avait échoué lamentablement dans sa mission, elle préféra se jeter dans le vide.
Ce fut une chute brutale de vingt-cinq mètres. Un cri, un seul, avant que le corps atterrit brutalement au centre de la piste. 
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Lilian Hartley avait vécu. Le destin se montrait particulièrement cruel pour elle dans cette piste temporelle. Il avait pris les traits de l’Hellados Sarton originaire et d’une autre planète et d’un autre siècle.
- Baissez le rideau. C’est tout pour aujourd’hui. Laissez-moi avec ma peine. Ce soir, le clown triste a le cœur trop lourd pour continuer.

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