samedi 24 octobre 2009

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou. Chapitre 22

Quatrième Partie : L’apothéose du Migou.

Chapitre 22

Dix-sept mars 1627.

La curiosité poussa Violetta jusqu’au cœur de la cérémonie initiatique. Elle quitta d’un pas feutré les sombres corridors voûtés de l’abbaye pour pénétrer au centre de la chapelle, à quelques pas à peine de l’autel devant lequel un prêtre officiait.

Dissimulée derrière un pilier, l’incorrigible adolescente vit alors une étrange assemblée de moines vêtus à l’unisson de bures couleur rouille, le capuchon cachant partiellement leurs visages. Bien évidemment, aucune présence féminine n’était tolérée dans ce lieu.

Après avoir fait le tour des moines, les yeux fouineurs de la jeune fille se portèrent sur les hétérodoxes et inattendus objets de culte disséminés dans la chapelle. Certes, au-dessus de l’autel, il y avait suspendu le Christ en croix, selon les canons de l’Église catholique. Puis, aux pieds de Jésus crucifié, la Mater Dolorosa, le visage creusé par le chagrin. Mais, un gigantopithèque

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revêtu d’une tunique à l’antique afin de préserver sa pudeur, soutenait de ses bras puissants et velus la Vierge douloureuse! D’autres détails hérétiques se présentaient encore dans le jubé. S’il y avait bien les saints reconnus tels Pierre, Jean le Baptiste, Luc, Antoine, François d’Assise, les dieux hindous se dressaient également parmi eux! Çiva, Rama, Brahmâ, sans oublier le Bouddha du Petit Véhicule, et ainsi de suite!

Tandis que sous la surprise, Violetta écarquillait des yeux ronds comme des billes, le prêtre officiait toujours, psalmodiant le rite repris en chœur par les moines.

- Gloire à Dieu et à Rama au plus haut des cieux!

- Que retentissent pour les siècles des siècles leurs louanges!

- Du haut de l’Éternité, qu’Ils protègent le singe roux!

- Le singe réconcilié avec l’homme!

Le point culminant de la messe advint. Violetta s’attendait à la classique Communion, au partage du pain et du vin, mais ce qui suivit ne ressemblait aucunement au culte latin si chère à sa mère. Le prêtre ouvrit majestueusement et solennellement un reliquaire qu’il venait de poser avec respect et dévotion sur l’autel de marbre immaculé. Il s’agissait d’une œuvre d’art inestimable, entièrement recouverte de feuilles d’or, d’un style indéfinissable, mêlant le roman, le mozarabe et le tibétain d’avant le lamaïsme.

- Face de Rama, clama alors le prêtre, contemple la Lumière divine! Vois tes serviteurs dévoués rassemblés une fois encore afin de célébrer Ta Gloire et Ta Vie éternelle!

Alors, l’officiant, faisant jouer les serrures séculaires, ouvrit les portes du reliquaire tandis que les moines se prosternaient avec humilité puis rabattaient un à un leur capuche protectrice. Ainsi, ils offrirent leurs visages plus ou moins couturés, plus ou moins laids et rabotés au regard de la divinité miséricordieuse, une divinité qui n’était autre que le crâne authentique d’un Ramapithèque si vieux, si poli par les millénaires que les os en étaient jaunis et avaient pris une teinte ivoirine!

En dévisageant attentivement les moines, Violetta eut du mal à retenir un cri de pure stupéfaction. En effet, les vingt-quatre adultes ne présentaient pas une figure humaine ordinaire, banale. Parmi, il y avait un vieillard particulièrement émacié, aux yeux creusés, profondément enfoncés dans les orbites, à l’âge incertain, le menton recouvert d’une barbe grise mangeant la plus grande partie de la face, la bouche édentée. Cet homme, qui approchait les cent ans, répondait au nom de frère Timothée.

Un deuxième religieux arborait une figure boursouflée, vérolée et pustulée d’un rouge malsain. Son nez fleuri bourgeonnait, non pas qu’il s’adonnât, le malheureux, à la dive bouteille, mais par les effets néfastes de cruelles radiations. Ses yeux ressemblaient à ceux d’un poisson mort. Il était connu sous le nom de frère Laurent.

Le troisième était visiblement atteint d’une horrible maladie dégénérative. Un corps affreusement décharné supportait une repoussante tête de mort au crâne chauve et au teint cadavérique. Bientôt, l’abominable et intraitable maladie gagnerait le cerveau et frère Gilles sombrerait dans la folie.

Un quatrième moine était affligé d’un bec de lièvre qui le défigurait méchamment. Cet être oublié des bienfaits de la nature, souffrait également d’une microcéphalie! A peine capable de se tenir debout, frère Sébastien ne pouvait que marmonner « hu hu » perpétuellement. S’il se retrouvait dans cette secte, c’était parce qu’il avait été recueilli enfant par frère Déodat, et devenu oblat, il était donc voué à servir l’hérésie de Rama sans qu’il n’eût rien demandé!

Justement, frère Déodat était à ses côtés. C’était un géant à la forte corpulence et au corps dépourvu absolument de la moindre pilosité, d’un eunuque en résumé, mais qui s’était châtré volontairement et impitoyablement afin de faire taire des pulsions inavouables! Lorsqu’il chantait, sa voix d’ange vous envoûtait, vous faisant entrapercevoir les portes du Paradis.

Un peu à gauche, un être massif d’un mètre soixante-cinq, au jambes légèrement arquées, au saillant sus-orbital parfaitement reconnaissable, autrement dit un K’Tou, un peu plus âgé qu’Uruhu, était le plus souvent à contretemps! Il répondait au nom de Nuru. Comment était-il parvenu jusque dans ce lieu? Pour les autres moines, Nuru appartenait à l’espèce des velus médiévaux, à une humanité originaire des lointaines et inexplorées forêts d’Asie, dont quelques parcelles avaient été cependant évangélisées par le mystérieux prêtre Jean.

Poursuivant l’examen de l’étrange cercle, les yeux de Violetta se posèrent sur un Asiatique de pure souche ; il s’agissait d’un sino-mongol, au teint cuivré, aux paupières bridées et aux cheveux gras et noirs. Son visage aurait été quelconque si une longue balafre ne le défigurait pas, une entaille à la joue droite qui jamais ne cicatrisait véritablement! Sans doute résultait-elle d’un cruel coup de sabre? Frère Huang Xiao n’était pas le moins fervent de cette assistance de réprouvés. Au sein de la secte, il occupait la fonction de lettré et il tenait le scriptorium, traduisant avec soin les mystérieux traités tibétains et chinois dans un latin savant et raffiné!

Enfin, Violetta s’attarda sur l’officiant, l’abbé de la secte, le dénommé frère Uriel. Grand, blond, les yeux très clairs, très aryen, très nordique, le visage glabre, les traits réguliers comme sculptés dans un marbre de Carrare, l’homme n’affichait aucune émotion. Bref, il résumait la beauté parfaite selon les canons d’Arno Brecker!

- Oh! Dieu de mon père! S’écria Violetta, n’y tenant plus. Lobsang Rama dans toute sa splendeur! Mais que fait-il ici? Il n’appartient ni à ce temps ni à ce lieu!

Puis la jeune fille lança à l’assistance.

- Pourquoi écoutez-vous cet imposteur?

Frère Déodat, le premier, réagit. Il se retourna vers l’intruse, tout frémissant de colère.

- Le Sanctuaire sacré souillé par une femelle impie! Jeta-t-il sur un ton indéfinissable.

Uriel ou Lobsang Rama calma alors ses frères de sa voix mélodieuse.

- Frères de Rama le très saint, ne soyez pas troublés par cette intrusion inattendue. Maîtrisez votre colère. Et appréhendez cette jeune créature égarée avec douceur. Ne la molestez pas. Visiblement, elle n’est encore qu’une enfant poussée en ce lieu par la curiosité. Je conduirai personnellement l’interrogatoire.

Baissant alors la tête avec humilité, les frères hérétiques obéirent à leur supérieur. La stupeur la paralysant, l’adolescente n’esquissa aucun mouvement de recul ou de répulsion lorsque les moines la saisirent avec un certain ménagement. Pourtant, le cerveau de la métamorphe travaillait à toute vitesse. Elle se souvenait encore des cours d’histoire des religions donnés par son oncle Daniel. Ainsi, elle était certaine que ledit Lobsang Rama appartenait au Tibet du XVe siècle, selon le calendrier occidental, mais il vivait dans une autre harmonique! Le commandant Wu admirait l’œuvre de cet étrange humain, si toutefois il en était un, et n’en faisait pas mystère!

Violetta, quelque peu dubitative, se laissa donc capturer, ignorant quand et où elle se trouvait précisément. Si, en cet instant, elle avait appris que dans le scriptorium tenu par frère Huang Xiao, était précieusement enfermé le traité précieux et évidemment hérétique de Fra Vincenzo, volé en 1900 par Pamela Johnson, elle se serait empressée de le récupérer illico!

***************

Au palais du Louvre, dans les appartements privés du Cardinal de Richelieu,

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situés au même étage que ceux de Louis XIII, Armand Du Plessis recevait le père Joseph. Son Éminence, frileusement pelotonnée dans son fauteuil favori, entourée de chats, caressait machinalement un félin roux, blotti su ses genoux, près d’un âtre où flambaient de grosses bûches de chêne. D’un signe, le prince de l’Église pria son fidèle majordome de sortir après avoir servi une tisane de verveine. L’homme, âgé d’une soixantaine d’années, qui avait élevé Armand, s’empressa d’obéir.

Après quelques secondes de silence, le Premier Ministre demanda des nouvelles fraîches à son bras droit qui, la bure poussiéreuse - il revenait d’un mystérieux voyage - n’avait même pas pris la peine de secouer ses sandales.

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- Hélas, murmura le père Joseph d’une voix sourde, mon enquête confirme nos soupçons! L’abbaye Sainte-Catherine sise à quatre lieues et demi de Saint-Flour, abrite bien une communauté hérétique qui met en péril notre très sainte Catholicité ainsi que le Trône de France! Le chef de cette secte, frère Uriel, a pris langue auprès de Monseigneur Gaston d’Orléans, frère de Sa Majesté. L’affaire Chalais n’a apparemment pas servi de leçon à Monsieur, cet éternel insatisfait! Fort, vraisemblablement du soutien de la Reine Mère, le prince renoue ainsi les liens d’un complot qui vise à le porter, enfin, sur le trône.

- Père Joseph, je comprends fort bien votre émoi. Mais je ne puis décemment faire embastiller Monsieur! Et non plus commander l’enfermement de la reine Marie! Sa Majesté, vous le savez comme moi, y répugne. Louis ne veut passer ni pour un mauvais fils ni pour un mauvais frère! Par contre, en tant que Principal Ministre, je puis conseiller l’organisation, au plus vite, d’une campagne militaire qui ferait d’une pierre deux coups : anéantir les protestants de La Rochelle et les hérétiques auvergnats! Nous commencerions par ces derniers…

- Ah! Ce serait là une excellente décision! En effet, ces moines ne passent pas tout leur temps en prières. Mes espions m’ont appris que les hérétiques avaient à leur disposition au moins une centaine de tonneaux de poudre ainsi que des mousquets et des fusils en conséquence sans parler de cinq canons.

- Entendu! Dans ce cas, inutile d’attendre la réunion du Conseil des Ministres. Je verrai Sa Majesté ce soir même et lui demanderai de contresigner l’ordre de mise en marche de deux régiments, le Royal Bretagne et le Perche. Certes, ces moines sont hérétiques, mais en quoi précisément consiste leur déviance?

- Ils affirment, comme le médecin Vanini, qui a été brûlé à Toulouse en 1619, que l’homme est parent … du singe! Mieux encore! Il aurait usurpé la place qui revenait au singe roux au sein de l’Eden. Leur sainte trinité se compose, Dieu me pardonne mes propos, outre Notre Seigneur, de deux divinités païennes, Rama à la face simiesque, et Çiva, le dieu hindou qui danse avec le monde.

A ces mots, le capucin se signa pour éloigner de lui ces tentations démoniaques.

- Père Joseph, reprit le Principal Ministre de Louis XIII, il serait bon que nos régiments soient encadrés par deux de vos frères, pour préserver la vraie foi de nos soldats. Encore une question : ce singe roux ne serait-il pas l’homme de la forêt aperçu par les Portugais et les Hollandais en Insulinde?

- C’est exact. Mais en aucun cas, cet animal au poil de feu infernal ne peut être rapproché de l’homme, que Dieu a créé à Son Image! Il est pourchassé par les indigènes qui lui coupent les mains pour en faire des porte-bonheur ou des aphrodisiaques.

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Violetta avait été conduite dans le scriptorium bibliothèque de l’abbaye, où, impatiente, elle attendait son interrogatoire. Étrange lieu en vérité, dans lequel, à côté de rangées impressionnantes de manuscrits provenant de tous les pays, aussi bien de Cathay que de Cipangu ou encore du Tibet, sans omettre l’Arabie, l’Empire ottoman ou la Perse, le Mexique avec deux codex aztèque et maya, on remarquait l'imposante présence d’un cabinet de curiosités.

Cette sorte « d’armoire » vitrée, ornée de colonnettes mêlant la marqueterie, le bronze doré et l’ivoire, aux formes lourdes et disgracieuses, contenait des trésors hétéroclites et occupait tout un mur dudit scriptorium. On y trouvait toute une collection de fossiles, ammonites, trilobites, brachiopodes, poissons, des défenses d’éléphant, de morse ou de narval, présentées comme des cornes de licornes, des fragments de météorites, d’innombrables coquillages de toutes tailles et de toutes formes, aux couleurs variées, des pierres semi-précieuses, opales, turquoises, améthystes, agates, béryls, des roches cristallines, quelques ossements, des bronzes antiques, étrusques ou romains, des restes de poterie grecque ou des marbres, des statuettes, une momie d’écorché de fœtus humain qui faisait face à une dépouille desséchée d’un chimpanzé nouveau-né, une tête naturalisée de gorille- venue de Chine?!!!-, une carapace de tortue de mer et ainsi de suite…

De merveilleux coraux complétaient la collection: corail bleu ressemblant vaguement à une éponge, corail orgue d’un pourpre sombre, un Galaxea d’un blanc immaculé, un Stylophora…

Violetta se saisit au hasard d’un imprimé du XVIe siècle, traité d’Histoire naturelle, sorte de bestiaire merveilleux et fantastique aux gravures fantaisistes qui mélangeaient les « sauvages » réels ou imaginaires, Topinambous, Patagons, Éthiopiens, Arawaks, ou Negritos d’Asie, mêlés aux hommes singes de Bornéo et de l’Afrique centrale encore inexplorée, et les chimères terrestres ou marines, moine de mer, évêque de mer, basilic, phoenix, loup-garou, vache marine, sirène, oiseau Rokh …

L’adolescente rangea l’ouvrage et remarqua alors un volume manuscrit qui semblait remonter au XVe siècle. Il s’agissait bien évidemment des écrits de fra Vincenzo sur la création, qui expliquait en termes fleuris et abscons une théorie de l’évolution terriblement hétérodoxe! Il était logique qu’en tant que médecin, érudit italien, Vanini avait entendu parler du moine qui avait succombé en 1441 aux mauvais traitements infligés par la Sainte Inquisition!

Violetta allait s’emparer du traité « maudit » lorsque Uriel accompagné de frère Huang Xiao pénétra dans le scriptorium. Le prêtre prit la parole.

- Je vois que votre curiosité est plus que satisfaite, fit-il mi-figue mi-raisin, un petit sourire plein d’ironie sur ses lèvres.

L’homme avait eu largement le temps de jauger l’adolescente qui se tenait debout devant lui, affichant un aplomb qui dissimulait sa grande gêne. Fort civil, il la pria de s’asseoir, non dans un fauteuil confortable, mais sur un tabouret. Violetta s’exécuta, toujours vêtue à la mode 1900, arrangeant gracieusement et minutieusement les plis de sa tenue encombrante.

Le supérieur du monastère s’était exprimé en un français atemporel. Se tournant vers son acolyte, il lui intima l’ordre en mandarin de prendre des notes sur la conversation qui allait avoir lieu. Nullement démontée, la jeune fille regarda droit dans les yeux celui qu’elle nommait Lobsang Rama et lui lança sarcastique:

- Vénérable, ce n’est vraiment pas la peine de chinoiser! Je pratique le mandarin depuis l’âge de trois ans grâce aux leçons de mon oncle!

- Oh! Il n’est pas dans mes intentions de vous dissimuler quoi que ce soit, mademoiselle Violetta Sitruk! Puisque l’heure est à la franchise, poursuivons donc.

- Soit, très saint homme! Naturellement, vous connaissez mon nom parce que vous l’avez lu dans mon esprit! J’aimerais disposer des mêmes avantages!

- Pour mes subordonnés, je suis Uriel, tout simplement! Mais vous pensez que je m’appelle Lobsang Rama.

- Pourquoi? N’est-ce pas le cas? D’après mon oncle Daniel Lin Wu, il s’agit bien là de votre nom officiel qui apparaît dans les écrits retrouvés par le commandant. Il soupçonne que vous êtes un Homo Spiritus chargé de garder, de protéger l’humanité. Bref, en quelque sorte un protecteur du continuum espace-temps, un saint Bernard de l’Univers. Il m’a dit que c’est grâce à vous que nous avons pu échapper aux manipulations maléfiques de l’agent Asturkruk Pamela Johnson.

- Pourtant, je ne suis pas intervenu dans vos mésaventures!

- Je ne comprends pas…

- Il s’agit d’un de mes confrères, d’un de mes doubles certainement, un MX plus avancé…

- Ah! D’accord! Voici pourquoi Winka est parvenue à m’expédier ici! Votre confrère à qui était dévolu les XIX e et XX e siècles devait être trop occupé à détourner quelques missiles à têtes nucléaires des grandes agglomérations d’une piste parallèle suicidaire!

- Tout à fait… Cependant, il ne s’agit encore que d’une facette du Multivers. Comme vous l’avez saisi, le cours-ci de cette histoire ne mène pas à cet holocauste atomique.

- Une fois encore, je ne me trouve pas dans un passé qui correspond à celui de mon monde! Cela devient lassant! Combien y a-t-il de voies différentes?

- Une infinité, mademoiselle Violetta! Autant qu’il y a de photons! Chacun est un Univers à lui tout seul. Tous les chemins tous les réseaux s’enroulent, se croisent, s’interpénètrent, s’écartent, se rejoignent, convergent, divergent pour former d’étranges et splendides arabesques concentriques, des enchevêtrements et des lignes parallèles. Toutefois, cette description sommaire ne rend pas compte de l’Intrinsèque Réalité, tout à fait inappréhendable, indiscernable pour un esprit limité. En fait, le Multivers n’est qu’un fugitif instant, un fragment de rêve volé à la Divinité! Cette Divinité, je la nomme la Vie! Par tous les moyens, partout, elle veut être, exister! Elle y parvient car elle est fort têtue. Elle cherche, elle tâtonne, elle lutte, elle s’accroche, elle crée et modifie! Elle veut aussi se connaître. Nous ne sommes que les éclats d’un miroir, le miroir, le mirage de ses recherches.

- Le mirage? Bigre! Ne sommes-nous pas réels?

- Nous le croyons, c’est l’essentiel.

- Toutes ces belles paroles philosophiques ne m’expliquent toujours pas pourquoi Pamela m’a expédiée ici!

- Pamela Johnson, Winka, n’est qu’une infime partie d’une entité négative qui poursuit avec constance un seul objectif: annihiler tous les possibles, le Multivers dans son intégralité! Nous ne devons pas oublier que chaque médaille est pourvue aussi d’un revers! Pour l’instant, elle n’a pas pris conscience de ce qui la pousse véritablement. Mais cela ne saurait tarder. Elle croit servir l’Archontat Asturkruk et être sous les ordres directs du colonel Kraksis, son supérieur immédiat. Ce dernier veut empêcher la naissance de Daniel Lin Wu, et pas simplement dans votre dimension. Dans tous les temps alternatifs où ce dernier vit et agit! Pamela commet une erreur en ne voyant en votre « oncle » qu’un surgeon d’Homo Sapiens amélioré. Elle n’a pas su mesurer toute la valeur du commandant Wu. Parce qu’elle ignore elle-même ce dont elle est capable.

Actuellement, toutes les actions de Pamela aboutissent à modifier le cours de l’Histoire de la Terre et de la Galaxie. Pas l’intégralité du Pan Multivers, pas ses devenirs! Elle se contente de refuser l’existence à l’espèce Homo Sapiens. Ainsi pense-t-elle comme l’Archontat Asturkruk qui se voit libre d’étendre son hégémonie sur la Voie Lactée. Grave erreur! Tous deux oublient un détail qu’il m’est interdit de vous révéler. Sachez cependant que Winka croit raisonner en plusieurs dimensions. Pourtant, elle reste prisonnière d’un schéma de pensée assez archaïque, jugeant les K’Tous tout à fait incapables d'atteindre le niveau technologique de la conquête spatiale. Et je n’évoque pas les orang lords. Au fond d’elle-même, elle méprise ces êtres, ne leur accordant aucun crédit, valorisant seulement les aptitudes guerrières, alors qu’elle clame orgueilleusement agir en leur nom! Or, pour la Vie, qu’importe le Temps nécessaire aboutissant à la conscience! D’aucuns diraient que cette dernière n’est pas la Finalité du Multivers…

- Pour un Homo Spiritus, vous me la baillez belle! Cependant, votre raisonnement me semble calqué en partie sur celui d’oncle Daniel. D’après Winka, celui-ci n’existerait que dans une poignée de dimensions…

- Erreur communément admise par la grande majorité des Asturkruks. Si l’Homuncula s’amuse à substituer aux possibilités Sapiens les mondes K’Tous ou gigantopithèques, elle se retrouvera vite désappointée lorsqu’elle constatera que les univers « effacés » pré existeront toujours, sur un autre plan dimensionnel, et avec eux, le daryl androïde Dois-je vous rappeler que le Pan Multivers est infini non seulement par sa taille mais aussi et avant tout par son potentiel?

- Vos propos me rassurent. Pamela n’a donc pas assimilé parfaitement la théorie des univers bulles. Cela signifie qu’elle peut être vaincue!

- Tout à fait! Pour détruire la cellule ou, plus précisément les cellules dans lesquelles Daniel Lin Wu existe, et pas seulement sous une apparence humanoïde sous un avatar humain, il lui aurait fallu lire attentivement le traité que j’ai écrit il y a une vingtaine de décennies ou… l’anticiper!

- Euh, si je m’en souviens bien, ce traité parle de recherches interdites concernant les voyages temporels et la fabrication de daryl androïdes

- Effectivement. La clé de la destruction d’un Univers potentiel, parmi une multitude, réside en la surcharge de l’Intégralité du Pan Multivers. Cela revient à mélanger le Tout, en une seule fois, toutes les séquences, les virtualités possibles, tous les fragments en « un instant » unique, étiré, prolongé, occupant tout l’espace-temps…

- J’en frissonne. Mais n’est-ce pas déjà le cas? Winka ne l’a-t-elle pas déjà tenté?

- Non, pas encore. Heureusement.

- Elle peut entendre nos propos, non?

- En cet instant, il n’y a aucun risque. Mais j’achève ma démonstration. Pour parvenir à la destruction totale, irréversible de la Création, il faudrait à un malin démiurge télé porter une fractale de « temps » quantique ante Big Bang, du « pré temps » dans lequel Tout se trouve confondu, virtuel et pourtant existant, au sein d’une séquence déjà bien établie, dans le but de déclencher la réaction qui, jadis ou plus tard, provoqua l’émergence de l’Existence, mais qui, ici, dans ce cas spécifique, aura pour terrible et définitive conséquence l’éclatement du Multivers mosaïque.

- Une re- Création?

- Le terme est impropre. Cette « re-création » comme vous dites ne sera pas désirée par la Vie! Véritablement, ce sera le chaos! Tout sera et n’existera pas, à la fois et simultanément. Les tensions seront telles que le Pan Multivers, hors de ses repères, finira par s’effondrer sur lui-même, s’effacer, s’annihiler! Alors, il n’y aura plus rien! Aucune trace fantôme!

- J’en tremble! Êtes-vous absolument certain que personne, hormis votre moine ne peut vous entendre et vous comprendre?

- Violetta, je vous rappelle que je suis tout de même un Homo Spiritus! Pamela est, pour l’instant, encore loin de ce lieu et de ce temps. Elle traque Daniel Lin Wu. Je ne l’intéresse pas! Présentement, la seule entité aboutie, capable de mettre en danger la Vie, car le Pan Multivers c’est la Vie elle-même, ne s’intéresse pas au stratagème que je vous ai décrit, du moins pas à ma connaissance. Elle se contente d’agir à la fois plus brutalement et plus subtilement, d’une manière assez classique!

- De qui parlez-vous? Dans le Musée Grévin, j’ai vécu une expérience dont les débuts, les ressentis, approchaient votre description. Des passages accélérés d’un temps alternatif à un autre, en une sorte de ronde folle. Les temps, sans cesse, s’éloignaient davantage de mon univers familier. Si Pamela a déjà accompli cela, elle recommencera.

- Violetta, ce que vous avez subi précédemment ne s’est pas produit forcément à l’instant où vous en avez ressenti les effets! Winka, je vous l’assure, n’a pas encore agi. Son action sera postérieure tout en appartenant à votre passé. Elle a été épaulée par ma Némésis…

- Naturellement, vous refusez de m’en révéler son identité…

- Vous la connaîtrez bien assez tôt, mademoiselle. Je préfère revenir à mon explication. Disons que nous serons confrontés à une onde qui se propage et dans le passé et dans le futur, à partir d’un point précis, un point nodal…

- Un peu comme…

- Tout à fait, comme dans cette série de science-fiction américaine de la fin du XX e siècle de l’Univers 1722.

- 1722 univers!

- Une appellation relative, repère choisie en fonction de plusieurs éléments dont le plus significatif est l’existence d’Homo Sapiens, voilà tout. Maintenant, je puis vous révéler que le commandant Fermat est toujours en vie, mais ce n’est pas celui que vous avez connu, prisonnier à l’intérieur d’une bulle de temps quantique depuis le 17 juillet 1995... Celui de votre deuxième mémoire, appartenant à l’Univers 1721.

- Dieu de mon père! Quel destin cruel!

- Un espoir demeure toutefois… Dans cette bulle sans cesse remodelée, André est étiré, contracté, bombardé, incarnant à la fois tous les états de la matière et toute la biodiversité du Pan Multivers…

- Vous dites cela avec un détachement qui me fait froid dans le dos… Uriel, ne pouvez-vous le délivrer? Un homme si remarquable ne mérite pas un sort aussi abominable!

- Il ne m’appartient pas de le tirer de cette prison. Je ne suis pas l’agent terminal…

- Vous me lancez un argument spécieux que je me refuse à valider!

- Jeune fille, ne vous fâchez pas! Il sera libéré tantôt, mais pas par mon fait…

- J’y compte bien! Attendez, votre ennemi est plus puissant que vous, si j’ai bien saisi… Ce monastère, si isolé, si camouflé, vous sert de refuge.

- Oui, mon enfant. J’ai effectivement choisi ce lieu pour me cacher du Commandeur Suprême du Temps. Il me piste à travers les méandres des histoires de la planète Terre.

- Qui est-il? Qui l’a créé?

- Au début de mon existence, lorsque j’ai accédé à la conscience, j’ai cru que les Douze Sages l’avaient créé. Que non pas! En fait, jamais je ne suis parvenu à cerner précisément l’instant de son apparition.

- Le Commandeur Suprême du Temps…

- Pour me pister, il doit emprunter de nombreux avatars. Autrefois, moi ou un de mes confrères l’a croisé sous la pelure de Tsampang Randong…

-Cet affreux moine hérétique, illuminé qui imposait une ascèse mortelle à ses disciples!

- Vous êtes parfaitement informée.

- Dans un futur qui n’est peut-être pas le vôtre, il revêtira l’apparence du « gros homme », Humphrey Grover.

- Le Commandeur Suprême use et abuse de toutes les identités à même de lui fournir une couverture lui procurant une conséquente liberté d’action.

- Si, en cet instant, il vous recherche, qui peut-il être présentement?

- Désolé, mais je l’ignore!

- J’opte pour un personnage puissant: Richelieu!

- Non! Le Principal Ministre de Louis XIII est bien trop en vue.

- Admettons! A part votre disparition, que veut cet ennemi? S’agit-il de votre Némésis?

- Ma Némésis est assurément aussi celle de Daniel Lin Wu. Oui, il veut mon annihilation. Toutefois, en me tuant, il active automatiquement mon successeur. L’Ennemi, le Vrai, est l’Entropie, une entité qui s’est incarnée… Et que vous rencontrerez bientôt…

- Vous me « fichez » la trouille!

- Je n’y peux rien. En tant qu’agent temporel, je vois ce qui doit se produire dans cette piste-ci. Pour l’instant, vous ne craignez rien. Pamela vous a expédiée ici afin d’attirer votre oncle.

- Or, il n’est pas encore parvenu ici. Au fait, comment se nomme cet endroit?

- L’abbaye de Sainte-Catherine, ma chère enfant, et nous sommes en 1627.

- Bigre! Quel saut temporel! Dois-je souhaiter que le commandant Wu ne me retrouve pas?

- Oh! Si c’est pour me dire qu’ainsi Pamela ne viendra pas, hé bien, vous serez déçue, mademoiselle. Daniel Lin viendra, avec un peu de retard, c’est tout!

- Comme le Septième de Cavalerie, quoi!

***************

Dans le bagne de Penkloss, les bio scarabées et les taupes grillons étaient arrivés pour aussitôt entrer en action contre les esclaves révoltés. Surgissant de multiples tunnels creusés par leurs pattes fouisseuses monstrueusement développées, les arthropodes bioniques envahirent brutalement le quartier général des rebelles. Entre trois et cinq mètres de hauteur, leurs pinces acérées et leurs pièces buccales faites pour fouir les sols les plus durs, leurs carapaces renforcées par du titane, ils émettaient, tout en avançant inexorablement avec une lenteur mécanique, des crissements insupportables qui pouvaient rendre fous. Au fur et à mesure qu’ils progressaient dans les tunnels et les cavités artificielles, ils abattaient, insensibles, des pans entiers de constructions ainsi que des monticules de terre, puis grimpaient par-dessus les déblais de leurs pas terrifiants et grotesques.

Ainsi, ces mécaniques impavides, dépourvues d’âme, capturèrent des insurgés qui moururent broyés, démantibulés, la cage thoracique écrasée. Kaalk, le Kronkos obtus ne fut pas épargné par ces machines tueuses. Ses compagnons de combat l’entendirent pousser un ultime rugissement d’agonie, un grognement de rage et de haine qui s’acheva en un absurde et surprenant couinement étouffé par les crissements des bêtes mécaniques.

Un petit groupe de rebelles, tous anciens esclaves, réussit, malgré cette attaque punitive, à se faufiler, non sans pertes cruelles, parmi les décombres. Menés par l’Hellados, les rescapés atteignirent le centre névralgique du bagne. Là, ils durent affronter une vingtaine de gardes Asturkruks, armés jusqu’au bec de fusils laser, de fuseurs, de phasers et de bras foreurs à forte chaleur plasmique. Malgré son courage, un Haän termina sa courte existence chauffé à blanc dans son armure protectrice, sa carapace fondant sur lui et l’enveloppant de métal brûlant.

Cependant, le baron Haän ne se laissa pas démonter par la perte de son ami. Il hurla, au contraire:

« Ces bras foreurs, il nous les faut! Haaiaiay! »

Galvanisé par ce cri sauvage, il se rua sur les gardes Asturkruks comme s’il était devenu subitement invincible, immédiatement imité par ses compagnons d’infortune. L’élan des rebelles fut alors tel qu’il les porta jusqu’au cœur même de l’armurerie où, malgré la défense acharnée de la chiourme, un véritable carnage suivit qui se solda par la victoire des forçats!

Quelques heures auparavant, les insurgés avaient pris la précaution de dérober quelques tenues de protection. Ce fut ce détail mais aussi le sentiment de lutter pour la vie et la liberté qui firent la différence.

Possédé par la fureur du combat, ivre de colère et de haine, hors de lui-même, Maximien accomplissait monts et merveilles, utilisant les armes du XXVIIIe siècle avec une aisance inouïe, les manipulant comme s’il s’agissait de simples et antiques glaives de bronze. Avec un sabre laser, frappant d’estoc et de taille, il découpa en plusieurs tronçons deux gardes qui s’étaient un peu trop approchés de lui, croyant présomptueusement en finir rapidement avec cet humain pas suffisamment caparaçonné! Méconnaissable, défiguré par le feu de la lutte, Maximien tuait et tuait encore.

Enfin, après de trop longues minutes, une fois l’ennemi anéanti, l’Hellados se précipita vers les panneaux de commande et établit la communication avec la salle principale de Penkloss dans laquelle les autres rebelles affrontaient avec plus ou moins de bonheur les bio synthé insectoïdes.

- Courage, compagnons! Proféra l’extraterrestre. Voici les armes de secours! Usez maintenant de la tactique Anomalocaris groupée et pas de quartier! Que Stadull soit avec vous!

Aussitôt ce message émis, Saktar envoya par télé portation interne des bras foreurs et des armures équipées pour ladite tactique Anomalocaris. Avec soulagement, les rebelles survivants s’emparèrent de cette manne. Obéissant aux conseils judicieux de l’Hellados, ils pratiquèrent donc ensuite des attaques ciblées et groupées contre les machines bioniques.

Puissamment armés, les forçats vinrent à bout des insectoïdes robots, et ce, en quelques minutes à peine. Autonomes, les bras foreurs étaient téléguidés sur les faces ventrales des bio scarabées après que les appendices préhenseurs des attaquants les eussent retournés sur le dos. Puis, la chitine renforcée de titane fut percée comme du beurre et les organes vitaux des bêtes mécaniques déchiquetés, ce qui entraînait une mort instantanée.

D’autres êtres bioniques qu’on ne parvenait pas à retourner et à basculer, étaient harcelés simultanément par une centaine d’appendices préhenseurs qui, finalement, finissaient par faire éclater les êtres machines, leur pulpe interne éjectée ainsi que leur chair sans oublier leur lymphe!

En vingt minutes, le triomphe des révoltés sur les arthropodes artificiels fut total. Un silence étrange après tout ce bruit s’abattit alors sur le bagne.

***************

Gaule, 286. Un camp romain, quelque part en Lugdunaise. La garnison s’était mise sur le pied de guerre à la suite d’une attaque inattendue d’une patrouille par des brigands bagaudes, paysans et colons ayant déserté les champs et les villae pour rejoindre les partisans d’Élien, chef pillard qui voulait se tailler un Empire. Ces raids se multipliaient depuis quelques semaines et tendaient à s’étendre dans diverses parties de la Gaule. Les Bagaudes s’en prenaient aux marchés, aux villae, aux villages, aux marchands, aux convois militaires, se constituant peu à peu un butin considérable.

Il fallait donc que Dioclès agît rapidement et ce d’autant plus que les bagaudes avaient multiplié leurs exactions depuis les cols alpins qu’ils tenaient, se répandant de ces points d’appui jusqu’en Provence, dans le sillon rhodanien, atteignant Lugdunum et menaçant d’autres provinces.

Or, dans le Nord, d’autres brigands vagabonds, émules d’Élien, s’étaient également organisés. Il ne fallait pas oublier non plus les Barbares, Francs et Saxons qui pratiquaient le brigandage endémique sur les côtes gauloises et bretonnes de la Mer du Nord et de la Manche. Ils ne dédaignaient pas la piraterie, terrorisant les navires marchands cabotant dans ces mers.

Dioclès réagit après un temps de réflexion. Cet Empire qu’il avait conquis de haute lutte, il voulait le conserver et le renforcer. Dès la nomination de Maximien comme César, il le chargea de combattre les Bagaudes tandis que Carausius avait pour tâche de débarrasser les côtes d’Armorique, de Bretagne, des pillards et des pirates Francs et Saxons. Il en allait de même pour l’Océan. Bien évidemment, le dénommé Carausius allait bientôt se comporter en usurpateur!

Dioclès appela donc Benjamin Maximien pour lui confier personnellement ses ordres de mission. Nous étions au début de l’année 286.

Sur une table basse en marbre précieux de Carrare, l’Empereur étalait avec soin une grande carte en parchemin représentant la Gaule. A la droite de Dioclétien, Benjamin soupirait.

« Comme ces contours sont peu précis! Si j’osais… », pensait-il.

Sous les auspices de Jupiter tonnant dont la statue chryséléphantine de deux mètres cinquante de haut veillait sur la salle du palais impérial, Sitruk écouta avec attention les ordres de Dioclétien qui montrait les positions respectives supposées des Bagaudes et des Légions le long du sillon alpin, en Narbonnaise, en Lugdunaise et en Belgique!

Soudain Benjamin ressentit un étrange malaise.

« … Et tu devras obtenir des résultats tangibles pour les Ides de Matamea- Mars dans la langue de Rapa Nui -, anniversaire de l’assassinat du Tiki Tarau Cesarao… Mais que t’arrive-t-il Maximaiea? Te voilà bien pâle!

Clignant des yeux, Benjamin focalisa tant bien que mal sur l’Empereur. Une suée glacée le parcourut. Dioclès avait subi une rude métamorphose et était devenu Diocletea. Maintenant, ses traits avaient le type polynésien et son « armure »-, la cuirasse anatomique romaine-, portait le pagne bariolé hawaïen. Les salles du palais s’ornaient de tapas et le Moai bienveillant de Tiki Piterea imposait sa force à tous. Cette statue de Rapa Nui, munie d’une barbe stylisée, avait un « foudre » sculpté sur le flanc droit.

- Où suis-je tombé? Pourquoi ce mélange inattendu de romanité et de civilisation micronésienne? Se demanda Sitruk.

Mais un nouveau vertige s’empara de lui. Alors, il eut l’atroce sensation de ne même plus posséder un cerveau humain! Ses schémas intimes de pensée s’effaçaient peu à peu, ses facultés et son entendement également. Son corps lui-même ne lui appartenait plus, désormais étranger, tout à fait inconnu, autre… Il lui semblait baigner dans un élément liquide tiède et salé à la fois.

En fait, Benjamin avait revêtu un aspect innommable et monstrueux. Une trompe étrange, terminée par une pince remplaçait son nez. Quant à sa vision, elle aussi avait été modifiée. Il était fort éprouvant pour lui de capter l’ensemble de son environnement par tous les côtés, avec ses cinq yeux à facettes! Cette disparition des membres, ce corps désormais vermiforme, segmenté, il n’y avait pas à s’y tromper…

Face à lui, Binopâa ordonnait par ondes, des ondes combinées à des mouvements de trompe et de queue, ce qui suit.

- Pars demain dès que le Soleil aura réchauffé les eaux de surface…

« Je suis un Odaraïen, et je perds peu à peu le raisonnement humain… Mon cerveau est en train de muter… Les Opabinia ont gagné et dominent la Terre… Je… »

Et aussi brutalement que la modification était intervenue, tout se remit en place! Dioclès achevait ses palabres. Maximien, saluant, était prêt à prendre la tête de la campagne contre Élien et ses brigands, avec, en cas de victoire, la promotion à l’Imperium, la qualité d’Auguste et le Principat!

C’était la seconde fois que notre Maximien Benjamin subissait de telles interférences, comme si les temps tendaient à s’interpénétrer accidentellement, et ce, de manière croissante. Passe encore la civilisation romano polynésienne, pascuane et latine, déviée de moins de 0,002% par rapport à la chrono ligne source, mais un univers où le schiste de Burgess avait abouti au triomphe des Odaraïens, divergent de plus de 75% du monde habituel où l’humanité sévissait, c’était absolument insupportable, voire invraisemblable!

***************

A la surface d’Aruspus, cela faisait dix-sept minutes que le vaisseau Langevin avait « cassé du bois ». Les rapports convergeaient vers Antor qui constatait, imperturbable, que les dégâts n’étaient pas aussi graves qu’il l’avait cru. Si le vaisseau pouvait disposer d’un délai de huit jours, il serait capable de repartir pour l’espace profond. Mais voilà! Il fallait compter avec les autochtones! Munis de forces parapsychiques phénoménales, ils avaient ressenti l’intrusion survenu dans leur monde natal alors que, pourtant, le crash avait eu lieu sur le continent désertique de la planète, une région soumise à des vents excessivement violents et glacés soufflant à plus de trois cents kilomètres à l’heure en moyenne.

Ainsi donc, la coque extérieure du vaisseau subissait de plein fouet les assauts d’une tempête de « sable » de glace. Dans l’infirmerie principale, le docteur di Fabbrini contrôlait un à un les scanners, les dopplers et les écrans de visualisation. Soudain, un appel mental émis d’urgence par le professeur médusoïde lui parvint.

- Alerte! Trois Alphaego sont en train d’envahir les coursives menant jusqu’à l’infirmerie! Ils ont commencé leur reproduction! Cela les rend deux fois plus agressifs encore! Or, nos Kronkos ne sont pas assez nombreux pour faire face avec succès. Quant à nos armes de poing, elles n’ont jamais été efficaces contre ces êtres doués de la faculté d’inter dimensionnalité.

Antor, qui avait maintenu le contact télépathique avec Schlffpt, sut instinctivement pour quelle tactique opter face à cette invasion généralisée du Langevin.

- Professeur Schlffpt, émit-il à son tour, nous allons diffuser des ondes qui vont plonger en sommeil pré comateux tous les membres actuellement conscients de l’équipage. Je suppose que vous-même pouvez imiter la transe profonde…

- Bien entendu. Mais ce que vous suggérez comme manœuvre me paraît fort risqué! Les Kronkos sont en effet assez rétifs à ce genre d’hypnose. De plus, il aurait fallu que nous soyons plus nombreux pour garantir le succès de notre émission d’ondes.

- Il suffit, professeur! C’est le meilleur choix qui s’offre à nous!

Réticent, le médusoïde obéit cependant. Alors, de la passerelle et de l’infirmerie, simultanément, les ondes mentales spécifiques se propagèrent et se croisèrent pour former une sorte de réseau qui emprisonna aussi bien les esprits des membres de la sécurité que ceux du personnel médical ou encore des officiers du centre de commandement. Dinosauroïdes, néandertalien, cygne, humains et humanoïdes s’abattirent telles des poupées de son sur le plancher de plastacier. Il était temps!

Un individu blanchâtre, de quatre mètres de hauteur, franchement hideux, se matérialisa sur la passerelle à la seconde même où Antor simulait à merveille la catalepsie. L’être apparut, suivi de sa cohorte protectrice. Il s’agissait visiblement du chef des Alphaego. Avec circonspection, la monstruosité plana au-dessus des corps inanimés du personnel du Langevin, examinant avec soin les inconscients.

Les Aruspuciens n’avaient pas tous des ancêtres humanoïdes. L’un d’eux présentait l’aspect particulièrement repoussant d’un fœtus d’oiseau aux yeux saillants et globuleux, au réseau veineux transparent. Il arborait encore des trous fantômes de rémiges. L’oviparité de l’oiseau faisait que sa néoténie, au lieu d’engendrer la pousse de « cordons ombilicaux », avait eu pour résultat de donner naissance à des artères autour du corps, des artères charriant un liquide, du sang à peine rosâtre. L’esquisse d’oiseau était flanquée d’un compagnon d’origine porcinoïde reconnaissable à l’ébauche d’un groin écrasé.

Le plus terrifiant des intrus était un « alevin » dont la poche nourricière proéminente se projetait en avant à chaque saut de son propriétaire. La cohorte comprenait également des Alphaego d’origine invertébrée. Ainsi, un être vermiforme au corps flasque, sans doute un insectoïdes se déplaçait sans grâce à cinquante centimètres au-dessus du sol de plastacier dans une reptation serpentine. Fermant la queue de l’escorte royale, une douzaine de crustaçoïdes - peut-être des Odaraïens -, redescendus au stade régressif de la zoé planctonique, translucides, protégeaient la cohorte et le souverain des Alphaego.

Maintenant, le roi flottait au-dessus du corps affalé d’Uruhu. Il s’attarda auprès du Néandertalien, analysant minutieusement tous les phéromones dégagés par le rescapé du Paléolithique. Même en transe cataleptique, Uruhu produisait un fort taux d’adrénaline. Mais comme le chef des Alphaego ne captait aucune onde mentale consciente, il s’éloigna avec un mouvement qui pouvait ressembler à celui d’un haussement d’épaules.

Enfin, il se retrouva au-dessus de Kiku U Tu. Le chef de la sécurité gisait sur le dos, ses pattes recroquevillées, toutes griffes sorties. La gueule ouverte, le Kronkos aux cinq cents dents émettait un ronflement sonore caractéristique qui faisait vibrer les fines parois de ce qui lui servait habituellement de siège.

Le roi ne s’attarda pas. Le dinosauroïde ne l’intéressait pas. Il allait pour inspecter le poste de commandement lorsque son regard accrocha un autre Kronkos, qui, lui, ne gisait pas sur le dos! Kutu ressemblait bien à un énorme crocodile en train de guetter sa proie sur les bords du Nil! Les ondes psychiques d’Antor s’étaient-elles avérées insuffisantes pour le plonger dans le sommeil cataleptique ou bien le sergent était-il encore plus rétif que son supérieur? Ne parvenant plus à simuler, ses nerfs cédant à la peur et à ses instincts ancestraux de prédateur sauvage, Kutu attaqua brutalement, happant dans sa gueule puissante une des proto jambes livides et crayeuses du roi d’Aruspus!

***************

A bord de la navette Einstein, le commandant Wu s’apprêtait à passer en « vitesse » trans distorsionnelle afin de rejoindre Violetta dans le passé. Mais, à l’instant crucial, les commandes du vaisseau semblèrent se figer, refusant de fonctionner comme si l’appareil était prisonnier à l’intérieur d’un univers où le temps ne s’écoulait plus!

Alors que Daniel s’interrogeait sur ce nouveau phénomène particulièrement contrariant, il entendit distinctement résonner, juste à ses côtés, sur le siège du copilote, un ricanement sardonique. Peu après, la silhouette corpulente d’un homme d’un âge certain apparut. L’humain, s’il en était bien un, avait revêtu le costume du parfait dandy de l’époque du Régent George. L’être ressemblait quelque peu à une statue de cire mais, toutefois, ses traits rougeauds lui conféraient l’identité usurpée de Jérémy Bentham, le pape de l’utilitarisme, mort en 1832. Il tenait dans ses mains aux doigts boudinés la tête momifiée dudit personnage qu’il caressait machinalement.

- Me reconnaissez-vous? Demanda l’apparition dont les yeux brillaient d’une mauvaise malice.

- Je n’ai pas l’heur de vous connaître! Rétorqua Daniel sur le même ton, n’affichant ni son trouble ni sa contrariété.

- Sovadia Island, avril 1970 ; ça ne vous rappelle rien, vraiment?

- Oh! Comment savez-vous ce détail qui appartient à mon autre vie? Vous n’êtes pas Bertrand Rollin même si vous souffrez comme lui d’obésité!

- Puisqu’il faut décliner mon identité… Humphrey Grover!

- Ah! L’entité négative, mi IA mi ordinateur, aux ordres de l’Entropie, qui ne poursuit qu’un objectif….

- Exactement, mon ami… Je savais que vous ne pourriez vous empêcher de vous égarer une fois encore sur mon terrain de chasse… Une fois de trop!

- J’ai toujours été jugé comme un empêcheur de tourner en rond, Commandeur… Cependant, présentement, si je contrarie une nouvelle fois vos plans, vous m’en voyez fort marri! Ce n’était pas dans mes intentions…

- Que vous dîtes! Jadis, à Sovadia, vous m’avez contraint à lâcher mon allié, Penta p avec quelques années d'avance! Puis, vous avez eu l’incroyable audace de passer un accord avec lui. Il n’est pas dans ma nature d’oublier… je vous guettais et maintenant, l’instant est venu de vous rendre à l’état qui devrait être le vôtre!

- Que de défauts chez vous, Commandeur Suprême! Haineux, vindicatif… dans votre souci de singer les humains, vous leur avez emprunté leurs plus mauvais côtés.

- Selon votre point de vue, Daniel Wu. J’ai été créé pour connaître… Pour connaître ce que je dois effacer! Impavide, j’accomplis ma tâche, ce que pour quoi j’existe… Décemment, vous ne pouvez me le reprocher! Les unités carbones ne sont que des parasites qui seront annihilés L’absolue perfection réside dans… le Rien!

- A mon avis, cela reste à prouver!

- Vous parlez ainsi parce que vous êtes terrorisé!

- Pas possible! Et vous? Non, vous avez besoin d’être reprogrammé, tout simplement… Je pourrais m’en charger, je suis assez bon dans ce domaine…

- Quelle présomption orgueilleuse! Prenez garde!

- Comptez-vous donc m’anéantir ici, à cette heure? En avez-vous reçu l’ordre? A la limite, je serais prêt à accepter ce sort… mais j’ai des vies à préserver, des humains à protéger, des innocents à préserver! Ne serait-ce pas dépenser de l’énergie pour pas grand-chose que de vouloir m’anéantir? Réfléchissez qu’en me supprimant, vous éveillez l’attention de votre adversaire!

- Justement, c’est là ce que je souhaite! Votre présence inopportune modifie mes données de l’algorithme prévisionnel concernant l’élimination de l’agent temporel MX 132 540, celui qui, précisément, a usurpé l’identité de frère Uriel. Mais j’ai déjà incorporé les nouveaux paramètres. J’admets également que l’effacement de l’agent précédent m’a occasionné quelques difficultés.

- Naturellement! On ne s’attaque pas impunément au Gardien de la Vie! Que sera-ce donc lorsque vous aurez en ligne de mire l’agent terminal, le plus aboutit? Fit Daniel ironique.

- Que de soucis pour ma tâche? Ce Michaël n’appartient à aucun des temps que vous avez modifiés… Mais les Homo Spiritus se multiplient comme des lemmings! Je suis contrarié!

- Tiens donc! Les S se méfient et élèvent des barrages… Vous admettez être freiné, vous progressez, Commandeur.

- Daniel Lin Wu Grimaud, vos connaissances sur cette chrono ligne dans laquelle les Homo Spiritus agissent sont surprenantes… Qu’en dîtes vous?

- Moi, rien… j’ai eu cependant le loisir de parler avec Franz…

- Ah! L’élément neutre du XXe siècle! Je me vois contraint de passer à l’attaque dès cette pico seconde, mon cher!

- Surprenant! Vous osez enfreindre les ordres de votre maître!

- Réfléchissez à la raison précise qui m’y oblige, daryl androïde ou supposé tel! Regardez et frémissez de terreur! Les spectres de vos victimes de 1995 réclament vengeance!

Grover se tut tandis que des ectoplasmes grimaçants, surgis du néant, envahissaient subitement le vaisseau scout, semblant flotter à l’intérieur de bulles de savon. Dans la cabine contiguë, Marie et Mathieu étaient plongés dans un sommeil artificiel contrôlé par l’ordinateur de bord. Ainsi, ils ne surent rien des événements qui advinrent dans la navette.

Les zombies s’incarnèrent, prenant une consistance solide. Parmi eux, Daniel reconnut le triste sire Benoît Fréjac, cet homme qu’il avait broyé comme une vulgaire noix, d’une seule main, et ce, à mille mètres sous terre. Ce forfait avait été accompli dans une autre vie, une vie dont il devait assumer les erreurs et les crimes. Mais aussi cette brute de l’écran hollywoodien, au crâne rasé, « Scurvy Dick », tel qu’il était apparu dans le mémorable « Traquenard à Silicon Valley ». Ou encore David Ben Choueb, le roi des faucons, le sanguinaire Premier Ministre israélien, qui, avec ses idées extrémistes, avait déclenché la reprise des hostilités entre Hébreux et Palestiniens.

Au milieu de ce ramassis d’hommes plus ou moins probes, se profila la silhouette caractéristique du Russe Igor Panine, l’alcoolique notoire. Mais au lieu d’être emprisonné pour l’éternité à l’intérieur d’un tonneau de vodka, il se prélassait dans un fauteuil relax, un verre de sa boisson favorite à la main. Son air béat et son visage cramoisi dénonçaient de nombreuses et abondantes libations. Soudain, son corps imposant et flasque s’enflamma instantanément, dégageant une atroce odeur de chair et de graisse brûlées. Une seconde fois donc, Panine mourut, victime d’une combustion spontanée. En quelques secondes, il ne resta du chef de l’État que quelques os carbonisés, des cendres noires nauséabondes ainsi que quelques lambeaux de peau racornie.

Nullement démonté par toutes ces illusions horrifiques, Daniel n’en exprima pas moins son mécontentement.

- Vous trichez, Humphrey Grover! Vous modifiez les décès de ces individus douteux et vous m’attribuez des victimes des dents d’Antor! Je l’aime comme un autre moi-même, mais n’exagérez pas! Farid Téké n’appartient pas à mon palmarès! Cet odieux représentant d’une Afrique équatoriale corrompue! Et ces spéculateurs coréens, Hong Kongais, taiwanais et j’en oublie! Ou Thomas Payne! Pour ce dernier, je me suis contenté de le relier à ses chers ordinateurs! Il a brûlé comme de l’amadou! Est-ce ma faute si son cerveau n’a pu supporter le flot continu de données? Ces expériences m’ont appris… la différence entre le bien et le mal… Effectivement, je suis devenu le Neutre, le successeur de Franz von Hauerstadt, auquel vous pensiez tout à l’heure Commandeur! J’ai saisi où vous vouliez en venir…

- N’éprouvez-vous aucun remords face aux crimes que vous avez accomplis? Proféra un spectre sur un ton sentencieux.

-Pourquoi donc? C’était moi, certes, une partie de moi, et, parallèlement ce n’était pas moi! Je ne suis plus ainsi! Un enfant cruel qui joue avec les allumettes, qui se complait à observer la souffrance des autres, qui s’octroie le droit de juger…

- Tuez-le au lieu de discourir, stupides créatures! Jeta alors Grover excédé. Je veux que Daniel Wu périsse dans une mort quantique digne de lui! Que chacun de ses quarks s’éparpille dans les différentes harmoniques du Multivers!

Aussitôt, obéissant à l’injonction qui les avait flagellés, les morts vivants s’amalgamèrent à Daniel, tentant de fusionner avec le daryl androïde, espérant ainsi provoquer en lui une entropie fatale qui restructurerait ses cellules jusqu’à leur vieillissement et à leur pourrissement.

- Grover, décidément, vous faites preuve d’une naïveté surprenante pour une intelligence telle que vous! S’exclama le commandant. Vous jouez avec moi, oubliant ma véritable nature! L’Homunculus du pseudo prince Danikine était un de mes ancêtres, un ancêtre que j’assume désormais!

- Certes, je ne l’ignore point; mais tu omets de rajouter que tu comptes parmi ta parentèle une sœur bâtarde!

Grover eut à peine le temps d’achever sa phrase. Daniel Lin avait en fait déjà déserté ce segment dimensionnel. Utilisant toute son ultra vitesse ainsi que son déphasage maximum, il se démultiplia en autant de cellules qui le composaient, passant ainsi dans le Pan Multivers, dans lequel le Commandeur Suprême peinait lui à se mouvoir!

- Par l’Entropie! Murmura ce dernier avec dépit! Il est capable de se démultiplier dans tous les possibles! Il est plus habile et plus fort que moi, que tous les Michaël que j’ai exécutés! Même le Neutre qui transcende le Temps et l’Espace ne peut accomplir un tel prodige! Alors qu’est-il? Il l’ignore comme moi. Mais pour combien de temps encore? Mon maître doit mettre à profit cela s’il veut réussir… Et agir vite!

Cependant, les spectres étaient partis à la poursuite du daryl androïde telles des créatures obéissantes dépourvues de libre arbitre. Toutefois, le Commandeur Suprême, comprenant que ses subordonnés couraient à leur perte, voulut rappeler à lui ses sbires si dociles. Or, c’était déjà bien trop tard car quelques uns d’entre eux subissaient une destruction totale! Ainsi, en un hurlement strident à vous glacer les sangs, la représentation de Benoît Fréjac s’éparpilla en fragments décomposés et éclatés semblables à des morceaux de verre coloré, venus d’un vitrail brisé! Quant à Scurvy Dick, le visage déformé, avalé ou presque par ce qui paraissait être un serpent gobant un œuf d’autruche, il explosa, répandant ses pseudo fluides à travers les tunnels transdimensionnels. Il connut donc, juste retour es choses, la même fin que ses victimes cinématographiques, des victimes innombrables.

David ben Choueb subit lui aussi une exécution remarquable, celle d’une mort quantique digne de la démonstration du célèbre chat de Schrödinger. Son organisme fut à la fois momifié, putréfié, foetalisé, gangrené, néoténisé, rendu sénescent et ainsi de suite… Sa plainte bestiale d’agonie, frémissante et insupportable telle celle du grand Lion d’Israël et de l’Armageddon qu’il avait voulus incarner, se répercuta longuement sur les parois des tunnels inter mondes, étirée sur des milliards d’années et de possibilités, résonnant profondément au sein des big bang consécutifs…

Quant à Thomas Payne, transmuté en un réseau neuronal d’amas de Galaxies, il fut avalé par un gigantesque et tera trou noir qui sommeillait au cœur d’une Création sans cesse remodelée. Franchement, que signifiait désormais posséder la plus importante fortune de la Terre quand on n’était plus rien, quand il ne restait plus de vous qu’une vague et infime trace d’une minuscule molécule de carbone? “Vanité des Vanités” était-t-il écrit dans l’Ecclésiaste.

N’y tenant plus, le Commandeur Suprême éprouva la tentation de rejoindre à son tour sa proie à travers ce Pan Multivers démentiel. Mais il se retint, sachant mieux que quiconque ce qui l’attendait là-bas. Les données qu’il allait recevoir ne s’arrêteraient jamais, et ses circuits, nullement conçus pour réceptionner toutes les informations simultanément, surchaufferaient et grilleraient, laissant ainsi le champ libre à l’Homo Spiritus d’abord, au véritable meneur de jeu de tout cela ensuite! Il n’en était pas question!

Rendu furieux par son impuissance révélée, l’ordinateur émit une pensée binaire d’une force inouïe.

- J’admets votre supériorité, Daniel Lin Wu, pseudo neutre, avatar. Cessons là présentement ce jeu mortel. Revenez donc. J’ai quelque chose à vous montrer. Un événement qui s’est produit il y a des décennies et qui concerne Sarton, l’être que vous admirez par-dessus tout!

- Sarton? S’exclama le commandant, reprenant contact avec le monde normal, du moins celui qu’il prenait pour réel. Encore un de vos nouveaux tours. Vous pouvez faire croire que le jour est nuit et vice versa!

- Que non pas, présomptueux génie! Je ne suis pas Ed Wood! Ce que vous allez voir s’est réellement passé. Votre mentor a subi la géhenne pendant de trop nombreux siècles.

- Ah! Est-il encore en vie dans mon XXVIe siècle?

- Je ne puis vous fournir qu’une réponse de Normand, mon cher. Il est tombé entre les mains des Asturkruks de votre futur. Voyez!

***************

La planète mère de l’Archontat Asturkruk, Gentus géante tellurique, du moins c’est-ce qu’il paraissait d’après les images, dont une partie avait été terra formée avec succès, apparut, matérialisée sur le mini écran sphérique de la navette. Sarton, le Sarton âgé de trois cents années environ que Daniel avait jadis rencontré à l’Académie de Vientiane, était relié à une espèce de sphère éthérée et nuageuse, et ce, depuis déjà deux cent quatre-vingt années helladiennes. Lors d’un raid des Asturkruks sur Hellas, le conseiller et chercheur avait été capturé par le colonel Kraksis en personne. Celui-ci s’était rendu dans le passé dans ce but.

La sphère soutirait une à une toutes les informations concernant l’hellados tant sur le plan génétique que psychique. Peu à peu, ainsi, elle vidait sa victime de ses connaissances malgré la résistance non dépourvue de courage qu’elle lui opposait. Une résistance vaine. En fait, c’était comme si l’identité de Sarton s’effaçait, comme si cet être de sagesse et de logique mêlées sombrait lentement dans le néant, perdant insensiblement toute conscience de lui-même. Certes, les prodigieuses capacités télépathiques de l’humanoïde lui permettaient de rester encore en vie, mais, bientôt, l’impavide sphère aurait atteint son objectif: obtenir la clé du code d’ouverture du cube de Moëbius, cube qui renfermait l’effrayant Homunculus danikinensis.

Dans la prison moléculaire et gazeuse à la fois, l’Hellados se tordait de douleur, son noble visage déformé par un rictus de souffrance, son corps autrefois vigoureux parcouru de spasmes violents, tout son être recouvert d’une infime et insane pellicule de sueur. La torture abominable ne semblait jamais devoir s’achever. Et l’ancien conseiller avait bien évidemment perdu toute notion du temps.

Une fraction de seconde, une ombre vint troubler l’opacité lumineuse de la sphère. Un intrus s’interposait entre la machine prison qui contenait sa proie et la géhenne. Un être hideux s’avançait de sa démarche chaloupée si caractéristique, mélange d’humanoïde et de calmar, la face blême et le teint crayeux, les yeux saillants d’un noir d’encre. Kraksis lui-même, frémissant d’impatience, venait accentuer et accélérer la torture.

Se contentant de fixer l’Hellados tout cassé et tordu par la douleur, il trouva rapidement la longueur d’onde adéquate des pensées du prisonnier. Doté lui aussi d’une grande capacité télépathique, il parvint ainsi jusqu’aux tréfonds les plus intimes de Sarton. Un viol mental, voilà exactement comment nommer ce à quoi procédait l’Asturkruk, et ce, sans répulsion aucune!

Méthodiquement, Kraksis sonda les schémas psychiques cohérents de l’Hellados, puisant dans ses souvenirs les plus lointains, dans les replis de ses secrets les plus enfouis, tout en lui infligeant les conceptions du monde propres aux Asturkruks. En effet, la façon de penser des deux espèces différait du tout au tout parce que l’anatomie et le fonctionnement de leurs cerveaux n’étaient pas les mêmes tout simplement, tout en étant dotés, tous deux, la victime et le bourreau, de talents parapsychiques identiques!

Après un laps de temps indéterminé, Kraksis se retira, avec ce qui paraissait être un rictus affiché de satisfaction. Cyniquement, il laissa sa proie quasi inconsciente, une partie du cerveau supérieur définitivement détruite! Certainement, l’odieux colonel avait-il obtenu ce qu’il cherchait, le lieu précis où se tenait quantiquement dissimulé le cube de Moëbius ainsi évidemment que le code d’accès qui en permettait l’ouverture!

Se retirant dans son bureau, le colonel Kraksis réfléchit un long moment avant de se mettre en liaison directe avec l’Archonte. Le seigneur des Asturkruks acquiesça aux suggestions de son subordonné et décida de réunir au plus tôt le Conseil militaire. De celui-ci, il en sortit que la race Asturkruk devait faire alliance avec l’espèce en voie de disparition des Alphaego, l’aider à se régénérer et optimiser les informations obtenues par l’indispensable et précieux colonel.

L’Archontat, qui se déplaçait librement dans les méandres du Temps, n’avait cependant pas encore atteint la capacité de voyager dans les inter dimensions. Mais avec l’accord survenu avec les survivants Alphaego, ce handicap ne fut bientôt plus qu’un souvenir! Grâce à l’aide de ses nouveaux alliés, la valeureuse armée Asturkruk s’empara sans difficulté du cube de Moëbius et par là même de l’Homunculus danikinensis!

Après avoir permis au daryl androïde de visualiser toutes ces scènes, remuant le couteau dans la plaie, le Commandeur Suprême ajouta ce commentaire ironique et cruel.

- Très cher Daniel Lin avez-vous appréhendé totalement tous les prolongements de ce fait apparemment anodin, la possession de l’Homunculus originel par les Asturkruks? Votre Multivers s’en trouve assurément bouleversé, mais mes alternatives quantiques également! L’Archontat a désormais la possibilité de créer à loisir des anti-Daniel, des anti- mondes, des anti-temps! Comment pouvez-vous supporter cela? Pamela Johnson n’est que l’esquisse de ce qui adviendra bientôt si vous ne réagissez pas: une multitude d’Homunculi! Dans mes mondes, le surgissement inopiné de cette créature altérée a déclenché la lutte acharnée entre la Vie et l’Anti-vie, entre l’Être et l’Entropie, déséquilibrant l’Atome primordial, déchirant le Neutre!

- Oh! Je saisis parfaitement! Johann et Michaël, séparés à jamais, cherchant à s’annihiler mutuellement sans qu’aucun, bien sûr, ne remporte une victoire décisive! Vous, ordinateur, n’êtes qu’un prolongement de cette Entropie-ci, une Connexion, si j’ose dire de la Mort! A chaque vague, à chaque secousse de ce combat, votre Maître engendre les Temps, les Univers alternatifs, dans les dimensions que vous régissez. Et ce phénomène s’étend comme un cancer, une lèpre, atteignant, corrompant peu à peu le cœur même du Pan Multivers, de la Supra Réalité.

- Précisément, rétorqua fièrement le Commandeur Suprême tout en souriant malicieusement. Mais, commandant Wu, je vous ai distrait! Voyez ce qu’affiche l’écran de votre chrono vision: vous avez pris un mois de retard sur votre destination temporelle d’origine. Or, comme je viens de bloquer les commandes de la navette, vous ne pouvez modifier ce changement. De plus, étant donné que votre combat contre mes spectres dociles vous a vidé, débrouillez-vous avec cette nouvelle situation!

Humphrey Grover disparut, tout simplement, comme il était accoutumé de le faire! Daniel, dépité, ne put que constater que le gros homme n’avait pas menti. L’abbaye Sainte-Catherine, en bas, sur la Terre, était en état de siège. En cette fin du mois d’avril 1627, cinq régiments royaux tentaient de pénétrer dans le monastère forteresse alors qu’une pluie drue et glacée tombait, rendant encore plus difficile la tâche des valeureux soldats.

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Mars 1969. Dans le grand salon du château des Malicourt, Franz regardait distraitement les informations de la première chaîne de télévision. Le journaliste commentait à loisir la décision du chef de l’État. Mais qu’avait bien pu dire le général dans son style inimitable? Pour être en phase avec la Nation, le président de la République avait annoncé au peuple français l’organisation d’un référendum portant sur la réforme nécessaire du Sénat, la régionalisation et la participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises!

Cette annonce s’accompagnait d’une menace assez claire: si le général de Gaulle n’obtenait pas la confiance renouvelée des Français, il démissionnerait après la proclamation des résultats dudit référendum. Une resucée de « moi ou le chaos »? Sans doute!

Or, voici que l’image retransmise par le poste de télévision se mit à sauter comme si le journal n’était pas diffusé en direct, bref comme s’il s’agissait d’une bande magnétoscopée! Puis, un vieillard larmoyant à lunettes, au ton sentencieux et grandiloquent, personnage assez falot en somme, se substitua au général. Il s’agissait de Marcel Barbu, le bon dernier des candidats lors des élections présidentielles de 1965. Lui dans le fauteuil de de Gaulle! Pourtant, il arborait la tenue d’apparat de la fonction de chef de l’État. Le cordon de la Légion d’Honneur se détachait platement sur l’habit queue de pie!

Franz sursauta, quelque peu étonné, cherchant qui pouvait bien être cet inconnu. A l’instant même où il appelait son épouse à la rescousse, l’image du poste de télévision se brouilla une nouvelle fois. Ensuite, l’écran montra une figure étrange, dans le style cubiste, copiée des portraits fameux d’Arcimboldo sur les quatre saisons, hommes faits de fruits, de légumes et de fleurs. Cet être composite alliait à la fois les traits des cinq candidats aux élections présidentielles de 1965, mais également ceux de quatre autres hommes politiques dont la candidature n’avait pas aboutit: Gaston Defferre, Guy Mollet, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Waldeck Rochet. Se décomposant toujours davantage, l’être finit par amalgamer des pièces de costumes ou d’uniformes d’opérette ainsi que les traits de politiciens divers et de descendants de prétendants royaux!

Parallèlement à ce phénomène, le duc von Hauerstadt ressentait maintenant de plein fouet les effets d’un univers quantique déstructuré. Se démultipliant lui aussi, il semblait occuper en d’innombrables exemplaires tout le salon, doubles plus ou moins fantomatiques effectuant ensemble, mais toutefois légèrement décalés dans le temps, des gestes identiques. Autant de Franz, autant d’harmoniques temporelles, de possibilités matérialisées…

Alors qu’Elisabeth qui venait d’entrer poussait un cri de frayeur et de stupeur mêlées devant ce spectacle incroyable, une déchirure se produisit au niveau du continuum spatio-temporel, résonnant jusqu’aux origines du Pan Multivers.

Et… le commandant Fermat, celui du 1995 bis qui, aux côtés d’Antor tentait de délivrer le capitaine Daniel Wu des griffes de Benoît Fréjac se retrouva seul dans ce qu’il pensait être encore la base secrète française, située quelque part au fin fond de la Lozère!

André avait la désagréable sensation de se réveiller d’un long et pénible cauchemar. Se retournant, il ne put que constater l’absence d’Antor. Il remarqua aussi qu’il était toujours vêtu de l’armure Asturkruk modifiée, celle optimisée pour le combat à mort!

- Qu’est-ce là? S’interrogea l’officier de la flotte. Un tour de ma Némésis invisible?

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mercredi 14 octobre 2009

La gloire de Rama 3 : Pavane pour un temps défunt chapitre 21

Chapitre 21


A bord de la navette Einstein, Mathieu parvenait à tromper son ennui par diverses occupations, certaines fort prosaïques, d’autres heureusement plus intéressantes. Ainsi, il nourrissait Ufo et Bing à heures régulières, faisait soigneusement ses exercices de physique théorique, apprenait une cinquième langue extraterrestre, s’adonnait à une activité sportive très en vogue chez les enfants de son âge à son époque, le badminton avec l’aide d’un partenaire virtuel, mais aussi, parfois, se servait aussi de l’écran témoin du translateur, transformé en poste ordinaire de télévision. Là, le jeune garçon visualisait les grands moments de l’histoire de sa planète natale. Il assista donc en téléspectateur privilégié à une fête au château de Fontainebleau, fête donnée par le Premier Consul Napoléon Bonaparte, puis, remontant les temps alternatifs, se réjouit au spectacle des cérémonies grandioses se déroulant lors du sacre de Charles XII, roi de France, ou encore d’Hadrien Maximien V, César Auguste. Ce qui l’enchanta le plus, ce fut l’intronisation, la cérémonie spécifique d’adoption de Benjamin Maximien par Dioclès, nommé enfin César et héritier légitime de la pourpre impériale!

Vivement intéressé par cette scène, Mathieu en nota scrupuleusement les coordonnées avec l’intention de les communiquer plus tard à son père.

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14 Juillet 1900, Paris, Champs Elysées.

Le défilé militaire se déroulait avec toute la pompe républicaine attendue. Il n’avait rien à envier à ceux qui auraient lieu postérieurement. La cavalerie n’était pas à l’honneur, mais, en compensation, le peuple parisien put, à loisir, admirer la grande nouveauté de ce défilé, l’artillerie qui inaugurait les canons de 75 tout neufs,

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étincelants sous le soleil. Bien entendu, ils rencontrèrent le succès espéré, paraissant être à la pointe de la technologie de ce dix-neuvième siècle moribond aux yeux d’un quidam assez naïf. Ces engins meurtriers combinaient le chargement par la culasse à un système de frein hydraulique, solution idéale à l’effet de recul bien connu des canons. Pour un observateur prévenu, l’armée française s’apprêtait, bientôt, à prendre sa revanche sur l’Allemagne!

La guerre n’était peut-être plus qu’une question de mois et, sous l’ostentation des drapeaux tricolores pavoisant la célèbre avenue, le discours martial du Président du Conseil Paul Déroulède vint renforcer et rassurer les convictions d’un public chauvin tout acquis!

Pourtant, sans micros, pas encore inventés, seuls les premiers rangs de l’assistance purent entendre distinctement ce que disait ce fier patriote. Peu importe, d’ailleurs! Dès le soir, la foule se repaîtrait de la rhétorique inégalable de ce bon Déroulède! La presse était là pour assurer le compte rendu exact du discours.

Madame Gronet avait pu bénéficier de bonnes places ayant pris la précaution de venir dès potron-minet, c’est-à-dire à quatre heures du matin! Elle avait houspillé son petit monde, obligeant son tiède « cuisinier » dont manifestement le patriotisme n’était pas la vertu première, et les enfants à l’accompagner.

La prose du Président du Conseil ressemblait, le phrasé en moins, à celle d’un futur grand homme d’État, dans un autre temps et à une époque ultérieure.

« … Françaises, Français, ne vous complaisez donc pas dans cette attente apathique qui avilit les cœurs! Prenez-vous en mains! Soyez comme le marin qui, au plus fort de la tempête, garde le cap, coûte que coûte, espérant, avec raison, bientôt arriver au port. Bientôt, ses efforts sont récompensés car, au loin, il aperçoit la lumière salvatrice du phare!

Ayez le regard tourné vers l’Est, comme moi, vers cette ligne sainte et sacrée, vers nos provinces perdues! Songez à vos frères et sœurs qui, sous la botte du barbare teuton, du Hun, souffrent mille morts mais refusent pourtant de plier! Au fond de leurs cœurs, ils gardent intacte la chaude et réconfortante image de la France, et pieusement prient chaque soir pour que leur rêve se concrétise. Ne les décevons pas! Ne soyons ni lâches ni pleutres! Ne trahissons pas les Alsaciens et les Lorrains!

Écoutez les sanglots des Messins et des Strasbourgeois qui vous parviennent par-delà les monts et les plaines! Communiez avec leur peine! Penchez-vous sur ces jeunes têtes blondes qui, les petits poings serrés, en cachette, dans les cours de récréation, lisent et chantent les paroles vibrantes de notre hymne national

« Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus! ».

Cette revanche, ô peuple de France, nous ne pourrons l’obtenir que par la réforme de notre armée et de nos institutions. Surveillez vos députés! Demandez-leur des comptes. Qu’ils remplissent sans faillir leur noble tâche! Qu’ils votent en chœur les crédits d’armement!

Que ces politiciens, au lieu de se complaire dans des jeux stériles, qu’ils aillent visiter la frontière! Qu’ils ne perdent pas de vue la ligne bleue des Vosges lors de leurs délibérations!

Dans les prochaines semaines, je vous le promets, le Parlement examinera le projet de réforme. Oui, celle-ci est nécessaire Oui, il nous faut relever la tête! Pour cela, la France a besoin d’un exécutif fort, qui ne soit pas lié par un parlement dévoyé! Sur le modèle américain, instituons donc un régime présidentiel nouveau, à la française! Non pas cependant dans les dérives d’un bonapartisme honni, je veux parler du régime de Napoléon III!

Françaises, Français, mes chers compatriotes, nous sommes avant tout républicains, nous le proclamons à la face du monde entier! Montrons aux nations qui nous observent, qui ont la tentation de se gausser de nous que nous sommes fiers de notre pays, que nous avons tiré les leçons de nos faiblesses de naguère! Clamons comme un défi: « Nous sommes Français et nous en tirons gloire! ».

Oui, la France est la Grande Nation, la France est forte, ardente et éternelle! La France se souvient à la fois de Jeanne d’Arc et du général Hoche! La France est grande de son passé et de ses espérances! Elle a un destin à accomplir, une identité à assumer! Acceptons sans faillir le fardeau de la Grandeur! Soyons dignes de nos glorieux ancêtres, de notre héritage! ».

Ayant achevé son vibrant discours enflammé par un patriotisme sincère et dangereux, Paul Déroulède se recula tout en bombant le torse, tandis que les vivats d’une foule en délire, les applaudissements crépitaient, gonflaient, s’amplifiaient jusqu’à l’assourdissement.

Dans son coin, une moue sceptique sur le visage, Daniel Lin n’en pensait pas moins.

« Dire qu’il a fallu que j’entende ce ramassis d’inepties! Tous oublient, et en premier lieu cet Artaban, que la guerre détruit, ruine et tue! ».

Alors que les spectateurs de ce jour historique laissaient éclater leur liesse folle, une jeune femme noire, vêtue sobrement, pour changer, surgit soudain à la tribune et d’une voix puissante couvrant le brouhaha, s’écria:

« Président Déroulède, un individu dissimulé parmi la foule veut attenter à votre vie! Cet anarchiste, émule de Caserio, se tient caché à proximité, dans les premiers rangs. Là, voyez, se sachant démasqué, il esquisse un mouvement de fuite! Il est appuyé sur cette barrière, à droite du pompier qui assure la sécurité! Qu’on l’arrête immédiatement! Donnez-en l’ordre! Il a déjà été soupçonné de l’incendie du cirque Médra, à Versailles et, il y a cinq jours à peine, il se trouvait présent lors de la catastrophe survenue au métropolitain! ».

D’un doigt accusateur, Winka désigna Daniel Lin qui se demandait, à juste titre, comment se tirer de ce mauvais pas, sans trop de casse.

- Madame, jeta alors le Président du Conseil, ému malgré tout, comment avez-vous osé monter jusqu’ici et porté de telles accusations? Vous a-t-on fouillée?

- Dieu et la France m’inspirent, monsieur Déroulède! Je ne veux que la pérennité de ma patrie! Au lieu de tergiverser, donnez l’ordre à vos gardes, à vos militaires et à vos policiers de s’emparer de ce stipendié de l’Allemagne! Allez! Qu’attendez-vous?

Alors, Pamela, fixant sévèrement Déroulède, le subjugua!

Déjà, quelque chose d’incroyable était en train de survenir. Le pompier ainsi que de nombreux policiers et miliciens convergeaient vers la proie toute désignée. Daniel Wu, de son côté, avait pressé fortement la main de Marie, sa fille chérie, lui commandant ainsi de quitter ces lieux hostiles. Alors que la fillette s’apprêtait à grimper sur les épaules de son père, le daryl androïde demandait à Violetta de le suivre. Mais la foule, calme une seconde auparavant, s’agita brusquement, succomba à la haine et à la rage, enfermant le trio dans un piège infranchissable!

Pressée de toutes parts, bousculée, poussée, l’adolescente n’eut pas le temps d’obéir à son oncle. Entraînée dans la direction opposée, elle échappa à Daniel Lin. L’ultra vitesse du daryl androïde, dans ces circonstances, ne lui servait à rien! Réduit à l’impuissance, il se retrouva enfermé au centre d’une véritable forteresse vivante, composée de centaines d’individus manipulés par l’esprit de Pamela, avec l’évidente intention de le lyncher!

Le commandant Wu ne put s’empêcher de frissonner craignant pour Marie. Néanmoins, il conserva son sang-froid et actionna imperceptiblement le micro champ de force qui pouvait le mettre à l’abri, lui et la fillette, de cette foule démente. Rappelez-vous. Jamais Daniel Lin ne se démunissait de sa ceinture multi usages lorsqu’il se mouvait hors de son vaisseau.

Daniel Lin mit le contact. Tandis que la bulle isolante se formait, invisible naturellement, le commandant Wu ne s’aperçut que trop tard qu’avec lui et Marie se trouvait un inspecteur de police ayant sorti son arme de service. Le représentant de l’ordre fit peser sa main sur l’épaule du suspect appréhendé tout en lui posant sur la tempe le canon froid de son pistolet. S’il avait été seul face à ce zélé pandore, Daniel Lin aurait bien évidemment tenté de s’échapper. Il lui suffisait de recourir à sa vitesse prodigieuse et à sa force qui ne l’était pas moins. Mais là, il n’en était pas question! Dans la nasse, Marie risquait sa vie elle aussi!

Notre daryl androïde pâlit, plus ému que jamais, et retint son souffle. Deux options s’offraient à lui. La première consistait à désactiver le champ de force miniature derrière lequel la foule en colère éructait, puis passer en hyper vitesse, sacrifiant la fillette désormais maintenue immobile par la main de l’inspecteur, une enfant innocente, issue de sa chair, tiraillée, écartelée, terrorisée, et s’ouvrir inhumainement un tunnel dans ce mur composé d’êtres vivants, ignorant volontairement les cadavres qui, inévitablement, il sèmerait dans sa fuite éperdue!

Bien évidemment, Daniel se refusa à opter pour cette solution.

Le deuxième moyen était certes plus élégant. Il consistait à envoyer un message télépathique à Mathieu, en sécurité à bord de la navette Einstein et à lui commander une télé portation Mais, le garçonnet, pressé par l’urgence, ne pourrait affiner les coordonnées et le policier se retrouverait également dans le vaisseau!

Les microsecondes s’écoulaient inexorablement et, déjà, impatient et hors de lui, l’inspecteur Giraud s’apprêtait à tirer, son index s’abaissant insensiblement sur la gâchette!

Ah! Il fallait rajouter à ce dilemme le problème de Violetta! L’adolescente venait de tomber entre les mains avides de Pamela Johnson. Cette dernière, ses facultés recouvrées intégralement, s’empressa de projeter sa proie quelque part au sein d’un autre univers bulle! Le transfert dimensionnel fut si brusque qu’il rompit le lien mental existant entre Daniel Lin et la quart de métamorphe. La rupture arracha même une grimace de douleur au commandant.

Or, ce fut à cette microseconde précise que l’inspecteur, abaissant son arme, visa Marie! Il n’était plus temps d’hésiter! Daniel Wu, plus blême que jamais, articula sourdement:

- Arrêtez! Je me rends. Laissez cette enfant tranquille! Elle n’a rien fait.

- Mais c’est une Jaune!

- Tenez, voici mes poignets, menottez-moi, oubliez-là et qu’on en finisse!

Soit, je ne suis pas un assassin!

Avec raideur, Giraud saisit donc les poignets du commandant Wu et les emprisonna. Le mini champ de force était désactivé depuis moins de deux secondes. Or, tandis que notre daryl androïde se laissait ainsi arrêter, son cerveau, déjà, élaborait un plan! Il envisageait de prendre directement contact avec Paul Déroulède.

Alors que l’arrestation de l’anarchiste semblait calmer la fureur de la foule, en réalité seul le départ de Pamela avait eu cet effet, Madame Gronet recueillait Marie en larmes.

- Ils ne vont pas le tuer mon papa, dites?

-Non, je ne le pense pas, chère petite. Ton père est un homme plein de ressources, ne l’oublie pas.

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Violetta reprit ses esprits en gémissant. Sa tête lui lançait affreusement. Ouvrant péniblement les yeux, elle eut du mal à focaliser son regard. Lorsque tout cessa enfin de tourner, elle reconnut, au-dessus de sa tête, un plafond voussé, en pierre, comportant des croisées de voûte en ogive ainsi que des pierres taillées régulièrement.

Souffrant, la jeune fille parvint toutefois à se lever et à faire quelques pas en vacillant. Un air froid et humide tombait lourdement sur ses épaules, l’enveloppant d’un manteau annonciateur de mort. Pourtant, faisant appel à tout son courage, elle finit par s’orienter dans la semi-pénombre et à s’engager dans un couloir orné de colonnettes aux chapiteaux cisterciens dépouillés.

L’adolescente était attirée par un chant religieux provenant d’une salle lointaine dont les notes se répercutaient, déformées, sous les voûtes.

Plus Violetta avançait, plus elle identifiait les paroles psalmodiées dans un latin de cuisine. Elle reconnut sans peine ce passage:

« Et tenebrae super faciem abyssi… »

Puis, jaillit comme un cri de délivrance un « Fiat Lux » sonore, clamé à pleins poumons par une assemblée d’hommes.

« La Genèse », pensa aussitôt l’adolescente. « Et ce qui m’entoure m’a bien l’air d’être une crypte, comme dans les holosimulations de dixième catégorie que je reproduisais enfant lorsque je jouais à Donjons et Dragons dans une version modernisée, high tech! ».

Mais la suite des paroles surprit Violetta qui, grâce aux leçons prises jadis auprès d’Antor, comprenait parfaitement ce latin déformé.

« Avant la Création de l’Homme, disait cet étrange cantique, Dieu ébaucha le Grand Ancêtre, le Singe roux! ».

Plus loin, le chant poursuivait:

« Et la créature, pacifique et débonnaire, partit à la conquête de la Terre, sa Terre. Or, dans le jardin d’Eden, le crime couvait, bien avant Caïn. ».

- Qu’est-ce que ce salmigondis religieux? S’exclama l’adolescente. On dirait là que le chant fait allusion à nos cousins très lointains, les orangs outans! Pourquoi? Une fixation de Pamela ou d’oncle Daniel? Dieu sait où cette traîtresse m’a projetée! Mais ce qui est plus grave, c’est que l’ex-lieutenant a réussi à me séparer du commandant! Dans quel but? Je ne représente, ce me semble, aucune monnaie d’échange! A moins que tout cela ne soit, après tout, que le fruit de mon imagination!

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A plus de deux millions d’années lumière de la Terre, mais à quelle époque, le vaisseau Langevin paraissait vivre ses derniers instants. Malgré toute la maestria de Chtuh et d’Uruhu, toute leur expérience, les deux officiers ne parvinrent pas à éviter l’écrasement sur le sol accidenté d’Aruspus. Le crash, violent, fit de nombreux dégâts, non seulement à l’intérieur du vaisseau scientifique mais également à l’extérieur.

Le Langevin creusa ainsi un fossé de plus de cinquante mètres de profondeur, labourant le sol, et parcourut près de quinze kilomètres avant de stopper, fumant et blessé, juste au bord d’un précipice vertigineux!

Les niveaux 1 à 8 de l’engin spatial avaient subi les plus grands dommages. Tous les hangars avaient été dévastés ainsi qu’une partie de la salle d’ingénierie et les cellules de stase. C’était un véritable miracle que la salle des machines n’eût pas explosé! Quant aux cellules de stase, une quarantaine fonctionnait encore dont celles du capitaine Maïakovska, d’Isaac, de Shinaaïa et de Celsia la Castorii.

Sur la passerelle, Uruhu, Ftampft, Kiku U Tu et Chtuh avaient été projeté avec une brutalité inouïe hors de leur siège. Pourtant, déjà, le petit dinosauroïde se relevait et, fébrilement, ignorant les douleurs occasionnées par ses multiples contusions, vérifiait les rares consoles encore en service, professionnel et militaire jusqu’au bout! Il avait toujours excellé à l’entraînement.

Antor, remettant de l’ordre dans sa tenue, aussi livide qu’à l’ordinaire, brancha la communication interne, demandant le statut de l’infirmerie. La voix du docteur di Fabbrini, à peine émue, le rassura.

- A part quelques contusions, des foulures et un bras cassé, tout va bien ici. Le professeur Schlffpt est en pleine forme. Son aquarium secondaire n’a que des dégâts mineurs vite réparables. Mais, ce qui m’inquiète, ce sont les systèmes de survie qui donnent des signes de faiblesse. Il en va de même pour les cellules de stase, d’ailleurs, du moins celles qui n’ont pas trinqué!

- Agissez pour le mieux, docteur, proféra le mutant avec son sang-froid habituel. Quant à nous, sur la passerelle, nous ne comptabilisons aucune victime, seulement des blessures légères qui n’obligent pas à une hospitalisation immédiate.

- je viens dès que possible.

- Inutile, Lorenza. Par contre, un vaisseau Asturkruk est parvenu à nous suivre et, comme nos écrans et la plupart de nos senseurs sont en panne, nous ignorons sa position précise.

Schlffpt, usant de sa voix synthétique, intervint.

- Je dois rajouter qu’au niveau des bulles de stase, c’est plutôt la panique. A l’extérieur du vaisseau, je capte des effluves de pensées hostiles qui ne proviennent pas des Asturkruks. Les Alphaego natifs viennent de se réveiller, je crois…

- Entendu, professeur. Je les perçois également, assez confusément. Merci pour votre message d’alerte toutefois.

Le vampire coupa alors la communication avec nervosité.

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Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis l’arrestation de Daniel Wu ou plutôt pour les autochtones de Daniel Dumoulin! Les inspecteurs lui avaient infligé le troisième degré. En pure perte, naturellement. Une descente de police avait même eu lieu rue Rambuteau. Il va de soi qu’elle n’avait rien donné.

Le commandant Wu, faisant fi de ses scrupules, avait enfin utilisé ses dons de persuasion et était parvenu à influencer le commissaire Donnadieu. Celui-ci, sous une hypnose partielle, avait donc cédé à la requête du suspect. Daniel Lin allait rencontrer le Président du Conseil Paul Déroulède! Si Donnadieu avait obtempéré aussi facilement, c’était qu’à l’origine, il croyait voir dans le prévenu une sorte de super espion à la solde du Kaiser Guillaume II, disposant de moyens faramineux et de connaissances qui ne l’étaient pas moins, ce dont la France devait absolument entrer en possession, le plus rapidement possible!

Pas question d’hôtel Matignon à cette époque comme siège de la présidence du Conseil! Ce fut donc dans un salon du Palais du Luxembourg, siège du Sénat, que le prisonnier fut conduit, encadré par une imposante escorte policière, solidement menotté, auprès de Paul Déroulède.

La troupe, nombreuse, parcourut au pas de charge le jardin avec ses pelouses, ses allées sablonnées, son bassin, ses platanes, ses chênes, ses tilleuls, ses cyprès, ses barrières en bois et son talus montant. Le Luxembourg était fréquenté par les nourrices, les infirmières de cliniques huppées, les nurses en tenue bleu marine. Elles promenaient des petites filles en robe blanche de coton poussant des landaus d’osier dans lesquels dormaient des Bébés Jumeau.

Dans le salon, envahi de dorures, le lustre à pampilles lourdement chargé brillait de mille feux, réfractant à l’infini la lumière du soleil qui entrait à flots par les fenêtres. Daniel Wu, debout, et surveillé de près par dix malabars, ne put s’empêcher d’admirer le cristal de Baccarat ainsi que les moulures et les stucs du plafond et des dessus de portes. Le parquet, parfaitement ciré, était une véritable patinoire et les meubles de Boulle, authentiques et hors de prix, supportaient de magnifiques vases de porcelaine chinoise et de Sèvre.

Enfin, après dix minutes d’attente contemplative, Déroulède apparut, venant d’une antichambre, vêtu d’un habit queue de pie noir et blanc du plus parfait classique, d’un chic absolu! Sa longue barbe grisonnante plastronnait fièrement comme il se devait à l’époque.

D’un geste raide et impérieux, l’homme d’Etat congédia le commissaire et ses subordonnés leur faisant comprendre d’attendre la fin de l’entrevue exceptionnelle dans l’antichambre. Donnadieu voulut objecter, puis se ravisa. Après tout, le sieur Dumoulin était menotté et désarmé!

Déroulède étudia longuement, ne dissimulant pas sa curiosité, l’individu qui lui faisait face, son regard d’acier ne négligeant aucun détail. Nullement troublé, Daniel Wu rendit regard pour regard avec une impudence incroyable, pas du tout intimidé ou humilié. A vrai dire, il se comportait comme un égal vis-à-vis du Président du Conseil!

« Si jamais les Alphaego lui en laissent le temps dans cette harmonique-ci, pensait-il, Déroulède sera ou un pré De Gaulle, ou un pré Hitler! Ce « brave » Paul n’a certes pas d’intentions mauvaises, du moins à mon égard. Mais son patriotisme exacerbé l’aveugle. Alors, dessillons-lui les yeux et sortons le Grand Jeu! ».

Après trois longues minutes d’un silence de plus en plus pesant, le Président du Conseil se décida et prit la parole.

- Monsieur Dumoulin, vous avez demandé, exigé même de me voir, sous le prétexte que vous aviez à me faire, personnellement, d’importantes révélations! La situation internationale étant, à l’heure actuelle, quelque peu délicate, j’ai accepté donc cette rencontre pour le moins inhabituelle.

- Merci pour cette concession, monsieur le Président du Conseil.

- Attendez un peu avant de me faire des courbettes! Depuis quelques mois, les journaux parlent beaucoup trop de vous, et pas en votre faveur, assurément! De hautes personnalités scientifiques telles Milne- Edwards et l’abbé Breuil se retrouvent également sur la sellette, personnalités que vous avez approchées, ce me semble! Peut-être êtes-vous lié également à la Wilhelmstrasse, non? J’aimerais percer les secrets que vous dissimulez, monsieur!

- Monsieur Déroulède, voilà un ton direct qui me plaît! Hé bien, soit! Vous allez tout apprendre de moi. Je m’en vais vous révéler ce que je dissimule; je vous garantis qu’il ne s’agit pas du tout ce que vous pensez! Votre police et votre deuxième bureau vous ont dressé de moi un portrait de terroriste malfaisant quelque peu exagéré! Ne me nomme-t-on pas le « nouveau Caserio »? Ou encore le « nouveau Dreyfus »? Pourquoi tant de haine? Parce que j’ai eu la malchance d’être mêlé à quelques incidents ou faits divers gênants? De par mes origines incertaines?

- Votre identité, celle de Daniel Dumoulin est fausse, avouez-le. On ne trouve aucune trace nulle part de votre acte de naissance.

- Un peu de patience, monsieur le Président du Conseil. Vous saurez tout dans quelques minutes. Apprenez déjà que je n’ai pas de mauvaises intentions. De plus vous voir tenir les rênes de cet attelage rétif appelé France me laisse quelque peu perplexe!

- Ah! Pourquoi cela? Un quidam plus que suspect se permet de porter un jugement négatif quant à ma manière de diriger le pays! Trouvez-vous donc que je suis un Président du conseil inexpérimenté?

- Pas tout à fait!

- Vraiment, vous ne doutez de rien et surtout pas de vous, monsieur Dumoulin! Je continue à vous appeler ainsi puisque j’ignore votre nom!

-Il n’est pas temps de vous le donner, monsieur!

- Poursuivons donc… Il m’a été rapporté, et j’ai foi en ce témoignage, que vous lisez couramment le tibétain ancien ainsi que le chinois. Avez-vous vécu ou séjourné longuement dans ces royaumes difficiles d’accès pour un occidental?

-Difficiles d’accès, n’exagérez pas! En fait, je suis né dans l’Empire chinois, tout simplement, mais il s’agit d’un Empire quelque peu différent. Il s’étendait, lorsque je l’ai quitté, du nord de la Sibérie centrale jusqu’aux îles de la Sonde. J’emploie le terme « Empire », mais je devrais plutôt dire l’Alliance sino-indienne.

- Impossible!

- Laissez-moi achever. L’heure des révélations a sonné. Je me nomme Daniel Lin Wu Grimaud. Voilà mon nom complet. Par mon père, j’ai la nationalité chinoise. Quant à ma mère, elle était d’origine française avec des racines germaniques. Au sein de l’Alliance des 1045 planètes, je possède l’identité humaine et la citoyenneté impériale. Voilà ce qui me définit pour l’état-civil. A mon époque, sur cent mille années lumière, 1045 planètes ont décidé de s’unir librement dans une confédération. Le traité a été signé le 15 octobre 2506. Il a été enregistré sous la référence 17. 47. AB.Q.

Déroulède, en entendant ces propos fantasques ne put s’empêcher de soupirer et de montrer sa contrariété.

- J’ai affaire à un illuminé! Abusé par un fou! Les services de la police auraient pu s’en rendre compte avant au lieu de me faire perdre mon temps!

- Monsieur Déroulède, je vous conjure de me croire! Dans votre jeunesse, vous avez sans nul doute lu Jules Verne…

- Mais….

- Vous savez donc que ses romans d’anticipation ont annoncé d’immenses progrès qui sont en train de se réaliser, et ce, dans toutes les branches de la science et de la technique. Ne niez pas. Un doute vous assaille à l’instant. Voyez-vous, je suis doté de la précieuse faculté de télépathie et je lis en vous sans difficulté. Vous avez été émerveillé par ces écrits, enthousiasmé même, et malgré vous, vous espérez que l’avancée de la technologie rendra le monde meilleur! Or, je suis justement la preuve que vous attendiez! Un humain du futur qui peut témoigner que l’humanité a abandonné ses vieux démons!

- Prouvez-moi ce que vous avancez avec un tel aplomb! Ricana l’homme politique. Je vous mets au défi!

- Est-ce bien là ce que vous désirez monsieur le Président du Conseil? Répliqua Daniel Lin mi-figue-mi-raisin.

- Certes! Ne tergiversez donc pas au pied du mur!

- Dans ce cas, suivez-moi!

Sous les yeux médusés de Paul Déroulède, Daniel Wu se défit de ses menottes comme par magie. Mais le plus incroyable était cependant encore à venir. Comme vous vous en doutez, notre daryl androïde était relié directement à l’ordinateur de bord de la navette Einstein. Il n’eut qu’à penser « télé portation » pour se retrouver, en compagnie de l’homme politique français, à bord de son vaisseau spatial d’appoint. Déroulède, ébahi, avait pâli et rougi à la fois.

A peine les deux hommes s’étaient-ils matérialisés que Bing aboya furieusement, dérangé dans son sommeil. Puis, le chien, voyant à qui il avait affaire, cessa et, bâillant, se rendormit. Quant à Ufo, il miaula d’abord piteusement, cherchant manifestement à recevoir des caresses. Mais comme son maître semblait l’ignorer, il alla bouder sous une table.

Plus ou moins remis de ce transfert soudain et inattendu qui pour lui tenait lieu d’un tour de sorcellerie, le Président du Conseil se demanda à voix haute s’il ne rêvait pas. Manifestement, ce n’était pas le cas puisqu’il sentait sous sa paume la dureté et la texture des étranges objets et décors l’entourant. Il fut cependant encore plus déstabilisé et sursauta violemment lorsqu’il entendit une voix féminine désincarnée s’adresser à son hôte. Cette personne, visible nulle part, s’exprimait en anglais.

« Welcome aboard Major! ».

- D’où provient cette voix de femme? Demanda Déroulède, se tournant de tous côtés. Je ne vois personne! Un phonographe? Un appareil de Marconi? Un téléphone?

- Rien de tout cela, monsieur le Président du Conseil. Mon ordinateur de bord me souhaite la bienvenue. J’admets que l’IA de ce programme est un tantinet espiègle! J’en suis responsable. Lors de la dernière révision, je l’ai pourvue d’une personnalité primesautière assez indépendante… La précédente m’ennuyait à mourir!

- IA? Je n’ai jamais entendu ce terme….

- Intelligence artificielle en abrégé. Ah! Mais voici mon fils Mathieu.

Effectivement, un garçonnet de neuf ans environ, aux cheveux châtain foncé, au teint mat, s’avançait. Avec une certaine désinvolture, il salua Déroulède puis embrassa son père.

- Je me demandais quand est-ce que tu allais revenir, fit-il en mandarin. Marie n’est pas avec toi? Ni Violetta? Tu n’as donc pas encore récupéré ma cousine!

- Une chose à la fois, Mathieu, répondit Daniel Lin en français. J’ai besoin du chrono vision ainsi que du translateur pour localiser miss j’ordonne! C’est pourquoi je suis ici. Sur Terre, hier, vois-tu, cela s’est assez mal passé et…

- Oh! Je suis au courant, papa!

- Ce monsieur qui m’accompagne est un dirigeant politique. Il demande une démonstration…

- Et la directive première?

- Laisse tomber! Pamela a assez perturbé ce cours-ci de ce temps!

- Toi aussi, non?

- Je le reconnais… Monsieur Déroulède, ne restez donc pas debout comme une statue! Suivez-moi plutôt jusqu’au centre de commandement ou de ce qui en tient lieu! C’est la pièce à côté. Je n’utilise pas le terme de cabine puisque cela ne ressemble pas du tout à un paquebot.

Dans l’expectative, le Président du Conseil marcha prudemment derrière son hôte, non qu’il fût vraiment inquiet. Si ce Daniel Wu avait voulu l’assassiner, il serait déjà passé à l’acte, non? Bien sûr, il avait dévoré Jules Verne mais jamais il n’aurait imaginé l’intérieur d’un obus ainsi aménagé! Il s’attendait, classiquement, à un habitat cylindro-conique, aux murs de métal, à des banquettes de cuir, profondes et confortables, à des leviers, des cordons de sonnettes, à des engrenages et des rouages parfaitement visibles et identifiables, et aux incontournables rivets! Il cherchait également des lampes à arc si caractéristiques, des cadrans affichant les tensions, des voltmètres, et ainsi de suite…

Déroulède pénétra donc dans le saint des saints et là encore ne reconnut rien! Ses yeux se posèrent sur deux sièges de forme anatomique, sur deux couchettes et sur ce qu’il crut n’être qu’une simple table. Cependant, en s’approchant, il remarqua que les tablettes n’étaient pas constituées de bois mais avaient été usinées en une étrange matière qui ressemblait à du verre et qui laissait apparaître des sortes de petites taches multicolores doucement éclairées clignotant par intermittence.

- Mais où sont les volants, les guidons, les radiateurs; les bielles et les mécanismes? Articula-t-il surpris. Bref, ce qui constitue habituellement les moteurs? Je n’entends aucune vibration et ne ressens aucune secousse… Votre navire est à l’arrêt sans doute, à quai quelque part…

- Presque! En orbite autour de la Terre!

- Que me chantez-vous là? Comment puis-je vous croire? A bord de cet engin, il n’y a aucun hublot!

- S’il ne s’agit que de cela pour vous satisfaire! IA, occultation de la paroi bâbord!

Déroulède, surpris, recula, retenant, à peine, un cri de terreur pure. A la place de ce qu’il avait pris pour un mur solide, il aperçut le vide! Et, là, si proche qu’il aurait pu la saisir, une énorme boule bleue et blanche, d’une beauté renversante! Ce ballon féerique semblait suspendu dans un ciel noir à peine piqueté de points d’argent qui ne scintillaient pas. S’agissait-il réellement des étoiles?

- Seigneur Dieu! Quel spectacle bouleversant! Est-ce bien la…

- Oui, notre bonne vieille Terre! Là haut, les systèmes stellaires. Si vous vous penchez un peu, sur votre gauche, vous verrez la Lune…

- Mais je vais tomber!

- Pas du tout! Un champ de confinement maintient à l’intérieur de ma navette les conditions nécessaires à la vie humaine: la pression, l’atmosphère, la température, et bien autres choses encore…

- Ainsi donc, tout ce que je vois et admire en cet instant est bien réel! Le génie humain voguera bientôt parmi les étoiles. Ce sera aussi courant que de naviguer sur l’océan. Est-il français au moins ce génie?

- Du chauvinisme mal placé encore? Certes, la France, avec ses moyens, a participé à l’exploration, mais elle n’était pas seule, loin de là! Je regrette de vous chagriner mais les premières fusées furent allemandes et russes! Conservez le sourire! Au XXVIe siècle, ces histoires de nationalité ne signifient plus grand-chose. Les Humains ont réussi le melting pot. Je sais de quoi je parle, j’en suis une parfaite illustration. Mon cas est plutôt courant. Je vais prendre l’exemple de mon deuxième officier. Canadien d’origine, il a épousé une mi-Italienne mi-Métamorphe. Voyez, l’humanité est parvenue à se croiser avec d’autres espèces extraterrestres. Ainsi, la jeune fille que je recherche, Violetta Sitruk, ses origines en partie métamorphes lui permettent de modifier son apparence extérieure à volonté. Plus besoin d’artifices, de maquillages pour s’embellir! En fait, le vaisseau que je commande est composé d’un équipage véritablement multiracial.

- A ce point?

- Hé oui! Il a été recruté non seulement sur les différents mondes constituant l’Empire des 1045 planètes, mais également à différentes époques. Mon chef pilote, Uruhu, appartient au genre Homo neandertalensis. Quant à mon chef de la sécurité, il s’agit d’un Troodon, autrement dit d’un dinosauroïde. Sa planète a été détruite il y a quelques mille cinq cents ans. L’espèce a dû migrer sur d’autres mondes et apprendre à cohabiter avec des humanoïdes, des Castorii, des Helladoï, des Terriens et d’autres dinosauroïdes, les Compsognathus. Sans les dévorer, s’il vous plaît! Pour Kiku U Tu, les espèces inférieures, ce sont nous, les humains et assimilés.

- Qu’entends-je? Vous vous gaussez de moi, monsieur…

- Non, je vous l’assure. Il vous faut réaliser que nous, les habitants de ce siècle futuriste, nous avons dépassé depuis plusieurs siècles cette idéologie réductrice de la supériorité d’une « race » sur une autre.

- J’admets volontiers que je suis raciste et xénophobe. Je le proclame même avec fierté! Mes opinions ainsi affirmées reposent sur un substrat scientifique! Darwin a montré…

- Stop, monsieur Déroulède! Vous ignorez précisément de quoi vous parlez et à qui vous parles! J’ai un parcours de xéno biologiste de paléo biologiste et de généticien en plus d’une formation tactique et d’un diplôme d’informaticien. Ce que vous avez lu, vous l’avez mal compris et mal assimilé. Bref, vous l’avez déformé! Et je vais vous le prouver immédiatement. IA, fais apparaître l’écran du chrono vision. Ah! Replace la paroi protectrice d’abord!

- A vos ordres, commandant.

- Merci, IA.

- Votre intelligence artificielle s’exprime en français, maintenant.

- Par égard pour vous, monsieur le Président du Conseil.

- Quelle manœuvre effectuez-vous précisément?

- Une minute, je vais vous répondre. IA, réglage XXIIe siècle, monde terrestre, Suisse, dérive de 0,0057%.

- Voici, commandant!

Sur l’écran sphérique, une scène de combat apparut alors. Des guerriers en djellabas blanches et babouches de cuir aux pieds, brandissant des fusils à longue portée, hurlaient « Inch’ Allah ». Les tirs des armes à feu crépitaient, résonnaient dans l’immense hall d’une importante banque suisse où l’on pouvait identifier de lourdes portes blindées, des ordinateurs portables à écrans souples et des sacs de lingots éventrés qui répandaient leur contenu sur un sol de marbre désormais souillé de sang.

- Que signifie le choix d’une telle scène? S’exclama Paul Déroulède. Je n’y vois là qu’un rezzou!

- Oh! Il s’agit de bien plus que cela! Vous avez devant vous les représentants d’un islam vengeur et fanatique. Ils sont en train de gagner contre les ultra capitalistes libéraux. Ordinateur, affiche l’année, le mois et le jour.

Déroulède ne put réprimer un geste de contrariété.

- 18 mars 2105! Est-ce donc là le futur dévolu à la Terre?

- Non, seulement un des futurs possibles. Ordinateur, passe à l’écart de 0, 0071%. Pour la même date de référence, naturellement!

Cette fois-ci, l’écran focalisa sur un Paris où tous les panneaux étaient bilingues, comportant des inscriptions en français et en allemand! Des jeunes gens arrogants, portant moustaches bien cirées, uniformes chamarrés, devisaient joyeusement entre eux dans un allemand rocailleux et guttural, paradant fièrement, arpentant les rues de Montmartre comme s’ils étaient chez eux. Ce qui en fait, était le cas!

- Ordinateur, zoome sur le titre de ce journal dépassant d’une des poches.

Le quotidien, « das Bilderzeitung », daté donc du « 18. März 2105 », portait à la une l’information suivante: « Der Kaiser Wilhelm der Zehnste reist auf die Sterne », autrement dit: « L’Empereur Guillaume X voyage autour des étoiles ».

Déroulède qui parlait et lisait couramment l’allemand, proféra, les sourcils froncés.

- Un journal français imprimé en allemand qui titre en première page sur un souverain Hohenzollern! Expliquez-moi!

- Il n’y a pas qu’une seule et unique Histoire. Ici, nous avons un monde où l’Allemagne a vaincu une nouvelle fois la France et où elle a conquis les deux tiers de l’Europe. Mais ce n’est pas là votre futur. Ordinateur, affiche un écart de 0, 0704%.

- Entendu, commandant. Voici donc la Pax Romana sur la Terre presque entière…

- Ce que vous voyez là, monsieur Déroulède, n’est pas une reconstitution mais bien une réalité alternative, différente résultant de la présence opportune ou pas de mon second officier, le capitaine Benjamin Sitruk, le père de Violetta.

Déroulède réfléchit quelques secondes puis s’exprima.

- Sitruk… mais c’est un nom à consonance juive!

- Là, vous me décevez, monsieur le Président du Conseil! Benjamin est si peu pratiquant! Il évite de faire du prosélytisme… à tel point qu’il est parvenu à être Empereur sans obliger cependant les Romains à se convertir! En ce « 2105 », mais il me faudrait vous donner la date en fonction de la création mythique de Rome, règne le descendant indirect de mon officier, Aurelianus Maximus le Superbe. Vous remarquez comme moi que nous avons ici un Empire romain qui a perduré, pérennisé et qui s’est étendu au continent « américain ».Il a absorbé toutes les autres croyances, établissant un syncrétisme de fort bon aloi. Cependant, chacun demeure libre de choisir et de pratiquer sa religion. Ainsi, le christianisme n’est qu’une religion parmi tant d’autres, le bouddhisme également… Mais je puis vous montrer mieux encore. Ordinateur, affiche maintenant l’écart 0, 0927%, celui concernant la domination du Moro Naba de Texcoco.

- Dieu tout puissant! Jeta l’homme politique. Une Europe « nègre »! Et des pyramides à degrés!

Comme vous le remarquez, mon cher Président du Conseil, poursuivit Daniel Lin avec un humour froid, cette fois-ci, nous avons affaire à une civilisation mosaïque qui a assimilé les cultures bantoue et mexica. Mais, à mes yeux ces trames deviennent monotones! Comme Penta p, je proclame: « Foin du genre Homo Sapiens! ». Passons au monde K’Tou. Il est assez rafraîchissant. Ordinateur, déviation de 2,0034%. Tenez… Qu’est-ce que je disais?

- S’agit-il bien d’hommes singes envahis de vermine, à la face abrutie? Dieu! C’est cela donc le Paris de cet univers?

Que montrait donc l’écran du chrono vision qui parvenait à choquer autant Déroulède? Au milieu de « l’avenue des Champs Elysées », se dressait un gigantesque autel, surmonté de crânes d’aurochs et d’ours. Près de ce haut lieu cultuel, des Néandertaliens, vêtus à la façon, des Inuits, vaquaient paisiblement à leurs occupations, dressant des tentes. Ils s’étaient rendus au pèlerinage annuel en l’honneur du dieu ours et ils s’apprêtaient à lui rendre hommage avec tout leur cœur et tout leur enthousiasme.

- Dans ce monde où triomphe la civilisation K’Toue, Paris porte le nom originel de « Bro-aurr », ce qui signifie « ours bienfaiteur, protecteur ». Ah! Paul, ne perdez pas de vue que les K’Tous, le véritable nom des Néandertaliens, sont en fait les seuls Européens de souche!

- Quelle scène bien peu ragoûtante Que cherchez-vous à me faire comprendre avec toutes ces démonstrations? Que l’Homme blanc ne représente rien au niveau de l’Univers? Qu’il n’est qu’un alinéa dans le grand livre d’Histoire de la Terre?

- Oui, et même davantage. Le genre humain, en fait, n’est pas la finalité de la Création! Et si, maintenant, nous passions au monde dinosauroïde où l’écart, par rapport à notre existence s’élève à 25% environ? Qu’en dites-vous?

- Non! J’en ai assez vu! Montrez-moi donc plutôt mon futur… ou du moins celui qui correspond au présent actuel…

- Bien, je m’exécute. Mais peut-être allez-vous le regretter. Tu as entendu, ordinateur. Obtempère en centrant sur « l’année terrible », 1916. Attention au choc!

L’écran présenta alors une scène de bataille terrifiante dans sa cruelle réalité, où l’artillerie canonnait sans répit des soldats qui tentaient vainement de franchir un fossé sous les obus. Le ciel et la terre se confondaient dans un camaïeu d’un gris terne désolant, faisant ressembler le paysage de cette bataille à celui d’une lune morte, toute constellée, crevée de cratères. Des nappes délétères flottaient presque au ras du sol, enveloppant les combattants qui rampaient pour échapper à l’abominable mitraille. On voyait les malheureux soldats lutter malgré les masques contre cet ennemi sournois, chanceler, pour finalement s’abattre sur ce sol maintes et maintes fois labouré, boueux et empli de cadavres ensevelis partiellement.

Aucun oiseau ne chantait dans ce paysage maudit. Seule la canonnade grondait, retentissait, telle une funèbre mélopée. Spectacle de la Mort, absurdité de la guerre, boucherie vaine, inutile, horreur absolue!

Puis, la caméra, mue par quelle volonté?, focalisa sur un petit groupe d’officiers. Les hommes prenaient un peu de repos en attendant le prochain, l’inévitable assaut. Apparemment blindés contre toute émotion, ils savouraient un ersatz de café à quelques mètres à peine d’un tombereau de cadavres à demi enterrés. Quelques fois, il manquait un bras ou une partie du crâne à ces morts anonymes, absurdement grotesques, à ces dépouilles à qui toute dignité humaine avait été ôtée. L’odeur dégagée par ces corps devait être pestilentielle et pourtant les survivants, jusqu’à quand?, buvaient leur café tranquillement, affichant une indifférence indécente!

Paul Déroulède, livide, reconnut l’uniforme français, la veste bleue et le pantalon garance. La seule différence notable consistait dans le port d’un casque d’acier servant également de gamelle. Ici, comme vous l’avez sans doute remarqué, point de tenue bleu horizon!

- La guerre! Hé bien, soit! Fit le Président du Conseil. Qui l’a déclenchée?

- Est-ce là ce que vous tenez à savoir? Répondit Daniel Wu déçu une fois encore. J’attendais une autre question! Enfin! Vous avez sous les yeux un champ de bataille caractéristique de la deuxième guerre entre la France et l’Allemagne. Oui, une deuxième guerre depuis le XXe siècle et non pas 1870! La première eut lieu en 1905! Elle se termina par un statu quo. Celle-ci n’a commencé que depuis quatre mois à peine. Votre nation fait cavalier seul car la France n’est pas parvenue à trouver des alliés. Au contraire de ce qui est advenu dans le passé de mon Univers. Le conflit de 1905 fut déclenché sottement, à la suite d’un minuscule et ridicule incident colonial, concernant le Maroc… Or, déjà, l’année précédente, vous aviez frôlé une guerre, cette fois avec la Grande-Bretagne. Ah! Cet orgueil nationaliste que j’exècre!

- Expliquez-moi ce que montre exactement cet écran.

- Tout simplement une stupide guerre de revanche, déclenchée par le Président de la République Maurice Barrès, votre successeur, le deuxième de la Quatrième République! Triste et odieux spectacle qui décourage tous les amis de l’humanité, non? A quoi bon changer les institutions si c’était pour en arriver là, à ce massacre? Parfois, la nature humaine soulève en moi des hoquets de dégoût et il me prend la furieuse envie de… mais laissons-là mes états d’âme.

- Mais, bon sang, qui gagne?

- Quelle importance? Contemplez plutôt ce gâchis, ces morts inutiles, cette monstrueuse fauchaison de tant de jeunes gens sacrifiés sur l’autel de l’orgueil!

- Mais, peut-être que, selon le vainqueur…

- Rien, vous m’entendez, ne justifie une pareille boucherie, une sanglante récolte! Ah! Vous voulez absolument connaître le vainqueur de cette monstruosité! Alors, admirez-le et ne geignez pas! Que ce spectacle vous profite et vous rende plus sage!

L’écran afficha alors une autre scène encore plus repoussante que la précédente, si terrible, si horrible qu’on aurait pu la croire sortie tout droit d’une séquence de film gore en vogue à la fin des années 1980-1990 des pistes temporelles 1921-1922.

Une infirmerie ordinaire, aux murs crépis de blanc, au carrelage immaculé, impeccable, aux lits parfaitement alignés, dans la salle commune d’un hôpital anonyme. Des blessés de toute sorte, allongés et gémissants, des religieuses dévouées, bien évidemment, mais aussi, hélas, se mouvant comme dans une danse rituelle et hypnotique, cinq êtres blafards, cinq créatures hideuses, aux tentacules démesurés, les tristement célèbres Alphaego, dont la multiplication depuis la fatidique année 1900, en l’absence de toute lutte entreprise contre ce fléau, avait été effarante. Les fœtus immondes, vampires d’un nouveau genre, bien plus efficaces que leurs frères des récits mythologiques de Bram Stocker, collaient leur appendice ventral sur la carotide des blessés ou des infirmières, et, goulûment, se nourrissaient de leurs fluides vitaux. Ceci, dans la plus parfaite indifférence! Aucune réaction, aucun mouvement de fuite! A quoi bon?

Certaines des victimes, lorsqu’elles ne succombaient pas, voyaient alors leur corps se couvrir de kystes et de bourgeons anarchiques, puis prenaient insensiblement des proportions infantiles monstrueuses. La mutation effectuée et achevée, les nouveaux Alphaego disparaissaient dans la transdimensionnalité sans coup férir.

- Seigneur! Des têtards démoniaques sortis de l’Apocalypse! Gémit Paul Déroulède.

- Voici, dans toute leur splendeur effrayante et abjecte, les seuls véritables vainqueurs de ce conflit! S’écria Daniel Lin, ses yeux brillant d’un éclat non de folie mais d’une lueur mordorée. Les Homuculi qui éradiqueront les humains! Ils coloniseront toute la planète Terre. En 2050, régnant sans partage, affamés, ne trouvant plus aucune victime pour assouvir leur estomac, ils s’adapteront une fois encore et quitteront le système solaire. Ils migreront vers les étoiles. Malheur à Alpha du Centaure! Malheur à la Galaxie tout entière! Vous ne pouvez empêcher cela! Moi non plus! C’est le châtiment qui s’abat sur une espèce arrogante et vaniteuse, sur des humains qui n’ont pas su que le seul bien du Pan Multivers est la Vie! Monde condamné, dimension au bord du gouffre… Contemple ta fin! Oui, monsieur le Président du Conseil, vous êtes responsable de ce désastre cosmique car vous avez été un des principaux rouages conduisant à cela, cette Désolation…

- Pourquoi cette accusation?

- Pourquoi? Parce que vous avez préféré ignorer, mépriser ce danger au lieu de le combattre et de tenter de le juguler lorsqu’il en était encore temps! Ah! Si vous aviez possédé un atome de bon sens, vous auriez alloué les crédits de guerre à la recherche médicale! Vous auriez fini par venir à bout de cette épidémie, non sans mal, certes, mais vous l’auriez vaincue! Dans cette année 2050, l’Homme respirerait encore sur sa planète bleue!

- Coupable, dites-vous… de tout?

- Oui… et… Non…

- Ah! D’où viennent ces créatures, monsieur Wu?

- Mmm…

- Je suis prêt à endosser la responsabilité de cette guerre si vous me répondez, mais…

- Mais pas de cette monstruosité, bien entendu…

- Personne ne naît innocent…

- Je vous vois venir, monsieur le Président du Conseil. Nous assumons un héritage, une façon d’être, allez-vous me jeter à la figure… Une façon de penser. Nous voulons modeler le monde à notre image, faire en sorte qu’il corresponde à nos besoins… Erreur!

- Oui, le péché originel!

- Monsieur Déroulède, je ne suis ni catholique, ni chrétien… Ce que je veux que vous saisissiez, c’est que, lorsque nous agissons, vous, moi, ou tout autre individu, nous sommes dans l’incapacité d’en appréhender toutes les conséquences. Nous ne sommes pas assez sages…

- Assez, monsieur Wu! Commandez à votre IA d’éteindre cet écran!

- Le poids de votre conscience vous accable? Moi aussi, si cela vous rassure! Montrez-vous fort! J’ai le remède à votre spleen, l’antidote que je m’administre… Vaisseau… Sortie de l’orbite terrestre, puis luminique 2. Circumnavigation de tout le système Sol. Tu marqueras un arrêt à 400 000 kilomètres de Mars, pareillement pour Jupiter et pour Saturne. Tu iras jusqu’à Uranus et tu feras ensuite demi-tour. Ah! Et fais entendre la Première Gnossienne d’Erik Satie!

- A vos ordres, commandant!

- Laisse l’écran ouvert sur l’espace… je ne connais pas de spectacle plus apaisant que la contemplation des étoiles… Elle nous fait comprendre la relativité de toute chose, nous ramène à notre insignifiance… Combien nous sommes minuscules face à l’immensité de l’Univers! Poussière d’étoiles… Rêves immaculés, innocents, aspirations éternelles de toute grande âme!

Le tour du système solaire fut accompli en une heure à peine, en comptabilisant les arrêts.

- Cette magnificence, cette sublime beauté apaise-t-elle votre cœur? Demanda Daniel Lin d’une voix étrangement émue.

- Bien suffisamment. Jamais je n’ai bu de meilleure potion. C’est si beau, si grand! Je me sens minuscule, mais serein… Aucune angoisse au contraire de Blaise Pascal! Saturne a des anneaux, cela je le savais… mais Jupiter également! Des fantômes d’anneaux…

- Chut! Lorsque vous regagnerez le Palais du Luxembourg, ne divulguez pas ce que vous avez vu et appris. C’est trop tôt, monsieur le Président du Conseil.

- Oh! Je n’en avais nullement l’intention, monsieur Wu! J’ai compris les raisons de votre démonstration. D’autant plus qu’il m’a bien semblé apercevoir des sortes d’algues sur Europe et Io…

- Effectivement. Vous avez l’œil perçant. Des micro-organismes sont en train de gagner la bataille pour la Vie! Ils prendront la relève des humains dans des millions, des milliards d’années.

- Le danger des êtres têtards?

- Le froid qui règne sur ces mondes est leur meilleur bouclier! Souciez-vous plutôt de l’espèce humaine!

- j’essaierai, dans la mesure du possible, de combattre ce fléau. Je ne veux plus être accusé d’avoir déclenché des guerres à répétition, non plus…

- Vous m’en voyez heureux. Je savais, j’étais parfaitement conscient que ce voyage extraordinaire allait modifier vote façon de penser, d’envisager le monde. La contemplation des étoiles remet toujours tout en perspective.

- Dès que vous m’aurez ramené au Palais du Luxembourg, je convoquerai les ministres de mon gouvernement afin que, tous ensemble, nous présentions notre démission au Président de la République. Après tout, ces deux conflits n’ont pas encore eu lieu. Je peux peut-être infléchir le futur…

- Certes… mais il ne suffit pas de changer la tête qui dirige un pays pour modifier le cours de la trame de l’Histoire… Il existe de nombreuses constantes, des résistances…

- Hé bien, j’essaierai tout de même!

- A propos, concernant mon inculpation…

- Naturellement, je vais faire annuler toutes les procédures judiciaires contre vous. Vous serez innocenté. Mais, maintenant, je me demande qui sera le plus apte à occuper mon poste…

- Les élections législatives ne doivent avoir lieu que dans deux ans. Les candidats ne manquent pas…

- Loin de là, effectivement! Mais, monsieur Wu, vous semblez préoccupé. Votre visage est bien sombre…

- Violetta! Où a-t-elle atterri et quand? Est-elle toujours vivante, d’ailleurs?

- Vous lui portez une grande affection.

- Je la considère comme ma fille.

Daniel Lin marqua une pause puis reprit.

- IA?

- Oui, commandant.

- Recherche les traces génétiques de l’humano-métamorphe Violetta Sitruk. Dans toutes les harmoniques temporelles susceptibles d’abriter la vie humanoïde…

- Sur la Terre?

- Pour commencer! Tu pars de la date virtuelle actuelle et ensuite tu élargis aussi bien dans le passé que dans le futur. Sers-toi du potentiel des senseurs du chrono vision pour effectuer ta tâche!

- Recherche lancée… équations en cours d’examen…

- S’il te faut un supplément de charpakium…

- Inutile, commandant. Génome unité carbone Violetta Sitruk déjà localisé. Données disponibles. Résultats immédiatement consultables ou affichables.

- Bien, dans ce cas, donne-moi la réponse oralement.

- Année 1627. Entre mars et avril. Univers dévié par rapport au modèle source de 0,00074%. Abbaye de sainte Catherine, à dix-huit kilomètres de Saint-Flour.

- Précise la date.

- 17 mars 1627. Souverain de la France, Louis XIII.

- Compris.

- Commandant… Je dois vous alerter. Présences non identifiées, supposées hostiles à proximité de Violetta Sitruk. Action de secours envisageable, requise…

- Entendu. Pardonnez-moi, monsieur le Président du Conseil de devoir vous presser. Je vais vous renvoyer à l’intérieur du Palais du Luxembourg de la même manière que je vous en fais partir.

- Je ne vous en tiendrai pas rigueur, monsieur.

- Retournons dans la cabine à côté.

- Vous allez rejoindre le passé?

- Non sans avoir au préalable récupéré ma petite Marie.

Après une poignée de mains sincère, les deux hommes se séparèrent.

En moins d’une heure, Daniel Wu mit ses affaires en ordre. Rue Rambuteau, après quelques brèves explications fournies à madame Gronet, il promit à Marie André Delcourt et à Aure-Elise de revenir les chercher dans quelques semaines et de les conduire dans son monde où les deux jeunes gens pourraient ainsi à loisir y découvrir toutes les merveilles offertes par l’avenir. Adeline conserva le silence, espérant secrètement faire partie de ce fabuleux voyage. Daniel Lin se garda bien de lui révéler quel destin lui était personnellement dévolu. En fait, la logeuse devait disparaître en 1916, non pas victime de l’épidémie Alphaego, mais d’une méchante grippe. Quant à Aure-Elise, unie à Marie André Delcourt elle connaîtrait les fastes et le confort dus à l’épouse d’un brillant diplomate interstellaire!

Alors que la bombe de la démission du gouvernement Déroulède éclatait, le commandant Wu quitta ce temps dévié pour rejoindre Violetta. Avec son don particulier, l’adolescente était parvenue, une fois encore, à se mettre en mauvaise posture. Mathieu et Marie, Daniel Lin avait été sévère sur ce point, ne devaient en aucun cas débarquer de l’Einstein afin de rester à l’abri des tours de l’espionne Asturkruk Winka.

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