samedi 14 septembre 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle : 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 27 4e partie.



Beauséjour croyait sa dernière heure arrivée, à tort. C’était oublier qu’en tant que résident permanent de l’Agartha, il bénéficiait du statut privilégié préservé. Ce fut pourquoi lorsque Cao Kun se jeta sur lui, le général seigneur de la guerre passa à travers son corps comme s’il n’avait aucune consistance. 
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Mieux même. Les intrus envahisseurs se retrouvèrent sans transition aucune isolés à l’intérieur du néant. De dépit, rageant de colère, Mani Aniang tenta de recouvrer un semblant de matérialité. Des micro points d’un scintillement anthracite parcoururent alors à une vitesse inconcevable la sphère qui emprisonnait les séides de Fu. Mais les particules se heurtèrent aux parois de la bulle invisible. Puis, le bombardement se fit systématique.
La structure improbable résista. Toute l’énergie ainsi dépensée n’eut d’autre effet que d’agacer un peu plus les p et leurs fantômes humains Cao Kun et Ungern von Sternberg.
Loin de ce non monde, mais toujours si proche, le Dragon de l’Infra-Sombre ne pouvait accepter cet échec.
Il affrontait le Surgeon dans un combat singulier titanesque; depuis une femto seconde, depuis des éons, depuis l’éternité. Ravalant sa fierté pourtant immense et insondable, piétinant sa superbe et son orgueil, il devait faire appel à toutes ses ressources afin de ne pas être anéanti.
Devant les deux déités, tout autour et partout à la fois, le Chaos, le pré chaos du moins, houleux, mouvant et changeant, malaxé, tourbillonnait, s’étendait, se rétractait, pulsait et tremblait.
Spectacle inappréhendable, terrifiant, sublime, fascinant et divin.

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Pendant ce temps, l’infernale chevauchée se poursuivait dans une forêt de Fontainebleau devenue le carrefour de tous les possibles. Le sol de terre retentissait du martèlement sourd et régulier des sabots des chevaux lancés au galop. Les nobles animaux, leur robe luisante de sueur, fumaient des naseaux tant ils allaient vite. Toutefois, les montures, bien dressées, ne hennissaient pas sous les aiguillons blessants des éperons. 
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Galeazzo accéléra encore, échappant une seconde à la vue de l’Artiste. A son tour, celui-ci poussa son cheval. Il fut aussitôt imité par ses amis Gaston de la Renardière, Aure-Elise et Violetta.
Le chemin s’enfonçait dans les bois tandis que l’obscurité gagnait. Sous les ormeaux des hêtres, les oiseaux lançaient leurs trilles avant de s’endormir. Pour eux, une journée semblable aux autres allait s’achever. Or…
Des branches folles s’entremêlaient sous les frondaisons, dessinant d’étranges silhouettes fantasmagoriques. Si les cavaliers avaient eu le temps, nul doute qu’ils auraient reconnu en celles-ci des elfes, des nains bossus, des tarasques crachant des flammes, des naïades à la longue chevelure brillante, tous ces êtres animés d’une vie propre. 
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Imperceptiblement, la nuit arrivait comme si le temps connaissait une ellipse.
Aux rouges-gorges, fauvettes et mésanges, avaient succédé des hiboux, hulottes et corneilles. Dans les taillis touffus, on devinait souvent la présence d’un chevreuil ou d’un sanglier. Près d’une mare, quelques biches se désaltéraient, craintives, dressant parfois le cou au bruit d’un galop lointain.
La fantastique chevauchée prenait des allures hallucinées. Sur les bas-côtés, des rochers noirs surgissaient. Ils portaient gravés d’étranges motifs, des silhouettes humaines fort anciennes, oubliées sous la mousse, celles de druides ou de chamanes, les bras levés dans la posture d’orant, invoquant une divinité inconnue. 
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Quelques blocs de pierre avaient été taillés. Sans nul doute, cachaient-ils les restes d’un prêtre d’un culte ignoré.
Six dolmens à demi ruinés furent ainsi dépassé par les cavaliers.
Une clairière minuscule, dissimulée sous le feuillage de chênes centenaires, voilà où aboutissait le sentier emprunté par l’Ultramontain. En son centre, un petit tertre, une bosselure plutôt, rongée, envahie par le lierre et la mousse, verdie, moisie et sans âge. C’était là que se rendait le comte. Vite, il descendit de son cheval et courut frotter la roche usée. Il n’omit point de réciter une incantation en langue grecque archaïque.
Soudain, un grincement sinistre retentit dans le silence surnaturel. Une ouverture sombre se fit, surgie non du rocher érodé mais bien du vide! Le portail multidimensionnel qui donnait sur Cluny venait d’être activé.
Sans se retourner, obligeant sa monture à le suivre, Galeazzo s’y engagea prestement. Il espérait disposer d’assez d’avance pour distancer définitivement celui qui, longtemps, avait été son fils adoptif et son successeur potentiel. Les mètres défilaient sous les pas pressés du comte, la lumière diminuait et toujours pas de Frédéric Tellier et consorts.
Au bout de deux minutes à peine, di Fabbrini s’autorisa à respirer à pleins poumons. Il se croyait en sécurité, il avait tort.

***************

Le portail conduisant à Cluny s’était refermé à la seconde précise où, à son tour, le danseur de cordes allait se glisser dans l’étroite ouverture. Or, déjà engagé, il perdit dans l’affaire un pan de sa veste.
- Zut! C’est trop fort! S’exclama Violetta avec dépit.
- Une chance aussi insolente n’est pas normale, renchérit Gaston. Foutrebleu! Ce diable de comte est aidé par Satan lui-même!
- Attendez, fit Aure-Elise plus calme.
- Voyez sur votre gauche. Une brèche nouvelle se forme.
- Ah! Mais s’il s’agissait d’un piège dont mon maudit ancêtre est coutumier? S’inquiéta l’adolescente.
- Non, je ne le crois pas, dit Frédéric avec confiance. Daniel Lin agit de son côté. Ce tunnel transdimensionnel nous conduit tout droit là où doit se réfugier Galeazzo.
- Espérons-le. Nous abandonnons donc nos montures?
- Tout juste, Violetta.
- Dépêchez-vous! Il n’est pas temps de causer comme si nous étions en train de boire une tasse de thé ou de chocolat, mesdames.
- Bien dit, vertudieu!
Alors, les quatre poursuivants du comte s’engouffrèrent dans ladite brèche et instantanément, se retrouvèrent dans la caverne contenant les mystérieux codex. Di Fabbrini, qui avait laissé son cheval près d’une colonne partiellement écroulée, se tenait debout devant un portail ouvert. Cette porte plus qu’étrange permettait d’apercevoir un paysage urbain des plus futuristes, surtout aux yeux de Gaston et de Frédéric. Un Américain du XX e siècle y aurait toutefois identifié un quartier huppé de LA autour des années 1990.
Mais le portail ne présentait pas qu’une seule ouverture, loin de là! Un seuil dévoilait l’église Saint-Eustache à Paris, mais les badauds qui déambulaient paisiblement sur son parvis étaient vêtus à la mode d’un 1825 tout à fait farfelu. Les habits mêlaient des éléments Tudor à des détails Renaissance, antiquisants et Restauration à la fois. 
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Galeazzo ne se rendit pas compte tout de suite qu’il avait été rattrapé par ses poursuivants, trop affairé à réciter les vers gnostiques d’un sésame transdimensionnel. Tandis que l’Ultramontain matérialisait ainsi une autre brèche ouvrant sur une campagne sereine d’un soir d’été quelque part en Italie, une Italie du Quattrocento - on entendait distinctement les grillons striduler alors que les senteurs d’un blé fraîchement fauché se répandaient dans le souterrain - l’Artiste s’avança jusqu’à son ancien mentor, sa fidèle canne-épée à la main.
- Galeazzo, articula Frédéric d’une voix claire et assurée, il est temps!
Le Maudit sursauta. Il se retourna brusquement laissant tomber dans la poussière le livre multiséculaire.
- Toi! Encore et toujours! Je croyais t’avoir semé définitivement. Il est temps pour quoi faire? M’assassiner? Vous êtes quatre et moi je suis seul.
- Non, mon bon maître. Il est temps de déposer vos armes définitivement, de cesser ce combat inutile d’arrière-garde et de vous rendre.
- Me rendre? À toi, fils prodigue? Tu veux rire, sans doute! Jamais, fils dénaturé!
- Non, pas à moi, comte di Fabbrini, à Daniel Lin Wu…
- A ce métis de Chinois? Pour qui me prends-tu? Il n’en est pas question.
- Je vous demande de vous rendre au Juge des hommes, Galeazzo, vous le savez pertinemment.
- Plutôt périr en enfer et tout de suite!
- Qu’espérez-vous donc? Gagner du temps? Vous êtes seul, vous l’avez dit et reconnu. Suivez nous. La clémence du Juge est toujours possible.
- Que m’importe celle-ci! Que me chaut ce Daniel Lin! Encore une fois, tu m’insultes et m’humilies, danseur de cordes. Je n’espère rien de ton ami, je ne veux rien ni de lui ni de toi. Surtout pas une grâce! Cependant, il est vrai que je ne puis attendre de toi Frédéric que tu t’élèves jusqu’à la grandeur de la…
- Défaite ou traîtrise, mon bon maître?
- Défaite, assurément! Oublies-tu donc que c’est lorsque je suis acculé, que tout semble perdu pour un homme du commun que je parviens à me rétablir et à l’emporter?
- Non Galeazzo di Fabbrini! Cette fois-ci, la fin de la partie a sonné pour vous.
- Ah! Puisque tu parais si pressé de triompher, de me ramener à ton Juge comme un trophée, essaie donc! Tu cours à ta perte et tes compagnons également, ricana le comte.
Comme dans un tour de sorcellerie, une épée sembla alors surgir du néant pour se matérialiser dans la main droite de di Fabbrini tandis qu’un poignard faisait de même dans la senestre du comte. Aussitôt, Galeazzo se mit en garde avec une souplesse et un allant dignes d’éloges. Fort à propos, l’Ultramontain paraissait avoir rajeuni de dix ans pour le moins.
Un nouveau duel entre les deux hommes débuta donc.
Gaston de la Renardière fit reculer les deux jeunes femmes, les mettant momentanément à l’abri, laissant les deux adversaires s’affronter librement. Si jamais les choses tournaient mal pour Frédéric, bien qu’il en doutât car il avait vu les prouesses de Tellier, le mousquetaire prendrait simplement la relève, voilà tout.
Les solides lames en acier trempé cliquetaient, s’entrechoquaient et se liaient tandis que les épéistes se mesuraient, prenant le pouls de l’adversaire. Parfois, les bras, au coude-à-coude se touchaient, se heurtaient et le comte croisait alors froidement le regard de celui qu’il avait formé il y avait plus de vingt ans déjà, dans un autre temps. 
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Tellier ne cillait pas, ne souriait pas et d’un geste souple et élégant à la fois se dégageait pour enchaîner une botte complexe que l’Ultramontain parvenait à parer cependant à la toute dernière seconde.
Élans, parades, feintes, bottes, sauts, ruptures, reprises, bonds, atterrissages, acrobaties et tournoiements, toujours et encore dans ce duel qui semblait devoir s’éterniser, n’être qu’un perpétuel recommencement.
- Le Harrtan, bon sang! Quand l’Artiste va-t-il passer en cinquième figure de Harrtan, s’inquiéta un instant Violetta se mordant les lèvres jusqu’au sang.
L’adolescente frémissait de rage. Dans sa naïveté, elle croyait pouvoir participer à ce combat de titans. Ah! Jeune métamorphe impulsive, au cœur si ardent et si généreux! À cette heure, tu ne doutes ni de tes capacités ni de tes talents. Pourtant, le danseur de cordes qui possède bien plus d’expérience que toi, lui, hésite encore à user du savoir de cet art martial hétérodoxe. Il se méfie, se souvenant des prouesses accomplies par le Maudit face à Daniel Lin en personne.
De son côté, dès qu’il avait senti l’acier dans ses mains, Galeazzo avait recouvré tout son sang-froid. Son visage n’affichait rien, aucune émotion, pas même la haine, ses yeux bleu nuit ne brillaient d’aucune satisfaction anticipée. Di Fabbrini se battait, c’était là son destin, un point c’est tout. Il était né pour cela.
Une quarte et un enchaînement inattendu, éblouissant, un moulinet du poignet d’une souplesse fantastique suivi d’une pointe juste sous la clavicule.
- Touché! Jeta l’Italien à l’adresse de Frédéric.
- Peuh! Une égratignure mon maître.
- Il est vrai que ta chair s’est durcie sous le feu de tes trahisons successives.
- Cela dépend du point de vue. Hé! Ce coup-ci, vous ne l’avez point vu venir, avouez-le.
Galeazzo venait de reculer prestement comme s’il avait été piqué par un serpent venimeux. Effectivement, la manche gauche de sa veste se teintait de pourpre. Cependant sa blessure était bénigne et ne l’obligeait pas à abandonner sa dague. Avec un rictus, il se remit donc en position.
- Il en faut plus pour venir à bout de ma personne, lança le Maudit d’une voix sourde.
D’un geste, il se fendit soudain, prêt à transpercer le danseur de cordes, à lui porter un coup fatal. Or, ce dernier, avec un instinct de survie magnifié, ferma l’ouverture qu’il avait inopinément et brièvement présentée puis, s’en vint à la parade dans un enchaînement prodigieux digne de figurer dans toutes les salles d’armes.
Tandis que les deux émules de d’Artagnan
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 croisaient ainsi le fer, les portes donnant sur les dimensions offraient toujours leur tentation périlleuse. Si les duellistes n’avaient pas été tant pris par leur affrontement, ils auraient pu se laisser attirer par le monde futuriste et dément de LA en 1995 ou encore céder à la fascination de cette paisible campagne toscane alors qu’allongé près d’une mule, un manouvrier entamait une complainte hors d’âge.
Une autre porte apparut parmi ses sœurs. Elle rappela un souvenir douloureux à Violetta. Enveloppée par un effroi sans nom, la jeune fille se recula pour se cogner brutalement à Gaston de la Renardière. L’ancien mousquetaire ne comprit pas ce sentiment de panique.
- Ma belle demoiselle que se passe-t-il?
- L’éléphant… oh! Mon Dieu! Tout va recommencer.
- Ne hurlez pas ainsi. Vous allez finir par distraire Tellier.
- Vous ne pouvez pas comprendre, vous n’y étiez pas.
Mais ce ne fut pas l’Artiste qui perdit de sa concentration mais bel et bien Galeazzo. L’Ultramontain eut le tort de lever les yeux une fraction de seconde afin de regarder l’intérieur du portail transdimensionnel ouvrant sur un 1825 parallèle. Alors, il se vit lui-même se saisir d’un Colt et tirer sur le danseur de cordes alors qu’il ne conservait aucun souvenir de cette scène antérieure, appartenant à un passé d’un de ses doubles… en réalité, le comte tué en 1825 était postérieur de quelques mois à celui de 1783. En se rendant sous le règne de Louis XVI, les tempsnautes conduits par Daniel Lin avaient modifié les événements relatifs à cette chronoligne.
- Que signifie? Articula-t-il troublé.
Di Fabbrini n’acheva pas sa question. Il avait l’épée de Tellier au travers de la poitrine.
- Fils dénaturé, eut la force de rugir Galeazzo d’une voix rauque et sifflante à la fois. Tu m’as tué! Que mon sang retombe sur toi pour les siècles des siècles! Oui! Que tu revives en boucles, pour l’éternité, ce parricide. Entends-tu Pan chronos? Je t’invoque, moi, ton orant préféré. Immobilise ta course et referme-toi! En cercle est l’univers. Âge d’or, reviens, je te l’ordonne. Par ma bouche s’exprime le Grand Pan! Plie-toi à ma volonté! Fige-toi avec dans tes rets mon fils bâtard ainsi que tous ses compagnons. Que ma mort ne soit pas vaine! Anakouklesis, matérialise-toi et deviens la norme!
Les derniers appels avaient été jetés en grec classique mais avec la voix d’un Ying Lung! Ce n’était pas Pan qui avait parlé mais Fu.
À ces mots ultimes, Aure-Elise porta une main à sa bouche. Blême, elle fixa à son tour la porte fatale d’où à présent naissait un monstrueux tourbillon serpentiforme, tentaculaire et d’une noirceur si profonde que rien ne pouvait être aperçu derrière ce mur. Ce serpent, quittant momentanément 1825, spirala jusqu’à Violetta pour s’emparer de l’adolescente. Il fit de même avec Aure-Elise, tétanisée, de la Renardière, Tellier et Galeazzo lui-même. Les trophées de l’entité furent transportés au sommet de l’éléphant d’airain et de plâtre, là où il lui avait été commandé de le faire.
Privé de son dernier souffle, le corps de Galeazzo di Fabbrini atterrit brutalement sur le sol dallé. Il n’eut pas un tressaillement le comte étant mort après avoir lancé son anathème.
Mais il advint quelque chose d’inconcevable, de surnaturel et de maléfique. Le Maudit, cet éternel perdant, rouvrit soudainement les yeux! Le Galeazzo de 1783 n’avait pas ressuscité mais fusionné avec celui de 1825 dans une sorte de bégaiement du temps. Il n’était pas le seul à subir ce phénomène défiant toute logique. L’Anakouklesis invoquée n’oublia aucun des protagonistes. 

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Le duel au-dessus de l’éléphant de plâtre, celui qui devait célébrer les victoires de Napoléon le Grand recommença donc, avec, toutefois, deux intrus, témoins involontaires supplémentaires, Aure-Elise Gronet d’Elcourt et Gaston de la Renardière. Sidérés et déboussolés, ils ne furent que des spectateurs passifs devant la scène qui se déroula sous leurs yeux. 
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Tandis que l’Outre cisalpin déchargeait rageusement son Colt en direction de Frédéric Tellier, manquant sa cible mouvante, il ressentit un vague malaise, comme une sorte de déphasage alors que le pseudo Victor Martin roulait sur le sol avec une agilité maîtrisée afin d’éviter aussi bien les balles qui ricochaient sur le plâtre ou sur les plaques de bronze que les talons sauvages de celui qui s’était voulu sa Némésis.
À son tour, l’Artiste posa des questions, non sur la texture changeante du sol, mais sur sa présence ici, en ce lieu et à cette heure. Bon sang! N’avait-il pas déjà vécu pareil combat quelques mois auparavant? Une simple impression de déjà vu? Ou un songe? Sa mémoire ne pouvait lui jouer un tel tour. Aïe! Il ne faisait pas bon de s’adonner à l’introspection métaphysique en cet instant!
Le Maudit, voyant qu’il avait manqué Frédéric et que son arme déchargée était devenue inutile, balança son Colt dans le vide avec un cri sauvage puis, dans le même élan, se saisit de son épée. Son visage était défiguré par une haine inextinguible. Dans moins d’une seconde, il embrocherait l’enfant des rues dont il avait voulu faire son héritier, tachant de le façonner vainement à sa semblance.
Oups! Raté d’un poil! Il avait failli parvenir à ses fins.
Le danseur de cordes qui avait roulé une fois encore loin de di Fabbrini n’eut d’autre choix que de s’emparer de sa fidèle canne-épée et d’accepter de croiser le fer avec son mentor devenu son ennemi mortel depuis quelques lustres déjà.
Le splendide duel reprit.
Les deux adversaires, de la même force, enchaînèrent les passes, les bottes et les parades en quartes, quintes et sixtes mais avec un soupçon d’hétérodoxie avec une maestria à couper le souffle.
Nos deux bretteurs sautaient, bondissaient, glissaient sur le sol, esquivaient les coups, se fendaient et feintaient à nouveau sans commettre une seule faute.
Comme à propos, un instant, un escalier surgit de nulle part. Les épéistes s’y engouffrèrent d’instinct, saisissant ainsi l’opportunité, et poursuivirent leur affrontement final tout en descendant les marches étroites et métalliques. Les lames cliquetaient, s’entrechoquaient, les respirations s’accéléraient alors que l’éléphant des Victoires devenait le maelström de tous les possibles. En une mosaïque démente le monument à la gloire de Napoléon superposait tous les projets architecturaux plus ou moins fantaisistes proposés d’abord à l’Empereur puis à tous les souverains potentiels de la France. 

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Cependant, tout à leur duel de titans, les deux héros n’en avaient cure. Ils enroulaient et déliaient leurs lames tour à tour, s’interrompaient une demi-seconde puis reprenaient l’assaut, évitaient d’un dixième de pouce le froid mortel de l’acier, rompaient une fois encore, soufflaient, sifflaient, reculaient, se fendaient, se fermaient, changeaient de jeu, mêlant l’art florentin à la tradition française ou alternaient avec la rigueur anglaise ou la fougue castillane afin de déstabiliser l’autre, celui qu’il fallait à tout prix tuer.
Chaque main tenait une arme, la droite l’épée, la senestre la dague. Ce spectacle ahurissant et hallucinant aurait mérité d’être filmé et immortalisé par les réalisateurs du Prisonnier de Zenda, de Scaramouche ou encore du Chevalier Tempête. Mais ici, ce n’était point du chiqué, une chorégraphie maîtrisée au millimètre près!  
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Ce combat, bien réel, avait pour enjeu la vie ou la mort de Galeazzo ou de Frédéric. Son issue affecterait l’avenir de l’humanité tout entière.
Une zébrure au bras gauche, l’Ultramontain esquissa une grimace, rompit brutalement pour bondir vivement sur une corniche. De ce surplomb, il jeta au visage du faux Victor Martin un cordage que celui-ci parvint à éviter. Pour les lecteurs dépassés, il est bon de rappeler que l’éléphant de bronze ou de plâtre - peu importe! - transformé en labyrinthe fantastique et inextricable par un démiurge assurément farceur et immature, concentrait dans un espace et un volume distendus multidimensionnels tous les détours et accessoires opportuns à l’affrontement de ces demi-dieux.
Alors que nos bretteurs subissaient les mutations, les altérations décrites il y a bien des pages, les fers se croisaient et se heurtaient toujours, envers et contre tous les possibles, défiant une logique en berne dès l’origine.
Or, Galeazzo, plein de ressources, remontait peu à peu vers le dais, entraînant à sa suite vers les hauteurs son adversaire. Le dénouement de ce duel fantastique aurait lieu sous les étoiles d’un ciel de Paris atemporel, figé dans un a-temps précaire.
Mais préoccupons-nous des autres personnages que nous avons délaissés. D’abord Violetta, la quart de métamorphe. Elle aussi avait connu l’effacement partiel de sa mémoire. En mauvaise posture, mais ne craignant plus désormais la surveillance de cette damnée Maïakovska et de ses hommes de main d’origine chinoise, l’adolescente pouvait modifier sa taille. Se faisant aussi mince qu’une Paper Doll,
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 elle n’eut donc aucun mal à se libérer de ses liens puis à se débarrasser de son bâillon. Ensuite, tout en se frottant vigoureusement les poignets et les chevilles afin d’y rétablir la circulation sanguine, elle marmonna:
- Cette brute de girafe rousse mal embouchée me le paiera!
Enfin, la jeune fille s’avisa de la présence de plusieurs personnes incongrues au sommet du dais de l’éléphant. Un grand type dégingandé à la peau bistre et aux cheveux crépus qui jetait un regard incrédule sur ce qui se passait, une jeune femme blonde, bien en chair, aux yeux semblables à des boules de loto qui sanglotait bruyamment dans un mouchoir de batiste, Aure-Elise, vêtue anachroniquement, transformée en statue de l’ébahissement, et, à ses côtés, le sosie craché de Porthos,
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 l’épée à la main, figé dans une pose martiale.
- Euh… là, il y a quelque chose qui cloche! S’exclama la métamorphe. Bigre! Je n’ai nul souvenir de l’arrivée d’Aure-Elise ici! Quant à ce type maigre, où l’ai-je déjà vu? Il me rappelle un auteur dramatique célèbre. Punaise! J’ai son nom sur le bout de la langue. Oh! C’est trop fort! Un de ses mousquetaires s’est incarné pour de bon. Mais l’habit ne convient pas. Sacré géant de Porthos! Comme c’est bizarre! Lui aussi semble être frappé de stupeur. J’aimerais recevoir illico presto une explication à tout cet embrouillamini. Mais ce n’est pas le moment. Mon paternel est trop occupé. Tiens… quel splendide arc-en-ciel! Qu’est-ce qui le provoque?
Violetta avait raison. Un arc-en-ciel était effectivement apparu. Tandis que l’adolescente s’exprimait à haute voix, prenant naïvement à témoin de ses états d’âme tous les protagonistes de l’éléphant, Shah Jahan, chevauchant le Baphomet, tâchait de rejoindre son monde. C’était lui qui provoquait la formation de cet arc-en-ciel. Une arche noire s’était matérialisée, flottant en suspension au-dessus du dais.
Or, au lieu de laisser entrapercevoir la magnifique perspective du Taj Mahal, sublime tombeau avec son esplanade, ses pièces d’eau et ses jardins, la porte s’ouvrait maintenant sur un quinzième siècle chamboulé, celui où Anne et Pierre de Beaujeu  régnant s’alliaient à Henry VII Tudor. Avalé par le tourbillon anthracite, le souverain Moghol quitta ce 1825 pour gagner directement la campagne française. 
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Le cauchemar allait-il voir son terme?
Marie, la maîtresse d’Alexandre en doutait. Elle gémissait et criait devant le spectacle indicible d’un individu à terre qui était visiblement victime d’un tour de sorcellerie. Littéralement, l’inconnu clignotait, un peu comme une guirlande électrique de Noël.
- Ce n’est pas vrai! Alexandre! Je t’en supplie! Dis-moi que je vis un cauchemar et que je ne vais pas tarder à me réveiller.
Les grands yeux de l’être surnaturel laissaient voir le vide de l’espace, la structure même du Pantransmultivers, ce qui le maintenait.
Tandis que Daniel Lin, désorienté, happé lui aussi par l’Anakouklesis, son corps mortel souffrant terriblement mais son esprit voguant à travers les tempêtes d’un continuum temporel malmené par la véritable Entropie, s’accrochait de toute sa volonté à cette Réalité leurre, un vieil homme, un quasi mendiant, avait passé un bras sous la nuque du blessé, oubliant sa propre terreur. De sa voix rauque et usée, pourtant douce et chaleureuse, dotée d’un soupçon de révérence, il fit:
- Mon gars… Daniel Lin… observateur… préservateur… reste parmi nous…. Expérimentateur… ne nous abandonne pas ici, dans ce foutu imbroglio. Nous sommes liés à toi, tu le sais… nous dépendons de toi, Révélateur de l’intrinsèque Réalité. Entends ma prière. Ecoute la supplique de ta créature. Nous ne méritons pas pareil sort. Nous t’avons toujours soutenu et aidé…
Alors l’être divin répondit au vieux baroudeur d’une voix qui murmurait sur un ton ineffable qui retentit aussi fortement que mille canons tirant ensemble.
- Craddock, mon fidèle Craddock. Vous ne comprenez pas. Il me faut relier les branes, les raccommoder vaille que vaille. La faute certes à l’Inversé mais aussi la mienne car, voyez-vous, je ne me suis pas assez tenu sur mes gardes. L’Anakouklesis nous a tous précipités en arrière dans la boucle de l’Eternité. Là-bas, dans le Jardin des Tuileries, le séide de la perfide langue noire a déjà agi. Tout va basculer une fois encore. Une fois de trop. Je ne commande plus et ne décide pas des changements. Le Vaillant, tout comme la pseudo réalité des Napoléonides se déstructure. Oh! Que ne suis-je Dan El, totalement! Disposant librement de l’Initiative. L’Agartha, là-bas, est envahie par le Dragon Maléfique. Ce spectacle est insupportable! Je vois tout. Tout ce qui sera, qui fut, qui est ou doit être. Fort! Il faut que je sois plus fort… ma volonté doit prévaloir. Mais Gana-El nous a quittés et il ne reste plus que moi qui n’ai pas terminé ma maturation.
- Que le diable me patafiole, Daniel Lin! Je ne comprends pas un mot de vos divagations! Bah! Peu importe. Prenez ma force, prenez ma vie, mais stabilisez cette foutue réalité rêvée par un Braque ivre et un Matisse défoncé!
- Mais je m’y efforce, Symphorien. Je m’y efforce… depuis trois femto secondes, depuis des éons.
Alors… alors le miracle s’accomplit. Toutes les lumières, toutes les énergies, tous les torons convergèrent en direction du jeune Ying Lung et se plièrent à sa volonté. Tant bien que mal, l’Univers 1730 fut recomposé. La Simulation redevint à peu près cohérente.  La plupart des pièces rapportées appartenaient à la chronoligne 1717, mais quelle importance? L’essentiel était préservé.
Bien que secoué par ce qu’il venait de réaliser, Dan El tenta de se redresser. Il put ainsi voir Galeazzo et Frédéric mener à terme leur duel sans merci. Comme prévu, le danseur de cordes passa son épée à travers la poitrine du comte. Poussant un cri de fureur mêlé d’un râle, di Fabbrini, immobilisé une seconde contre le parapet, lança, sur un ton de défi éternel:
- Fils dénaturé! Que ma mort retombe sur toi et les tiens! Tu viens d’accomplir le crime suprême, le parricide! En mourant, je triomphe car j’ai réussi à te modeler à ma semblance! Désormais, c’est toi que l’on nommera le Maudit! Ah! Ahaah!
Puis Galeazzo di Fabbrini bascula dans le vide volontairement avec une évidente satisfaction. Lorsque son corps atterrit avec un bruit mat quelques dizaines de mètres plus bas, l’Artiste murmura:
- Galeazzo… Ah! Galeazzo… le ciel m’est témoin que j’aurais voulu t’éviter cette fin. Mais toujours tu t’es acharné à suivre la voie hérissée et brûlante du Mal. Elle était si séduisante. Ton linceul sera la Nuit, ton épitaphe mes larmes. Qui se souviendra de toi, mon bon maître?
- Holà! S’écria Craddock avec pragmatisme. Au lieu de se lamenter sur ce cadavre tout démantibulé, venez plutôt m’aider à soutenir Daniel Lin. Il est en piteux état.
- Je viens… mais capitaine, qu’arrive-t-il soudain? Le ciel s’obscurcit. Il se couvre de plâtre et de…
- De pierres et de moellons, compléta Gaston qui avait recouvré son libre arbitre.
- Que signifie?
- Rien… Rien que ce qui doit être, ce qui est naturel et bon pour la suite, en ce 1825 du monde 1717-1730 fusionné, articula le Préservateur en tentant de se lever.
- C’est-à-dire? Demanda prosaïquement le mousquetaire.
- C’est-à-dire que la Bastille vient de se substituer à l’éléphant de Napoléon le Grand. Rien que de très logique…
- Ah? Bon. Mais comment sort-on de ce piège, bougre de farceur? Ce nouveau tour paraît vous satisfaire. Mieux! Il vous amuse. Je ne me trompe pas?
- Non Symphorien, vous lisez en moi comme dans un livre ouvert, sourit le jeune Ying Lung, son humour revenu mais plus blême qu’un spectre écossais. Ah! J’oubliais… merci pour le coup de main. Allez chercher Dumas et son amie. Ensuite, nous essaierons de nous tirer de là.
- Vous me rassurez. Mais comment? Par un tour de passe-passe? Un coup fourré de djinn?
- Je n’en suis plus capable, mon ami… j’ai tout donné en raccordant les deux chronolignes…
- Au lieu de vous interroger ainsi, dépêchez-vous et obéissez aux ordres du commandant, fit l’Artiste sévèrement.
- Ouche! J’exécute l’ordre, Tellier!
De son pas chaloupé, le Vieux Loup de l’Espace s’approcha du couple, lui enjoignant de rejoindre le groupe de tempsnautes survivants.
Un chapitre s’achevait. Mais le plus dur restait à venir. Dan El n’avait pas le choix. Il acceptait ce qui allait survenir.

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  Fin de la troisième partie.