dimanche 13 août 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1915-1916.



1915-1916

Janvier 1915.

Quel que fût le camp, les nations en guerre souffraient. L’hiver 1915 était particulièrement froid . Les fleuves gelés charriaient des glaçons tandis que des congères barraient les routes. Les vivres commençaient à manquer et les habitants des grandes cités connaissaient la disette. Même l’approvisionnement en bois devenait difficile. Pourtant, la plupart des gens tentaient de conserver le moral. Il fallait tenir. 
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A Ravensburg, plusieurs médecins s’en vinrent au chevet de Johanna. Mais les sommités de l’époque étaient tout à fait impuissantes devant ce mal étrange qui touchait l’adolescente. Magda, la mère, croyait sa chère enfant perdue.
Fanée avant l’heure, l’épouse du colonel von Möll, épuisée également par de longues nuits de veille, ne prenait plus soin de sa personne. Désormais, c’était une femme sans âge, portant sur son visage tous les signes d’une profonde douleur.
Dans son charmant lit blanc tout garni de dentelle, Johanna ressemblait de plus en plus à une poupée de cire blafarde, au corps diaphane. Des suées l’affectaient avec régularité et son front brûlant, ses pommettes rouges témoignaient de sa maladie. 
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Le grand-père, dans ses propres appartements, las du monde, ne croyait plus en rien. Tout espoir était définitivement enfui. Il voyait se refermer sur sa petite-fille et sur sa personne la malédiction des von Möll. Dans sa semi-conscience, il avait le sentiment d’être toujours en présence du fantôme de Franz.
« C’est lui, j’en suis certain, murmurait le baron. Il n’a pas tenu sa promesse. Aurait-il raison ? Non ! Je viens de dire une monstruosité. Moi aussi, je deviens fou ».
Hanna-Bertha était venue rendre peut-être une ultime visite à celle qui avait été jadis son amie et sa compagne de jeu durant de longues années. Chargée d’un splendide bouquet de fleurs rares cultivées en serre, elle pénétra silencieusement dans la chambre de la malade. La pièce était égayée par une tapisserie garnie de fleurettes.
En voyant l’état de Johanna, l’adolescente s’effraya. Hanna-Bertha ne put supporter davantage la vue de ce corps si près de sa fin. Honteuse, elle repartit presque aussitôt, prenant tout juste le temps de déposer son bouquet sur une table.
Cependant, Johanna avait toujours son mystérieux protecteur. Le faux médecin allait user de tous les artifices d’une médecine anachronique et futuriste pour sauver sa grand-mère. Avec un rien d’appréhension, il tenta la thérapie de la dernière chance. Puis, il resta de longues heures à son chevet, refusant de prendre le moindre repos.
Passant par les affres de l’angoisse, Johann van der Zelden crut tout d’abord qu’il avait échoué. Il n’allait pas céder lui aussi au désespoir ambiant, à la sinistrose.
Alors, prenant entre ses mains fortes et puissantes les doigts décharnés et moites de sa patiente, il lui murmura inlassablement :
- Ma petite, il faut vivre. Tu dois vivre. De belles choses t’attendent. Crois en ton destin. Dehors, les premiers perce-neige ont éclos ce matin. Bientôt, le froid sera remisé dans un grenier et les bourgeons sur les arbres éclateront en minuscules feuilles d’un vert tendre ravissant. La vie sous la terre, la sève qui monte, et, dans le ciel, tout là-haut, le soleil qui brille, octroyant généreusement sa lumière à nous, malheureux humains, tout cela n’est-il pas magnifique ? La vie encore ce vol d’oies sauvages, ces moineaux quémandant un peu de pain. Ton sang dans tes artères, entends-le bruire… ton cœur bat. Il bat encore et refuse de s’arrêter. Il ne demande qu’à vivre… Johanna, mon enfant, fais comme lui ! Vis !
Le miracle se produisit. Dans son semi-coma, l’adolescente avait perçu la force de Johann. Elle y a alors puisé tout le courage, toute la volonté qui lui manquaient.
En cette fin de février 1915, convalescente, mademoiselle Johanna prenait l’air, allongée dans un fauteuil chaudement emmitouflée. Enfin, vint le jour de son premier véritable levée. Elle fit quelques pas maladroits et tremblants dans sa chambre alors que son oncle Waldemar était rapatrié au château après sa vilaine blessure à la jambe, reçue sur le front. Boitant et se déplaçant avec peine, il était définitivement réformé de ses obligations militaires.
S’empressant de rendre visite à sa nièce, il fut reçu avec joie par celle-ci.

*****

Du côté français, Arthur de Mirecourt avait changé d’affectation. Désormais en Champagne, il tentait avec sa compagnie des percées de cinquante mètres qui rataient presque à chaque fois. Ces combats quotidiens inutiles coûtaient de nombreuses vies. Mais les états-majors n’en avaient cure.
Le jeune officier écrivait régulièrement à Cécile et, malgré la censure, la jeune fille saisissait combien son fiancé ne supportait plus cette guerre d’usure totalement absurde.
Pourtant, dans ses missives, Arthur disait que le moral de ses hommes tenait malgré tout. Il lui apprit aussi qu’il aurait une permission dans quelques semaines. Cela rendit un peu d’espoir à Cécile.
Si l’état-major français enrageait de voir le front de l’ouest immobilisé, il en allait de même au Burghof, à Berlin, où l’Empereur Guillaume II piquait des crises de rage. Von Falkenhayn, convoqué par Sa Majesté impériale, se fit sonner les cloches durement. 
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Pendant ce temps, toujours dans la capitale allemande, Michaël, assistant pharmacien, suivait les traces de Lepaïola. Il attendait le moment propice pour l’éliminer.
Mais la Grande Histoire ne lâchait pas prise.
L’offensive d’Artois était lancée.
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 A la tête de son régiment, Arthur de Mirecourt se jeta à l’assaut des tranchées ennemies avec toute sa fougue et tout son courage. Il lui fallait galvaniser ses hommes. Les lignes allemandes furent enfoncées et, prodige incroyable, au prix de sacrifices immenses, l’avancée dépassa les quatre kilomètres.
La percée semblait donc acquise. Mais, hélas, le manque de réserves de troupes stoppa l’avance française. Or, il fallait garder les positions si durement obtenues, surtout ne pas reculer d’un mètre.
Et ce fut donc ainsi, qu’Arthur de Mirecourt, homme destiné à un grand avenir dans une chronoligne autre, par un après-midi ensoleillé, alors qu’on percevait distinctement dans le lointain, le chant funèbre des canons, reçut un éclat de mitraille dans la nuque. Il n’eut que le temps de murmurer, pour une image vivant dans son cœur :
- Cécile, ne m’attends plus… je pars…
Il tomba sans vie sur un sol labouré par les obus et ensanglanté par tant et tant de cadavres de soldats, de Poilus, victimes d’une guerre idiote.
Là-haut, indifférent, le ciel était bleu et quelques nuages s’étiraient mollement tandis qu’une brise légère faisait bruisser les arbres chargés de leurs verdoyantes promesses.
Or, à la seconde même où mourait Arthur, à des kilomètres du front, Cécile, en habit blanc d’infirmière et coiffée d’un voile bleu, ressentit comme un choc électrique alors qu’elle était en train de panser un pauvre gars tout défiguré âgé d’à peine dix-huit ans. 
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La jeune fille comprit immédiatement qu’un malheur venait de se produire et que son amour était mort durant un assaut.
Peu de jours après, elle devait recevoir la confirmation du décès d’Arthur de Mirecourt. Accablée par un profond et sincère chagrin, elle s’en retourna chez ses parents, sollicitant et obtenant un congé.
A Berlin, malgré cette guerre qui s’éternisait, les théâtres, les salons de thé, les cabarets et les cinémas de désemplissaient pas. Les gens de l’arrière continuaient de vivre comme si le conflit n’avait pas lieu. La bonne humeur des planqués était communicative. Il y avait encore et toujours les profiteurs de guerre, les nouveaux riches, alors, que dans les usines, les femmes remplaçaient les hommes qui combattaient sur le front.
En cette fin de printemps, Michaël aimait flâner le long des grandes avenues et s’attarder sur Tiergarten.
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 Mais il ne perdait pas de vue sa mission, son objectif, Lepaïola.
Ce mercredi après-midi, journée semblable à tant d’autres, l’agent temporel avait suivi le robot biologique dans un salon de thé à la mode.
Lepaïola, attablée seule devant une tasse de chocolat, lisait avec une indifférence affectée un grand quotidien berlinois. Soudain, une ombre s’interposa devant la lumière du jour. Relevant la tête, elle voulait savoir qui était le malappris qui s’autorisait pareil manque de savoir-vivre.
Un inconnu au sourire ironique lui demanda avec la plus grande politesse :
- Madame, veuillez me pardonner… puis-je m’asseoir à vos côtés ? Il n’y a que cette place de libre…
- Faites, monsieur, je vous en prie, répondit l’agent fidèle de Johann.
- Ah ! Je vois que vous prenez des nouvelles du front. C’est une guerre bien dure pour nos courageux soldats.
- En effet, monsieur. Mais je m’étonne, vous voyant si jeune, de votre présence ici.
- Ah ! Mais chère madame, c’est parce que j’ai un parent puissant qui est parvenu à convaincre un responsable de la mobilisation que ma présence était absolument indispensable dans la capitale…
- C’est bien, monsieur, de reconnaître ouvertement que vous êtes un planqué ! Beaucoup n’ont pas votre chance.
- En effet… Comme dirait Stephen, vous savez, Stephen Möll, je suis un sacré vernis. Alors, Lepaïola, vous me reconnaissez enfin ? Cela fait tantôt un an que je suis sur vos traces. Vous êtes un fameux et redoutable sanglier. Quant à moi, un chasseur hors pair. Oh ! Il est inutile de vous lever si brusquement. Vous ne m’échapperez pas. En homme bien élevé, je vais régler votre consommation et, ensuite, vous allez me suivre dans un lieu moins fréquenté. Ne résistez pas, c’est tout à fait inutile.
- Hem… Comme tu voudras, Michaël. De toute manière mon temps est fini. Johann ne m’a pas contacté afin de me donner de nouveaux ordres. J’ai accompli ma mission et Johanna est sauvée.
Quelques instants plus tard, les deux antagonistes marchaient paisiblement près des bords d’un bassin.
- Ainsi donc, Lepaïola, tu acceptes que Johann t’abandonne. Tu as là un bien mauvais maître. Tu as mal choisi ton camp.
- Oh non, Michaël ! Grâce à l’Ennemi j’ai vécu librement et toute puissante !
- Tromperie, mirage…
- J’ai donné des ordres. Je n’ai pas été asservie comme je l’aurais été à Shalaryd. Jamais je ne retournerai dans la cité d’or. Tu entends ! Jamais !
- Ah ? Mais qui te dit que je voulais te renvoyer chez Okland ? Je reconnais que tu es l’un des meilleurs agents de Johann van der Zelden. Si tu le souhaites, je peux te laisser vivre à ta guise.
- Quel serait le prix à payer pour ta magnanimité ?
- Presque rien… tu dois en connaître un fameux bout sur les plans de Johann.
- Naïf ! Crois-tu que je vais le trahir ?
D’un tour de poignet formidable, l’agent biologique échappa quelques secondes à Michaël. Malgré la robe qui l’entravait, elle se mit à courir aussi vite qu’elle le put.
- Lepaïola, reviens. Tu as bien tort d’essayer de t’enfuir. Le champ de force que tu viens d’activer est tout juste capable de paralyser un enfant de deux ans.
Mais la femme robot faisait comme si elle n’entendait pas. Elle accélérait sa course.
- Tant pis pour toi. Tu l’auras bien cherché…, soupira l’agent temporel.
Alors, un prodige survint. Poussée par la volonté de l’Homo Spiritus, Lepaïola effectua un parfait demi-tour. Elle se mit à avancer à petits pas en direction de l’homme du futur, tel un automate.
Toutefois, dans un ultime effort de résistance, la jeune femme tenta de renvoyer l’énergie mentale de son agresseur. Mais un mur parapsychique entourait désormais Michaël.
Sans qu’elle comprît comment, l’agent de Johann fut ensuite projeté dans le passé, en 1806, durant la bataille de Iéna. 
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Les tourbillons de poussière, le râle des blessés, les hennissements des chevaux, une odeur entêtante de sang et de poudre, le claquement sec des platines à silex, l’explosion des boîtes à mitraille, la mêlée confuse des hommes luttant au corps à corps, telle était l’atmosphère et le décor dantesques dans lesquels venait d’atterrir la femme biologique. Mais Lepaïola n’était pas arrivée indemne à la suite de ce saut temporel, bien au contraire. Son corps gravement brûlé se rappelait à elle dans tous les tiraillements de la souffrance.
La femme robot eut le malheur de se matérialiser juste devant une bouche de canon alors que l’arme, chargée, projetait son boulet de mort dans un fracas de tonnerre. 
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Lepaïola reçut de plein fouet le projectile et son organisme éclata en un enchevêtrement de fils, de cristaux, de microprocesseurs, de plasma sanguin et d’organes synthétiques en tissu cellulaire plastifié.
Ce fut là la fin tragique de la belle et fidèle Lepaïola.
Au même instant, mais en 1993, dans son bureau, confortablement installé dans son fauteuil club, Johann van der Zelden effectuait quelques opérations sur son ordinateur ID. il contrôlait la bonne marche de se hommes robots. Soudain, une loupiote rouge clignota et l’écran afficha des informations contrariantes : celles de la destruction et des circonstances de celles-ci de Lepaïola.
La voix artificielle de l’ordinateur s’éleva.
- Lepaïola vient d’être éliminée par Michaël. Un coup de maître.
Aussitôt le visage de Johann s’empourpra. Il ne pouvait admettre cet échec bien qu’il eût abandonné son agent depuis des jours et des jours.
- Lepaïola n’était ni assez rusée ni assez perfectionnée. Tentons la solution Piikin. Les plans du Commandeur Suprême ont toujours envisagé son activation. De toute façon, j’ai sauvé Johanna. Son destin s’accomplira tel qu’il a été enregistré dans les archives. Lepaïola est tombée au champ d’honneur. Chapeau bas !
L’Ennemi, après avoir salué son agent, actionna quelques commutateurs et boutons du tableau de commande de son ordinateur préféré. Instantanément, une sorte de tube de cristal jaillit du sol ; il contenait une silhouette humanoïde encore endormie. Bientôt, le tube se dissout et le nouvel homme robot ouvrit les yeux.
- Maître, dit-il d’une voix bien timbrée, j’attends vos ordres.
- Piikin, vous devrez éliminer Michaël Xidrù. C’est un ordre prioritaire. Traquez-le à toutes les époques. Il doit bien avoir un point faible. A vous de le trouver.  
- Oui, maître.
- Vous êtes l’homme robot le plus perfectionné que j’ai à ma disposition actuellement. Alors, vous devez réussir.
- Compris, maître.
- Détruisez également le cube de Weimar.
- Ce sera fait, maître.
- Vous devrez aussi protéger Johanna à Ravensburg. Une fois celle-ci parvenue au faîte de sa puissance, la chasse contre Michaël sera ouverte. Là où se rendra l’agent temporel, seul ou en compagnie de Stephen, vous vous rendrez.
- Oui, maître. Je le suivrai comme son ombre.
- Je vous rappelle que vous disposez de moyens de défenses bien supérieurs à ceux de Lepaïola, celle qui vous a précédé dans cette mission. Alors, pas d’erreur.
- Bien sûr, maître.
- Vous êtes tout à fait capable de parer les ondes de déplacement temporel dont Michaël use et abuse. Ainsi, vous éviterez d’être désintégré dans les tunnels du temps lors d’une projection non souhaitée.
- Cela est vrai, maître.
- Ah. Je vous signale que Michaël possède en quelque sorte ce qui pourrait passer pour le don d’ubiquité. Ainsi, il semble parfois se trouver à plusieurs endroits à la fois. Mais il n’en est rien, naturellement. Il ne s’agit là que d’un trucage temporel. Il manie à la perfection son art de se déplacer le long du continuum espace-temps. Il maîtrise les voyages temporels à la femto seconde près…
- Entendu, maître.
- Dans ce cas, essayez de désintégrer le plus d’exemplaires possibles de ce démon de Michaël. Vous finirez bien par détruire l’original…
- Bien reçu, maître. Dotez-moi d’un cristal détecteur. Lui seul permettra de détecter sans erreur la présence des doubles de l’agent temporel où qu’il se trouve…
- J’y pensais justement Piikin.
Johann ouvrit alors un tiroir secret dissimulé au-dessous d’une console. Une étrange pierre taillée, de la taille d’une balle de golf, brillait d’un éclat violet dans sa cachette. L’Ennemi s’en saisit et la donna à son serviteur tout en lui disant dans un murmure empli d’admiration :
- Souvenez-vous que ce cristal est un outil fort précieux, en usage chez les seuls fidèles du Commandeur Suprême. Cette pierre est l’antithèse du cube. Elle détruit les agents temporels. Elle désintègre également les cubes identificateurs des civilisations humaines. La première fois dont il est attesté qu’on en fit l’usage remonte au temps de Charlemagne. Les maîtres du temps qui ont prêté serment de fidélité au Commandeur ainsi que les initiés de Worms voient en elle un dieu de ténèbres. C’est quelque peu exagéré à mon avis. Mais enfin… bref, il s’agit là d’un objet sacré dont vous devrez prendre le plus grand soin.
- Ce cristal émanerait-il de la Sphère noire elle-même ?
- Oui, bravo, Piikin pour votre intelligence.
- Sphère noire… l’opposée du Cube blanc, comme le disaient les légendes en cours à Shalaryd. L’antithèse absolue de la vie… puis-je partir dès maintenant à la recherche de Michaël ? Commencer ma traque ?
- J’aime cette hâte. Elle est de bon aloi. Non. Tout d’abord, vous vous rendrez à Ravensburg à la date du 20 février 1918.
- Oui, maître, je pars.
Aussitôt, Piikin disparut du bureau alors que l’Ennemi, tout pensif, murmurait :
- Michaël n’a qu’à bien se tenir. C’est là un sacré chien de chasse que je lui envoie aux basques…
Puis, s’approchant d’un bar somptueusement garni, Johann se versa un verre de Cognac de cent vingt ans d’âge, excusez du peu ! Ensuite, tout en humant les délicieux et capiteux arômes, il sortit de la poche de son veston Prince de Galles un carnet tout à fait ordinaire et un crayon. Soigneusement, il nota ce qui suit :
« 21 juin 1993 ; le temps est beau et ensoleillé. La chaleur agréable, un gentil 28° C… processus Johann van der Zelden enclenché… 1917 est l’année socle de mon Empire… ».
Remettant le précieux carnet dans sa poche, van der Zelden leva son verre en forme de tulipe en direction d’un portrait photographique encadré, suspendu juste au-dessus de la table de plexiglas qui lui servait de bureau secondaire. Ladite photographie en noir et blanc remontait aux années 1920 et représentait un certain David van der Zelden, un bel homme, qui souriait devant l’objectif.
- Grand-père… hélas pour toi mais le moment est venu de partir rejoindre tes rêves de grandeur et de richesse. Quelle vision grandiose que j’ai reprise à mon compte ! 1917 c’est aussi l’année de cette « grande lueur à l’Est ». L’année qui voit la mort de Rodolphe von Möll, qui te fait rencontrer Johanna von Möll… pour moi, c’est là que tout a commencé… sans toi, que serais-je ? Pas même une esquisse dans les limbes des possibilités… tes chimères venaient trop tôt, c’est tout à fait vrai. Johanna, cette sirène qui t’emprisonna dans tes filets est le jalon incontournable de ma puissance actuelle. Ah ! David van der Zelden, abattu après avoir rempli parfaitement ton rôle par ce Gustav Zimmermann dont ma grand-mère s’enticha ! Cependant, tu ne connais pas ton bonheur… là où tu es actuellement, tu ne souffres plus, tu ne ressens plus rien. Le néant, l’absence de tout sentiment, de toute conscience… le bonheur, quoi ! Vertige délicieux ! Que je t’envie ! Tu m’as transmis à la fois ton cynisme et ta fortune… hérités tous deux de ton épouse. Quant à Otto, le cousin de Johanna, quel pantin ridicule il fait ! Déshérité, tel un Pitbull, il osa néanmoins affronter l’oiseau de nuit splendide que je suis. J’étends mes ailes noires sur la planète tout entière et tu n’as pu rien y faire Otto. Tes amis non plus. Y compris ce redoutable Franz von Hauerstadt… fourmi entêtée digne cependant d’admiration qui, un instant, crut pouvoir faire obstacle à mon envol. Oui, j’ai eu raison d’expédier Piikin en 1918… la ruine de Waldemar s’amorce. Elle sera consommée… c’était écrit, cela sera.
Avec un sourire froid, empli de satisfaction, Johanna sortit une minuscule photographie de son portefeuille. Un instantané fort jauni d’Otto von Möll…
- Hum… Une énigme demeure. Qui a permis à Otto de croiser la route de Franz ?  Qui a mis les deux hommes en contact ? Une donnée clé m’échappe encore… l’histoire pourrait-elle donc être modifiée ? Pas dans ses grandes lignes, non, mais à la marge ?
Après avoir rangé la photographie de son lointain parent, Johann, tout en méditant, se servit un cigare dans une boîte posée sur son bureau. Il le fit craquer avec gourmandise avant de l’allumer.
- Pour le Commandeur Suprême, je ne suis qu’un rouage, plus indispensable que les autres, oui, mais un rouage quand même… je ne dispose que de la puissance terrestre… bien que mes actions soient occultées… restent cachées du grand public. Sinon, en serais-je là où j’en suis ? Deus ex-machina de la Troisième Guerre mondiale ? Mais cela ne me suffit pas… je veux la puissance véritable, universelle… je veux être le roi du Monde, de tous les Mondes, de tout ce qui existe dans l’Univers, le Multivers… oui, je le veux, ardemment, et je le serai !

*****

7 Juillet 1937.

Au Lukouquiao, un incident éclata entre soldats japonais et chinois, sur le pont Marco Polo. Un militaire pas tout à fait comme les autres y perdit la vie en recevant une balle en pleine poitrine. Or, ce projectile avait été tiré par un Piikin déguisé en soldat nippon. Inutile de vous donner l’identité de la victime, n’est-ce pas ? 
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Grâce aux nouveaux atouts dont disposait l’homme robot, l’agent de Johann n’avait pu être identifié à temps par Michaël Xidrù.
A la femto seconde exacte où Michaël s’effaçait de cette chronoligne, de ce segment précis du temps, automatiquement, en 40 120, un double de ce dernier se réveillait. Aussitôt, il recevait la mission de partir pour l’an 1993.

*****

En ce 22 juin 1941, alors que l’aube pointait à peine, Staline dormait malgré les terribles circonstances. Le tsar rouge s’était couché tard. Alors qu’il jouissait enfin du sommeil, le plan Barbarossa se déroulait. 
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Mais le téléphone se mit à sonner dans la résidence. Une sonnerie grêle… Joukov appelait, le ton angoissé.
Alerté, Staline regagna peu après le Kremlin.
En moins de dix jours, l’Armée rouge connaissait une défaite historique, sans précédent. Assommé par la terrible réalité, voilà ce qu’il en coûtait d’avoir décapité le corps militaire lors des procès de Moscou entre 1936 et 1938, Staline disparut quelque part et nul ou presque ne savait où il se cachait et ce qu’il faisait. En fait, le dictateur se terrait dans ses appartements privés, craignant plus que tout un assassinat éventuel par ses anciens collaborateurs, ceux qui avaient encore réchappé à ses purges.
Pendant cette absence de onze jours, onze jours alors que se jouait le sort de l’Europe et du monde, le tsar rouge ne dessoula pas.
Mais enfin, se ressaisissant, Staline sortit de sa torpeur d’alcoolique et, par l’intermédiaire de la radio, s’adressa à son peuple. 
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- Camarades ! Citoyens ! Frères et sœurs ! Combattants de notre Armée et de notre Flotte ! Je m’adresse à vous, mes amis.

*****

A la fin de l’année 1915, le baron von Möll avait recouvré l’usage de ses membres supérieurs. Mettant à profit cette amélioration, comprenant que sa mort était proche, Rodolphe rédigea son testament. Mais le vieil homme commit la sottise d’en donner la teneur à son fils aîné qui, justement, se trouvait en permission dans la demeure familiale.
Apprenant avec stupeur que ledit testament favorisait, et pas qu’un peu, Waldemar, son puîné, Wilhelm entra dans une grande colère. S’il n’y avait pas eu la complexion délicate de Johanna, le colonel aurait déjà pris ses cliques et ses claques.
A Moscou, en cette même année 1915, un jeune garçon, âgé de huit ans environ, Nikita Sinoïevsky, effectuait quelques tours de manège en toute innocence, chevauchant un cheval de bois, surveillé par sa mère.
Mais sans explication aucune, un prodige eut lieu et le garçonnet fut projeté dans le vide. Il s’agissait d’un attentat perpétré par un des séides de Johann. Le tournis du manège avait été accéléré et l’assise du cheval de bois sciée.
Nikita aurait dû atterrir brutalement sur le sol sablonneux mais un inconnu, se trouvant là fort à propos, le reçut dans ses bras. Michaël préservait la vie de Nikita ici, dans l’ancienne capitale russe, mais avait également le souci de secourir un autre des prochains amis d’Otto von Möll puisqu’il se trouvait aussi à des milliers de kilomètres de Moscou, en Géorgie, dans une plantation, tirant in extremis un adolescent et son camarade d’un incendie qui ravageait une ancienne plantation à demie ruinée.
Se moquant des flammes qui rugissaient tout autour de lui, isolé dans une espèce de bulle, l’agent temporel, atteignant le cœur du sinistre, porta les deux amis jusqu’à l’extérieur, loin de tout danger. Puis, sans s’être présenté, n’attendant aucun remerciement, il s’esquiva pour rejoindre l’année 1993. Les deux rescapés n’étaient autres que les dénommés Stephen Mac Garnett et William O’ Gready.
A Ravensburg, Rodolphe cédait à la mélancolie la plus profonde, à l’amertume même. Plongé dans le maelström des idées noires, il s’enfonçait lentement dans un monde fait de ténèbres et de cauchemars. Dans ses rares moments de repos, il croyait voir encore et encore sa petite fille Johann poignarder son fils Waldemar.
Pour rajouter à l’angoisse du vieux baron, la situation internationale ne s’améliorait nullement et la guerre poursuivait ses ravages en Europe. Le sang des Poilus ne cessait pas de couler, ceux des soldats coloniaux non plus, chair à canon sacrifiée par les généraux imbus de leur fausse supériorité.
Personne n’était capable de voir la fin de cette sanglante moisson, de cette horreur.
En France, Cécile se remettait de sa dépression, maladie qui avait résulté du décès d’Arthur de Mirecourt.
Le printemps 1916 s’annonçait et, avec lui, le retour de l’espoir.
La jeune fille effectuait de longues promenades en solitaire dans les rues d’Angers. Sans cesse, elle pensait au professeur Möll, à Stephen, se demandant ce que le jeune homme devenait. Elle se rappelait avec douceur les propos du chercheur, se souvenait des sentiments qu’il éprouvait pour elle, du stupide duel qui l’avait vu se battre contre Arthur. Désormais, elle ne lui en voulait plus.
Elle désirait le contacter. Mais… comment s’y prendre ? Inutile d’écrire au baron Rodolphe von Möll… les circonstances étaient contre elle. Si elle entrait en contact épistolaire avec Ravensburg, vite, elle passerait pour une espionne.
Or, presque à un siècle de distance, Stephen songeait justement à Cécile. Il ne digérait pas les terribles visions provoquées par Michaël. Il devait contourner le Diktat de l’agent temporel… il lui fallait trouver une solution rapidement… enfreindre les lois du continuum espace-temps…
En 1916, la sanglante et atroce bataille de Verdun avait débuté par un matin de février. Tout avait commencé par une longue canonnade préparatoire de l’artillerie allemande. 
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Wilhelm von Möll participa à cette bataille d’anthologie qui, un siècle plus tard, serait encore dans toutes les mémoires.
L’offensive prussienne sembla réussir dans un premier temps. Toutefois les pertes furent importantes.
Blessé lors d’un affrontement, le fils aîné perdit sa main gauche, arrachée par un éclat de mitraille. Quelques mois plus tard, le membre manquant sera remplacé par une prothèse en acier.
Or, profondément marqué par cette blessure handicapante qui le diminuait, Wilhelm n’était plus désormais qu’un homme usé, vieilli avant l’heure, un soldat presque fini. Agé de cinquante ans, il en paraissait largement soixante. Les traits creusés, les yeux enfoncés dans leurs orbites, le front ridé et dégarni, le cheveu poivre et sel rare, la moustache arrogante, les lèvres esquissant un sourire amer, tel était alors son portrait à mi-temps du premier conflit mondial.
Du côté français, l’état-major se ressaisissait. Pétain, nouvellement nommé, avait pour mission de redonner courage aux hommes. Il fallait ménager les troupes. Enfin !
Lors des combats à Douaumont, une de nos anciennes connaissances, appelée plus tard à un illustre destin, fut portée disparue. En fait, l’officier, fait prisonnier par les Allemands, tentera de s’échapper plusieurs fois. Dans le camp de prisonnier, il allait y rencontrer le futur maréchal soviétique Toukhatchevski.
 La santé de Rodolphe empira lorsqu’il sut que Wilhelm avait été blessé. Gerta et Magda prirent alors la décision de soustraire Johanna à cette influence déprimante. La jeune fille fut envoyée en Suisse afin d’y terminer ses études. Une gouvernante allemande accompagna la jeune fille à Zurich où elle devait y séjourner quelques années.
La domesticité de Rodolphe accueillit la nouvelle avec le plus grand soulagement, mais ne le montra pas.
Quant à Otto, qui avait été inscrit à Cambridge à la fin de l’année 1916, son départ pour l’Angleterre fut retardé, conflit mondial oblige. Néanmoins, le jeune homme se tenait au courant du dernier état des recherches en physique et, tout naturellement, vénérait Albert Einstein. Son vœu le plus cher était de rencontrer le savant. Il ignorait que son souhait serait réalisé quelques nombreuses années plus tard.

*****

25 Juin 1993.

Enfin, le commando israélien était au point pour effectuer sa mystérieuse mission. Il s’apprêtait à partir et, pour cela, montait dans un étrange véhicule qui ressemblait à une sorte de losange irisé, sous les yeux du Premier ministre Mosché Chaarem, mais aussi du Président des Etats-Unis, Malcolm Drangston et du général Gregory Williamson.
Cette équipée ultra secrète coûtait le prix de dix missiles intercontinentaux et c’était là une estimation basse. Les dix hommes et femmes ne devaient donc pas décevoir tous les espoirs mis en eux.
- Pourvu qu’ils réussissent ! Soupirait l’Américain.
- Dieu décidera, disait l’Israélien d’un ton neutre.

*****

Le 9 juin 1916, le fort de Vaux capitulait.
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 Wilhelm von Möll fut l’un des premiers à pénétrer d’un pas vif, le visage empli de fierté, dans ce haut lieu du courage français. Il parcourut avec une espèce de délectation toutes les pièces de la fortification, un sourire aux lèvres.
Le soir même, prenant la plume, il écrivit à son père. Une partie de sa lettre mérite d’être connue.
« … comme vous le voyez, je n’ai nul besoin de tous vos millions pour me faire une place et un nom dans la vie. Cette fortune que vous m’avez refusée, je l’ai trouvée grâce à mon courage, mon opiniâtreté mais également grâce aussi à ma connaissance de la stratégie. Je suis en faveur auprès de Sa Majesté Impériale et ce n’est là que justice, reconnaissance de mes talents. Bon soldat, bon Allemand, bon officier, bon patriote, bref, tout ce que vous n’êtes pas et n’avez jamais été… ».
Avec une plume plus douce, il rédigeait également une lettre à sa chère petite Johanna.
« … Ma chère enfant, vous me dites que vous vous ennuyez dans cette pension de famille, que les distractions y sont fort rares, que la cuisine y est déplorable et le confort exécrable… peut-être exagérez-vous quelque peu… mais comment avez-vous trouvé la ville de Zurich ? Ses habitants ? La réputation des Zurichois n’est plus à faire. D’après ce que j’en sais, les gens y sont charmants, agréables et prévenants. Est-il vrai que vous avez effectué un achat ? Un petit chien aurait touché votre cœur ? »…
Mademoiselle von Möll, en fille riche et imbue de sa propre personne, menait la vie dure aux domestiques de la pension dans laquelle elle était hébergée. Ses repas étaient trop chauds, peu goûteux, ses crêpes brûlées, ses potages trop salés, ses viandes pas assez cuites, ses lits mal faits, pas assez confortables, et ainsi de suite pour la litanie de ses jérémiades. 
 https://blogger.googleusercontent.com/img/proxy/AVvXsEhqfNIMj5sVLwbD_V6sRDKz56nVpztRvUzXOokcbvPQrXCyIwz1q7RY9x8qRiuB1dC_AnmxoNXVHEbBBP6SvccM-rriYYlLB4GXJFs6GT2RPhOdqikVyjAF-UAeJqfOc77AQjZXd0xBdXgaLbJYp3vnB4uYIuXZhlt8dXBniA=w1200-h630-p-k-no-nu
Pour se consoler de sa solitude, elle avait effectivement la compagnie d’un jeune chiot Teckel appelé Bonbon – en français dans le texte – et gavé de sucreries. Quant aux amitiés et aux fréquentations, elle bénéficiait de celle d’un prêtre largement septuagénaire, au cœur gros comme un large panier, sénile assurément, plaignant sincèrement la fragile santé de mademoiselle von Möll, refusant de voir la perversité de la jeune personne, aveuglé par son charme et la façon polie qu’elle avait de s’exprimer.

*****

1916, quelque part sur le front, en France.

Voici donc notre officier distingué, notre colonel von Möll en train de réprimer sévèrement un début de mutinerie. Sans le moindre remords, il condamnait froidement à être passés par les armes trois malheureux soldats du contingent, des paysans sans grande intelligence, d’origine bavaroise. Quasiment illettrés, les trois Poilus ne songeaient qu’à regagner leurs champs qui devaient bientôt être moissonnés.
En tant que colonel – Oberst en allemand – Wilhelm avait présidé le conseil militaire.
Toutefois, téléphonant les peines votées par le conseil à son supérieur hiérarchique immédiat, von Möll fut durement réprimandé par son général.
Quelques jours plus tard, sur la Somme, un jeune volontaire de l’infanterie bavaroise, qui servait d’estafette à son régiment, fut blessé une première fois et rapatrié à l’arrière. Or, si ce courageux jeune homme était mort lors de ce haut fait, l’histoire du monde au XXe siècle aurait été tout autre car le volontaire répondait au prénom d’Adolf !

*****

4 Juillet 1993.
Tous les citoyens américains fêtaient l’anniversaire de la proclamation de l’Indépendance de leur pays. Stephen, plus que tout autre, célébrait ce jour faste en éclusant verres de champagne sur verres de champagne. Du champagne californien, cela va de soi. Il n’était pas assez riche pour se payer un grand cru français.
Peut-être était-ce parce qu’il avait copieusement arrosé sa journée qu’il se retrouva victime d’hallucinations ? Dans son salon, toujours aussi désordonné, un véritable capharnaüm, il vit au moins dix Michaël différents, en train d’interagir entre eux, comme si de rien n’était, et, cerise sur le gâteau, tous arborant une tenue différente.
-Ah ! Ah ! C’est bien… la première fois que le champagne … me fait cet effet, balbutia Stephen.
Aucune réponse.
- Eh bien… j’croyais qu’on voyait double lorsqu’on était… un peu gai… mais moi, je vois tout décuplé…
Michaël, l’auteur de cette farce, daigna redevenir unique. Il avait agi ainsi afin de démontrer à son lointain parent les méfaits de l’abus d’alcool.
Le professeur comprit qu’il s’agissait là d’un tour.
- Alors… mon gars… explique-moi… donc comment tu t’y es pris…
- Pour me diviser à ce point ?
- Oui… je t’écoute.
- L’enfance de l’art pour un Homo Spiritus…
- Mais encore ?
- Je me suis amusé à multiplier la vitesse de mon temps personnel. Disons une sorte de chronobiologie… je me suis décalé de trois secondes chaque fois.
- Mais… tu étais vêtu de manière différente…
- Trois secondes, c’est très long en vérité pour moi… j’avais donc largement le temps de me changer.
- Ah bon ?
- Mais oui, Stephen. Etre dix à la fois pour les yeux d’un Homo Sapiens, ce n’est rien… mais se retrouver en dix mille exemplaires, voilà un sacré défi que je n’ai pas encore réussi à relever.
- A ce point ?
- A ce point. N’oubliez pas qu’en une seule seconde, une de vos secondes évidemment, je puis me rendre où bon me semble, prendre le bus ou le métro, arpenter les avenues de Washington, respirer le bon air tout en haut de l’Empire State Building à New York, assister à une conférence de l’ONU, regarder cent chaînes à la fois sur votre poste de télévision, et ainsi de suite…
- Tu me racontes des craques, là…
- Je suis aussi franc que l’or, Stephen. Mais je vous vois rire… donc, vous n’êtes plus aussi fâché contre moi qu’il y a quelques semaines. Tant mieux.
- Tu te trompes.
- Rappelez-vous que Cécile doit mourir le 1er mai 1920 et nulle part ailleurs dans le temps. Mademoiselle Grauillet est un point focal de l’histoire humaine. Comprenez-vous ce que je dis ?
- Ouais… pourquoi revenir sur le sujet ? Tu assombris ma journée. Si je suis saoul, c’est la faute au champagne… si je ris, c’est parce que je suis ivre, et cette joie est factice…
- Je ne le sais que trop bien, Stephen.
- J’ai bu pour oublier, pour l’oublier elle. Mais je n’y suis pas parvenu.
- Stephen, je comprends…
- Non ! C’est faux ! Vous mentez ! Vous ne savez pas ce que c’est qu’aimer. D’ailleurs, comment le pourriez-vous ? Vous n’êtes pas fait de chair et de sang en réalité… vous n’êtes que de l’énergie… votre apparence est un leurre. Vous n’êtes pas doté d’un cœur…
- Stephen, je vous assure que je compatis, que je partage votre chagrin…
- Ah ! Cessez ! vous êtes incapable d’éprouver des sentiments humains car vous n’êtes qu’une machine… ultra perfectionnée, je le reconnais, mais une machine tout de même… un être supérieur… seule la froide logique vous gouverne… vous êtes plus proche d’un ordinateur quantique que d’un Homo Sapiens… alors… que pouvez-vous comprendre ? Aux émotions, aux sentiments… rien… nada !
- Vous vous trompez, Stephen… vous vous trompez grandement sur mon compte…
- Je ne vous crois pas…
- Je suis passé par là… jadis… il n’y a pas si longtemps…
- Un mensonge de plus…
- Stephen ! Ah Stephen ! Vous avez le vin triste et cela m’afflige. Comment vous dire, vous expliquer ce que je suis, ma nature profonde ? pour les miens, je suis une sorte de rebelle.
- Pff ! N’importe quoi ! Si vous êtes si rebelle, prouvez-le-moi…
- Trop dangereux pour le continuum espace-temps. Apprenez cependant que les Douze Sages me ménagent.
- Je m’en fous !
- Je leur ai donné tant de peine pour ma mise au point… pour ma programmation… qu’ils voulaient, espéraient parfaite… et qui ne l’est pas encore tout à fait… mesurez le prix de cet aveu…
- M’en fiche ! Rien à cirer !
- Je leur ai coûté tant d’énergie… mais j’ai été créé pour obéir, leur obéir…
- Dépassez votre foutue programmation…
- Ce n’est pas avec plaisir que j’ai accepté de vivre à cette époque-ci, dans cette fin du XXe siècle, dans ce siècle qui n’a vu et connu que violence et barbarie… dans ce crépuscule de l’humanité…
- Cessez ! Vous me gonflez…
- Ma civilisation ignore la violence, du moins elle fait tout pour l’ignorer. Tout ce qui peut détruire la parfaite harmonie d’un ordre immuable, d’une monotonie si chèrement acquise est donc effacé et ce d’une manière aseptisée.
- Qu’entendez-vous par là ?
- Aucune fausse note ne doit exister… ce qui est sera… sans la moindre surprise… la paix universelle, la symbiose totale et parfaite de toutes les pensées… la préservation de notre espèce…
- Ah ! Ah ! Nous y voilà donc… Aucune fantaisie… tout ce qui cloche éliminé… au prix d’un génocide des espèces inférieures à vos yeux… Bravo ! Je l’avais compris…
- Stephen, écoutez-moi… nous sommes parvenus à supprimer…
- C’est bien là le mot juste avec toutes ses connotations abominables…
- Je reprends : à supprimer les sentiments qui font votre richesse, à vous Homo Sapiens, la haine, oui, inutile, monstrueuse, mais également l’amour, la violence sanglante, la peur, l’envie, l’orgueil, l’égoïsme, la faiblesse, la veulerie…
- Splendide ! Des robots… des lumières robots…
- Toutes ces mutilations n’ont pas réussi à faire de moi ce que vous dites, Stephen. J’aspire toujours à la liberté. Je veux vivre… et non pas avoir un semblant de vie…
- Que voulez-vous me faire comprendre ?
- Que je vous ressemble bien plus que vous le supposez… que je partage tous vos tourments. Qu’obéir me coûte cher, très cher, trop, parfois…
- Révoltez-vous ! Changez la donne !
-Au prix de ma sécurité ? De mon existence ?
- Vous n’êtes pas prêt à tout tenter…
- Pour votre bon plaisir ?
- Non ! Pour mon bonheur, espèce de salaud !

*****

Fin de l’année 1916.

Alors que le crépuscule étendait son écharpe d’or dans le ciel de Zurich, le vieux prêtre Frank Bauer trouvait dans son presbytère une Johanna en pleurs. Le chagrin sincère qu’éprouvait la jeune fille ne l’avait pas empêché de revêtir un de ses plus beaux atours, c’est-à-dire un riche manteau tout bordé d’hermine avec deux boutons plaqués or en forme de broche.
L’adolescente était venue chercher un peu de réconfort près de cet homme bon qui ne posait pas de question. Posément, elle apprit à l’homme d’Eglise la mort de son chien Bonbon, décédé soudainement, certainement d’un arrêt cardiaque. La petite bête teigneuse, trop bien nourrie, était devenue obèse et ne se mouvait plus qu’avec la plus grande difficulté.
Un autre deuil frappait l’Europe en cette année 1916. Le 21 novembre, précisément, François-Joseph trépassait.
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 Avec lui, tout un siècle s’en allait, fait de valses, de révolutions, d’insouciance pour les nantis, mais aussi de fumées d’usines, de misère pour les ouvriers, de charges héroïques à cheval, de palais somptueux et de taudis.
L’Empereur Charles, qui succédait au défunt, était réputé pour sa faiblesse.
Un mois plus tard, à Petrograd, Raspoutine était assassiné par le prince Youssoupov et ses amis.
Or, Johann van der Zelden, grâce à sa technologie qui défiait le temps et les frontières, assista en esthète à cet acte, prémices d’une révolution qui allait bouleverser le monde.
Confortablement installé dans un profond fauteuil, il regarda avec délectation se perpétrer le meurtre, un cigare au lèvres.
Un des amis du prince russe, initié de Worms, lui avait suggéré cet assassinat. Or, ces initiés de Worms étaient inféodés à Johann van der Zelden par-delà le temps et l’espace.

*****

Le soir même de sa conversation avec Stephen Möll, l’agent temporel ne se sentait pas dans son assiette. Il éprouvait de la tristesse, était en proie au spleen, soupirait et ne répondait pas lorsqu’on lui adressait la parole. Mentalement, il était ailleurs. Sans rien dire, sans une explication, il s’esquiva du pavillon du professeur et se rendit pour un lieu et une époque inconnus.
Michaël avait besoin d’un véritable ami, d’un confident. Il lui fallait se changer les idées au plus vite.
Tandis que l’aurore du 5 juillet 1993 se levait, Johann, de son côté, prenait son petit déjeuner sans le moindre trouble. Portant un verre de jus d’orange à ses lèvres, il marmonna avec la plus grande satisfaction :
- L’heure est venue pour toi, David d’entrer en scène.

*****

1523.

Sous l’ardent soleil madrilène, deux hidalgos s’affrontaient dans un duel sans merci.
- Hombre ! Eructa le premier bretteur. Amigo, tu es un rude adversaire. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/75/Don_Gonzalo_Jim%C3%A9nez_de_Quesada.JPG/220px-Don_Gonzalo_Jim%C3%A9nez_de_Quesada.JPG
- Toi de même, répondit le deuxième épéiste. Sangre del Cristo ! Prends ce coup… et encore celui-ci… Ainsi l’exige l’honneur de ma sœur, Doña Marguerita.
D’un coup imparable, le deuxième hidalgo transperça alors de part en part son adversaire. Puis, retirant la lame de son épée du corps du mort, il l’essuya avec le plus grand flegme tout en disant :
- Encore un d’éliminé. Par le Diable, mon maître Johann sera content.
L’homme éclata de rire sous le soleil tandis que le cadavre du jeune homme si entreprenant s’estompait, ses atomes se mêlant à la poussière du chemin. Le perdant, un des exemplaires de Michaël s’effaçait pour laisser la place à un autre agent des Douze Sages, cette fois-ci expédié en Chine en 1934, en tant que compagnon d’un dénommé Jiang Jie Shi.

*****