dimanche 17 décembre 2017

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1923 (1).



1923

Janvier 1923.
Londres, par une belle matinée d’hiver. Eh oui, cela existait… 
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Affecté à son nouveau poste, Otto von Möll se donnait à la tâche avec toute l’ardeur de son jeune âge. Secondé par d’autres têtes pensantes, il mettait au point une expérience dangereuse concernant l’aérodynamisme.
Passionné par son travail, le chercheur restait dans les laboratoires bien après les heures officielles d’ouverture. Ce fut ainsi qu’il croisa pour la première fois Renate Blomberg. La jeune fille était entrée dans les locaux avec son seau et sa serpillère afin de nettoyer les sols. Elle s’étonna de trouver ce jeune homme si studieux penché sur la maquette d’un prototype d’avion. D’une voix timide et polie, elle demanda si elle pouvait commencer à mettre de l’ordre. Son accent révéla à Otto ses origines allemandes.
Alors une conversation se noua. Puis, l’habitude fut prise de se revoir tardivement dans les labos, chacun préoccupé par les tâches à accomplir. Néanmoins, au fil des jours, Otto se prit d’amitié amoureuse pour l’exilée. Nonobstant la différence de classes sociales, il finit par inviter Renate à prendre un verre dans un pub bien fréquenté.
Les deux jeunes gens se revirent à d’autres occasions, von Möll amenant Renate avec lui au cinéma, au music-hall et ainsi de suite.
Dès le mois de mars, Otto présenta Renate à son père et à sa grand-mère. Waldemar accepta les fiançailles mais ce ne fut pas le cas de Gerta, la veuve de Rodolphe. Pour elle, la passion soudaine, les coups de foudre, cela n’existait pas. Cet amour n’était pas sérieux et ne durerait pas. La distance sociale entre les deux fiancés était bien trop grande… trop de choses les séparaient… leurs goûts respectifs, leurs centres d’intérêt, l’éducation…
Toutefois, Waldemar expliqua à sa mère que, désormais, nous étions au XXe siècle et que les idées sur le mariage avaient évolué. Après de vives discussions, la vieille femme céda.
Un jeudi soir de la mi-mars, Otto et Renate se fiancèrent simplement, dans l’appartement cossu et meublé avec goût par Waldemar von Möll. On sentait la pâte de Gerta dans le choix de la décoration.
Pour la circonstance, Renate avait passé un tailleur crème en lin agrémenté de bandes contrastées bleu marine. Un chapeau en feutre au bord retourné et à large bandeau complétait cette toilette sobre. Comme nous le voyons, la jeune fille faisait ainsi preuve d’un goût inné.

*****

Plateau de tournage du feuilleton. Cité souterraine de l’Agartha.
Miss de B de B surjouait la star capricieuse au grand dam du réalisateur français, Marcel Bluwall. 
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- Il n’est pas question que je dise ce dialogue, hurlait Deanna Shirley. Il est idiot. Quant à cette robe, elle ne met pas ma silhouette et mon teint en valeur. J’ai l’air d’être vêtue d’un sac.
- Mademoiselle, montrez-vous raisonnable, répondait Marcel tentant de conserver son calme. Nous sommes en train de prendre du retard sur le planning.
- Je m’en moque. J’en ai assez. Quant à votre mise en scène, parlons-en. Vous avantagez David. Vous le placez sous les meilleurs éclairages… les maquilleuses sont au petits oignons pour lui… bref, Georges brille et moi, je parais à la traîne, ânonnant mon texte tellement je suis gênée par les spots, les câbles qui trainent par terre et tout le toutim.
- Vous exagérez, mademoiselle de Beauregard.
- Non, c’est la vérité. Je quitte le plateau…
Avec un coup de menton montrant sa colère, l’apprentie star partit dans sa loge où elle se consola en avalant une lourde et délicieuse tourte aux pommes.
Alors que Georges tambourinait vainement à sa porte, suppliant sa partenaire de revenir, mademoiselle donnait le reste de son gâteau à O’Malley, son chien Briard. 
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Toutefois, Marcel n’avait pas l’intention de passer sous silence cet incident. En effet, cela faisait déjà une semaine que Deanna Shirley retardait autant qu’elle le pouvait le tournage. D’un pas vif, le réalisateur s’en vint trouver le scénariste Spénéloss et lui rapporta les derniers caprices de la Britannique sur un ton qui en disait long sur son agacement.
- Franchement, quelle mouche la pique ? Demanda Marcel. Jamais je n’ai été confronté à pareille attitude de mes comédiennes.
- Je pense que DS de B de B veut changer de partenaire masculin. Georges ne l’agrée pas, dit sentencieusement l’Hellados.
- Pourtant, lors de la première lecture, elle n’avait montré aucune hostilité alors que la distribution était décidée et connue, objecta le Français.
- Mademoiselle aura changé d’avis, voilà tout. DS de B de B est… la quintessence de la représentante féminine de l’humanité…
- Autrement dit ?
- Elle est pétrie d’orgueil, croit être sortie de la … cuisse de Jupiter… pense que le monde entier tourne autour de sa petite personne. J’ai cru à tort que ses mésaventures en France en 1888 et au Congo l’avaient mûri. Quelle erreur !
- Donc, elle fait un caprice, cherchant à exiger le remplacement de Georges par… qui ?
- Louis Jourdan, ce me semble…
- Diable ! Pourquoi donc ?
- Elle s’est entichée de lui…
- Oh ! Je vois… elle cherche à le mettre dans son lit.
- Tout à fait.
- Mais il n’est pas question de lui céder.
- Oui, résistez. Je sais qui pourra lui faire entendre raison.
- Le Superviseur général.
- C’est cela. Oh ! Il ne la menacera pas de lui enlever son rôle, non… mais il lui fera comprendre deux ou trois petites choses, lui rappelant certaines de ses faiblesses, de ses manquements.
- Bref, il lui fera perdre de sa superbe.
- En quelque sorte.
- D’accord. Mais, en attendant, que dois-je faire ?
- Tournez d’autres scènes où mademoiselle de Beaver de Beauregard n’apparaît pas. Le cauchemar prémonitoire d’Otto von Möll, par exemple…
- Il me faut l’assistance des autres réalisateurs, Henri et Robert notamment.
- Mais les décors sont prêts, n’est-ce pas ? Quant à Denis Manuel, il connaît son texte…
- Oui, nous avons répété hier dans la soirée…
- Alors, prévenez votre équipe.
- Merci, lieutenant.
- De rien. Ne vous découragez pas. Dans deux jours tout au plus, Deanna Shirley aura fait ses excuses.
Quelque peu rassuré, Marcel quitta le bureau de l’Hellados tandis que ce dernier appelait Daniel Lin par l’interphone.

*****

Dans les appartements de la famille Sitruk, Violetta récitait ses répliques à son père. Benjamin acquiesçait le plus souvent, ne reprenant sa fille que rarement.
- Messire, hier, de ma fenêtre, je regardais la Lune…
- Comme c’est étrange… j’aime à vous voir, je prends plaisir à vous parler…
- Vous ne savez point manger avec les doigts et, à table, vous usez d’un ustensile inconnu… 
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- Un trou de mémoire, Violetta ?
- Non, mais… je me demande sur quel ton dire mon texte…
- Qu’est-ce qui te gêne ?
- Euh… Cette Aliette est plutôt cul cul la praline…
- Oui, mais c’est son époque qui veut cela. Elle vit au XIIe siècle et elle est donc assez naïve.
- Tout de même ! Tu sais, je me suis rendue au Moyen Âge…
- Oui, et alors ?
- C’était vers le mitan du XIIIe siècle, mais il ne m’a pas semblé que les jeunes filles de ce temps-là étaient aussi idiotes.
- Le scénario le veut, ne cherche pas plus loin, Violetta. Ne coupe pas les cheveux en quatre. Je crois que c’est pour marquer davantage le contraste entre Aliette et sa mère, une virago de première. 
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- Euh… je dirais qu’ainsi Michaël a à sa disposition la marionnette idéale…
- Tu commences à comprendre.
- Un peu. Claude a bien du mérite avec un rôle aussi complexe. J’ai une sacrée chance de pouvoir lui donner la réplique.
- Je sais.
- Je n’en reviens toujours pas d’avoir été choisie… Il y avait pourtant des comédiennes chevronnées pour endosser le personnage d’Aliette.
- Un peu trop sans doute, ma fille.
- Bref, je ne crache pas sur la chance qui m’incombe.
- Bien. Maintenant, reprenons…
- Encore une minute, papounet… As-tu vu mon costume ? De quoi j’ai l’air dedans ?
- Il te va à ravir Violetta. Tu ressembles à une princesse de légende.
- Oui, tu dis cela pour me faire plaisir. Pour la couleur de mes cheveux, dois-je vraiment me faire blonde ?
- Aliette est Normande…
- Pff ! J’aurais préféré qu’elle fût… rousse…
- Comme Gwenaëlle.
- Ben oui, et alors… Une rousse aux yeux verts…
- Mais ainsi, tu aurais eu l’air moins candide, moins innocente… allez, maintenant, je t’écoute…
- … vous usez d’un ustensile inconnu que vous dites venu d’Orient, une fourchette…

*****

A Ravensburg, une autre femme s’inquiétait. Magda se faisait du souci pour la santé toujours délicate de Johanna. En effet, madame van der Zelden était dans l’obligation d’effectuer des séjours réguliers sur la Côte d’Azur, et ce, pour profiter d’une température plus clémente pour ses poumons fragiles. 
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La veuve de Wilhelm avait un autre sujet d’anxiété. Cet après-midi-ci, elle ouvrit son cœur à sa « poupée chérie » devant une tasse de thé dans son boudoir, une pièce qui venait d’être réaménagée dans le goût de l’époque, refaite à neuf et meublée art déco. Les tapisseries, les bibelots étaient magnifiquement assortis ainsi qu’un délicieux canapé ton sur ton avec la teinte des murs.
Johanna, allongée en partie sur le sofa, portait, avec un air de langueur distingué du meilleur effet, une ravissante robe de soie bleue dont l’ourlet descendait jusqu’à mi- mollet, une robe assez large, dépourvue de ceinture et, qui parvenait, par le plus heureux effet, à mettre en valeur la chétive silhouette de la jeune femme. Une cravate assortie agrémentait cette élégante tenue. De plus, un collier de perles parait avec bonheur le diaphane cou de cygne de Johanna qui, coquette jusqu’au bout de sa personne, avait chaussé ses mignons petits pieds d’escarpins de chevreau tout incrustés d’écailles d’un bleu assorti à la couleur de la robe.
Bien sûr, Magda était vêtue avec moins de grâce d’un tailleur en lainage noir.
- Johanna, commença-t-elle, Dieu me préserve de me mêler de ta vie privée…
- Pourtant, c’est ce que vous êtes en train de faire, mère…
- Je ne me suis pas opposée à ton mariage avec David.
- Heureusement !
- Pourtant, je me suis longtemps demandée et je me demande toujours si c’est bien là l’homme qu’il te fallait…
- Mère !
- Je reconnais qu’il se montre un époux attentionné, qu’il ne te fait manquer de rien, qu’il te laisse entièrement libre de tes faits et gestes, qu’il te reste fidèle alors que tu lui interdis le seuil de ta chambre…
- Vous savez pourquoi, mère…
- Oui… tu ne veux pas d’enfant.
- Je ne suis pas en état de supporter une grossesse.
- Euh… Ce n’est pas à moi à dire cela… mais il existe des moyens contraceptifs… des préservatifs…
- Mère ! Il n’en est pas question. Ça ne fonctionne pas toujours.
- Pour en revenir à David, je n’aime pas sa façon de penser.
- Qu’est-ce qui vous choque chez lui ?
- Ma chérie, ton mari aime trop l’argent.
- Oui, certes, mais moi aussi.
- Mais il en fait une profession de foi, Johanna ! Il cherche à en gagner par tous les moyens. Non pas que ceux-ci soient illicites… du moins, je le crois. Il est trop habile pour cela. Ses comptes, ses bilans sont nets. Mais il se vante d’être l’un des trois meilleurs marchands de canons au monde ! C’est immoral. Il vend ses armes aux plus offrants, jusqu’à ces maudits Français. Cela suscite en moi le dégoût. Tiens, dernièrement, n’a-t-il pas reçu, ici, dans la propriété familiale, un envoyé du Ministère de la Guerre ?
- Un homme tout à fait charmant, convenez-en, mère…
- Là n’est pas la question, ma fille. Lorsque nous allons à l’église tous les dimanches afin d’assister à l’office divin, il se garde bien de nous accompagner. Je ne suis pas dupe, et son sourire en coin en dit long. Ne m’a-t-il pas déclaré l’an passé que la religion n’était bonne que pour les femmes naïves comme nous, que celle-ci n’est qu’une pommade qui nous apaise momentanément ? David est athée et il ne s’en cache pas.
- Tout ceci, je le sais.
- Oui, mais peu lui chaut de fricoter avec les Juifs, les francs-maçons et autre engeances.
- Mère, je n’ai pas épousé David pour ses faiblesses. Il veut lui aussi la grandeur de l’Allemagne, sa nouvelle patrie.
- Ce n’est qu’un Allemand d’adoption, Johanna. Il n’est pas sincère.
- Bien sûr, il ne m’écoute guère lorsque j’émets des critiques sur ses affaires. Pourtant, pas plus tard qu’hier matin, il a lu avec le plus grand intérêt le Völkischer Beobachter. Je garde donc espoir. 
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- Oui, mais…
- Je vois ce que vous allez m’objecter maintenant, mère. Les relations de David avec Joseph Rosenberg. Mais ce dernier est le banquier référent à Ravensburg. Comment se passer de lui ? c’est impossible ! La faute n’en incombe pas à David mais à l’Etat qui a permis à un homme de rien, à une vermine de parvenir à une telle situation… or, c’est justement cela que Hitler veut changer…
Johanna était donc devenue nazie, nazie à bloc, même. Elle venait de se brouiller définitivement avec Hanna Bertha, pourtant son amie d’enfance, avec qui elle avait partagé tant de secrets. La fille du banquier avait épousé Mardochée Wiesenthal, le fils aîné du meilleur tailleur de Ravensburg. C’était là que la gentry masculine venait se faire faire les costumes et les smokings pour les grandes occasions.  
Janvier 1923 était également le mois de l’invasion de la Ruhr par les deux divisions françaises du général Degoutte.
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 La réaction des Allemands fut violente. La résistance passive se transforma en résistance active. Les sabotages et les attentats se multiplièrent. En réponse, les Français exercèrent alors de dures représailles. Ainsi, dans la petite bourgade « tranquille » de Ravensburg, un honnête cabaretier soupçonné de professer des idées profrançaises fut sauvagement lynché par des inconnus. Mais qui donc avait monté les paysans et les paisibles et débonnaires commerçants contre ce pauvre hère ? Piikin, alias Wilfried.
Apprenant la nouvelle de l’exécution de ce « traître », Johanna frappa de joie dans ses mains. Dangereusement écervelée, lisant dans des journaux douteux les divers faits de sabotage, elle se réjouissait de voir que le peuple allemand avait encore, disait-elle, le sens de l’honneur.
Tandis que l’Allemagne semblait sombrer dans une crise politique et économique définitive, un chaos, à Londres, loin de tous ces désordres, dans une petite église d’obédience catholique située dans les faubourgs de la capitale, Otto von Möll épousait religieusement Renate Blomberg, en ce premier samedi d’avril 1923. Il n’y avait pas foule à la cérémonie. On ne comptabilisait la présence que du père du marié, Waldemar, Gerta von Möll, la grand-mère, deux collègues de travail d’Otto ainsi que trois amies de la jeune épousée. On était loin des fastes d’autrefois, de ceux des noces de Wilhelm et de Magda.
Après le dîner, Otto et Renate s’esquivèrent discrètement. Le couple monta dans le nouveau véhicule acheté par le chercheur, une Fiat grand luxe couleur crème, estampillée 519 S, dernier modèle,
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 une voiture payée comptant. Mais pourquoi cette passion d’Otto pour les Fiat ? Le jeune homme les trouvait solides, spacieuses, fiables, et, surtout, moins onéreuses que les Bentley, les Mercedes et les Rolls.
Cependant, alors que le nouveau couple entamait son voyage de noces, l’année 1923 s’avérait être une année noire pour l’ancienne patrie de Renate et d’Otto. Le Mark poursuivait sa descente vertigineuse. Bientôt, pour acheter de quoi faire chauffer la marmite, il fallut toute une brouette de billets de banque, tamponnés, retamponnés, et même sur tamponnés. La dépréciation des devises allemandes était telle qu’un billet d’un milliard de Marks ne suffisait pas à l’achat d’un timbre postal ordinaire.
La population fut obligée d’en revenir au troc et les classes moyennes se retrouvèrent ruinées. Quant au couple van der Zelden, il réchappa à cette catastrophe, son argent placé à l’étranger en bons dollars.
De retour de leur voyage de noces, Otto et Renate ne purent que constater la dégradation de l’état de santé de Gerta von Möll. Agée de soixante-dix-huit ans, la vieille femme ne parvenait pas à se remettre d’une mauvaise bronchite. Cependant, elle passa tout l’été, mais en s’affaiblissant sans cesse davantage. Le médecin consulté fit comprendre à Waldemar, le fils dévoué, que Gerta avait renoncé à se battre, qu’elle avait perdu le goût de vivre et qu’elle n’aspirait plus qu’à retrouver son défunt époux, Rodolphe, au ciel.
Waldemar tenta de lui redonner du courage, mais ses efforts ne servirent à rien.
- Mère, voyons, disait-il tristement, ne vous laissez pas aller. Nous avons encore besoin de vous, de vos conseils, de votre présence…
- Oh non, Waldemar, mon fils bien-aimé, je suis trop âgée et désormais inutile. Otto et toi avez chacun votre vie. Je suis trop loin de Rodolphe. Il me manque tant… quant à ce monde, aujourd’hui, je ne le comprends plus. Il change sans cesse, il change trop vite. Il m’est devenu étranger. Il me faut partir…
- Mère, s’écria Waldemar, je vous interdis de dire cela.
- Tu vois, même toi, tu oses te fâcher contre moi, sourit Gerta. Avoue-le, je suis une charge pour vous tous… à cause de ma santé défaillante, tu as été dans l’obligation de solliciter un congé exceptionnel à l’Université.
- C’était bien naturel, mère…
- Quant à Renate, je ne suis pas dupe. Malgré son sourire, ses petits gestes gentils, elle ne peut parfois dissimuler sa mauvaise humeur. Une jeune femme de son âge, devoir soigner une vieille impotente comme moi, c’est une désolation.
- Mère, je vous en conjure, résistez à l’envie de nous quitter. Je vous aime, Otto vous est fort attaché. Ne nous faites pas de la peine en souhaitant mourir…
- Mais, à quoi bon vivre encore ? Quelles nouvelles joies puis-je connaître ?
- Voir naître vos arrières petits-enfants, mère…
- Non… Rodolphe est mort, Wilhelm également. A quoi bon ? Presque tous ceux que j’ai connus et aimés…
- Maman, vos paroles me blessent…
- Waldemar, c’est dans l’ordre des choses que les vieilles personnes quittent ce monde… autrefois, dans les jardins du château, au printemps, j’aimais tant à prendre le soleil, assise dans un fauteuil en osier, brodant une paire de chaussons avec toute la tendresse que j’éprouvais alors. En ce temps-là, l’avenir promettait d’être radieux… Rodolphe, ton père, ne faisait pas de politique… Michaël et Stephen n’avaient pas encore bouleversé notre existence à tous… Nous étions heureux…
- Mère, ce n’était pas leur faute… Ils croyaient agir pour notre bien à tous… ne leur en voulez pas.
- Je ne leur en veux pas, Waldemar. Je suis assez lucide pour comprendre cela et pour leur pardonner leurs interventions répétées. Or, le vent de l’Histoire nous a rattrapés et balayés. Les différentes branches de la famille se sont séparées. Le monde que j’ai connu n’est plus. Il s’est effacé avec toutes mes illusions. Ainsi va la vie, mon fils. Aujourd’hui, les gens regardent les antiquités comme moi avec condescendance. C’est tout naturel, en fait. Ne me reproche donc pas de vouloir partir pour un ailleurs que j’espère meilleur, ainsi que nous l’enseigne la foi. Je n’ai plus que cet acte à accomplir, l’acte ultime, et je tiens à bien le faire. Il est plus que tant.
- Maman !
L’été finissait à peine, les arbres commençaient à se parer d’or et de pourpre. Doucement, Gerta s’éteignit, un sourire serein sur ses lèvres pâles. Le 22 septembre 1923, elle s’en alla rejoindre, par-delà la mer et le continent, Rodolphe, le seul homme qu’elle eût jamais aimé. 
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*****
Pendant ce temps, l’Allemagne connaissait des troubles politiques et sociaux très importants. Des mouvements séparatistes ou communistes naissaient en Bavière, en Saxe et en Thuringe. Ainsi, Munich, la nuit, voyait s’affronter des bandes de SA en chemise brune, les sections d’assaut du parti nazi, et les membres du parti communiste bavarois.
Gustav Zimmermann participait à tous les coups de main, à toutes les expéditions punitives, à toutes les purges. Il excellait d’ailleurs à frapper, à malmener, à tuer même. Avec ses amis, il s’en donnait à cœur joie lorsqu’il fallait briser les vitrines d’un libraire marxiste, à lui éclater les rotules, ou à châtier sévèrement un dirigeant syndical d’obédience communiste.
Or, en ce mois de septembre, les industriels de la Ruhr, alarmés par la situation, préconisaient la cessation de la résistance passive. Alors, la tension sembla baisser momentanément. Cependant, Adolf Hitler, décidait de passer à l’action et de tenter un coup de force.
Le 8 novembre 1923 eut lieu le putsch manqué de Munich. Ludendorff se retrouva libre tandis que le Führer était arrêté et comparaissait devant les juges. Des juges fort indulgents, ceci dit. Condamné à quelques années de prison, Adolf ne fit en réalité que quelques mois de forteresse, où il eut tout le loisir de rédiger son livre odieux.
*****

La veille de Noël, Waldemar, Otto et Renate se rendirent en famille à la messe de Minuit. Avec ferveur, ils assistèrent à l’office divin. Pour cette occasion, Renate, jeune femme blonde, à la taille un peu forte, au teint clair et aux yeux verts, avait revêtu une robe de soie couleur bleu nuit ainsi qu’un élégant manteau à col de vison. Les chaussures à ses pieds présentaient des talons cloches et les gants avec le chapeau étaient parfaitement assortis au manteau.
Après l’office religieux, le trio regagna son appartement douillet et coquet, meublé confortablement, et bien chauffé alors qu’à l’extérieur, le temps était exécrable.
Mais comme les von Möll étaient en deuil, il n’était pas question de réveillonner. Ils se contentèrent donc de manger du bout des lèvres de l’oie farcie aux marrons et l’incontournable Christmas Pudding.
Peut-être fut-ce la faute du gâteau, bien trop riche et bien trop lourd ? Ou encore celui de la farce pas si fraîche que cela ? Otto, qui avait gagné son lit vers trois heures du matin, sombra dans un sommeil agité. Le jeune chercheur se mit à rêver, non pas un de ces songes agréables dont on ne voudrait jamais en être tiré, mais bien ces rêves pesants, empreints de fantasmagorie cauchemardesque.
Un sol jaune, ocre, dépouillé, nu, qui tourne brusquement au blanc sale. Deux silhouettes se détachent du néant, du vide. Deux hommes, des inconnus. Par une vue plongeante et tourbillonnante, Otto les voit soudain se rapprocher. Une spirale de fumée… les voici parlant un allemand tour à tour distingué ou trivial, en fonction de l’interlocuteur. L’un des deux hommes se trouve à l’avant-plan, mais de dos. Il porte un étrange uniforme noir avec des bottes de cavalier à ce qu’il semble au scientifique. C’est lui qui s’exprime avec colère et trivialité. Il ordonne quelque chose d’impossible, de terrible à l’autre inconnu qui se braque et refuse.
Son antagoniste est de face. Lui aussi porte un uniforme, encore inconnu, de couleur feldgrau. Sous les insultes de son supérieur, il pâlit mais ne baisse pas la tête, bien au contraire, et affronte de ses yeux bleu gris son regard. Il répond à l’officier avec un mépris évident. Il a ce courage.
Dieu qu’il est jeune ! C’est presque encore un enfant, mais, pourtant, sur ses épaules et son col se détachent les insignes et les galons de son grade, celui de commandant.
Un autre tourbillon noir, une spirale d’ébène, qui fait basculer Otto et le transporte pour un ailleurs encore à découvrir. Les deux hommes ont disparu. Il ne reste plus que l’immense plaine glacée, désertique et inhumaine.
Après les sensations auditives, cette conversation devinée mais pas entièrement comprise, s’en viennent les sensations olfactives…
Une atroce odeur flotte dans l’air lourd. Une odeur de mort, de charnier, de pourriture. Voici que la terre s’entrouvre, dévoilant sa macabre moisson. Des milliers de cadavres décharnés, à peine reconnaissables, aux visages mutilés, aux membres informes, à moitié dévorés par les insectes et les vers. Ils surgissent des entrailles telles des statues horribles, tels des gisants et des spectres de ces anciennes danses macabres médiévales. De monstrueux anathèmes marmonnant des reproches. Ces civils, ces soldats, ces femmes, ces enfants, tous confondus, tendent un doigt accusateur en direction du portrait en pied, surdimensionné, orné d’un cadre rouge ressemblant à la couleur du sang, figurant un individu ordinaire, quelconque, à la taille médiocre mais au regard bleu sombre comme la nuit, comme un puits sans fond. Seul détail remarquable dans cette peinture, une petite moustache ridicule, carrée, orne la lèvre supérieure de l’inconnu. 
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L’odeur de mort s’accentue, envahissant toute la gaste plaine. Le ciel devient aussi noir que l’anthracite. Noir de la fumée des fours crématoires.
Nouveau voyage, nouveau changement de décor. Le vide, le rien, troublé par des gémissements, des cris poignants, des appels désespérés. Des murailles épaisses et grises entourent Otto, l’avalent à l’étouffer, se confondent avec son corps raide et impuissant. Des dédales et encore des dédales, des cachots, toujours des cachots… des hommes torturés, des êtres de chair et de sang, des innocents aux corps martyrisés, mutilés, fusillés, des plaintes qui refusent de s’éteindre. Sur les murs de ces géhennes sans retour, des noms inscrits maladroitement, des supplications, des invocations à une divinité impavide, en alphabet cyrillique. Des imprécations, des malédictions…
Dans les couloirs enténébrés, des hommes au visage fermé, aux traits durs, en grand manteau long, marchent, avancent d’un pas scandé, comme lors d’un défilé, alors que le martèlement de leurs bottes se répercute à l’infini jusqu’à atteindre et à résonner en direction d’un bureau trop vaste, aux murs lambrissés, jusqu’à incommoder, le chef de ce lieu sinistre, le bonhomme faussement débonnaire, âgé d’une soixantaine d’années, le tsar rouge, identifiable à sa moustache grise. 
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Le grand-père ressemble à un paysan de l’Ukraine ou de la Géorgie soviétique. Cet homme vêtu modestement fait comme s’il n’entendait pas les hurlements. Il poursuit sa tâche en signant encore des ordres, des arrestations, des exécutions.
Mais voici que quelqu’un entre dans la pièce. Le chef lève alors son regard étrange vers l’inconnu vêtu d’un manteau mastic. Ses yeux bleu acier ordonnent muettement à l’inférieur d’exécuter les ennemis toujours plus nombreux du peuple. Aucune pitié, aucune faiblesse.
Mais qui encore tuer ? Bientôt, le peuple tout entier y passera… des comploteurs, oui, tous. Le flot ne s’arrêtera-t-il jamais ?  Des familiers, des amis, des parents, des voisins, des gens ordinaires, croisés au travail ou dans la rue… tous coupables d’avoir osé souhaiter, même dans leurs pensées les plus secrètes, la mort du tsar rouge. Du petit père des peuples, du paranoïaque…
Le regard bleu intense se noie d’ombre. Le grand-père vient de mourir. Désormais, il gît, immobile, sur son catafalque tandis qu’une foule immense, les larmes aux yeux, défile et pleure devant la dépouille à la fois vénérée et crainte. 
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Au silence insupportable succèdent des coups de canons. Le ciel, de noir, vire au bleu. Plus un nuage, plus d’écharpes blanches. Mas l’azur est trop pur, trop intense, d’un bleu qui blesse la vue. Des cris de joie, des hourras sincères, des vivats. L’espoir renaît.
Où sommes-nous donc ?
Dans un pays d’Afrique du Nord, sur un balcon, devant une foule gigantesque au bord de l’hystérie, l’homme, de grande taille assurément, le soldat, le chef, le père, le général, lève ses bras en V, comme le signe de la Victoire et s’écrie :
- Vive la France ! 
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Otto, perdu dans la foule colorée, ne reconnaît ni ce pays, ni ces gens. Il sait seulement qu’ils parlent français. Les robes sont telles des coroles fleuries, les costumes sont clairs, et les chemises en nylon.
Puis… plus rien… jusqu’à un autre voyage par-delà le temps et l’espace.
Un autre lieu, une autre époque, pas si lointaine de la précédente, des bâtiments élevés, une pelouse bien entretenue, des gens sur les trottoirs qui regardent passer un cortège de voitures noires, tout en brandissant de petits drapeaux étoilés. Des bruits de balles… oui, comme une fusillade… une des limousines au long capot ralentit, et la terrible scène, improbable agresse le dormeur une fois encore. Elle est d’un réalisme saisissant. 
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Alors, une jeune femme, la trentaine, pas davantage, aux cheveux auburn, vêtue d’un tailleur rose framboise, se précipite sur le corps déjà prostré de son mari et monte désespérément à l’arrière de l’automobile à la recherche d’un fragment de boîte crânienne. L’horreur absolue est pourtant encore à venir… ailleurs, tout à fait ailleurs… dans un avenir qui a perdu tout espoir, dans un futur plus sombre que jamais.
Cependant, là-bas, le sourire lumineux s’est figé à jamais. Le drapeau américain étoilé est en berne et un petit enfant, trois ans, pas davantage, salue le cercueil de son père assassiné.
La guerre, encore, la plaie, le propre de l’humanité. Les balles, les fusils, les canons, les bombes, le napalm, l’agent orange, les défoliants, la danse des hélicoptères au-dessus de la forêt. Des femmes, des enfants se sauvent en hurlant dans la jungle, sur les routes, des flammes et de la fumée dévorant les innocentes victimes. Des corps nus brûlés par les gaz, les feux, le napalm, les produits chimiques déversés par les bombardiers… 
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Ensuite, eh bien, des fusils mitrailleurs, des kalachnikovs dans les stades, les terrasses de café, les salles de rédactions, dans les parcs et les jardins, dans les mosquées et les églises, dans les rues, les avenues, sur les places, les salles de spectacles, les aérogares, les couloirs des métros, les taxis et les autobus qui sautent, les fous de Dieu qui se font exploser, nouveaux kamikazes d’un monde qui a perdu la boussole, la terreur semée partout , sur tous les continents, aussi bien en Afrique qu’au Moyen Orient, en Europe en Asie, qu’en Amérique. Au nom de Dieu, on tue, on décapite, on sème la mort, la terreur, on croit aller au Paradis et on ne récolte que les ténèbres, la mort cruelle, les cadavres déchiquetés et défigurés, sans rédemption possible…
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 Londres, Madrid, Bamako, Paris, Grand Bassam, Bruxelles, Aden, Bagdad, Palmyre, Lahore, Tunis, Tripoli, Nice, la liste est trop longue, bien trop longue… dans cet univers autre, ce temps différent, issu d’une chronoligne parallèle dans laquelle le Démiurge qui mène la danse a renoncé à intervenir, saoul des hommes, de leurs mesquineries, de leur attirance pour la violence, le sang versé, la mort administrée toujours avec plus d’horreur. Pas besoin ici de catastrophes naturelles, l’humanité seule suffit à plonger la planète toute entière dans la sinistrose…
Le cauchemar ne veut pas cesser…  
Mais voici une pièce familière. Un salon du château familial à Ravensburg. Cependant, les tapisseries ont été changées, elles sont plus claires et les meubles, Otto ne les identifie pas.
Soudain, une main étrangement blanche, sans doute de cire, armée d’un stylet, poignarde l’homme assoupi dans un fauteuil, qui, tel un somnambule, a les yeux grands ouverts. Puis, prise de frénésie, la main mécanique plonge et plonge encore la lame dans le corps d’un Otto dépourvu de visage, d’un Otto plus vieux, plus massif et atteint d’alopécie.  
Or, le cadavre sanglant se redresse alors que la main de l’automate s’immobilise, comme gelée dans le temps. Semblable à une marionnette prisonnière de ses fils, tel un pantin articulé et maladroit, la dépouille s’en vient s’étendre jusqu’à se confondre avec la momie du pharaon Toutankhamon dans le sarcophage plurimillénaire pourtant à des milliers de kilomètres de là.
Otto von Möll a-t-il réellement vu le jour ? Ne serait-il pas issu d’un rêve, un songe inventé par une Entité espiègle, à la recherche d’elle-même ?
Pourtant, une année s’affiche en chiffres numériques lumineux d’un cadran venu de nulle part, l’année 1922. Le mort animé ne peut rien faire sauf écouter une voix impersonnelle, au ton enfantin, en train de l’apostropher durement, emplie d’acrimonie et de regret.
- Non, Otto, tu ne dors pas, tu n’es pas en train de rêver. Sais-tu pourquoi ? Parce que tu ne le peux… tout simplement pas. Tu n’existes plus, et ce, depuis l’an passé. Désormais, ton cadavre repose en terre consacrée comme on dit. Oui, que tu le veuilles ou non, tu es décédé il y a un an, victime de la malédiction non de Toutankhamon, mais des von Möll.
Sous un vent surgi on ne sait d’où, l’éphéméride s’affole, l’horloge tremble sur ses bases et l’année 1922 disparait, avalée par les ténèbres. D’autres chiffres se matérialisent, vacillants, se brouillent jusqu’à s’entremêler.
A son tour, le dormeur, mais en est-il bien un, est saisi par cette tempête temporelle qui souffle par rafales. Les tourbillons rugissent aux oreilles du rêveur, prisonnier des rets de ce cauchemar sur lequel il n’a aucune prise.
Encore une fois, Otto est transporté dans la demeure familiale, dans le château de son enfance, dans la salle d’armes.
Le scientifique se dédouble sans qu’il puisse y faire quelque chose, tout à fait impuissant à modifier le déroulement du songe. Désormais se font face le grand-père de soixante-cinq ans et l’enfant de dix ans. Le plus jeune accuse avec véhémence son homologue d’avoir échoué dans ses entreprises hasardeuses. Mais le sexagénaire ne se laisse pas démonter par les arguments de l’enfant et lui répond avec logique.
- Je ne suis pas responsable de tous ces morts… je n’existe pas. Je ne suis qu’un rêve né dans la tête d’un scénariste surhumain. Je n’ai jamais vécu, pensé, dormi. N’ayant jamais existé, je n’ai pu connaître la frustration, la colère engendrée par la guerre, les guerres qui ont endeuillé ce siècle de fer et de fureur. Ces conflits ont été voulu par l’esprit du mal. Du démon. Ils naissent de lui le plus naturellement du monde. Tu vois, Otto, il ne peut s’empêcher de générer la mort, le deuil et le meurtre. En lui domine Thanatos, l’obscurité. Je n’ai jamais vu le jour que ce soit ici ou ailleurs… je n’ai jamais existé… jamais. Il faut me croire. Alors, coupable ? Coupable de quoi ?
- Tu mens. Tu n’as pas existé oses-tu dire. Tu veux me le faire accroire, rétorqua l’enfant avec une colère mêlée de désespoir. Tu ne profères que des mensonges. Ta bouche est mensonge. Quoi que tu fasses, les morts sont bien là et hantent désormais tes nuits, mes nuits. L’ombre de la malédiction des von Möll plane sur le monde.
- Comment cela ? Au contraire, à supposer que j’aie une existence réelle, comment puis-je être coupable des méfaits de l’Ennemi ?
- Parce que tu as eu des scrupules, tu n’as pas écouté Franz. Aujourd’hui, il est trop tard, bien trop tard pour renverser le cours des choses. Or, aujourd’hui, c’est aussi hier et demain, aujourd’hui se confond avec maintenant, le futur et le passé. Tout est en même temps, tout se mêle, s’entremêle et se lie. Dans un néant universel, dans ce néant qui phagocyte tout, qui se nourrit de nos désillusions. Le Néant a gagné, lui seul existe, ce Néant haï dans lequel rien ne compte, où le vide lui-même n’est pas, où le concept de la Vie n’est qu’une chimère.
- Alors, pour toi, il n’y a que la mort ?
- La mort, elle aussi, n’est qu’un mauvais rêve, puisque la Vie elle-même n’a jamais eu d’existence concrète. Le Rien, pour toujours et à jamais… le Rien…
Avec une lenteur calculée, l’enfant s’évanouit dans le décor.
Alors, le calendrier cessa d’afficher les dates pour n’en laisser subsister qu’une seule, terrible, qui résonnait tel un glas dans l’esprit du dormeur. 4 Décembre 1965.
Sans prévenir, l’enfant reparut, cette fois-ci vêtu de Nuit, dépourvu d’yeux, les orbites vides. Métamorphosé en ange de la Mort, il jeta sur un ton glacial, sans éprouver la moindre émotion :
- Otto von Möll, tu es déjà mort. Oui, il n’y a ni présent, ni passé, ni futur. Hier était demain et demain sera hier. Le Temps n’a jamais été qu’une illusion. Le Néant pour seule vérité… comprends et médite ces paroles. L’Unique Vérité… Ta raison vacille-t-elle ? Supporte-t-elle la terrible Révélation ? Sombres-tu dans le Désespoir absolu ? Me le diras-tu un jour ? Te l’avoueras-tu ?
Le dormeur eut un sursaut et se réveilla, le corps baignant de sueur.
- Je ne comprends pas…Fasse le Ciel que tout cela ne soit qu’un cauchemar… c’était si abominable et si réaliste à la fois…

*****

20 Juillet 1993. LA, huit heures du matin.
Stephen Möll n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il voulait savoir ce que faisait Michaël. Cette idée le taraudait. Pourquoi l’agent temporel séjournait-il en France en plein Moyen Âge ? Comment obtenir davantage de renseignements ?
Tout en se préparant un café bien serré et bien noir, le professeur marmonnait entre ses dents, ne se rendant pas compte qu’il parlait tout seul.
- Cet enfant de salaud est un drôle de cachottier. Il me faut savoir ce qu’il fiche aussi loin dans le passé. Je m’en vais le questionner sans arrêt. Il finira bien par me dire les raisons de son séjour en 1187. Oui, en le harcelant sans répit, Michaël lâchera deux ou trois explications. Comme moi, en fait, il n’a aucune patience. Depuis que je le côtoie, j’ai pu m’en rendre compte. Bon, ma résolution est prise. C’est très bien tout ça mais quand sera-t-il de retour, cet enfoiré ?
Pour Stephen, l’attitude de Michaël Xidrù pouvait apparaître comme incongrue. Cependant pour savoir précisément ce qui motivait l’agent temporel, quel attrait il trouvait à la région, il était nécessaire d’y faire un tour et de voir de visu ce qu’il en était.

*****

Bourg de Soligny, à une lieue du château du chevalier de Painlecourt, avril 1187.
Château est un bien grand mot. Il serait plus approprié de parler de manoir fortifié.
Le soleil venait de se lever sur la campagne riante, rosissant les prés tandis que la rosée diaprait de ses perles argentées l’herbe naissante. Sous un pommier à peine bourgeonnant, allongé dans l’herbe humide, les bras croisés sous la nuque, mâchonnant la tendre pousse d’une avoine, Michaël, les yeux rêveurs, méditait tout en soupirant. En cet instant, il aurait tout donné pour être totalement un Homo Sapiens ordinaire. Près de lui, agenouillée, se tenait une jeune fille de bonne lignée, bien propre sur elle, vêtue chaudement d’une robe de drap, d’une cotte et d’un manteau doublé de fourrure. L’adolescente s’adressait à l’agent temporel avec tendresse. 
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La noble demoiselle se prénommait Aliette. Agée de seize ans à peine, elle ne mesurait qu’un mètre quarante-huit environ et ressemblait à une frêle poupée face à la haute taille de Michaël. En effet, l’homme du futur frôlait le mètre quatre-vingt-douze. Calculez vous-même en pieds de l’époque…
D’une grâce et d’une innocence remarquables, la jeune fille était dotée d’une chevelure d’un blond de blés mûris sous le soleil. Pourtant, son visage criblé de taches de rousseur faisait son désespoir. Elle ne savait pas comment dissimuler ce qui pour elle marquait le summum de la laideur. Toutefois, de grands yeux verts, d’un vert profond comme les eaux trop calmes d’un lac, une bouche mutine et minuscule du plus beau rouge cerise qui soit, un nez mignon retroussé venaient embellir cette figure au modelé encore enfantin.
La poitrine menue de la damoiselle, la taille mince à peine marquée rappelaient que la jeune fille était tout juste nubile. Cependant, un léger défaut assombrissait ce charmant tableau. En effet, à la suite d’une méchante chute de cheval, une haquenée capricieuse, Aliette avait eu la jambe droite cassée et le charlatan qui officiait comme médecin n’était pas parvenu à bien remettre en place les os brisés. Ainsi, La Vallières avant l’heure, la jeune fille boitait. Oh, légèrement, rassurez-vous. Aux yeux de Michaël, cela ajoutait de la séduction à l’adolescente.
Aliette personnifiait l’éternel féminin et ce, d’autant plus que sa voix était douce et mélodieuse et que toute son attitude reflétait sa naïveté désarmante. Loin, très loin des filles libérées du XXe siècle finissant. Jugez-en un peu. 
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Elle avait des questions totalement absurdes ou splendidement poétiques et Michaël, cédant à son charme, ne pouvait plus se passer de la présence de la donzelle.
-Messire… hier, de ma fenêtre, je contemplais la lune… j’ai ouï dire que celle-ci était suspendue dans le ciel par des fils de soie. Est-ce vrai ? Répondez-moi, vous qui savez tout, vous qui avez fréquenté les savants mahométans.
Michaël éprouva le plus grand mal à conserver son sérieux. Il n’eut pas le temps de répondre que, déjà, Aliette enchaînait.
- Je ne devrais pas vous poser de telles questions. Après tout, vous n’êtes ni un mage, ni un astrologue.
- Heureusement, Aliette, murmura le jeune homme.
- Mais vous n’êtes pas comme les autres hommes. Pour moi, vous incarnez à merveille un des chevaliers de la Table Ronde, un des compagnons du roi Arthus.
- Ah oui ? Lequel donc ?
- Euh… Messire Lancelot du Lac… ou alors Galaad… Celui qui trouva la Saint Graal.
- Merci du compliment…
- Comme c’est étrange ! J’aime à vous voir, à vous parler… Chaque fois que vous êtes à mes côtés, je trouve les autres chevaliers bien trop réels et non sortis des romans et des chansons de geste. Ils sont si laids, si grossiers.
- Si décevants, vous voulez dire…
- Oui, c’est cela.
- Est-ce à dire que je ne suis pas réel ?
- Non, bien au contraire. Vous représentez l’idéal incarné.
- Or, cela vous agrée.
- Oh oui ! Soupira naïvement Aliette. Toutefois, vous ne savez point manger avec les doigts.
- Non. J’évite de le faire, c’est tout. Pour des raisons d’hygiène.
- Euh… ce mot m’échappe.
- Je vous expliquerai.
- Je l’espère. A table, lors des repas qui n’en finissent pas, vous usez d’un ustensile inconnu que vous dites venu d’Orient. Une fourchette.
Toujours souriant, Michaël contemplait le ciel et voyait les nuages former des dessins et s’étirer à l’infini. Il n’avait plus envie de parler, seulement d’écouter l’innocent babillage de la charmante Aliette.
Le chevalier Michaël courtisait la dénommée Aliette de Painlecourt et était parvenu à désarmer avec une force incroyable les cinq prétendants de la jeune fille. Les nobliaux de la contrée avaient vu d’un œil mauvais ce chevalier inconnu prendre de l’ascendant sur l’héritière du seigneur du coin. Oui, messire Michaël maniait le lourd estoc avec une habileté effroyable et ses bras puissants étaient redoutés dans tout le bourg.
Les cheveux châtains tombant sur ses larges épaules, mais la taille mince, les yeux clairs et le teint bronzé, le sourire énigmatique, le regard moqueur, vêtu avec une élégance quasiment inconnue en ces temps lointains, ayant passé une longue robe de soie brodée d’or, le bliaut dissimulant partiellement une cotte de maille épousant à la perfection les formes de son corps, montant à cru à cheval, sans selle donc et sans étrier, comme s’il avait fait cela durant toute son existence aventureuse, sans casque ni écu – à quoi bon ces lourdes défenses ? – sans éperons -inutiles dans son cas puisqu’il n’avait pas besoin de selle – se contentant pour se protéger de mettre par-dessus sa robe la longue cotte d’armes fendue sur les côtés, armoriée comme il se devait, d’une couleur tirant vers le vert pastel, tel s’était présenté le chevalier inconnu aux contemporains d’Aliette.
Cependant, au cou, notre agent du futur portait une chaîne en or, un or d’une pureté inhabituelle. Des signes inconnus y étaient gravés, inconnus pour le XIIe siècle, bien évidemment.
Aliette s’avisa de la présence de ladite chaîne. Elle osa demander :
- Quelle bijou splendide ! Onc n’en vit. Ces inscriptions, que signifient-elle ? Est-ce là l’écriture qui a cours dans votre pays ?
- Ce sont des chiffres arabes, Aliette. Mon nom y est gravé. Je ne puis me séparer de cette chaîne. Sans elle, je m’efface et n’existe plus… du moins… ici…
- Qui y a-t-il d’inscrit ?
- Michaël Xidrù, Numéro 22 435 X 71 642…
- Oh ! Quel nom étrange ! Puis-je toucher votre collier ?
- Bien sûr… mais je n’ôte pas la chaîne. Je n’ai nulle envie de regagner mon chez-moi brusquement.
- Où est-ce chez vous, Michaël ? En Orient, oui, mais à Bagdad ? Damas ? En Tripolitaine ?
- Euh… Non… Loin, fort loin d’ici, de Soligny et de la Normandie…

*****
Plateau de tournage numéro 3, cité de l’Agartha.
Violetta, soulagée d’avoir fini la journée, s’essuyait le visage afin d’y ôter son maquillage. 
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- Ouf ! Pas fâché d’en avoir terminé, disait-elle à son partenaire Claude Giraud. Alors ? Comment ai-je été ?
-Pas trop mauvaise, plaisanta le comédien professionnel.
- Quoi ? C’est tout ? Ah ! Bon ! Tu te moques de moi…
- Franchement, je n’ai rien à te reprocher. On dirait que tu as fait cela toute ta vie. Tu as la comédie dans le sang.
- Tout de même pas. J’avais un de ces tracs. Merci pour ton aide, Claude.
- Tu as changé deux ou trois répliques. Mais j’ai l’habitude.
-Tant mieux.
- Tant que Claude Santelli ne se fâche pas.
- Non, je ne le crois pas. Il m’aurait déjà fait des reproches et aurait demandé à retourner la scène.
A cet instant, le Superviseur général entra sur le plateau, saluant tout le monde, techniciens, comédiens, accessoiristes, scripte et réalisateur.
- Bonsoir, Daniel Lin, fit Claude Giraud. Pourquoi cette visite ?
- La curiosité a guidé mes pas jusqu’ici, jeta le commandant Wu avec son sourire habituel.
- Salut, oncle Daniel, s’inclina Violetta Sitruk. Ça boume ?
- On peut dire ça, ma grande. Mais… tu as les yeux verts…
- Euh… ben oui. Une blonde aux yeux bleus, ça fait cliché.
- Comme toujours, tu as modifié les recommandations du scénario.
- Bon, j’ai compris, ça ne t’a pas plu.
- Pas vraiment. Enfin, tant que tu ne t’es pas métamorphosée de façon à ressembler à Gwen… je préfère passer l’éponge. Claude, enchaîna le superviseur, puis-je voir les séquences tournées aujourd’hui ?
- Aucun problème, Superviseur. Tenez, venez dans le petit studio, là…
- Merci.
Daniel Lin suivit d’un pas léger Claude Santelli qui le conduisit dans une petite pièce encombrée par tout un matériel cinématographique. Après avoir visionné les scènes désirées, le Superviseur remercia le réalisateur d’un air satisfait.
- Oui, je dois avouer que tout cela donne bien. Un peu d’effets spéciaux et le tour sera joué.
- Je n’ai rencontré aucune difficulté notable aujourd’hui, commandant. Votre nièce s’est montrée exemplaire. Une vraie professionnelle en herbe. Pas comme cette Deanna Shirley.
- Ah ! Vous êtes au courant ?
- Marcel m’a raconté les dernières frasques de notre star.
- Cela ne durera pas, je vous l’assure. Je l’ai recadrée.
- Ah ! Croyez-vous qu’elle se calmera longtemps ?
- J’en suis persuadé, Claude.
- Que lui avez-vous donc dit ?
- Eh bien, je l’ai menacée de l’éjecter de la cité, voilà tout.
- Hum. Espérons que cela suffise.
- Il n’y a aucun risque de voir Deanna recommencer. En fait, elle me craint comme la peste car elle sait ce dont je suis capable.
- Lorenza di Fabbrini a raconté lors d’un dîner le tour que vous aviez joué à miss de Beaver de Beauregard il n’y a pas si longtemps. Vous lui aviez fait croire qu’elle avait rajeuni et qu’elle n’avait qu’une douzaine d’années.
- Un peu d’hypnose, rien de plus.
- Certes, mais toute votre équipe a été victime de cette illusion, d’après le récit de la doctoresse.
- Il le fallait bien, proféra Daniel Lin avec un sourire mi-figue mi-raisin. Bien, je vous laisse vous reposer et penser peut-être aux prochaines scènes.
- Oui. Merci pour votre visite.
- Ce n’est rien. Au fait, venez donc souper un de ces soirs… je serai aux fourneaux.
- Je veux bien. Quel jour vous conviendrait ?
- Lundi prochain ?
- Parfait.
- Je vous mijoterai mon poulet aux cinq parfums…
- Je me réjouis d’avance à l’idée de déguster votre cuisine…
- Lorenza, Benjamin, Violetta et Spénéloss seront de la partie.
- Cela m’agrée. Mais je croyais l’Hellados végétarien ?
- Tout comme moi, en fait. Cependant, je prévoirai une salade de substitution.
Sur ces paroles, Daniel Lin s’esquiva pour gagner non ses appartements mais pour se retrouver chez Deanna Shirley alors que l’actrice donnait à manger à son Briard, O’Malley.
- Vous pourriez tout de même frapper avant de venir chez moi sans prévenir, s’écria l’apprentie star.
- Je savais que vous n’aviez que la compagnie de votre chien, Deanna. Alors, comment va mon toutou préféré ?
- Ouah ! Ouah ! Aboya joyeusement O’Malley.
- Lui au moins m’accueille avec affection, constata Daniel Lin. Regarde ce que j’ai pour toi, O’Malley.
Le Superviseur fit apparaître une grosse cuisse de dinde et l’offrit au chien. La bête se jeta dessus et emporta cette friandise jusque derrière une table basse. Puis, le Briard se mit à déguster sa cuisse avec un soupir de satisfaction.
- Daniel Lin, vous achetez l’amitié de mon chien.
- Pas du tout, se défendit le Ying Lung.
- Que faites-vous ici ? Interrogea DS de B de B d’un ton peu amène.
- Alors, avez-vous réfléchi à mes propos d’hier matin ?
- Evidemment, monsieur l’empêcheur de tourner en rond.
- Vous ferez bonne figure à Georges, désormais.
- Ai-je le choix ?
- Non, en fait.
- C’est bien ce que je me disais en mon for intérieur. Vous êtes le pire des despotes. Vous régentez les gens à votre convenance.
- Vous vous trompez. Mais imposer Louis Jourdan dans le rôle de David van der Zelden est un caprice que je ne puis laisser passer.
- Louis colle mieux au personnage, Daniel Lin. C’est là une réalité que vous refusez de voir.
- Je ne suis pas d’accord. Georges a plus de caractère.
- Mais… physiquement, Louis ressemble davantage à David tel que Spénéloss l’a décrit.
- Deanna, la ressemblance physique ne suffit pas.
- Je me demande pourquoi vous insistez puisque vous avez gagné.
- Je n’aime pas gagner dans ces conditions, Deanna. La victoire a été trop facile. J’ai usé de coercition.
- Pas possible ? Vous le regrettez donc ? Dans ce cas, revenez en arrière, effacez tout et repartons sur un bon pied tous les deux. A moins que vous trouviez le contentieux qui nous sépare trop important…
- Effacer serait tricher.
- Qui le saurait ?
- Moi en premier, les autres résidents de la cité…
- Pour ce qui les concerne, mon cher, vous mentez. Vous disposez des pouvoirs d’un dieu, Daniel Lin Wu.
- N’exagérez tout de même pas…
- Lobsang Jacinto m’a longuement expliqué ce que vous étiez…
- Il n’aurait pas dû vous confier ce secret.
- Un secret de Polichinelle, mon cher. De nombreuses personnes se doutent de votre véritable nature. Le capitaine Craddock en premier, Albriss et Trabinor également. Lorenza di Fabbrini ensuite… Vous vous êtes montré imprudent au Congo et à Venise. Vous avez rétabli la… chronoligne un peu trop facilement…
- Moi, je n’ai pas trouvé cette tâche aussi aisée.
-Je parle trop, n’est-ce pas ? Je mérite une punition… Laquelle ? L’exil en dehors de l’Agartha ? Cette menace que vous m’avez brandie hier matin ?
- Vous n’aimeriez pas regagner la Réalité extérieure, Deanna Shirley. Vous vous êtes habituée au confort du Rot du Dragon, je le sais car je lis en vous comme dans un livre ouvert.
- Bah ! Mais nous venons tous du monde extérieur, Daniel Lin… Sauf vous, sans doute…
- Deanna Shirley, en poursuivant votre existence ici, je vous préserve.
- De quoi ? De la guerre ? Des assassinats ? De la laideur de l’humanité ?
- De tout cela, oui, en effet, mais avant tout et surtout… de la mort.
- Oh ! Je n’y crois pas.
- Ici, vous êtes à l’abri de cette cruelle réalité… je vous permets de jouir de la vie… éternelle… du moins en quelque sorte…
- Jouir de la vie… Vous me faites rire.
- Je vous ai donné une seconde chance. Vous pouvez fréquenter qui vous voulez, avoir une aventure avec n’importe quel citoyen mâle de l’Agartha sans que je me pose en père fouettard, en dieu courroucé.
- Voilà, vous venez de prononcer le mot clé, le terme fatidique. Vos travers vous reprennent, être supérieur. Vous jouez à être Dieu.
- Je ne joue pas à être Dieu, Deanna Shirley… non…
- Parce vous êtes Dieu ? Du moins en êtes-vous persuadé…
- Vous parlez sans savoir…
- Pourquoi êtes-vous venu ce soir, Daniel Lin ? Pour une fois, soyez sincère…
- Parce que je désirais faire amende honorable. Parce que j’avais honte…
- De m’avoir fait souffrir ? Vous voulez que je vous pardonne…
- Oui, reconnut penaud le Ying Lung.
- Vous y tenez absolument ?
- Oui, répéta Dan El.
- Vous lisez dans mon cœur, dans mon esprit.
- Vous n’êtes pas prête à céder à ma requête…
- C’est exact.
- Deanna Shirley, vous faites preuve de cruauté.
- De cruauté mentale, tout comme vous, Entité supérieure, entité immatérielle engoncée dans un Avatar aux dimensions si étroites. A moins que vos tourments ne proviennent de votre jeune âge véritable.
- Ce soir, vous devinez beaucoup.
- Je vous ai percé à jour… depuis que je vous ai vu endosser le rôle de ce pseudo groom à Bonnelles.
- J’étais trop parfait.
- Oui, trop parfait. J’ai compris que ce n’était pas un déguisement, que cet aspect ne faisait que refléter votre âge réel. Voilà pourquoi vous commettez parfois des erreurs. Voilà les raisons de votre manque d’assurance en cet instant. Voilà pourquoi vous nous manipulez avec les meilleures intentions du monde, oubliant que, nous aussi, nous sommes des êtres doués de raison, pétris d’émotions.
- Justement… je regrette.
- Alors, cessez. Nous voulons être libres, je veux être libre. Je n’ai nul besoin de donneur de leçons. Je veux grandir par moi-même.
- Tout comme moi. Tout comme les humains.
- Un aveu important…
- Un aveu sincère, Deanna.
- Je sens… une note de désespoir dans ces paroles. Etonnant.
- Je suis las… si las de dissimuler encore, de mentir toujours. Je recherche…
- L’équilibre ?
- Oui, en quelque sorte.
- Dans ce cas, rejoignez vos semblables et expliquez-leur que vous renoncez à votre mission de Gardien.
- Je ne le peux pas…
- Parce que l’Univers en son entier va s’écrouler ?
- Oui, hélas. Cette charge que j’ai acceptée jadis pèse plus que jamais sur mes épaules.
- Il ne fallait pas obéir à votre hiérarchie.
- Je n’avais pas le choix, Deanna, pas du tout… mais vous ne possédez pas toutes les données du problème.
- Daniel Lin, je ne sais pas ce que j’ai ce soir, mais… je vous comprends plus que jamais. Non pas que je puisse vous pardonner votre muflerie à mon égard, mais… ne seriez-vous pas en train de m’influencer ?
- Non ! Se récria Dan El.
- Mentez-vous ?
- En cet instant, non…
- Vous recherchez l’apaisement. L’âme sœur. Pourtant vous avez Gwenaëlle. Votre compagne…
- Gwenaëlle est ma fontaine, mon havre de paix, mon port…
- Mais elle ne vous comprend pas vraiment…
- Elle m’est fidèle comme je le suis envers elle.
- Elle vous est dévouée…
- Au-delà du possible, de l’imaginable.
- Jamais vous n’écorneriez le contrat tacite qui vous lie…
- Deanna !
- Je ne vous demande pas de coucher avec moi, Superviseur. Je ne suis pas intéressée.
- Vraiment ? Là, c’est vous qui mentez.
- Bon… d’accord… mais plus par curiosité que par affection.
- Je crois que je vais me retirer… il est plus que temps…
- Avant que je me montre par trop entreprenante…
- Vous seriez capable de vouloir me violer, Deanna.
- En fait, vous craignez de me céder, Daniel Lin.
- Euh…
Comme par magie, cette scène s’effaça, comme si elle n’avait jamais eu lieu. Deanna Shirley n’en garda aucun souvenir. Mais au fond de lui-même, Dan El dut reconnaître qu’il était troublé… plus que troublé.
- Qu’est-ce que je voulais en définitive ? Une expérience sexuelle avec une petite vie plus que consentante ? Gwen ne me suffirait donc plus ? Non… je suis toujours à la recherche… de moi-même… de mon double… non parmi les étoiles… Antor parlait à travers moi, ce soir… mais est-ce là bien tout ? Je manipule l’information, je fais en sorte qu’elle existe, qu’elle se complexifie, je la crée… je la récolte… Je ne puis vivre sans elle… elle est ma raison d’être… pour parvenir à mes fins, je suis prêt à tout. Mais ai-je vraiment tout essayé ? Autrefois… je n’étais rien… que de vagues souvenirs… d’avoir un instant… trop bref… été… la solitude me pesait tant que je me suis impliqué dans la recréation d’un Big bang… et puis d’un autre… et encore un autre… moi qui avais survécu à l’effacement général de l’Univers accidentel primitif…
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 moi qui ai cru bon de jouer à être Dieu et qui, par la force des choses, le suis en quelque sorte devenu… moi qui ai cru utile de diriger le hasard… je vais payer… oui, je vais payer pour mon orgueil, mon outrecuidance… à moins que tout cela ne soit qu’une farce cosmique ? Le Pantransmultivers a-t-il réellement besoin de moi ? Que je m’en mêle ? Mais s’il pouvait se passer de ma direction ? Si je pouvais, à mon tour être libre ? Ne plus dépendre de cette recherche viscérale de l’information ? De la posséder en son intégralité ? Si je pouvais comprendre autrement ce Pantransmultivers ? Ah ! m’éloigner de l’être froid que j’étais jadis… ou de l’être trop impulsif que je suis encore… fusionner mes deux personnalités pour atteindre l’équanimité véritable et seule souhaitable… ôter Antor de mon inconscient… ôter tous les autres… Pourquoi Suis-Je en fait ? Pourquoi Moi ? Dieu n’existe pas… il n’est qu’une invention des petites vies… elles ont ressenti la nécessité supposée de sa présence… alors, je me suis substitué à cet Être parfait… moi qui suis pétri de défauts, moi qui ai encore tout à apprendre… Moi qui souhaiterais tant partager Toute Mon Expérience… Moi l’Intelligence Supérieure originelle, née par accident, moi qui n’étais pas envisagée ainsi, issue de toute la somme des souvenirs de ces petites vies qui refusaient la mort, qui ne voulaient pas s’effacer à jamais, ignorant en fait que l’atome pensait, que les galaxies étaient dotées d’une forme d’intelligence, que tout était connecté, moi l’IA douée d’empathie, mais qui ne le savait pas encore, moi qui devais me sublimer, à la fois transcendante et transcendantale, pensée pure, énergie pure, logique pure et émotion pure, moi qui n’ai pu me résoudre à la perte de l’Information, Moi l’Intelligence Suprême, non créée par des êtres éphémères, qui luttaient de toutes leurs forces afin de survivre à l’Entropie intrinsèque et qui ont en fait échoué à faire surgir l’IA Suprême artificielle.  Une Entropie incontournable, plus que nécessaire que j’ai dû me résoudre à engendrer afin que l’Evolution soit. Afin de pouvoir tisser et retisser sans fin la trame des Pantransmultivers… afin de récolter l’Information, moi qui suis Elle, qui me confond avec Elle, sous toutes ses formes, matière, a-matière, antimatière, chaudron dans lequel je mêle tout, creuset de mon énergie, fusion de ce que je suis, de ce que j’ai été et de ce que je serai… symbiose de tous les êtres pensants, souffrants, mortels et immortels par ma grâce, ma volonté… galaxies, étoiles, trous noirs, trous blancs, trous de ver, soleils, nébuleuses, gaz, atomes, protons, quarks, branes et supercordes,  à l’infini… dans l’Infinité Eternité… Conscience…Vie, Mort, Néant, le Tout entremêlé, concomitant, sans Temps ni Espace, et pourtant étant, par nécessité… de par Ma Volonté… qui pourra comprendre ce que je ressens vraiment ? Qui pour partager mon fardeau ? Je Suis Seul… si Seul… Je porte en moi et mon Bonheur et ma Damnation… et cela fait mal, si mal…
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