dimanche 28 avril 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 24 1ere partie.



Chapitre 24

À Paris, dans le quartier du Châtelet, il faisait nuit et on aurait pu croire, tant il pleuvait dru, que les écluses du ciel s’étaient ouvertes. À part le guet et quelques matous au poil détrempé en quête d’un repas ou d’une femelle, il n’y avait personne dans les ruelles étroites encombrées de détritus divers plus ou moins malodorants. Une obscurité quasi totale régnait et il fallait posséder de bons yeux pour se diriger dans ces ténèbres. 
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Apparemment, c’était le cas d’une petite troupe solidement armée qui convergeait vers les geôles du Châtelet.
Le groupe comprenait dix individus déterminés, protégés de la pluie par des vêtements imperméables totalement anachroniques pour cette fin de mois de mai 1782. En tête, servant de guide, Frédéric Tellier, le visage passé au brou de noix; derrière lui, Gaston de la Renardière qui avait accepté de prêter main forte à la délivrance de l’étourdi Alban de Kermor. Puis, venaient dans l’ordre Symphorien Nestorius Craddock aussi renfrogné qu’à l’accoutumée, Albriss qui scrutait de ses yeux noirs les ténèbres afin de percevoir tout mouvement suspect, Erich Von Stroheim immensément fier de la confiance qu’on lui accordait et qui retrouvait ses vingt ans en buvant cet alcool fort de l’aventure, Fernand Gravey, aguerri désormais, Paracelse et Pieds Légers pour qui il n’y avait pas de quoi en faire un foin ou un fromage, et, enfin, fermant la marche, Joseph, chevalier de Saint Georges, toujours partant lorsqu’il s’agissait de croiser le fer, et Daniel Lin, circonspect mais qui ici, voyait aussi clair qu’en plein midi sur la place Louis XV. 
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A l’intérieur du commissariat prison, un silence relatif régnait. Le commissaire Nicolas, à son bureau, achevait un rapport qu’il devait remettre ce matin même, très tôt, à son ministre de tutelle. Allons! Le prisonnier enfermé dans le cachot F-27 s’était montré peu loquace et n’avait rien avoué. Y compris sous la menace de la torture. Décidément, il fallait en passer par là. Mais voilà: ledit jeune homme, ce paltoquet, ce freluquet plein de morgue et d’orgueil, était d’une vieille et authentique noblesse. Or, il suffisait que le ministre apprît qu’on avait un peu bousculé et malmené monsieur de Kermor pour que lui, Onésime Nicolas, misérable enfant trouvé, qui s’était hissé jusqu’au poste qui était le sien à la force des poignets, fût jeté dans ce même cachot puant la crasse et tout suintant d’humidité en lieu et place du présent prisonnier! Comment, dans ces conditions, faire cracher le morceau à ce sang bleu? Onésime avait donc décidé d’assurer ses arrières. Il obéirait aux directives du ministre. Tant pis si l’enquête piétinait! L’échec ne lui incomberait pas, n’est-ce pas?
Pendant ce temps, dans le cachot F-27, soit au troisième sous-sol, Alban, son bel habit brodé déchiré et sali, les cheveux en désordre, tâchait de dormir malgré l’humidité et le froid qui pénétraient son corps. La tête enfouie entre ses mains, il sommeillait, oubliant ainsi par instants, le sort peu enviable qui était le sien. Cependant, tout au fond de lui, le jeune homme ne désespérait pas. Il avait pu prendre la mesure de la profonde humanité et de l’immense et sincère sensibilité de cet étrange commandant Daniel Lin Wu Grimaud. Il était persuadé que ce dernier, tôt ou tard, viendrait le délivrer. Même si, lui, Alban, avait contrevenu à son ordre direct. Sans doute un contretemps empêchait-il pour le moment Daniel Lin d’agir. À moins que le vice amiral Fermat y eût mis son veto.
Pour Alban, cet homme apparaissait aussi glacial qu’un matin de janvier au nord des Hébrides. Or, incroyablement, Daniel Lin tenait compte des avis de ce militaire expérimenté et pas simplement parce qu’André était le supérieur hiérarchique du commandant. L’officier éprouvait non seulement du respect et de l’admiration pour cet homme mûr, mais également, plus surprenant encore, une espèce d’amour filial. L’adolescent avait donc percé à jour ces rapports tumultueux père fils. Lui, n’avait-il pas été privé d’un père ou du moins d’un mentor à un âge encore tendre?
Laissant ses pensées souvent errer à la dérive, Alban se frottait parfois les joues ou se grattait machinalement. Tout son corps servait de repas de choix à une multitude de parasites indésirables, punaises, puces, poux et ainsi de suite. Ah! Encore une humiliation supplémentaire pour le jeune comte fort attaché à l’hygiène et à l’apparence!
Vivement la liberté! Il se vautrerait sans remords dans la baignoire de la salle d’eau de Madame de Frontignac, y musarderait de longues heures, se trempant avec délices tout entier dans un bain chaud parfumé à l’orange ou à la lavande. Rien que d’y penser, Alban se sentait par avance requinqué.
Dans le couloir du troisième sous-sol, Gros-Bernard, le porte-clés, laissait sa tête dodeliner et reposer sur son épaule droite. Le geôlier avait par trop tâté de la bouteille dans la journée et il avait du mal à assurer son service. C’était la faute à la Francine qui lui reprochait d’avoir raté une promotion le mois passé. Quelle harpie celle-là! Gros-Bernard avait bien tenté de lui faire ravaler ses récriminations puis ses jérémiades à coups de sabots, mais la mère Gertrude s’était pointée avec son fils aîné, un livreur de bois, fort comme quatre et grand comme deux.
Gros-Bernard, houspillé rudement, n’avait trouvé qu’une maigre consolation à son amour-propre piétiné en s’enivrant chez Marton, la jolie brune au décolleté généreux et aux nichons avenants. La jeune femme tenait un estaminet juste en face d’une des portes du Châtelet, le Petit Châtelet pour les avertis, et l’établissement était fréquenté par tous les policiers, les exempts, les mouches et les gardiens du quartier. Ainsi, les espions de maître Onésime Nicolas venaient s’y rafraîchir à toute heure du jour ou de la soirée  et, tout en se rinçant le gosier, dans la mesure du raisonnable cependant, ils prenaient les derniers ordres de leurs sergents.
Tandis que la plupart des prisonniers ronflaient ou somnolaient, à l’extérieur du bâtiment prison, Paracelse achevait de percer le mur de moellons à l’aide d’une foreuse fort maniable et surtout silencieuse provenant du XXIIe siècle. L’escarpe avait accompli son travail avec célérité et efficacité. Lorsque le plâtre et les pierres chutèrent, le groupe commandé par Tellier s’engouffra sans bruit dans une arrière-salle qui, visiblement, servait d’entrepôt.
- Hum… la ronde ne passera pas avant trente-neuf minutes, fit l’Artiste en consultant sa montre de gousset à la maigre lueur d’un rat de cave.
Avant que Daniel Lin lui recommandât d’éteindre la mèche, Frédéric avait déjà étouffé la flamme avec deux de ses doigts. Puis, avec la plus grande précaution, il colla une oreille sur la porte de l’entrepôt qui donnait dans un couloir coudé. Rassuré par le silence, il ouvrit l’huis sans grincement, et passa le premier dans le corridor à peine éclairé. Tous le suivirent, aussi silencieux que l’ancien chef de la pègre.
Le commandant Wu continuait à fermer la marche. Il envoya un message mental à Tellier.
- Au bout du couloir, il y a un escalier qu’il nous faut emprunter. Gare! Il aboutit à une salle de garde. Pour l’heure, quatre hommes y jouent aux dés, deux fument la pipe et un dernier s’apprête à… soulager sa vessie.
- Daniel Lin merci pour ce renseignement. Demandez à notre troupe de se saisir de ses armes, épées, couteaux, poignards…
- Bien. Mais je préfèrerais que le sang ne coule pas.
- C’est à vous de faire en sorte qu’il n’y ait pas de morts.
- Ce sera difficile. J’ai perdu une grande partie de mes talents.
- Y compris la faculté d’hypnotiser les gens?
- Tout de même pas.
- Alors, débrouillez-vous.
Le ton familier et impératif du danseur de cordes s’expliquait par le fait qu’il commandait l’opération.
Avec précaution, il n’y avait pas le choix, la petite troupe s’engagea dans ledit couloir où l’éclairage chiche conférait aux êtres un aspect fantasmagorique. Tous faisaient preuve d’un sang-froid remarquable, évitant les obstacles sonores avec habileté. Décidément, Pieds Légers avait des émules. Mais le plus délicat restait à venir.
Désormais, la porte de la salle de garde se profilait, grande ouverte. Comment obtenir un effet de surprise qui paralyserait l’adversaire? En agissant vite, très vite. Sans tergiverser, l’Artiste bondit dans la pièce et lança avec adresse une espèce de corde terminée par deux boules d’acier. Tel un lasso, l’objet vint s’enrouler autour d’un joueur de dés. Maintenant, nous comprenons mieux un des surnoms de Tellier.
Albriss, quant à lui, s’était faufilé derrière le danseur de cordes, et, usant de sa fameuse prise helladienne, endormit ainsi les trois compères assis à la même table sans coup férir. Tout cela avait à peine pris deux secondes sans que le moindre cri ne fût poussé. Cependant, il restait encore à neutraliser les deux fumeurs de pipe et le garde qui avait vidé sa vessie.            
Gaston se rua vers ce dernier et, sans façon, lui administra un coup de poing magistral à la mâchoire. Le porte-uniforme s’effondra aussitôt en émettant un « ouf ». Pieds Légers, brandissant son épée et affichant un visage cruel d’opérette, menaçait les deux fumeurs tout en roulant les yeux.
Pourquoi donc l’alerte n’était-elle pas donnée? Le Ying Lung, même dépourvu de ses talents, était parvenu à paralyser partiellement les gardes, les transformant en dormeurs éveillés.
Fernand Gravey, sur un signe de Frédéric Tellier, fouilla les tiroirs des bureaux, aidé de Craddock qui, lui, oeuvrant de bon cœur, n’hésita pas à jeter les effets et les objets sur le sol dallé usé et plutôt crasseux. Joseph lança:
- Holà! Doucement. Faites attention! Votre boucan réveillerait un mort.
Erich Von Stroheim mit la main sur le registre d’écrou des prisonniers un peu par hasard.
- Hier, fit-il à Daniel Lin.
- Cherchez où est détenu le comte de Kermor, répondit l’Eurasien maintenant toujours les geôliers sous son contrôle.
L’Austro-américain se hâta et trouva le nom du Breton à la dernière page.
- Cachot F-27.
- Ah! Soupira Gaston de la Renardière en lissant sa royale. Le troisième sous-sol. Il faut revenir sur nos pas et prendre sur notre gauche.
- Entendu. Vous avez l’air de connaître les lieux.
- Ils n’ont pas changé depuis le règne de Louis le Juste.
- Je ne voudrais pas être un rabat-joie, marmonna Craddock mais là, quelque chose ne tourne pas rond. Cette prison est trop déserte à mon goût! Cela cache un tour de ces Ostrogoths de Cirque Maximus.
- Symphorien a raison, acquiesça Daniel Lin. Les percevez-vous également, Albriss?
- Oui, parfaitement, commandant.
- Combien sont-ils à votre avis?
- Au moins une cinquantaine monsieur.
- Cinquante-quatre précisément, compléta la daryl androïde.
- Les localisez-vous?
- Dans les hauteurs et près du bureau du commissaire Nicolas. Celui-ci rédige une lettre. Il est préoccupé, inquiet même.
- On nous a donc tendu un piège, articula Guillaume avec naïveté. Qui aura prévenu les roussins?
- Oh! Cela fait plusieurs jours que nous sommes attendus, répliqua Daniel Lin avec fatalisme. Nous, enfin, les sauveteurs éventuels d’Alban…
Paracelse, à cette remarque, se contenta de hausser les épaules. Pourtant, l’affaire ne se présentait plus aussi favorablement et maintenant, le petit groupe devrait affronter les gardes du Châtelet ainsi que les soldats en renfort, dissimulés dans les étages. Alban de Kermor allait coûter en sueur, sang versé et en cadavres. 
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Résolu plus que jamais, toujours en tête, Frédéric ouvrit la marche, la main sur le pommeau de sa canne-épée, désormais sortie de son fourreau. Et ce calme menteur, cette atmosphère sourde, délétère…
Après avoir regagné le rez-de-chaussée, toujours sans aucun bruit, tous empruntèrent la direction opposée par laquelle la troupe était venue. Pas un souffle n’était perceptible.
L’Artiste et Albriss descendirent les premiers degrés d’un escalier tournant assez étroit aux marches usées et glissantes. Rien! Absolument personne.
Le premier sous-sol fut passé sans encombre. Le deuxième aussi… quoique… quelques rats se faufilèrent entre les jambes des intrus, les rongeurs nullement intimidés par ces présences humaines, déclenchant des réactions inopportunes chez Pieds Légers qui, depuis sa mésaventure chez les persilleuses, ne pouvait plus supporter ces bestioles.
L’adolescent trompa la vigilance de Daniel Lin qui fournissait déjà un gros effort en maintenant sous hypnose les deux gardes adeptes de l’herbe à Nicot. Inévitablement, un hurlement retentit provenant de la gorge de Guillaume, passant les sous-sols, parvenant jusque dans le corridor et les étages supérieurs, faisant ainsi sursauter tous les compagnons de l’apprenti escarpe mais aussi les gardes, les sergents, les officiers du Châtelet, le commissaire Nicolas, Gros-Bernard tiré de son rêve aviné et les prisonniers dont Alban de Kermor lui-même.
Alors, tout se précipita. Ce fut une belle bousculade. Frédéric et Gaston coururent jusqu’au troisième sous-sol, oubliant toute discrétion rendue inutile, la présence des intrus étant désormais avérée et située. Paracelse, Joseph et les autres membres de la troupe suivirent le duo. Gros-Bernard tenta bien de s’opposer maladroitement à cette invasion. Il fut jeté sauvagement contre un mur sale. Sa tête heurta violemment la paroi et le triste individu tomba inanimé sur le sol. On voyait du sang se mêler au salpêtre, formant d’étranges rigoles. Ah! Petit détail; Craddock avait allumé une puissante torche électrique tout à fait déplacée à pareille époque.
Dans les cachots, malgré leur faiblesse, les prisonniers criaient, geignaient, suppliaient qu’on les délivrât.
- Pitié! On meurt à petit feu ici!
- Soyez pas chiens! Sortez-nous de ce tombeau.
- Bougres de chrétiens un geste… on vous le revaudra… 
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Un peu plus loin, toujours dans les escaliers tournants, le Ying Lung tentait de conserver son équanimité. Il dévisagea Guillaume d’un air sévère. Finalement, il opta pour la colère; non contre le fautif mais bien contre lui-même. Il avait failli, commis une erreur d’appréciation. Non, il n’allait pas se fâcher. Pieds Légers avait subi un traumatisme. Il aurait dû en tenir compte et ne pas l’incorporer dans l’équipe. Aussitôt Daniel Lin pensa-t-il ceci, aussitôt son visage se rasséréna. Alors, il tendit une main amicale à l’adolescent et lui dit doucement:
- Pardonnez-moi Guillaume, j’aurais dû comprendre et prévenir ce qui est advenu. Moi seul suis coupable.
- J’ai crié, c’était plus fort que moi. La panique… Je suis un imbécile. par ma faute, les roussins arrivent.
- N’ayez crainte, je me charge d’eux.
Alors, Daniel Lin se retourna, avança et disparut à la vue de tous. Ce faisant, il avait abandonné son emprise sur les deux fumeurs. Avait-il donc pénétré dans les interstices du Panmultivers? Pas du tout. Il s’était simplement contenté de passer en ultra vitesse cette bonne vieille ultra vitesse. Des dizaines de gardes, de sergents et de policiers, sans oublier quelques mouches eurent la mauvaise surprise de voir soudain apparaître devant eux un homme de bonne taille, l’œil bleu gris ironique et triste à la fois, la mèche auburn rebelle, un sourire désabusé sur les lèvres, armé d’une épée à la lame très souple. Cet individu avait l’outrecuidance de leur barrer la route. Or, il était seul.
Derrière tout ce monde, Onésime Nicolas éructa.
- Qu’attendez-vous? Abattez-moi ce jean-foutre!
Le commissaire s’égosillait en vain. Ses hommes eurent le malheur d’être, qui, projetés contre les murs, qui, lancés jusqu’au deuxième étage, qui, défénestrés, qui balancés jusqu’au lampadaire extérieur, qui suspendus sur l’enseigne de l’estaminet en face, mais à cinquante mètres de distance, qui en équilibre sur une des branches du charme à côté du troquet, et ainsi de suite. Tous ces exploits ne prirent pas plus de trente secondes à notre daryl androïde.
Lorsqu’enfin il se retrouva seul face à Onésime, son étrange sourire s’effaça.
- Partez! Monsieur partez avant que je me fâche vraiment.
- Je… le service du roi exige que je m’oppose à vous jusqu’à mon dernier souffle.
- Oh! Comme cela est bien dit monsieur le commissaire principal au Châtelet! Mais hélas, vous n’en pensez pas un mot.
Vexé, le policier à la figure de fouine, au nez en bec d’aigle et aux yeux noirs pointa un pistolet en direction de Daniel Lin Wu.
- Ah! Soupira ce dernier avec une certaine lassitude perceptible. Les choses deviennent plus claires. Vous voulez me tuer.
En tremblant légèrement, le commissaire fit feu. Son adversaire ne fit rien pour esquiver la balle. Pourtant le projectile ne l’atteignit pas, ne le blessa pas.
- Que… Quel est ce prodige? Bégaya Onésime totalement dépassé par la situation et proche de la panique.  
- Chercheriez-vous donc votre balle? Fit Daniel Lin innocemment. La voici. Oh! Je comprends fort bien ce que vous ressentez. Vous pensez avoir à faire à un esprit, un revenant. Pas du tout. Comme vous le constatez, votre bille inoffensive est dans ma main droite; je l’ai saisie en plein vol. votre arme primitive est d’une lenteur, vous n’avez pas idée! Alors, comprenez-vous que vous n’êtes pas de taille? Vous obstinez-vous ou vous enfuyez-vous? Choisissez…
- Maraud, racaille, rescapé des galères royales, évadé du bagne, je ne puis me dérober…
- Monsieur le policier, je vous concède la dernière insulte. Veuillez me pardonner mais vous allez rendre gorge pour les autres et pour tout le mal que vous avez commis durant votre existence.
Comme souffleté, le commissaire Nicolas se mit en garde, comme s’il s’était trouvé dans une salle d’armes, chez Gaston de la Renardière par exemple.
Un duel feutré, bien étrange commença alors. Nicolas se défendait bien, il fallait, soyons juste, lui reconnaître ce talent, mais Daniel Lin, sans pourtant utiliser le millième de sa connaissance prodigieuse de l’art de l’escrime, et encore moins ses dons supra humains, le ménageait.
Or, Onésime s’en rendit compte! Au bout de deux minutes, il ne tint plus et se mit à écumer de rage, à trépigner et à vociférer, oubliant toute retenue, perdant et le peu de sang-froid qui lui restait, et sa science des armes, commettant faute sur faute, rompant sans cesse mais revenant à la charge.
- Salaud! Ta mère était une catin qui t’a conchie comme je le fais chaque jour dans mon cabinet d’aisance. Étron difforme! Pustule puante! Tu es tellement poivré que les plus laides des maritornes te pissent dessus!
Toutes ces insanités glissèrent sur le Ying Lung, le laissant impavide. Daniel Lin n’avait pas même à forcer pour lire dans l’esprit du policier et saisir à la fois sa haine, sa colère et sa détresse. En fait, Onésime était terrorisé.
Cependant, il était temps d’en finir. Ce jeune coq d’Alban de Kermor avait été extrait de sa cellule. Craddock, pas bégueule, avait enveloppé le comte tout crasseux et tout frissonnant dans une cape. Puis, soutenant le déraciné du temps, en cet instant, il l’aidait à gravir l’escalier tournant, protégé à l’arrière par le chevalier de Saint Georges et Fernand Gravey. Son ouïe fine percevait sans aucune difficulté les pas de ses amis qui approchaient.
Daniel Lin n’avait nullement l’intention de tuer cet homme plein de morgue qui écrasait les plus faibles. Mais le sort en décida autrement.
À l’extérieur le bruit d’une cavalcade retentit. Cela suffit à détourner l’attention du commandant Wu, oh, une demi seconde, pas plus, le temps nécessaire pour le commissaire Nicolas de tenter un coup désespéré mais hardi. Machinalement, la parade vint, improbable, efficace, splendide mais mortelle! La pointe de l’épée de Daniel Lin perça la gorge d’Onésime. Le malheureux policier se retrouva alors épinglé sur le mur tel un papillon de nuit dans la boîte d’un entomologiste. Aussitôt, l’humain si fat, si vaniteux, cracha un flot de sang que rien ni personne ne pouvait tarir. 
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Le daryl androïde se rendit compte trop tard de son geste. Lâchant son arme, il se précipita vers le moribond, voulant lui porter secours. À défaut de pouvoir accomplir un miracle, il pouvait toujours essayer d’arrêter l’hémorragie.
Las! Le commissaire Nicolas se roulait déjà sur le sol parsemé de paille écrasée, vomissant tout le sang de son corps. Inexorablement, il se vidait de son précieux flux vital. Dans un réflexe fou, poussé par la souffrance insupportable, il avait eu la force de retirer l’épée de sa gorge. La blessure saignait, encore et toujours comme si le temps ici ralentissait.
Daniel Lin s’agenouilla. Il dut se contenter de recevoir un denier caillot de ce liquide pourpre, ferreux et écoeurant sur ses mains. Alors, les yeux d’Onésime s’opacifièrent, perdant leur ténue étincelle de vie. Désormais, le mort n’arborait plus qu’un visage figé, grimaçant, pris par surprise par la mort, voué pour l’éternité à la haine et à la terreur.
- Je ne voulais pas cela, que tu finisses ainsi. Pardon! Souffla Dan El au bord du désespoir. Je ne puis te rendre ta vie. Présentement, je ne suis rien. Bien que tu ne fusses pas issu directement de mes expériences, bien que tu ne fusses que le résultat de l’Infra Sombre, je n’avais pas le droit de t’ôter cette vie. Pardon, une fois encore.
Lentement, les yeux humides, le Ying Lung se retira, se redressant, ne daignant pas même dissimuler ses larmes à Albriss qui, le premier, l’avait rejoint.
- Commandant, articula doucement l’Hellados, faisant mine de ne rien remarquer, dehors, un attroupement conséquent. Il faut nous battre encore.
- Lieutenant, rassurez-vous, j’en ai parfaitement conscience. Ce ne sont ni les gardes ni les soldats du roi. Les membres du complot visant à abattre Louis XVI. Le piège était double. Avant tout, protégez Kermor et Guillaume. Nous sortons affronter les roués de Chartres et de Galeazzo réconciliés. En attaque de Harrtan quatrième figure!
- A vos ordres! Répondirent en chœur Tellier, Von Stroheim, Gravey, Paracelse, Craddock et Boulogne avec de la Renardière. Albriss s’était contenté de hocher la tête près à servir de bouclier au commandant Wu.

***************

La pluie n’avait pas cessé et les gouttes éclaboussaient continûment les pavés irréguliers des rues adjacentes du commissariat et de l’antique prison du Châtelet. Malgré celle-ci, les roués de Galeazzo di Fabbrini et du duc de Chartres s’étaient postés en embuscade tout autour des bâtiments, plus ou moins à l’abri sous des porches branlants. Visiblement, ils attendaient.
Enfin, un mouvement se fit près de l’ancienne poterne. Des ombres se détachaient de l’obscurité. Avec une bonne vue, on pouvait distinguer une dizaine de silhouettes qui se tenaient étrangement sous la pluie.
- Ma parole, siffla Chartres qui, caché dans une voiture anonyme, s’impatientait, on dirait bien que la proie, à son tour, se fait chasseur.
- Monseigneur, répliqua Galeazzo, méfiez-vous. Dans ce groupe, deux membres possèdent une ouïe excessivement fine.
- Comte, je vous ai accordé ma confiance. Je m’interroge encore sur la pertinence de celle-ci. Ce soir, ne vous montrez point pusillanime. Nos hommes sont assez nombreux pour faire face.
- Ah! Comme précédemment chez le duc de Richelieu?
- J’envoie le signal! Jeta Philippe vexé.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le prince de sang sortit un appeau et émit alors le chant du rouge-gorge. Les roués s’avancèrent pour affronter la troupe du commandant Wu. Ici, une courte explication apparaît nécessaire. Di Fabbrini avait renseigné le duc de Chartres et lui avait dit que Daniel Lin était responsable du fiasco de Versailles. Comme il se devait pour un aussi haut personnage, le prince de sang avait la vengeance facile. Mais revenons à la bataille rangée qui venait de débuter devant le Châtelet, narguant à la fois les édits royaux et les forces de l’ordre.
Frédéric avait face à lui deux solides gaillards fort bien entraînés, Noailles et Beauharnais unis dans cette échauffourée. Le visage fermé, l’Artiste ferraillait, sa lame souple virevoltant, se nouant, se dénouant avec une dextérité remarquable. Pour lui, ce combat semblait n’être qu’un exercice. En retrait, Craddock bataillait de pied ferme avec trois loustics, un certain de Fougerolles, un de Bohin et un Dampierre. Le Cachalot du Système Sol invectivait ses adversaires, les arrosant de ses postillons, tâchant de les distraire , cherchant évidemment à les déstabiliser et à les pousser à la faute.
Juste derrière le vieil homme, Gaston de la Renardière et Joseph Boulogne faisaient preuve d’amabilité face à une dizaine d’épéistes plus ou moins nobles. Par instant, le picard jetait quelques paroles qu’on aurait pu croire sorties d’un roman historique.
- Ventrebleu! Voilà bien un joli coup! Ah! Quel parfait coquin! Il a déchiré ma chemise que j’ai faite blanchir ce jourd’hui. Palsambleu, il veut me ruiner! Pas mal là… Coquin de sort! - Gaston avait longtemps été ami avec un Provençal -. Oui… Taïaut! Ahimé! Encore un à mon tableau de chasse. Le mollet plus souple, faraud! Que disais-je? Tu l’as cherché ventre saint gris! Paix à ton âme bien noiraude.
Le chevalier de Saint Georges, quant à lui, se montrait plus taiseux mais pas moins efficace. Il abattait sa besogne comme s’il était payé à la pièce. Les quartes, les quintes, les sixtes, les feintes, les parades et les retournements s’enchaînaient avec, parfois, de prodigieux vols planés qui surprenaient les lieutenants, les aides de camps, les colonels des régiments royaux.
À droite, vers la place, Fernand Gravey et Erich Von Stroheim faisaient preuve de la même habileté. En quelques secondes à peine ils vinrent à bout de Choiseul et de quatre membres de son clan, le marquis de Bouillé, et trois de ses intimes
Toujours dissimulé dans sa voiture hippomobile, Chartres enrageait. De colère, il mordait son poing. Souriant avec un rictus à vous geler l’échine, le comte di Fabbrini murmura quelques mots à l’oreille du cousin de Louis XVI. Hochant la tête, le prince approuva.
- Puisqu’il le faut, faites donc.
Un autre chant d’oiseau vibra dans la nuit. Maintenant, l’élite de l’élite entrait en scène. James Mason, Stewart Granger et une vingtaine de cascadeurs et de champions d’escrime, tous clonés par la grâce de la technologie de Johann van der Zelden. De véritables machines à tuer destinées à faire rendre gorge au reste de la troupe de Daniel Lin.
Le premier, Paracelse vit surgir les tueurs. Il frissonna mais n’en sortit pas moins son épée et son coutelas. Il vendrait chèrement sa peau. À ses côtés, Pieds Légers essayait de se remémorer ses dernières leçons de harrtan. Il n’était absolument pas question pour lui de reculer. L’adolescent ne voulait point perdre la face, donner à penser qu’il était trop jeune et pas assez aguerri.
Enfin, Albriss avait lâché Alban et s’était lancé dans ce combat inégal. Le courage était une seconde nature chez l’Hellados. Or, malgré sa faiblesse, Kermor réclama sa part.
- Donnez-moi une arme! S’écria l’adolescent en s’adressant à Daniel Lin. Je puis me défendre et présentement n’ai nul besoin d’une nourrice!
- Alban, répliqua le commandant Wu, oubliez tout orgueil. Montrez-vous réaliste quant à votre force actuelle. Il m’appartient de vous protéger.
Pendant ce court échange, la place avait retenti de cris, d’insultes, du cliquetis des lames en acier, de jurons, de piétinements, de hourras, mais aussi de gémissements, d’imprécations, de rugissements et de hurlements.
Les duels faisaient rage, le sang coulait en abondance, les blessé tombaient tandis que les morts s’amoncelaient. Ainsi, Gaston de la Renardière comptabilisait déjà dix cadavres ou estropiés à son actif. Boulogne tout autant. Tellier n’était pas en reste. Gravey et Von Stroheim ne faiblissaient pas bien qu’écorchés. Dos à dos, les deux comédiens tenaient bon.
Craddock sifflotait Auprès de ma blonde, alternait la main droite et la main gauche tout en abattant son lot de spadassins. Quinze cadavres s’entassaient aux pieds du capitaine de rafiot de cale. Paracelse et Pieds Légers, pas aussi glorieux certes que le Cachalot de l’Espace, ne déméritaient nullement. Un filet de sang coulait pourtant du flanc de l’adolescent alors que le perceur de coffres-forts arborait une estafilade à la cuisse gauche.
Mais maintenant, l’attention se portait sur le grand Noir extraterrestre, vêtu d’une sorte de justaucorps et qui, impassible, brettait ferme contre les séides de Galeazzo, James Mason et Stewart Granger.
Or, les deux duplications auraient mérité la palme des coups fourrés et des bottes et parades inattendues. Absolument pas décontenancés par la science du harrtan, ils ripostaient toujours, voltigeaient dans les airs, multipliant les esquives, les contrecoups d’à propos, les passes les plus saugrenues, obligeant souvent Albriss à se dérober, à rompre le combat, à feinter, puis à revenir à la charge. Jamais, sous le ciel mouillé de Paris, on n’avait vu pareil prodige!  
Dans la voiture du duc de Chartres, le comte ultramontain ne pouvait s’empêcher de siffler d’admiration. Il en oubliait et l’étiquette et sa bonne éducation.
- Le bougre de nègre! Quel bretteur! Un vrai génie! Un pur chef d’œuvre! Il va finir par boire la tasse, naturellement, mais pas sans avoir troué au préalable mes deux bonshommes.
- Dites-moi, comte, n’est-ce point là l’espion patenté de mon royal cousin?
- Monseigneur, le chevalier de Saint Georges se tient plus loin, voyez, près du muret. Lui se bat efficacement mais… comment dirais-je? Sans esbroufe, sans poésie. Ce Noir-là affiche un talent non terrestre.
- Que signifie ce terme? S’inquiéta le prince de sang.
- Rien de plus que son sens propre, Votre Altesse. Cependant, je puis vous assurer que vous n’avez encore rien vu.
- Ah! Expliquez-moi comment vos deux Britanniques, ce géant noir, Saint Georges et les autres, y compris cet aïeul peuvent manier la brette tout en tournoyant ainsi dans les airs.
- Des pirouettes rendues possibles grâce à une maîtrise totale du corps, à une parfaite coordination de la tête et des membres, voilà le secret de ces djinns.
Galeazzo se tut afin de ne rien perdre du spectacle. La Sûreté et le guet brillaient toujours par leur absence.
Désormais, l’affrontement entre Albriss et les copies des deux comédiens atteignait un niveau quasiment magique. L’Hellados affichait un contrôle de soi inimaginable, défiant les lois de la pesanteur terrestre, semblant presque doté du don d’ubiquité. Les boucles arrière, les quintuples saltos devenaient monnaie courante chez lui, les passes, les contre esquives également sans oublier les retournements, les parades les plus folles et les plus improbables, les jongleries, les acrobaties impossibles, les pirouettes venues d’ailleurs. Tout était bon à l’extraterrestre pour tenter de venir à bout des deux sbires de Galeazzo. Or, pied à pied, Mason et Granger tenaient la scène, l’arène dans ce cas-ci, eux aussi dépassant les talents exclusivement humains.
Ce duel se déroulait dans un silence quasiment religieux. Tout entier pris dans ce combat magnifique, le trio n’émettait pas le moindre soupir, le moindre halètement. C’était phénoménal on vous dit…
L’Hellados comprenait-il ce qui était en train de se produire? Il y avait bien là un tour, un trucage. Au fur et à mesure que le Noir extraterrestre étalait son incomparable science des armes, son savoir et sa maîtrise du harrtan si durement acquis en quarante années de fastidieux, répétitifs et pourtant nécessaires exercices, James et Stewart s’en emparaient, les faisaient leurs et instantanément répliquaient, trouvant d’instinct la parade adéquate. La programmation des clones par van der Zelden s’avérait parfaite. À ce compte-là, comme l’avait anticipé le comte, Albriss ne tarderait pas à s’épuiser et à poser un genou à terre.
Déjà d’ailleurs, l’Hellados, pour qui le connaissait bien, montrait quelques ténus signes de lassitude. Un instant, son ultime saut parut s’éterniser sous l’eau gouttant d’un ciel peu clément. Mais le bond s’acheva et Albriss retomba sans grâce sur les pavés gras et mouillés. Sa réception fut assez brutale. Roulant sur le sol inégal et irrégulier, il évita de peu le fer de Stewart Granger. Se relevant aussitôt, il rencontra l’acier de James Mason. Les deux épées se lièrent. Or, étrangement, l’humain ou assimilé ne céda pas sous la poigne de l’extraterrestre.
N’ayant plus le choix, Albriss tenta alors un coup désespéré. Il effectua un prodigieux saut arrière où s’enchaîna immédiatement une double roue. Mason le suivit et l’imita! Toutefois, il y a cependant une justice en ce bas monde, l’Anglais s’était montré trop présomptueux. Son acrobatie se termina au bout de la lame de l’Hellados. Percé de part en part, osons écrire embroché, le comédien n’eut pas le temps de saisir ce qui se passait. Il mourut. Son corps chuta sur les pavés détrempés et malodorants pour bientôt s’estomper pour un ailleurs fort improbable pour la copie qu’il était.
Lorsque la dématérialisation se produisit, Albriss n’afficha aucun trouble. Il lui tardait d’en finir avec l’autre clone, un point c’est tout.
Mais Stewart Granger, rappelé par di Fabbrini, s’était esquivé sans bruit, mais aussi sans gloire. 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/cb/Stewart_Granger_in_Young_Bess_trailer.jpg/290px-Stewart_Granger_in_Young_Bess_trailer.jpg
Alors, tout naturellement, l’extraterrestre voulut se mêler au reste des bretteurs malgré son épuisement. Mason mort, c’était son devoir d’aider ses compagnons d’armes et de venir à bout des spadassins. Mais, le visage fermé et dur, Daniel Lin s’interposa.
- Non, Albriss! Reposez-vous. C’est un ordre. Il y a tantôt douze minutes que vous combattez en harrtan du dernier cercle sous un climat qui n’est pas propice à un Hellados. Même pour un initié de votre niveau, je ne puis exiger davantage. Prenez soin de Kermor, je prends le relais.
- Commandant, commença Albriss, Révélateur…
- C’est un ordre ai-je dit! Reprit le Ying Lung recouvrant sa voix d’Entité.
Baissant les yeux, l’extraterrestre obtempéra, tout penaud. Il avait failli désobéir à l’incarnation de Stadull. Quel sacrilège!
Cette fois-ci, comme l’avait promis Galeazzo di Fabbrini, le duc de Chartres allait assister à une série de merveilles. Ce qui avait précédé, ce prologue, n’était qu’une mise en bouche, un jeu, une distraction pour bambins de trois ans tout au plus.
Le temps s’englua, ralentit à l’extrême tandis que Daniel Lin, le Supra Humain entrait à son tour dans l’arène. La tension était palpable, le silence aussi. Face à lui, se dressait Ti, le bras droit du Maudit, oui, mais surtout et avant tout, le féal de Sun Wu, investi de la force et des talents de l’Insaisissable Fu. À ses côtés, pour faire bon poids, se tenait Galeazzo di Fabbrini en personne, sublimé par le chaotique et incontrôlable Dragon Noir, mû par un sentiment de haine et de vengeance tel que le daryl androïde n’avait plus qu’à trembler.
L’époustouflant duel, l’irracontable combat débuta.
En ce moment gelé, figé, tous les autres protagonistes et témoins n’étaient plus que des fantômes essayant de fendre l’air, des scories d’un volcan éteint depuis des lustres comparés à ce qui allait advenir.
Les épées se croisèrent, les fers se heurtèrent, se nouèrent, s’entrechoquèrent, se plièrent, se lièrent, se dérobèrent, glissèrent, cliquetèrent, tournoyèrent, fendant le ciel noir de Paris, l’illuminant parfois brièvement d’un éclat fuligineux.
Les passes hétérodoxes s’enchaînèrent, se multiplièrent, coulant de source, dessinant des arabesques fantastiques, déclenchant des ripostes imprévues, inouïes et miraculeuses.
Malgré eux, fascinés, les autres escrimeurs se crurent obligés de cesser le combat afin d’observer ce spectacle irréaliste, éblouis, enchantés par la maestria des trois demi dieux.
Le fer se fit onde, lumière noire, ouragan, feu, serpent, poison, verre, duracier, rose, basalte, épine, électricité, jaspe, langue, lave, lueur aveuglante, hallucination, vapeur, évanescence, éternité volée, suave illusion, déchirement fugitif, saignement douloureux, tentation mortifère.
Aux roulades et roues arrière, désormais plus de mises car surfaites, succédèrent les saltos décuplés, les boucles vrillées à la vitesse du son, les courses poursuites dans les airs à l’effarante hauteur de trente mètres, l’atmosphère devenant solide de par la volonté de ces prodigieux bretteurs, de ces athlètes transdimensionnels défiant toutes les lois de la raison.
Les épéistes disparaissaient-ils une seconde, pas davantage à la vue des spectateurs qu’ils réapparaissaient presque aussitôt déviés de vingt mètres sur la gauche ou la droite à proximité du muret ou de la fontaine, ou encore près de la poterne.
L’eau portait sans vague les duellistes et le feu faisait de même. Ici, la gravité était en berne, la logique également.
Le chef en bas, comme si cette position était des plus habituelles, les bretteurs poursuivaient avec acharnement, avec une intense et impossible concentration leur duel insensé et impossible, n’affichant nulle lassitude, nulle inquiétude. Une seule idée les taraudait tous les trois: vaincre!
Passes, bottes, parades, moulinets, ripostes, feintes, contre parades, ouvertures, doubles feintes, fermetures, occasions non abouties, esquives amorcées mais trompeuses, répliques foudroyantes, contre-attaques quasi mortelles et éblouissantes de génie, sauts dans le vide, pirouettes, grands écarts, accélérations ou au contraire suspensions du mouvement, ralentissements, reprises inattendues d’une vélocité inimaginable, étirement exagérés, élasticités des gestes, attaques toujours et encore, contre esquives anticipées ou pas, poignets qui se touchaient ou se frôlaient fugacement, lames qui tailladaient douloureusement, transperçaient la chair, piquaient ou mordaient, agaçaient ou lacéraient et ce dans toutes les positions y compris les plus invraisemblables, les acrobaties les plus périlleuses, il y avait tout cela et même davantage dans cette bataille de Titans!
Pour faire face à un Galeazzo survolté, à un Ti miraculeux, Daniel Lin et non Dan El se voyait obligé de recourir à son ultra vitesse, réduit à son statut antérieur de daryl androïde. Toutefois, il pouvait toujours anticiper les coups tordus de ses deux adversaires et osait, par instants, se hasarder dans les couloirs brûlants et acides de la transdimension. Mais à quel prix!
Deux minutes ou deux heures s’étaient-elles écoulées dans le sablier d’un temps fou, plus que relatif depuis que les trois surhumains avaient entamé ce duel, entrechoqué leurs lames? Cela avait-il une quelconque importance d’ailleurs puisqu’à l’extérieur tout était immobilisé? Malgré lui, chaque bretteur attendait l’issue de ce combat, conscient que du résultat dépendait le sort de l’Univers.
Ti, le cousin féal de Sun Wu, avait bien mérité et résisté aux tours nombreux et aux ruses du daryl androïde. Néanmoins, il ne sortait pas indemne de son affrontement. Trois blessures saignaient dangereusement sur son flanc, sa poitrine et son bras. Ne disposant pas de son libre arbitre, le Thaï pouvait-il reprendre le combat?
À ses côtés, Galeazzo di Fabbrini était à peine plus glorieux. Il se tenait le bras droit qui pendait inerte. Depuis quelques fractions de secondes déjà, il avait laissé tomber à terre son épée, un authentique fleuret du XVIe siècle, à la poignée ciselée avec art. lui aussi pouvait espérer reprendre le combat. Or, à cinquante-trois ans, le comte ultramontain estimait qu’il valait mieux pour lui choisir une autre option, qui, cette fois-ci, ne l’exposerait pas autant.
Quant à Daniel Lin Wu Grimaud, dans quel état se trouvait-il? Fort pâle, ses yeux bleu gris assombris, quelques gouttes de sueur tombant sur ses tempes, et ce, malgré la fraîcheur ambiante, notre Prodige de la Galaxie attendait patiemment et sans appréhension ce que déciderait le Maudit. Ti, il le savait parfaitement, ne comptait pas, ne comptait plus.
Justement, Fu l’ôta fort à propos de la scène, au grand soulagement du Thaï.
Notre daryl androïde n’avait pas lâché son épée, une lame fidèle qu’il avait héritée de Franz Von Hauerstadt. Mais son habit s’imbibait de sang au niveau du torse et du ventre. Blessé assez grièvement, il retardait autant qu’il lui était possible l’entrée en phase de régénération par un splendide effort de volonté. Vingt fois, des milliers de fois, il avait refermé les coupures, les estafilades, les plaies superficielles d’abord, profondes ensuite infligées par Ti et Galeazzo, surtout Galeazzo.
Désormais, il était dans l’incapacité de réitérer ce processus. Il avait épuisé ses facultés conscientes à se réparer.
Mais Daniel Lin ne se plaignait pas, ne gémissait pas alors que la peur et la souffrance le tenaillaient. Pertinemment, il savait qu’il n’était pas vraiment en danger de mort. Seul son avatar actuel pouvait s’effacer.
Qui allait reprendre le premier ce duel d’anthologie?
Certes, Galeazzo soufflait d’impatience mais également de contrariété. Daniel Lin Wu était un coriace adversaire et c’était déjà beau que lui, le Maudit respirât encore! Devait-il protéger son existence au prix de la couardise? Qu’allait donc penser l’ombre de son plus illustre ancêtre, un cousin des Visconti? Ah! Mais non! Pas de ces valeurs surannées, pas de morale dans son cas! Après tout, n’était-il pas le Maudit, fier de son surnom? Il avait longtemps qu’il avait foulé aux pieds ces principes qui avaient pour noms honneur, courage, fidélité, abnégation et pardon. Il ne se devait qu’à son projet grandiose, forcément, à sa propre personne, sublime chef d’œuvre…
Tous ces sentiments se lisaient parfaitement sur le visage aplati de l’Ultramontain. Avec un geste brusque et assez soudain pour un non télépathe, di Fabbrini jeta au loin sa dague vénitienne, se retourna vivement, et, malgré sa blessure qui le lançait douloureusement, se mit à courir, non en direction du carrosse du duc de Chartres mais bel et bien du côté opposé! Aussitôt, il fut englouti par la nuit humide. Cependant, la pluie avait enfin cessé. Comme par hasard, une patrouille du guet approchait.
Le temps avait repris son envol. Les compagnons de Daniel Lin se comptaient.
Alban, protégé par Albriss, n’avait pas une égratignure. Seulement, la fièvre le faisait fortement frissonner. L’Hellados, lui aussi, était indemne. Épuisé, il tentait d’oublier qu’il avait froid. Les douze petits degrés Celsius de cette nuit printanière lui glaçaient l’échine. Même aux pôles de sa planète, la température se montrait plus clémente.
Gaston de la Renardière et Joseph Boulogne n’arboraient que quelques griffures ou estafilades sans conséquence. Itou, pour ce vaillant, cet admirable, ce bon vieux Craddock. Paracelse et Pieds Légers, quant à eux, avaient perdu quelques gouttes de sang. L’un présentait une blessure au flanc droit, l’autre à la cuisse gauche. Broutilles toutefois grâce aux couchettes médicalisées de ce fidèle vaisseau, presque remis à neuf, qui, désormais, méritait amplement son nom de baptême.
Avec quelques crispations à la mâchoire, Von Stroheim s’avançait lentement tout en serrant son avant-bras droit qu’une profonde estafilade ensanglantait. Le comédien venait de faire l’expérience dans sa chair d’un véritable affrontement à l’épée ou au sabre.
Frédéric Tellier, une entaille sur le front, sans plus, essuyait sa canne-épée avec un sourire indéfinissable sur ses lèvres minces. Mais hélas pour Fernand Gravey! Il avait eu nettement moins de chance que ses amis. Allongé sur les pavés irréguliers et sales, même la pluie n’était pas parvenue à y ôter la boue immonde et nauséabonde, il venait de perdre connaissance. Un méchant coup d’épée l’avait transpercé. Sa respiration sifflante et rauque prêtait à l’inquiétude. Il n’était pas mort, du moins pas encore…
Daniel Lin vit cela. Il se mordit les lèvres. Ah! Il lui aurait été si facile de soigner ce fidèle compagnon il y a peu encore! Plus livide que jamais, ému au-delà de l’entendement humain, il hasarda quelques pas en direction du comédien si généreux dans son courage. Ses yeux brillèrent alors dans la nuit sans étoiles. Il venait en fait de donner l’ordre de téléporter à bord du Vaillant tous les membres de son équipe. Vite! Il lui fallait sauver son ami.
Une fois dans le vaisseau, Albriss se chargea de donner les premiers soins à l’acteur. Tandis qu’il procédait avec promptitude et efficacité, il reçut une dernière pensée du Ying Lung.
- Soignez-le comme s’il s’agissait de moi! Jurez-le. Accomplissez un miracle puisque moi je ne le puis maintenant.
L’Hellados hocha la tête. Il avait bien compris l’urgence. Une seconde, il tourna les yeux vers son commandant et le vit s’effondrer sur le sol métallique, sa main gauche trempée par un liquide pourpre qui ne voulait pas s’arrêter de couler. Malgré sa capacité à cicatriser très rapidement, Daniel Lin se vidait donc de son sang. Cela dénonçait la gravité de ses blessures.
Craddock rugit.      
- Par la malemort et les cornes du dieu Pan, c’est la faute à ce benêt de Kermor! Je m’en vais lui administrer la leçon de sa vie!
- Silence! Répliqua l’Hellados d’un ton sans réplique. Au lieu de vous agiter en vain et de proférer des sottises, aidez-moi plutôt à porter le commandant Wu jusqu’à la couchette médicalisée. Son état nécessite des soins urgents. Il en va de même pour Fernand Gravey. Mais je suis arrivé à stabiliser son état. Ah! Ensuite, contactez l’amiral Fermat.
- Et puis quoi encore? Comme si ce maître espion ignorait la situation. Bougonna Symphorien tout en prêtant cependant main-forte à Albriss. À mon avis, vous vous foutez le doigt dans l’œil jusqu’à la clavicule…
Une fois sa tâche finie, le Cachalot du Système Sol était bien décidé à passer sa colère sur le jeune comte. Il avait besoin d’un exutoire pour soulager ses nerfs, mais il n’eut pas l’occasion de s’approcher d’Alban car, Tellier, sur ses gardes, l’immobilisa soudainement.
D’une voix à la douceur trompeuse, il articula à l’oreille du capitaine des paroles bien senties.
- Craddock, si vous ne laissez pas tranquille Kermor, je vous brise la cage thoracique! 
- Ouille! Quelle force! C’est que vous en seriez capable, bougre de bougre!
- Je pense que vous m’avez compris. Ce que je promets, je le tiens.
-Oui-da! Stoppez là! Vous me faites sacrément mal!
Le vieux baroudeur n’eut d’autre choix que d’obéir au danseur de cordes. Mais, intérieurement, il fulminait.
«  Il n’empêche! J’ai raison d’en vouloir à ce faon, ce stupide jeune comte, né avec une cuiller en or dans la bouche et un kilo au moins d’orgueil! Quant à Gaston et à Joseph, ils n’ont pas à zyeuter mon vaisseau. Autrefois, on parlait de directive première afin de s’épargner une contamination technologique… que je sache, ces interdits n’étaient pas faits pour les bougres de cocos fesses… mais bah! J’ai bien vu que ça urgeait pour Daniel Lin ».
En bas, autour du Châtelet, le guet comptabilisait les morts. Cinquante-quatre. À cela, il fallait rajouter les blessés et les estropiés, cent trente deux. Parmi les victimes, les noms de la fine fleur de la noblesse française, Vouillé, Bouillé, Bohin, Montesquiou, Rougemont et ainsi de suite.

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