mardi 3 février 2009

Prologue 1.0

Shanghai, 29 juillet 1937, 18h30.

Dans les ruelles poussiéreuses et encombrées de la vieille ville, loin des concessions internationales et des quartiers européens, une foule nombreuse, ignorant la chaleur étouffante de ce jour d’été, s’affairait, allait et venait, sans aucun ordre. Tout n’était que bruit, mouvement et parfums exotiques.
Au loin, dans la baie et sur l’embouchure de l’impassible Yang tsé Kiang, le soleil miroitait, jetant ses feux sur une mer d’huile. Les jonques et les sampans flottaient au gré des vagues. Hauts dans l’azur laiteux, les cormorans et les mouettes volaient, poussant parfois de brefs cris aigus qui ne parvenaient pas à couvrir les mille rumeurs de la cité, les interpellations des conducteurs de pousse-pousse,
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les appels des commerçants,les interjections des portefaix lourdement chargés de palanches à paniers.


Sohttp://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/24/LePrinceKoromyslo.jpg/220px-LePrinceKoromyslo.jpgudain, au milieu de ce grouillement humain, une motocyclette fit éclater sa pétarade sonore. Puis un crissement de pneus indiqua que l’engin s’arrêtait brutalement devant une échoppe discrète. Le side-car, maculé de boue et de poussière, avait parcouru une
longue distance avant d’achever sa route dans cette rue.
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La petite boutique anodine ne payait pas de mine avec sa peinture écaillée, son enseigne à demi effacée : celle-ci portait comme inscription, en mandarin : pharmacie traditionnelle.
Avec une lenteur calculée, reflétant mal le caractère du personnage, le motard descendit de son side-car et prit soin d’y placer un antivol, bloquant une des roues du puissant engin. Tout fut accompli sous le regard d’un misérable conducteur de pousse-pousse, Chinois typique des classes populaires de Shanghai, grand, décharné, la poitrine creuse, la chemise sale et ouverte, les pieds nus souillés par les nombreux kilomètres déjà parcourus durant cette paisible journée estivale, les traits tirés et désabusés, le cheveu gras et rare.
Toujours aussi calme et précis, le geste mesuré, l’inconnu ôta ses lunettes de route, les essuya méticuleusement, puis retira son casque de cuir de pilote. Vêtu d’un pantalon à l’occidentale, de bottes d’une teinte brun chaud, d’un blouson minutieusement fermé jusqu’au menton, laissant à peine deviner une chemise couleur crème, en soie, l’intrus jeta un rapide coup d’œil autour de lui avant de se décider à pousser la porte de l’antique échoppe. Toutefois, avant d’entrer, il tapa les talons de ses bottes sur le sol afin d’y faire tomber la poussière.
L’aspect du motard n’éveilla aucune méfiance dans l’esprit du conducteur de pousse-pousse. En effet, l’inconnu semblait être un compatriote fortuné et occidentalisé. Paraissant une trentaine d’années, ses traits doux dénotaient la confiance en soi, l’équilibre et même la compassion. Ses cheveux noirs quelque peu indisciplinés, auraient eu besoin de brillantine.
D’un pas sûr, l’étranger pénétra dans la boutique de Ling Huang, le maître des lieux. Avant d’actionner la petite cloche posée sur le comptoir, Daniel Wu fit vite le tour de la minuscule pièce. Ses yeux enregistraient le moindre détail.
« Un véritable capharnaüm extrême-oriental! » pensa le visiteur en parcourant la boutique.
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En effet, dans un désordre indescriptible, s’entassaient des pots de porcelaine ancienne, comportant d’étranges inscriptions, des bocaux transparents où on devinait, baignant dans une solution huileuse, des lamelles de serpents, d’orang-outan, des embryons de rats, de mangoustes, de souris. Des flacons de toutes formes renfermaient de la poudre de corne de rhinocéros, des défenses d’éléphants, des lézards séchés, des hippocampes naturalisées.
Suspendues au plafond, achevant leur dessiccation, Daniel avait reconnu des peaux de pythons, de crotales, de cobras, de vipères à trois cornes, des dépouilles de crocodiles du Nil, des gavials, des varans de Komodo, des tigres de Sibérie.
Près de la clochette, trônaient sur le comptoir des mains et des têtes de gorilles, desséchées, pratiquement momifiées. Des carapaces de scarabées, de tortues, de tatous, de carabes, finissaient d’encombrer le tout.
Parmi les pots contenant les plantes et les herbes médicinales, Daniel y releva la gentiane,
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la menthe, les clous de girofle, le thym, le poivre vert, gris ,blanc, noir, les piments, la cardamome, l’oignon, mais aussi des sachets de sucs plus ou moins concentrés de poisson.
Tout cela formait mille senteurs composites qui vous agressaient les narines, où, cependant, le moisi, la décomposition et la poussière dominaient. Mais notre étranger avait vécu des expériences autrement déplaisantes. Nullement découragé, il se retourna lorsque son ouïe fine entendit des pas feutrés s’approcher.
Ling Huang sortit lentement de l’arrière-boutique et s’avança jusqu’au comptoir. C’était un petit vieillard affable, à la longue barbe blanche, son nez surmonté d’une paire de lorgnons, revêtu de la traditionnelle robe chinoise en soie noire, si usée qu’elle en était luisante. Coiffé d’une calotte de même couleur, les mains cachées dans ses larges manches, Ling Huang salua poliment l’acheteur éventuel. Ses yeux à demi-fermés évaluaient la richesse du client et la somme qu’il pouvait lui soutirer. Absolument pas dupe de l’examen qu’il subissait, Daniel Wu demanda en mandarin, sans émotion perceptible et dans une pureté d’expression qui dénonçait le fait que l’étranger pouvait appartenir à la classe des lettrés :
- Ai-je affaire à l’honorable Ling Huang lui-même?
- C’est moi-même, honorable étranger, répondit en s’inclinant le vénérable commerçant reconnaissant la supériorité intellectuelle de son client. Que puis-je pour vous?
- L’inestimable Fong m’a recommandé vos produits.
- Fong de Canton?
- Précisément. Votre marchandise la plus précieuse se trouve dans l’arrière-boutique. Ici, vous n’avez que les produits pour attraper les Occidentaux.
- Certes, mais il s’agit de marchandises rares, précieuses, comme vous dites et fort chères.
- Ce détail m’importe peu. Avez-vous des dents de dragon authentiques?
- Article dispendieux… »
Pour décider Ling Huang, sortant d’un portefeuille bien garni une liasse de billets de banque, Daniel la fit miroiter devant le commerçant.
« Des dollars! Des billets de cent dollars! S’exclama le vieillard.
- Je vous assure qu’ils sont vrais! » Le rassura Daniel.
Ling Huang tendit une main avide, se saisit d’un billet et l’examina attentivement. Satisfait, il dit de sa voix chevrotante :
-Attendez-moi quelques instants. Je vais vous chercher mes bocaux spéciaux.
-Faites, je vous en prie.
Une minute plus tard, l’honorable Ling Huang, chargé de quatre bocaux, revint et les déposa avec précaution sur le comptoir. Se penchant, Daniel identifia des dents de Tarbosaurus,
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sorte de Tyrannosaure asiatique, une mâchoire de Sinanthrope, une clavicule de Gigantopithèque,
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un bec de Protoceratops, et même l’empreinte d’une queue de dinosaure à plumes, animal qui, cependant, ne volait pas. Sa curiosité éveillée, il demanda:
- Où vous êtes-vous approvisionné, Ling Huang ?
-A Pékin, près du marché aux fleurs, répondit le marchand en fronçant les sourcils, pensant à tort que l’affaire ne se ferait pas.
-Mille dollars pour le tout me paraît une offre correcte, répliqua pourtant Daniel en tendant ladite somme au vieux Chinois qui s’empressa de saisir les billets américains. Puis, recouvrant son impassibilité apparente, Ling Huang cacha ses mains entre les manches de sa robe de soie.
-Pour ce prix, très honorable client, je vous donne aussi l’adresse de mon fournisseur. Il s’agit de Tchang Huo.
Lentement, le plus jeune sortit un calepin, un crayon et prit note en anglais des coordonnées. Souriant, Ling Huang se décida à compléter les renseignements déjà fournis en tendant une photographie jaunie à Daniel Wu. Le document, âgé d’une trentaine d’années, était tout racorni. Il présentait maître Tchang Huo posant devant ses trésors.
-Excellence, reconnaissez-vous ceci ? Pouvez-vous débourser jusqu’à dix mille dollars américains ?
-Sans doute, mais, cependant une telle dépense !!!
- Observez bien cette autre photographie. Ce qui est fixé dessus les vaut.
Daniel se pencha sur le deuxième document et lut à haute voix la légende :
-Homme des neiges du Népal ou migou. Aucun trucage dans ce cliché, je ne décèle rien.
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-Ne doutez pas de la probité de mon confrère, répliqua Ling Huang. Tchang est dans le métier depuis tantôt quarante années. Il a succédé à son père, et, avant lui, le père de son père pratiquait la même activité.
Le plus jeune cachait son trouble et sa jubilation. Il avait identifié le squelette entier et dans un état de conservation remarquable d’un K’Tou, autrement dit d’un néandertalien. Dans son for intérieur, il pensait:
« Ma quête s’achèverait-elle enfin? »
Tout heureux, Daniel acheta non seulement les quatre bocaux de Ling Huang mais aussi quelques flacons tarabiscotés et compléta la somme élevée par une mirifique commission. Avec empressement, le vénérable marchand ouvrit le chemin à son client et le reconduisit jusque sur le seuil de sa boutique. Saluant cérémonieusement, avant de prendre congé, il demanda:
- Comptez-vous vous rendre à Pékin, Excellence ?
-Sur l’heure, maître Huang.
-La nuit ne va pas tarder, honorable client et les routes ne sont pas sûres. La radio a annoncé ce matin que le Japonais menaçaient la ville. Le trajet est long. Ne mettez point votre précieuse vie en danger et retournez chez vous.
-Les Japonais ? A Pékin ? Déjà ? Aurais-je commis une erreur dans ma localisation temporelle ? S’exclama en anglais Daniel. Se ressaisissant, il reprit en mandarin :
-N’auraient-ils pas un peu d’avance ?
-Seigneur, les Japonais ont attaqué le pont Marco Polo le 7 Juillet. Et depuis, leurs intentions belliqueuses ne font plus aucun doute. D’où venez-vous donc pour ignorer que la Chine vit sous la menace d’une invasion nippone ? Les derniers bulletins officiels disaient que ce n’était plus qu’une question d’heures pour que l’armée d’Hiro Hito s’empare de l’ancienne cité impériale.
- Maître marchand, j’ai vécu ces derniers mois loin de mes racines. Mais je prends le risque. Je verrai bien. De toute façon, je sais me défendre.
- Honorable client, vous courez au suicide! Mourir si jeune!
- Vénérable Ling, Bouddha me protège! Dit Daniel en souriant.
Sur ces mots, le motard se recoiffa de son casque souple, remit ses lunettes tandis que Ling Huang soupirait :
« Ha! L’inconscience de la jeunesse! »
Après avoir récupéré la motocyclette et ôté l’antivol, le voyageur téméraire, faisant fi des conseils du vieux sage, empressa de prendre la route de Pékin. Le crépuscule embrasait le ciel de feu et d’or.
Enfin, parvenu dans les faubourgs de Shanghai, la route déserte, Daniel enclencha la modification de son véhicule. En effet, la moto, d’origine allemande, était aussi un engin volant très perfectionné, sorte de coléoptère supersonique. En quelques secondes, le side-car, à deux cents mètres d’altitude, atteignit sa vitesse de croisière, soit 1200 km à l’heure. En moins d’une heure, le conducteur se retrouva dans la campagne pékinoise. Alors, atterrissant il freina pour ne pas dépasser 50 km heure. La route, encombrée par un flot toujours plus compact de réfugiés apeurés, fuyant l’avancée impitoyable des troupes japonaises, menait au cœur même de l’ancienne capitale.
Daniel progressait avec de plus en plus de difficultés, se heurtait à la foule pitoyable et résignée. A pieds, à vélo, en pousse-pousse, en carriole, les Pékinois défilaient, se bousculaient d’autant plus pressés que leur parvenaient, dans le soir naissant, des bruits de canonnades, d’explosions, de combats.
Quelque peu inquiet, Daniel s’informa auprès d’une vieille femme, le visage plus ridé qu’une pomme.
- Ah! Seigneur, fuyez! Faites demi-tour comme nous tous! Les tigres japonais ont atteint la place TienAnmen! Ils fusillent et massacrent tous les Chinois!
- Merci, vénérable femme. Mais je dois absolument trouver Tchang Huo. Je risque le coup. Après tout, ces Japonais ne sont armés que de simples fusils et d’antiques canons. Ma tenue devrait suffire à ma protection.
Ce que Daniel Wu ne disait pas, c'est que sa combinaison de niveau 2 pouvait faire face à des armes plasmatiques et énergétiques courantes au XXVIe siècle d’où il était originaire.
Un peu plus tard, notre voyageur temporel se faufilait avec habileté dans une rue autrefois commerçante, malgré les balles qui crépitaient et sifflaient à ses oreilles. On pouvait croire qu’il avait la baraka. Mais, à peine avait-il eu le temps de s’aplatir derrière une charrette qu’une main lourde pesa sur ses épaules et commanda en japonais, puis en mauvais chinois :
« Retourne-toi, chien! Que fais-tu ici, alors que tes semblables ont fui comme des lapins terrorisés? »
Avec calme, Daniel obéit et se laissa méthodiquement fouiller par le lieutenant nippon qui, sur un ton arrogant, interrogeait l’impudent qui avait eu l’audace de s’aventurer jusqu’à cet avant-poste. Il était évident que le lieutenant, prenant Daniel pour un espion, avait déjà résolu sa mort. Pourtant, le voyageur répondit d'un air affable et quelque peu ironique aux questions, dans un japonais distingué et châtié qui dénonçait le lettré.
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- Je me trouvais là par hasard, lieutenant. Je suis un simple client, un collectionneur d’antiquités.
- Et tu penses, chien puant, que je vais croire ta fable! Pourquoi n’as-tu pas de papiers d’identité? De passeport? Comment connais-tu ma langue?
- J’ai vécu une partie de mon enfance près de Sapporo!
- Décidément, tu me prends pour un imbécile!
- Vous avez grand tort de refuser de me croire, non noble représentant d’un Empire bientôt vaincu!
Cette fois-ci, c’en fut trop pour le lieutenant. Il sortit son automatique et allait appuyer sur la détente. Il n’eut pas le temps d’achever son geste. Sans qu’il comprît comment, il atterrit brutalement, les quatre fers en l’air, sur les fils d’un poteau télégraphique. Quant à ses hommes, peu après, ils gisaient sur le sol boueux, plus ou moins assommés, tentant de reprendre leurs esprits.
Daniel, sa mèche rebelle sur les yeux, ne jubilait même pas. Son visage soucieux reflétait le désappointement.
« Allons! Il va me falloir quitter ce lieu sans ce que je suis venu chercher! » Soupira-t-il.
Mais il releva brusquement la tête avisant un engin blindé qui progressait dans sa direction, la tourelle de son canon pointée vers lui, tout cela dans un grondement menaçant. Le char stoppa à deux mètres à peine de l’étranger. Le tankiste s’apprêtait sans nul doute à passer sur le corps du voyageur.
« Ce n’est que de l’acier blindé! » fit Daniel Wu avec mépris.
Il tendit alors un index vers le canon. A la seconde même, six rayons lumineux et bleutés éclairèrent la nuit, matérialisant, atome après atome, six Troodons
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ou Kronkos, vêtus tant bien que mal d’uniformes standards de la sécurité de la flotte interstellaire. Ces uniformes laissaient apparaître, ça et là, les écailles phosphorescentes et verdâtres des gardes du commandant Wu.
Le petit groupe, à la tête duquel se trouvait Kiku-u-Tu, le chef de la sécurité du Langevin, entoura son commandant. Le lieutenant Kronkos ainsi que ses semblables, avaient un aspect repoussant. Imaginez des dinosauroïdes de près de trois mètres de haut, frôlant la demi tonne, à la mâchoire saurienne surdimensionnée, pourvue de cinq cents dents! Les gardes de la sécurité étaient véritablement terrifiants pour qui les voyait pour la première fois!
Les yeux globuleux du lieutenant Kiku firent le tour de la rue puis s’arrêtèrent sur Daniel Wu avec une expression de colère et de désapprobation vite réprimée cependant.
" Commandant, rugit le lieutenant, avec tout le respect que je vous dois, je suis obligé de vous dire que vous vous montrez souvent trop imprudent! "
Sa voix ressemblait à des grognements d’ours furieux et des grondements de lion mixés ensemble.
- Lieutenant, vous vous inquiétez pour rien. Je suis de taille à me défendre, je vous le rappelle. Tenez, voyez cette fière armée japonaise! Elle fuit, maintenant, devant la manifestation de six Ri-yu apparus comme par magie. Désormais, vous allez figurer dans les annales de Hiro-Hito comme l’incarnation des fils du divin Gozilla.
-Monsieur, j’avoue ne pas comprendre.
-Je vous expliquerai plus tard. Ah! Voici mon annihilateur d’ondes cérébrales.
Ouvrant ce qui ne paraissait n’être qu’un stylographe, Daniel actionna le minuscule appareil qui dégagea dans la nuit des lumières infrarouge.
- Heureusement que je pense à tout. Les témoins de cette achronie vont oublier ce qui est arrivé pendant les dernières trente minutes.
- Remontons-nous, monsieur?
- Oui, lieutenant. Et récupérez également mon side-car!
- À vos ordres, monsieur.
Le même phénomène se reproduisit, à l’envers cette fois-ci. Les six Troodons, Daniel Wu et sa moto disparurent du présent de 1937 comme s’ils n’avaient jamais existé.