samedi 20 novembre 2010

Mexafrica 3e partie : Le chevalier au blanc harnois chapitre 17.

MEXAFRICA: Troisième partie

Le chevalier au blanc harnois.

Par Jocelyne et Christian JANNONE

Chapitre 17.

L’Einstein était reparti dans l’espace-temps pour l’année 1249. Or, le commandant Wu ignorait la distorsion mise en place par son ennemi juré Zoël Amsq affectant le XIIIe siècle. Certes, connaissant le Haän, il s’attendait à une légère déviation mais pas à ce qu’il allait rencontrer!

Ce fut pourquoi une nouvelle perturbation secoua le vaisseau. L’IA se mit à afficher des données contradictoires comme si elle était submergée par un afflux d’informations provenant de sources et de continuums différents.

Au 1249 espéré, qui faisait déjà partie d’une chrono ligne arrangée, s’en greffa un second, aboutissant à une déviation faible mais suffisamment déstabilisante pour perturber l’Einstein. Imaginez une mosaïque temporelle dans laquelle cohabitaient des 1249 alternatifs interconnectés tout en s’ignorant superbement.

Bien évidemment, le vaisseau se retrouva sur la mauvaise tesselle de la mosaïque! La navette ne réussit pas à se poser discrètement, en léger déphasage, dans une clairière peu fréquentée, à proximité du monastère de Saint Géraud, au-delà d’Aurillac, de l’autre côté de la rivière Cère, aux confins de la Haute Auvergne, au printemps. Le vaillant esquif, au contraire, cassa lamentablement du bois en laminant des bosquets encore enneigés à quelques toises de Clermont, deux mois plus tôt! Fermat qui avait piloté, ne pipa mot quant à son atterrissage mouvementé.

Logiquement, le rendez-vous avec le chevalier Philippe était manqué. Mais il y avait plus grave! Tous les systèmes électroniques, qu’ils fussent centraux ou périphériques refusaient de fonctionner!

Après quelques vains essais, André constata qu’il était impossible de repartir afin d’effectuer un léger saut temporel et géographique dans les bonnes coordonnées. Quelque chose l’en empêchait de totalement indéfinissable!

- Ah! Mais j’ai déjà vécu cela! Jeta Daniel Lin avec amertume.

- Certes, répondit Irina rassurante, mais il n’y a aucun dommage corporel!

- Aucun dommage! S’écria Violetta avec colère. Et mon estomac barbouillé?

Haussant les épaules, le commandant Wu prit la direction des opérations.

- Nous n’avons pas le choix! Nous allons donc frayer avec les autochtones, nous acheminer avec les moyens de transport mis à notre disposition par ce XIIIe siècle vers notre destination première. Ah! Il faut toutefois que je vous informe d’un petit détail fort contrariant: mon lien mental avec Antor est rompu! J’espère que ce n’est que momentané…

Très professionnelle, pour ne pas rajouter au trouble de son époux, Irina demanda:

- Qu’indiquaient les coordonnées avant que l’IA tombe en panne?

- 17 février 1249, 5kilomètres à l’est de Clermont…

- Ouille! Souffla Ivan. Cela nous fait une sacrée trotte jusqu’à Aurillac!

- Hé bien Geoffroy, fit Pacal en souriant, tu vas donc nous servir de guide puisque te voici dans ton élément!

- Et nous allons pouvoir constater de visu, compléta son frère, tes talents de survie en plein cœur d’un hiver moyenâgeux…. Tu sais, un de ceux du bon vieux temps que tu regrettais encore il y a peu!

La mine renfrognée, Geoffroy répliqua:

- Ce n’est pas moi qui vais crier grâce le premier!

Le groupe de tempsnautes revêtit des costumes conformes à la mode canon du XIIIe siècle. Des habits longs, de coupe masculine, qui permettaient de distinguer au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’hommes libres. Par-dessus son bliaut, Irina avait posé sur ses épaules une ample cape fourrée doublée camouflant sa grossesse avancée. Ses cheveux ainsi que ceux de Violetta étaient remontés et dissimulés par une capuche.
Comme on s’en doute, Geoffroy avait veillé à la véracité, à l’authenticité des costumes, obligeant le synthétiseur à recommencer autant de fois que nécessaire son travail!

- Moui… pas mal! Couleurs un peu vives, toutefois, un peu trop technicolor! Je vous rappelle que c’est au XIVe siècle qu’on utilisera les boutons et les oppositions de couleurs! Et donnez-moi une patine à tous ces tissus! Ils font trop neufs et trop propres!

Un autre problème se posa à notre groupe; il lui fallait se procurer des chevaux, le plus rapidement possible.

Malgré la panne, Daniel parvint à positionner la navette en la déphasant par rapport à la lumière de cette espace temps de 0,11%.

Lorsque tous eurent mis le pied dehors, Uruhu flaira l’air comme un chien. Satisfait, il jeta dans sa langue maternelle:

- Ga-Roo Bokh N’ou Kha!

- Traduction, siffla Violetta perfide: une bonne neige crissante, vieille de trois jours, recristallisée deux fois! Bref, à vue de nez, il fait -15°C et je me gèle!

- Ah! Donc c’est cela que veut dire ce langage! S’exclama Geoffroy.

- Hé bien oui mon vieux! Les K’Tous possèdent plus de cent mots pour préciser l’état de la neige, de la glace ou du ciel!

- Ma chère métamorphe, tu vois bien que j’avais raison d’insister pour te faire enfiler tous ces vêtements! Avoue donc que mon époque avait malgré tout le sens pratique et une certaine idée du confort!

- On peut dire les choses comme ça! Mais il en fallait peu pour te satisfaire, mon vieux!

Tournant le dos à la chaîne des Puys, « les naufragés du temps » rencontrèrent bientôt un maquignon sur leur route, providence, si c’en était bien une, qu’ils mirent à profit. Ils payèrent les chevaux avec de la poudre d’argent. Les renseignements de Geoffroy s’avéraient précieux. Avec calme, il avait expliqué que des diamants ou encore de l’or auraient paru suspect.

Une fois les montures achetées, il fallut les répartir selon la condition sociale supposée des membres du groupe mais aussi les talents de cavaliers de chacun! André et Geoffroy montaient le mieux. On avait réglé le problème de Kiku U Tu. Un dinosauroïde sur un ongulé!!! Impensable! Imaginez le spectacle! Le lieutenant de la sécurité suivrait à pied, déguisé en moine franciscain. La capuche rabattue de sa bure marron le camouflait presque entièrement.

Uruhu qui avait peur des chevaux, se retrouva le plus mal loti: il hérita du bidet tandis qu’une mule portait les bagages. Daniel, Fermat, Irina et Geoffroy reçurent des destriers, Pacal et Ivan des roussins tandis que Violetta, frêle nature, eut droit à un palefroi!

Durant les cinq kilomètres qui devaient les conduire à Clermont, Geoffroy fit la course avec André. Il voulait lui prouver sa valeur. Fermat avait gagné plus d’un trophée à l’Académie et, malgré son âge, s’entraînait régulièrement dans les holosimulations. Le comte d’Évreux montait à cheval depuis qu’il avait quitté le sein de sa nourrice! Dès sa plus tendre enfance, il avait été élevé durement, comme il sied à un futur chevalier, devant porter le haubert, le heaume, l’écu et l’estoc. Lorsque la saison s’y prêtait, il rompait une lance ou deux et s’exerçait à la quintaine avec ses écuyers et sergents d’armes.

Alors que le reste de la petite troupe cheminait tranquillement, Uruhu, loin derrière, même Kiku allait plus vite que lui, capta un message mental émis par le chevalier mystérieux. Notre Néandertalien, prenant son courage à deux mains, éperonna violemment sa monture et tenta de rattraper Daniel. La voix étouffée par le stress, il lui cria:

- Le sire Philippe Van der Kirsche nous attend en la nef de la basilique Notre Dame du Port!

Fermat n’en revenait pas. Bloquant les rênes de son destrier, il stoppa brusquement.

- Alors, là, c’est de la véritable magie! S’exclama-t-il. Savoir nous localiser ainsi dans le temps et l’espace avec deux mois de décalage! Ce chevalier est-il un humain ou un surhumain?

Uruhu ne comprit pas la question. Lui n’y voyait rien d’étrange à cet exploit!

- Un Sapiens médium! Marmonna-t-il. Il doit bien en exister, tout comme mon commandant est télépathe!

Kiku gronda.

- Ah oui! Pour moi, ce n’est point un humanoïde! J’en ai rencontré des millions et ici, en ce lieu, il est impossible qu’il y en ait de trafiqués génétiquement!

Comme on le voit, notre Troodon avait entendu le K’Tou.

Violetta pouffa de rire et jeta, joyeuse:

- Super! Encore une entité inconnue! Nous sommes de sacrés chanceux!

- Une entité inconnue, certes, ma nièce! Répondit le daryl androïde. Mais pas du tout apparentée aux MX ou aux p! Je capte bien quelque chose mais cela ne me suffit pas pour déterminer avec précision la nature dudit chevalier! Cependant, rassurez-vous tous: il s’avère bienveillant.

Fermat lança avec ironie:

- Comment pouvez-vous avancer cela? Dites tout de go qu’il s’agit d’un ange! Allez, jetez-vous à l’eau!

Irina, toute confite en dévotion, s’empourpra.

- Voilà le terme que je n’osais prononcer depuis le début!

Légèrement en retrait, Kiku commençait à s’impatienter. Sa pelure de franciscain spirituel avait du mal à camoufler ce qu’il était, un Troodon souffrant des tiraillements de la faim! Si son supérieur l’avait laissé faire, il aurait bien croqué un des chevaux: le roussin de Pacal par exemple, ou encore la mule aux bagages!

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Enfin, la basilique Notre Dame du Port s’offrit à notre groupe dans toute sa splendeur; le chœur s’ornait de colonnes aux chapiteaux historiés dans le plus beau style roman. Le spécialiste reconnaissait sans peine le chapiteau du triomphe de Largesse et Charité, deux vertus vêtues de broignes, armées de boucliers oblongs et de lances, au heaume conique sans nasal.

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Geoffroy, qui était un contemporain ou presque, identifia également les chapiteaux de la tentation d’Ève ainsi que celui du Songe de Joseph. De même, l’évêque Stéphanus, fondateur de la basilique, était représenté. L’acte de fondation se trouvait symbolisé par l’offrande d’un petit chapiteau à feuillage.

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Le groupe qui avait laissé les chevaux à l’entrée, s’approcha silencieusement de la croisée du transept, là où priait un homme tout de banc vêtu. Ce transept se caractérisait par une coupole sur trompes.

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Agenouillé devant l’autel, tête nue, le camail du haubert rabattu, la cotte d’armes d’un blanc immaculé dépourvue d’armoiries, un écu vermeil posé à ses côtés, l’épée attachée à la taille pendant sur le flanc gauche, le chevalier Philippe priait. Il avait les cheveux blonds assez longs et les yeux gris. Sentant la présence des nouveaux visiteurs, il mit un terme à sa prière par un signe de croix, se retourna et salua les inconnus:

- Ah! Messires, vous voici enfin parvenus à bon port en ma maison de Dieu! J’en suis soulagé, craignant une nouvelle vilénie… Que le Christ vous accueille tous, y compris vous, sire lézard, dont la croyance est autre! Que le Seigneur vous ait toujours en Sa Sainte Garde!

Ainsi, malgré le déguisement de Kiku U Tu, le chevalier Philippe savait donc à quoi s’attendre! Il ne s’étonna pas non plus de la présence d’Ufo que Daniel tenait entre ses bras. Pourtant, en ces temps de superstition, les félins étaient vus comme des agents du Malin! Apparemment, le jeune chevalier ne pensait pas ainsi. On comprend que, dans ces conditions, les présentations furent vite expédiées!

***************

Ayant pris contact, le groupe se retira, pour la nuit qui s’annonçait, déjà dans une hostellerie. Elle présentait le top du confort pour le XIIIe siècle avec des paillasses recouvertes de toile pas trop grouillantes de punaises et de poux, un puits, donc de l’eau fraîche, à proximité des bâtiments. Les tempsnautes dressèrent minutieusement leurs plans de campagne. Philippe avait immédiatement saisi que Daniel et ses amis ne disposaient plus des moyens technologiques provenant d’un futur désormais incertain pour rejoindre rapidement Saint-Géraud afin de prévenir le vol de la mandorle.

Toutefois, cela ne signifiait nullement que les membres de l’Einstein étaient totalement dépourvus des gadgets de base: médicaments, kits de survie, torches, poudres d’or et d’argent, vêtements, cellules plasmatiques, et ainsi de suite.

En tant qu’autochtone, ce fut Philippe qui décida de la route à emprunter, la voie menant à Compostelle, celle des pèlerins qui chantaient Ultreia!

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Cependant, le groupe dévierait avant d’atteindre le chemin orthodoxe passant par Le Puy-en-Velay. Après tout, il fallait rejoindre le Cantal! Une fois la mandorle récupérée, et sous la protection de Philippe, tous gagneraient Aigues-Mortes pour embarquer ensuite vers l’Égypte afin de délivrer Stankin prisonnier du sultan du Caire.

Comme on le voit, Daniel avait partiellement fait son deuil quant à une réparation rapide de sa navette! Bizarre! Peut-être pressentait-il que le temps n’était pas venu pour user de celle-ci et qu’il lui fallait subir les épreuves offertes par ce XIIIe siècle modifié afin de prouver non seulement sa vaillance, mais aussi son obstination à poursuivre un but inaccessible, impossible mais pourtant incontournable!

Concentré, Fermat visualisait la route qui passait par la Haute Auvergne, Montsalvy, puis le Rouergue, Sainte Foy de Conques.

- Bien! Marmonna-t-il ce ne sera pas facile, mais nous avons connu plus dur!

- Certes, messire André, répliqua Philippe. Issoire constituera notre première étape importante. Permettez-moi de vous mettre en garde. La route n’est pas sûre à cause de la présence des 6666 démons d’Ogo! Sur le qui-vive, ceux-ci sont prêts à prendre possession de la contrée, tout cela afin de nous détourner de notre mission. Je les sens tout autour de nous, nous observant, nous mesurant…

- Ogo? Questionna naïvement Violetta.

- Damoiselle, le Prince des ténèbres que je combattis jadis en l’an 1187!

- 1187! Bigre! Vous ne faites pas votre âge! S’exclama Ivan.

Daniel, comme s’il savait précisément l’âge de Philippe, compléta l’information précédente:

- Ogo est connu également sous l’appellation du renard blanc, l’entité du désordre, de l’entropie, une des principales divinités du panthéon mexafricain, le monde du Moro-Naba de Texcoco, convoité pour ses trésors par Sir Charles Merritt!

- Daniel, vous oubliez qu’avant tout, Ogo appartient à la cosmogonie Dogon!

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Fit Fermat avec une certaine ironie, fier de montrer qu’il en savait tout autant sinon plus que le prodige de la galaxie dans le domaine de la religion!

- J’allais le dire! Rétorqua le daryl nullement fâché.

Philippe, toujours aussi sérieux, poursuivit:

- Le mal est universel! Mais revenons à ce qui nous préoccupe ici. La mandorle de gloire irradiante, le plus grand émail champlevé limousin représentant le Christ en majesté, a, en fait, été créé à partir d’une pierre de Dieu tombée du ciel. De forme polygonale elle a été perdue par celui que nous allons délivrer, le sire Stankin d’Hellas.

Irina ne put retenir sa surprise.

- D’où tenez-vous tous ces renseignements?

Fermat haussa les épaules et siffla sarcastique:

- Les créatures de Dieu sont omniscientes, capitaine!

Philippe préféra ne pas relever le blasphème et enchaîna, toujours d’un calme remarquable:

- Les pouvoirs de la mandorle sont redoutables. Elle suscite la convoitise et distille la mort! Elle peut causer des guerres et faire se fourvoyer d’innombrables chevaliers. Mais surtout, elle constitue l’élément indispensable qui, couplé au Baphomet, permet le franchissement des mondes interdits, mondes qui, hélas, n’ont pas reçu le message de Nostre Seigneur Jésus Christ! Mondes donc destinés aux ténèbres car Il n’y vint pas y porter la Bonne Parole! Mais, qui suis-je pour m’opposer à la Volonté de Dieu?

Violetta marmotta entre ses dents:

- Ouche! Si je saisis bien être chrétien catholique ici, c’est obligatoire!

Toujours aussi impassible, Philippe aborda l’explication concernant le Baphomet. En traduisant en termes contemporains du XXVIe siècle, l’objet apparaissait comme un automate syncrétique « créé » par Sylvestre II, dont l’aspect extérieur était une synthèse de toutes les grandes religions ou croyances de la planète Terre! Le soliloque du chevalier se prolongeait, tirait en longueur et le moyen français qu’il utilisait gênait la compréhension d’Ivan et de Pacal. Geoffroy n’avait, lui, aucun problème de traduction!

- La principale personne convoitant la mandorle en ce lieu est l’actuel possesseur du Baphomet, le grand maître de l’ordre de chevalerie de la Bonne Mort, un ordre voué en réalité à l’adoration du démon! Arnould de Charmeleu sera notre prochain adversaire. Il est redoutable!

- Ah! Enfin! Se frotta les mains Geoffroy. Une ordalie! Un duel! Tout cela me manquait!

- Messire comte, pardonnez-moi de vous décevoir. Au contraire, nous devrons user de ruse! A nous d’éviter de nous brûler les ailes!

Puis, Philippe aborda le plus délicat: ses liens télépathiques avec Stankin. Ainsi, grâce à ce don, il savait que ce dernier était détenu au Caire par les sultans de la maison de Saladin. Parallèlement, le roi Louis IX avait entrepris une croisade afin de délivrer Jérusalem. La ville constituait la clef de l’accès au tombeau du Christ. L’Hellados avait transmis mentalement à Philippe que l’actuel sultan espérait arracher à son prisonnier le secret de la mandorle mentionnée par plusieurs savants juifs et arabes depuis deux siècles et demi. Chose étrange! La création de la mandorle avait été prophétisée par Gerbert d’Aurillac en personne, puis par Averroès et, depuis que le Baphomet existait, le sultan voulait aussi s’en emparer, tous les savants et lettrés pressentaient que seule cette mandorle d’énergie permettrait à ce dernier d’atteindre des univers merveilleux!

****************

La troupe rapportée se mit en route dès l’aurore, alors que le ciel s’illuminait à peine d’un soleil tout neuf. Grincheuse, Violetta geignait. En cette matinée, elle se comportait comme Aure-Elise Gronet jadis et ailleurs!

- Non! Mais là, vous exagérez quelque peu les hommes! J’ai les reins moulus! On chevauche tantôt depuis bientôt six heures et on ne fait pas de halte!

Geoffroy ricana doucettement:

- Oh! Mademoiselle en sucre! Tu me fais pleurer là! Je te croyais plus résistante, entraînée à des tas d’arts martiaux!

- Ouais! Justement, l’équitation n’est pas mon fort!

Irina ne disait rien ne se plaignait pas et pourtant, elle souffrait bien plus que l’adolescente. Cependant, le plus impatient devenait Ufo. Le chat voyageait dans une sacoche ouverte et, l’incessant balancement lui portait sur le cœur! De plus, l’animal familier n’était pas rassuré d’être porté sur un cheval, monture pour lui tout à fait inconnue! L’odeur d’écurie le rebutait. Il supportait davantage les relents fétides de Kiku U Tu.

Le groupe chevauchait à l’ouest de Clermont comme prévu, près du village de Chamalières. La route, plus que boueuse, emplie de fondrières, n’était visiblement pas régulièrement entretenue.

Alors, le félin malicieux mit à profit un écart du cheval pour s’échapper! Il disparut promptement à la vue de son maître et, naturellement, il fallut s’arrêter! Notre Ufo fugueur restait rétif aux appels mentaux de Daniel. Le commandant perdit un temps précieux à chercher son animal favori dans les fourrés. Au bout de quelques minutes toutefois, son ouïe particulièrement développée perçut un miaulement caverneux, désespéré, semblant provenir d’outre-tombe! Avec assurance, il se dirigea vers l’endroit d’où provenaient les gémissements.

Ce fut ainsi que Daniel constata la présence d’une cavité d’où sourdait de l’eau claire.

- Hé bien! Je n’ai plus qu’à me débrouiller pour passer dans ce boyau!

Ivan intervint.

- Non, Daniel. Laissez-moi faire! C’est dans mes cordes. J’ai déjà pratiqué la spéléologie.

- Comme vous voulez! Fit le commandant n’insistant pas.

Comme nous le savons déjà, Ivan était assez casse-cou sur les bords. Il n’aimait qu’être plongé dans l’action et oubliait trop souvent toute prudence.

Sans difficultés, il se glissa dans la cavité. Ses yeux, s’habituant à l’obscurité, il aperçut le chat sur des pierres humides, en équilibre précaire, qui miaulait à fendre l’âme!

Les pierres inégales affleuraient au milieu d’une rivière souterraine au débit peu rapide. Excellent comédien, notre Ufo griffait la roche tout en gémissant de plus belle à la vue de son secouriste. Petit rappel, le chat savait nager parfaitement. Mais voilà, il avait horreur, mais vraiment horreur de se mouiller le poil!

- J’arrive à ton secours, mon matou! Lui lança Ivan pour le rassurer.

Téméraire, l’adolescent s’élança mais glissa et tomba avec un beau splash dans l’eau glacée! Le fond s’avérait plus profond que prévu et le jeune homme entrevit alors quelque chose de magnifique sous la surface. Des centaines de petites sculptures en bois, des statuettes immergées, d’un style naïf ou grossier. Cependant, certaines de ces sculptures présentaient une meilleure finition. Ivan identifia des collections de différentes parties du corps humain, à l’anatomie plutôt approximative et aux proportions mal rendues. Il y avait là des séries de têtes, de bras, de jambes, de bustes et de mains.

Tout ému, on le comprend, l’adolescent refit surface, nagea, s’empara d’Ufo par la peau du cou et remonta raconter sa découverte. Geoffroy qui, décidément, avait une culture encyclopédique, ne fut nullement surpris et identifia le trésor.

- Ah! Sacré Ivan! Tu viens de découvrir par anticipation le sanctuaire gallo-romain de la source des roches où ont été déposés des centaines d’ex-voto.

- Oui, exactement! Rajouta Fermat. Les catholiques n’ont fait que récupérer cette tradition.

- Merci, monsieur Fermat. Enchaîna le comte. La découverte a été effectuée en 1968 et la revue Science et Vie en a parlé il me semble. A mon époque, enfin je veux parler du XX e siècle, la source a été curée. On y a effectué des travaux d’urbanisme et c’est alors que les ouvriers ont trouvé, sous une couche de tourbe noire et boueuse, une quantité d’objets de bois déposés par les pèlerins gallo-romains, pour demander à la divinité païenne, la source en l’occurrence, la guérison de la partie du corps sculptée.

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- Le miracle accompli, reprit André sur un ton indéfinissable, les pèlerins remerciaient donc la source de leur guérison! On oublie un peu trop à mon goût que la persuasion, l’auto hypnose ont joué un rôle à toutes les époques. Ainsi s’expliquent les miracles!

André était athée et s’en vantait. Pour lui, le surnaturel n’existait pas. En temps ordinaire, sa position ne choquait personne, mais là, c’était dangereux de se montrer libre penseur. Toutefois, Philippe préféra ignorer cette outrecuidance.

Après ce bref intermède, le groupe reprit sa route. Il passa par Royat puis Beaumont. Là, Violetta put se reposer tant qu’elle voulut car Philippe s’arrêtait dans chaque chapelle romane pour accomplir ses dévotions. Kiku se tenait légèrement à l’écart ne souhaitant pas être pris pour un monstre ou encore une créature du démon!

Mais le merveilleux allait très vite se rappeler à la troupe!

A l’approche de Saint Saturnin, elle traversa un champ en friche au bout duquel on apercevait un ermitage en partie ruiné. Le lieu semblait avoir été profané depuis peu. Ainsi, une dépouille éventrée et putrescente de sanglier souillait la chapelle. Le christ en croix avait été renversé et des crapauds crevés étaient désormais attachés à sa sainte face.

Soudain, sans transition, le ciel devint d’un noir opaque à faire croire que la fin du monde survenait subitement! Une tempête rugit aux oreilles des voyageurs sans pour autant qu’il y eût un seul nuage à l’horizon!

Aussitôt, la gaste plaine se craquela et, de la terre gémissante surgirent des sarcophages en plomb remontant au début de notre ère, des sarcophages gallo-romains semblables à ceux des Martres.

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Dans des claquements secs à vous faire frissonner l’échine, les couvercles rongés par les siècles éclatèrent et des squelettes se redressèrent, reproches amers adressés aux vivants, tristes et grotesques dépouilles encore vêtues de leurs hardes, des cheveux adhérant aux crânes hideux!

Dans la chapelle, un escalier à vis souterrain se matérialisa sous les yeux plus ou moins étonnés de nos amis tandis que des pas sourds retentissaient. Quelqu’un ou quelque chose gravissait lourdement les marches!

Philippe eut beau dire à la cantonade: « je recommande la plus grande prudence! », le premier, Kiku U Tu s’était déjà élancé, tout impatient de combattre, ses moindres cellules réclamant du sang, ses écailles et son duvet frémissant et sa gueule bavant abondamment. Dans sa hâte d’en découdre, il avait rabattue sa capuche et son œil luisait d’envie.

Alors, face à lui surgit un colosse au corps d’argile, la tête aux cheveux de feu, armé d’une masse imposante dont les pointes dégoulinaient de sang noir. Notre Troodon, deux mètres cinquante sans la queue, bondit subitement, tel un raptor, toutes griffes dehors sur l’incroyable créature aux yeux étincelants, ressemblant vaguement à un ogre ou à un golem.

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Les poignards naturels du Kronkos s’enfoncèrent sans difficultés dans ce qui n’était pas de la chair et qui, par conséquent ne pouvait saigner!

Déçu, Kiku gronda de colère. Il avait soif de sang et cette sorcellerie humaine là le dépassait!

Le fait que l’être était composé de terre fit comprendre à Philippe qu’il lui fallait provoquer la pluie! Et ce, le plus vite possible car l’improbable créature, méprisant Kiku U Tu et ses griffes qu’elle ne sentait pas, achevait le saccage de l’ermitage avec sa masse furieuse.

D’abord, absorbée par sa tâche, elle ignora la présence des humains ou apparentés, puis, elle s’avisa brusquement de la présence d’Irina dont elle avait croisé le regard effrayé. Elle bondit sur la jeune femme mais Philippe, plus prompt que Daniel, c’était là la manifestation d’un véritable prodige, trancha la tête de la créature démoniaque d’un seul coup d’épée tandis qu’à l’extérieur, la pluie bienfaisante réduisait en flaques boueuses le reste des corps désormais figés.

Sarcastique ou désinvolte au choix, nullement vexé par la maestria du chevalier, Daniel fit:

- Ceci ne doit être qu’un hors-d’œuvre, je suppose! Une mise en bouche!

Comme pour confirmer cette réflexion émanant d’un esprit fort, la tête coupée se métamorphosa aussitôt en embryon humain qui s’envola afin de rejoindre au plus vite la matrice des démons. Par la même occasion, elle allait rendre compte de la présence d’intrus dans ce lieu voué au mal.

Le groupe rapporté n’était plus à une invraisemblance près.

- Ah! J’aurais dû m’en douter! Reprit Daniel avec un peu plus de sérieux. Golem signifie également embryon! L’être va se reformer et se réincarner. Tu te sens bien Irina? Tu peux continuer?

- Merci de te soucier de moi. Je n’ai rien et, au contraire de ma « nièce », je ne suis pas fragile!

- Tante Irina, je n’ai rien dit! Répliqua Violetta, humiliée.

- Stop! Ordonna Fermat. Tout cela frise soit la folie, soit la mégalomanie soit le méga test!!!

- Nous sommes plongés dans un super jeu de rôles, approuva le commandant Wu.

- Tout à fait! Je suggère de quitter les lieux au plus vite! Acquiesça André.

- Bravo! Enfin une parole sensée! S’exclama Geoffroy.

Mais, étrangement, Pacal ne bougeait pas d’un pouce. La métamorphe se rendit compte la première de cette attitude.

- Que se passe-t-il, Pacal? On croirait voir la statue de la stupéfaction!

- Il y a de quoi! Fit l’Amérindien.

- Ah! Je comprends! Compléta Daniel. Je crains que la route de Saint saturnin n’ait disparu!

- Quoi? S’exclama André.

- Oh non! Gémit Ivan. Ne me dites pas que la géographie extérieure vient de se modifier! Quel tour est-ce là?

- Un tour de messire Ogo! Répliqua froidement Philippe.

Toutefois, ne pouvant faire autrement, à moins de voler tels des oiseaux, tous sortirent de l’ermitage. A peine eurent-ils mis les pieds sur la terre humide que les ruines s’estompèrent pour un néant plus que probable. En fait, il n’y avait pas que l’ermitage à avoir disparu! Désormais, aucune communauté d’habitants n’était en vue à des lieux à la ronde.

Soupirant et résignés, les tempsnautes remontèrent à cheval, Irina aidée par Daniel, et au pas, atteignirent l’orée d’un bois. Il fallait redoubler de prudence, n’est-ce pas?

Violetta avisa un pauvre hère qui ramassait des fagots péniblement. Usant de sa jeunesse et de son sourire, elle se renseigna contre l’avis des adultes.

- Hélas, gente demoiselle! Le lieu est bien maudit et le bois hanté. Tel que vous me voyez, je suis le seul survivant de la contrée! Les incubes ont massacré le mois dernier quinze feux. Je n’y ai réchappé que parce que j’avais amené le goret à la glandée!

A son tour, Philippe s’approcha.

- Ah! Sire chevalier! Reprit le vilain. Ma demeure est bien humble, mais je vous offre de tout cœur le gîte pour la nuit!

Effectivement, le crépuscule était venu sans coup férir. Dans cette contrée, mais aussi dans toute cette chrono ligne le temps subissait des distorsions, et là, ce n’était que le début…

Sentant qu’il n’y avait pour l’instant aucun réel danger, le chevalier accepta donc la proposition de l’homme libre. Mais, intrigué par Kiku U Tu, le bûcheron rôdait autour de lui. Cela pouvait tourner mal et Fermat se fendit d’une explication. Le moine mendiant avait été défiguré par des sels de mercure naguère et, depuis, avait fait vœu de silence.

On s’en doute, la nuit ne fut pas calme dans la cabane glaciale. En plus du froid inévitable, elle était des plus inconfortables. Bien qu’ils ne risquassent rien physiquement, grâce à la présence du chevalier Philippe, les naufragés du temps et de l’espace sentirent de suspicieux frôlements. L’œuvre de spectres? Des mains osseuses et déformées les tâtaient; l’air frémissait de mille bruits, des chuchotements mystérieux s’élevaient pour se fondre dans un silence relatif immédiatement troublé par des craquements, des remugles de fonds de vase ne provenant pas du Troodon venaient chatouiller les narines.

Les fantômes des Martres, à l’état de squelettes, s’en venaient visiter les lieux.

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Pour ne pas les provoquer ou les exciter, il ne fallait ni bouger ni parler, à peine respirer! Aux instants les plus incongrus, des courants d’air parcouraient la modeste demeure et, alors, le groupe percevait distinctement le bruit terrifiant d’os s’entrechoquant!

Malgré tout, la fatigue plus forte que ces manifestations eut raison de la peur. Tous finirent par s’endormir.

Au réveil, la surprise fut immense. La cabane et le vilain avaient disparu à leur tour et, apparemment, nos pèlerins avaient passé la nuit à l’air libre!

Mais la journée s’annonçait belle, le soleil se levant sur une neige immaculée qui resplendissait. Le bois tournait le dos à nos aventuriers. Il fallait repartir et poursuivre sa route.

- Dites les adultes! Rassurez-moi! Ce ne sont quand même pas les squelettes qui nous ont transportés ici! S’écria Violetta frissonnant d’une peur rétrospective.

- Enseigne! La rappela à l’ordre Fermat. Un peu de tenue! Il faut remonter à cheval.

Ni Ivan ni Irina n’osèrent suggérer de prendre le temps de déjeuner; On aviserait plus tard.

Bientôt, une rivière se présenta devant les tempsnautes, avec la particularité d’être enjambée par un unique pont. Sur celui-ci, un chevalier en armes, monté sur son destrier attendait. Il gardait le passage. Il ne défiait que les adversaires qu’il jugeait dignes de lui. Les autres, il les tuait tout simplement! Pourtant, il n’avait rien d’extraordinaire, revêtu d’un heaume classique, couleur de nuit, d’un haubert sans cotte d’arme, les armoiries cousues donc à même la maille en anneaux pleins sur la poitrine.

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Geoffroy fronça les sourcils.

- Un basilic sinople écailleux et ailé à la langue bifide? Jamais vu un tel blason!

L’écu anthracite répétait l’armoirie. Maintenant devenu menaçant, l’étrange chevalier brandissait une lance de joute. Il apostropha directement Philippe.

- Chevalier de la bonne cause, je te mets au défi de m’abattre! Prouve-moi que tu n’es point un couard!

En retrait, Violetta dit à l’oreille d’Uruhu:

- Il a un accent bizarre ce type. Je ne le comprends point…

- Suffisamment, mademoiselle pour voir que le chevalier ne peut se dérober au combat!

***************

A bord du vaisseau Langevin, Mathieu, Marie et Isaac étaient devenus les otages des p et des Haäns. Les envahisseurs avaient longtemps cherché une torture psychologique adéquate à appliquer sur les enfants afin de faire céder les parents. Benjamin et Lorenza devaient absolument capituler et fournir enfin les bons codes. Pour ce faire, les deux officiers supérieurs avaient été placés en stase mais avec leur cerveau maintenu à l’état de veille partielle et directement connecté à l’holo simulateur dans lequel les enfants étaient emprisonnés. Chacun d’entre eux disposait d’une cellule spécifiquement aménagée et les malheureux époux pouvaient voir, sentir et vivre simultanément ce que Marie, Isaac et Mathieu subissaient.

Auparavant, les tortionnaires s’étaient exercés sur des programmes créés par Hepta p, programmes qui mettaient en scène les propres complices de TQT. Ainsi, ils s’étaient régalés d’un programme de snuff movie, dont la vedette était Il Condottiere. Olympio Peperoni était plongé dans des chasses à l’homme extrêmement raffinées, inspirées de ses propres reality shows de la chaîne de télévision Canale Sette, média dont il était le propriétaire avisé et qui, habituellement, crevait les taux d’écoute, abrutissant ses téléspectateurs les rendant réceptifs et compréhensifs à toutes les entourloupes possibles!

L’Italien, pour une fois non maître du jeu, devait échapper à plusieurs adversaires acharnés à sa perte, Ernest Chaffouinard, déguisé en gros optimates plein de lard et de suffisance, la toge prétexte suante, collante, les yeux globuleux brillant de haine, le dos voûté à la détermination bien ancrée. Everett Dermott, un grand escogriffe maigre, voire décharné, serpent à lunettes tout desséché, déjà septuagénaire, portant fort mal un costume de tweed pourtant onéreux, deux beagles en laisse, un officier SS aux oreilles en feuilles de chou, répondant au nom passe-partout de Klaus Braun, un Xylorien humanoïdophage de Koste-Medoca V. Pour ce dernier chasseur, il s’agissait d’une espèce de grizzly mais à tête de condor dont les griffes autonomes étaient dotées de la faculté d’ubiquité et pouvaient se démultiplier à satiété. La proie n’avait aucune chance. Promptement capturée, littéralement déchiquetée, elle terminait en lanières sanglantes directement rematérialisées dans le bec de la créature.

Parmi les Nemrod les plus intéressants, il fallait également signaler la présence d’un guerrier Haän de la caste impériale, préprogrammé pour tuer, à la grande satisfaction de l’Empereur Tsanu XIII, drogué au sang, mais aussi celle d’un coupeur de tête Dayak de Bornéo, à la lame imparable.

Dans cette simulation, Il Condottiere se montrait peu malin. Il finissait toujours comme proie vaincue de chaque chasseur.

Lorsque ce programme lassait les p, ils en modifiaient le scénario. Dans ces nouvelles versions, Chaffouinard tombait victime du Xylorien. Trop gros, l’émule de Lucullus, célèbre pour ses viviers de carpes, d’anguilles et de brochets, achevait son existence fort macabrement en monumental tas de viande hachée!

Dermott, le grand tycoon, rival d’Olympio dans les médias, tombait parfois sous la dent de ses propres chiens!

Lorsque ces variantes ne suffisaient pas à satisfaire le goût du sang des Haäns et des p, les chasseurs se disputaient alors les chairs de leur victime en des duels interminables, dont l’issue était fatalement la mort pour tous les participants!

Quelques peu lassés par tous ces vains amusements, les p rajoutèrent alors dans le programme Kaak- U-Naav, le terrible dieu de la guerre des Kronkos. Toujours affamé, ce dernier exigeait la dévoration des vaincus. Peu importait l’origine de la viande qui lui était offerte! Toutes les chairs convenaient au dieu anthropophage: humanoïdes avec les humains, les Haäns, les Castorii, les Helladoï, les Marnousiens, les plantigrades avec les Xyloriens, et même les insectoïdes! Seuls Kinktankt et ses frères composés avant tout de silice le rebutaient!

Or, ces programmes, délassement des vainqueurs, ne convenaient pas à torturer les enfants! Les p savaient qu’ils devaient se montrer plus subtils.

Alors, Mathieu Wu se retrouva sans transition au sein d’une classe quelconque d’une école primaire type des années 1950. Ses compagnons de souffrance étaient tous des garçons en culottes courtes et les gamins semblaient sortis tout droit des photos de Doisneau. L’instit, peau de vache sadique, adepte des châtiments corporels, s’en prenait régulièrement à Mathieu, sans rime ni raison. Ce matin-là, le garçonnet avait eu l’heur de pondre une rédaction qui avait déplu au maître.

- Élève Mathieu Grimaud, rugit le fauve qui officiait en tant que professeur, debout! Vous avez écrit là une stupidité navrante! Décrire le placard à aliments de votre mère! Aucun intérêt dans ce texte. Jugez-en!

« …et je contemplais toutes ces réserves alimentaires le ventre creux, ces paquets bien alignés de pâtes, de lentilles et de haricots multicolores, ces bouillons-cubes monotones, cette « chicken soup » déplacée, de la marque Poule soupe. Et encore et encore des boîtes de conserves, du concentré de tomate, du thon en miettes, des sardines à l’huile, sans oublier le vinaigre et le vin blanc en bouteille, la levure alsacienne, le sucre vanillé, les sachets de flan en poudre, les bocaux de cornichon… »

Je l’arrête là, cette prose étant à dormir debout! Mais il n’y a rien dans cette rédaction! Que des descriptions! Aucune inspiration! Où donc est passée l’action? Quel en est le thème précisément?

- Euh, monsieur la faim et la frustration…

- Petit insolent! Je me vois dans l’obligation de vous coiffer du bonnet d’âne et de vous administrer trente coups de règle! Naturellement, après la classe, vous serez consigné et me copierez cent fois la conjugaison intégrale du verbe coudre!

- Y compris le conditionnel passé deuxième forme inusité? Demanda Mathieu sans l’intention d’offenser qui que ce soit.

- Vous recommencez? Puisque vous faites de l’esprit je vous rajoute un problème à résoudre. Peut-être vous montrerez-vous meilleur en mathématiques mais j’en doute fortement!

Dans ledit problème qui évoquait les tortures de l’écolier d’antan, il était question de deux cargos qui partaient, l’un de Rio de Janeiro, l’autre de la Terre Adélie, le 25 mai à 8h 45 minutes et 26 secondes pour le premier, et le 31 mai à 0h 25 pour le second. Sachant que le premier navire se traînait et faisait du cinq nœuds de moyenne avec à son bord un équipage javanais peu expérimenté et subissait une tempête six jours après son départ, affrontait qui plus est deux vents contraires avec une force 5 beaufort, et que le deuxième cargo devait traverser les glaces sans être équipé pour cela, et était de plus commandé par un capitaine qui souffrait d’un ulcère à l’estomac ce qui ralentissait ses réflexes d’un dixième de seconde, à quel instant précis et à quel endroit les deux cargos entreraient en collision et couleraient? Il fallait donc à l’écolier calculer le jour, l’heure, la latitude et la longitude de la fatale rencontre mais déterminer également la météo à la date où se produirait l’accident, fournir la pression barométrique, la direction des vents et ne pas oublier bien évidemment les âges des capitaines!

On le comprend, Mathieu ne parvint à aucun résultat lui qui, dans la réalité, était un prodige des mathématiques! A vrai dire, après avoir lu l’énoncé absurde, il n’essaya même pas! Pour le punir, le maître, toujours aussi cruel, le suspendit au plafond de la classe par un pied avec obligation de tenir en équilibre sur son nez une règle en T supportant un gros dictionnaire! De plus, périodiquement, chaque élève devait passer près du puni et le chatouiller sous les bras avec un plumeau!

Marie, la douce et délicate enfant, n’était guère mieux lotie! Vivant bien malgré elle les mésaventures d’une fillette modèle des années 1950, vêtue d’une robe d’organdi rouge cerise avec sous la jupe un jupon raide fortement empesé à l’amidon qui la grattait et la gênait, ses cheveux ornés et tirés par une multitude de rubans assortis à sa tenue, ses menus pieds potelés chaussés d’adorables souliers vernis noirs à barrette qui brillaient de mille feux, fraîchement astiqués donc, des gants en dentelles aux mains, elle fut méchamment et sournoisement attaquée par des jouets, des gâteaux et des bonbons de chocolat vivants! Sa robe si impeccable, ses chaussures si chères, sa coiffure si recherchée se salirent rapidement, ce qui eut pour don de la mettre en colère.

La scène recommença maintes et maintes fois. Assauts des jouets mécaniques fourbes, singe cymbalier, chien basset remuant la queue, lapin au tambour, petit train « à vapeur », avion à clé, jets d’encre projetés par des stylos déchaînés et des porte-plume fous, glaces et bonbons de chocolat s’amusant à éclabousser l’enfant ou à fondre sur elle aux instants les plus inattendus, gâteaux dont la crème chantilly s’étalait imparablement sur le visage et les bras de la fillette, et ainsi de suite…

Tous ces mignons et coûteux vêtements gâchés entraînaient inévitablement la fessée administrée sévèrement par la « mère », la privation de dessert et l’enfermement à l’intérieur d’un inquiétant placard bien sombre!

Isaac se retrouva le plus cruellement affecté. Il fallait faire céder Lorenza le plus rapidement possible. Même plus humain, poulet parmi des milliers de frères poulets, tous élevés en batterie, trop gavé aux hormones comme ses congénères, victime lui aussi de la promiscuité et du stress, il avait des pattes trop fines pour un corps obèse et ne pouvait donc se mouvoir. De toute manière à quoi bon dans un espace aussi restreint?

Dans cet entassement indescriptible, dans cette moiteur étouffante et puante, les gallinacés suffoquaient et se piétinaient dans un brouhaha infernal. Mourant à la pelle, la volaille côtoyait les charognes gonflées ou écrasées de ses frères que les éleveurs industriels n’ôtaient même pas au nom de la rentabilité. Tout serait récupéré en temps utile, vivant ou mort pour finir sur les rayons des grandes surfaces en poulets sous vide, prédécoupés ou encore sous forme de nuggets!

Inévitablement, la listéria se développa et, bien sûr, Isaac fut contaminé! Alors, tous les poulets agonisants furent enfermés dans d’immenses sacs en plastique puis jetés après un gazage en règle. Tout simplement… Pour l’éleveur virtuel, la perte se chiffrait en milliers d’euros ou de dollars.

Lorenza n’en pouvait plus. Elle allait craquer! De cela, Tsanu XIII, qui avait vu ses larmes, en était certain! Elle était mûre pour dévoiler tous les secrets de l’IA et des systèmes dérivés du Langevin.

***************

Or, en 1999, aux Etats-Unis, requinqué par les p, TQT parvint à persuader les agences gouvernementales les plus secrètes de lui fournir de nouveaux renforts, des « Men in Black » frais émoulus de la CIA et de la NSA. Ainsi donc, le gouverneur du Nouveau-Mexique envisageait une autre expérience temporelle. Elle le conduirait en Égypte en 1249, au temps du sultan Ayyub. Tous les translateurs à sa disposition sous tension, le Sudiste reçut dans son bureau le chef de la CIA pour les affaires extérieures. La leçon administrée par Fermat et Daniel n’avait, hélas, pas suffi à convertir l’Américain.

En attendant, nous n’étions certes pas dans X Files, il n’y avait pas d’homme à la cigarette, les hommes en noir se montraient plus déterminés que les tueurs et les agents Smith de Matrix.

Le plus clairement qu’il le put, TQT expliqua son but: obtenir dans tous les temps, partout, le triomphe de l’idéologie de Thaddeus Von Kalmann et, par ricochet, l’extension de l’Empire commercial américain! Pour cela, il lui fallait le bio translateur. Or, il avait le maximum de chance de s’en emparer car les p lui avaient donné gracieusement un duplicata de l’IA de l’appareil tant convoité!

Petit détail qui a son importance. Le bureau du gouverneur du Nouveau-Mexique s’ornait d’une toile Pop’art de Roy Lichtenchtein représentant Batman. Le célèbre personnage proclamait:

« I’m not an animal! I’m a human being! I’m a Batman! ».

Les p avaient dissimulé beaucoup d’informations à notre ultralibéral. Notamment le réglage de la destination de l’armada des nouveaux translateurs était faux! Au lieu d’atterrir au Caire, TQT et ses sbires allaient se rematérialiser en Auvergne, en plein hiver, au cœur d’un Univers bulle avec, par la force des choses, un double objectif: récupérer bien sûr la mandorle de gloire irradiante, mais aussi le Baphomet! Là, il faudrait voler ce dernier appareil au nez et à la barbe du baron Arnould de Charmeleu. De plus, il faudrait peut-être éliminer la troupe de ce maudit Daniel Wu, le tout exigeant d’échapper aux chevaliers belliqueux et vengeurs, aux loups qui pullulaient dans la contrée, aux dragons, fort présents, aux démons des bois, aux incubes et succubes et à la tarasque!

***************

Le chevalier noir, gardien du pont, poursuivait son laïus d’un ton à la fois mordant et ironique.

- Oseras-tu m’affronter, toi, le chevalier au blanc harnois? Mon heaume de Pavie, le fer de ma lance, à ce jour invaincue, mon estoc et la maille pleine de mon haubergeon ont été forgés par Messire Ogo lui-même! Si tu succombes, le prince des ténèbres aura ton âme! Une âme de choix. Alors? Je te boute ou je te tue?

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Entendant ce discours, le sang de Geoffroy bouillait dans ses veines bien que le noir gardien ne s’adressât pas à lui. Le jeune comte voulait en découdre, montrer sa vaillance à ce vantard, lui faire rentrer ses paroles dans la gorge! Dix ans d’éducation de chevalier cela pesait, laissait une profonde empreinte qui se rappelait à vous lorsque les circonstances s’y prêtaient.

N’attendant point les ordres, Geoffroy laça son heaume, saisit sa lance, sa masse d’arme, ajusta son écu, vérifia l’état de ses dagues qu’il glissa dans leurs fourreaux tout en chantant une « ballade » médiévale revue et corrigée par les folkloristes baba cools des années 1970, folkloristes d’origine wallonne, ballade qu’il avait fort appréciée à la radio quelques mois auparavant, en 1978. Ainsi le comte d’Évreux aviva son courage.

Au fait, la jolie et poétique ballade débutait ainsi:

« Quand Jean Renaud de guerre revint, avec ses tripes dans ses mains… »

Amusé, le chevalier noir rétorqua d’une voix de haute-contre par un chant des Carmina Burana:

« Olim Sudor Herculis! ».

Geoffroy s’apprêtait donc à charger calmement, le cœur serein, lorsque Philippe s’interposa brutalement:

- Mon jeune seigneur, ce combat n’est point le vôtre! Jamais vous n’avez affronté pareil adversaire dont l’âme noire toute confite dans la tromperie et la ruse vous entraînerait dans une réalité que vous niez la plupart du temps!

- Je ne suis point un couard, messire Philippe et…

- Oubliez ici tout orgueil et toute arrogance! Le sire noir attend que je l’affronte. Il s’impatiente déjà. Voyez! Il n’est pas ce qu’il paraît.

A son tour, le chevalier au harnois immaculé ajusta ses armes, rabattit son heaume classique, dressa son écu vermeil et éperonna son destrier qui s’élança avec assurance dans cette joute si particulière. Du premier coup, Philippe ébranla son adversaire. Sa lance fendit l’écu de l’ennemi jusqu’à la boucle et démailla le haubert! Des éclats de bois et de métal pénétrèrent par la fente du heaume. Bien plus facilement vaincu que prévu, le chevalier noir n’eut pas même le temps de demander grâce, l’aurait-il fait d’ailleurs?, et tomba d’un bloc, vidant les étriers.

Aussitôt, un diable de suie aux ailes membraneuses, au poil de jais, s’échappa du casque du cavalier à terre avec un bruissement sinistre.

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Adonc le noir chevalier était bel et bien mort et, désormais, son âme appartenait aux ténèbres pour l’éternité!

Toujours impassible, Philippe descendit de sa monture, délaça le heaume de Pavie, rabattit le camail. Le défunt ressemblait bien à une créature démoniaque. Imaginez un cyclope dont le front large était surmonté d’une trompe, en résumé, il s’agissait d’un être atteint de trisomie 13!

- Que vous avais-je dit, mon jeune seigneur? Fit Philippe à l’adresse de Geoffroy avec un doux sourire.

- Vous le saviez… articula ce dernier.

- Certes, je le reconnais. Je sens ces créatures perverties de loin.

- Il n’empêche! Déclara Fermat. La voie est libre grâce à vous! Rattrapons notre retard.

Reprenant leur route, nos héros parvinrent sans encombre à Saint-Nectaire où ils se reposèrent en une hostellerie au confort acceptable non sans avoir prié auparavant en l’église romane du coin, une église des plus typiques!

- Bon! Marmonna Violetta résignée. Nous aurons droit à la visite de tous les sanctuaires de la région avant d’arriver chez ce Charmeleu!

- Cela ne peut pas nous nuire de prier le Seigneur afin d’obtenir Sa protection! Rétorqua Irina.

- Bah! M’est avis que le Seigneur en a un peu assez d’être sollicité sans cesse!

- Violetta! Gronda la Russe.

- Ben quoi? De plus, ici, nous sommes dans une église catholique! Ça ne peut pas marcher!

- Dieu est universel, ma « nièce »!

- Pacal aussi prie avec ferveur… C’est une épidémie ou quoi?

- Le lieu veut cela!

- Oui, mais l’ambassadeur préfère admirer le transept et les petites chapelles! Conclut Ivan.

- Son goût pour l’archéologie qui ressort, souffla la métamorphe.

L’adolescente, croisant le regard courroucé de la Russe se renferma dans un silence éloquent.

***************

Le lendemain matin, en route pour Issoire, le groupe dut franchir une forêt réputée impénétrable. Il s’agissait de la sylve légendaire de Saint Rocamadour ainsi que le contait un retable de cire sculpté par l’anachorète Jehan de Mauriac en l’an de grâce 1230. Philippe fournit volontiers des explications sur le sujet.

- Jehan de Mauriac vit retiré en cette forêt depuis tantôt vingt-cinq ans.

Intéressée, Irina objecta:

- Saint Rocamadour? Ce n’est pourtant point la région!

- Ce Rocamadour n’a rien à voir avec celui que vous connaissez! Le fameux Amadour, celui dont vous parlez, était un ermite mystique qui vécut au Ve siècle et qui, bien avant Saint François, « Il poverello d’Assise », comprit que la nature, les animaux qui y vivent, étaient des créations et des créatures de Dieu devant partager le royaume des cieux avec les descendants d’Adam. L’homme ne pouvait donc les rejeter, au contraire! Il lui fallait communier en symbiose avec toute cette création! C’est pourquoi Jehan de Mauriac représenta comme point central de son retable la scène de la conversion sylvestre de Saint Rocamadour lorsque ce dernier, perdu dans une forêt apparemment sauvage, trouva le chemin de la foi en comprenant que les créatures, les arbres et les plantes qui l’entouraient procédaient de Dieu comme lui et ne pouvaient émaner du mal! Alors, il ne fit plus qu’un avec la sylve, en harmonie avec toute la création.

Fermat fronça les sourcils et lança:

- Je dirais que cette vision de la sainteté rappelle le chamanisme préhistorique.

- Tout à fait! Répondit Daniel. Que vous le vouliez ou non, et ce n’est pas que le scientifique qui parle en cet instant, toutes les religions ont leur part de vérité, y compris les croyances d’Uruhu. Ainsi, elles constituent autant de pièces d’un puzzle qui montrent une image fragmentée d’une divinité insaisissable. Ah! Et ne me rétorquez pas que l’homme possède dans son cerveau une zone spécifique qui le pousse à « inventer » Dieu, à avoir besoin de lui!

- Daniel, fit André avec un vague sourire, je ne veux pas polémiquer! Le lieu ne s’y prête pas.

Monté sur son bidet, Uruhu s’agitait, ressentant une présence incongrue à proximité, voire hostile. N’y tenant plus, il éleva la voix, s’exprimant à moitié en basic English et à moitié dans sa langue maternelle. Cela démontrait la profondeur de son trouble.

- Pi’Ou A’nou van-di Nou! Il y a un messager de Pi’Ou dans la forêt! Un gardien qui veut nous avertir d’un danger… je l’appelle!

N’attendant pas l’autorisation de son supérieur, le K’Tou jeta son cri.

- Pi’Ou K’Tou van-di Nou! Pak’Tou vohor! Pak’Tou vohor!

Alors, du plus grand arbre de la chênaie, dans un grand froissement de branches, émergea une sorte d’homme-singe, bref, un velu médiéval. Avec agilité, il sauta à terre et se dressa devant le Néandertalien.

Aussitôt, un étrange dialogue commença. Puis, Uruhu déclara:

- K’Tou Ding Ak chak! K’Tou Ding Ak chak! Le messager de Pi’Ou veut nous guider dans la forêt inconnue.

Le velu acquiesça et reprit en s’exprimant en un langage qui mêlait un dialecte encore plus archaïque et embryonnaire que celui des tribus K’Toues et des termes d’ancien français. Les mots, les cris, les claquements, les mimiques s’enchaînaient à une telle vitesse qu’Uruhu peinait à traduire exactement ce que disait l’être mystérieux, tant les termes employés remontaient loin dans un passé déjà oublié du temps de l’enfance du chef pilote!

Daniel, qui pratiquait avec une facilité déconcertante plus de huit cents langues préhistoriques et qui, de plus, était télépathe, se chargea rapidement de suppléer Uruhu.

- Nous n’avons pas affaire ici à une créature mythique ou autre, mais bel et bien à un pré K’Tou! Un Homo Erectus tardif, quoi, du type de celui de Tautavel.

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Sa langue est l’ancêtre, mêlée d’ancien français du XIe siècle, d’un dialecte K’Tou pratiqué par des peuples néandertaliens de l’Auvergne, des Causses et des Pyrénées. Il est sincère dans sa volonté de nous servir de guide. Il dit que la forêt est peuplée de loups et de goules qui se nourrissent de chairs vivantes. Ainsi, à l’en croire, les prédateurs se disputent souvent les proies qui ont eu la témérité de s’engager en un tel lieu. Au fin fond de la forêt se trouve la grotte dans laquelle l’ermite Jehan de Mauriac a trouvé refuge.

- Êtes-vous tout à fait certain que cet être n’est pas dangereux et que l’on peut lui accorder toute notre confiance? Questionna Fermat la mine sombre.

- Absolument!

- Je partage l’avis de sire Daniel! Renchérit Philippe. Les portes du paradis s’ouvriront pour les innocents.

- Mmm… dans ce cas, je m’incline.

Les deux rescapés de la préhistoire passèrent en tête du petit groupe, suivis immédiatement par Kiku U Tu et le chevalier Philippe. André Fermat et Geoffroy d’Évreux assurèrent les arrières.

Alors que nous étions au zénith, midi en l’occurrence, la lumière du soleil semblait ne pas pénétrer dans le bois. L’obscurité quasi crépusculaire le rendait encore plus profond ce qui avait pour résultat de distiller une angoisse qui, peu à peu, vous collait à la peau et ne vous quittait plus. Sous les taillis touffus, nul chant d’oiseau. Cependant, le silence n’était pas total. On percevait des frémissements inquiétants, des glissements inattendus, des reptations répugnantes.

Le velu qui répondait au nom de Aa I Ou, eut soudain un brusque arrêt. Dans la semi-pénombre qui régnait, il venait d’apercevoir plusieurs paires d’yeux jaunes qui phosphoraient étrangement. Des fourrés se mirent à bouger subrepticement tandis que des branches semblèrent dotées de vie et s’agitèrent sous un vent mystérieux qui ne soufflait nulle part ailleurs!

Insidieusement, les buissons se transformaient en êtres vaguement humanoïdes, tous composés de bois « mort ». Ils arboraient des gueules grotesques, gigantesques, grimaçantes, dévoilant ainsi des crocs irréguliers mais puissants et acérés. Les corps de ces créatures présentaient une multitude de replis, de sillons, tandis qu’une crête dorsale qui surmontait les dos s’achevait en queue de lézard. Les épines de cette crête suintaient une sève sans doute empoisonnée.

Une horde de loups suivait les monstres sylvestres. Les « canidés », la queue basse, étaient visiblement aux ordres de ces créatures des bois. Le chef de la meute de loups, borgne, le poil gris et argenté, et la matriarche, femelle à l’oreille gauche pendante à demie mangée, obéissaient sans heurts aux goules des bois.

Insensiblement, dans des mouvements lents et fascinants, des bras branchus décharnés, terminés par des griffes démesurées, s’étirèrent afin de saisir les proies humaines ainsi offertes. Les loups accompagnaient ces mouvements, cette chorégraphie muette mais explicite en encerclant le groupe téméraire qui avait eu l’audace extrême de s’aventurer dans cette forêt maudite. Grognant sourdement, ils montraient les crocs en des rictus inquiétants.

Les moulinets d’estoc tentés par Geoffroy et Ivan ne servirent à rien! Chaque fois que le fer tranchait un bras, il repoussait aussitôt! Cela, Daniel, André et Philippe l’avaient saisi immédiatement. Parallèlement, les branches et les lierres enchantés poursuivaient leur tâche insidieuse et emprisonnaient peu à peu les jambes des chevaux, qui, sentant le danger, hennissaient se cabraient violemment, menaçant à tout instant de renverser leurs cavaliers!

Pacal chût lourdement et se retrouva vite cerné par la matriarche louve et sa cour.

Geoffroy trépignant d’impuissance, jeta sardoniquement:

- Ce qu’il nous faudrait présentement, ce sont des gourdes d’eau bénite!

- Passez-moi donc plutôt votre épée, messire comte, lui répondit Philippe avec son éternel sourire indéfinissable.

S’emparant de l’arme d’acier du jeune homme, le chevalier croisa alors les deux fers et les présenta aux monstres et aux loups. Devant le symbole sacré, les créatures possédées par le démon reculèrent instantanément. De faibles criaillements s’élevèrent soudain. Ils provenaient du ventre d’Irina, plus précisément de son bébé à naître! Le fœtus avait ressenti la peur puis le soulagement de la mère et avait exprimé ses émotions. A peine démontée, la jeune femme expliqua:

- Les différentes distorsions temporelles que nous avons subies ont accéléré ma grossesse. En quelques jours à peine, je suis passée de six à neuf mois! Une hétérochronie du développement a affecté précocement les sens de Tatiana. Ceux-ci sont donc arrivés presque à maturité alors que ma fille n’est pas encore née…

- Bof! Émit Violetta blasée. Ta fille sera donc un phénomène… Et hop! Un de plus!

Pendant ce bref échange, les loups s’étaient enfuis. Désormais, devant la croix, les goules se desséchaient. Inexorablement, tout en reculant, les monstres rapetissaient, tombaient sur la terre verglacée en fragments de bois mort, en débris de plus en plus minuscules, jusqu’à finir par se fondre dans le néant. Alors…

Dans la forêt, l’obscurité cessa. Un soleil tout neuf brilla de tous ses feux tandis que, malgré la saison, des oiseaux se mirent à lancer leurs trilles périlleux mais joyeux On pouvait y reconnaître les chants des pies grièches, des pinsons, des rouges gorges, des merles, des mésanges et du rossignol!

Revigorée par ce miracle, désormais même Fermat acceptait les manifestations surnaturelles, la troupe progressa durant un bon kilomètre. Cependant, une série de bifurcations se présenta. Alors, l’Erectus hésita, flairant le sol et humant l’air plusieurs fois. Il finit par choisir un sentier enseveli en partie sous un tapis de feuilles mortes. L’odeur d’humus était très forte. A la limite d’une clairière, la forêt étant désormais derrière nos amis, le sylvain s’arrêta une nouvelle fois. Un fantôme flottait paisiblement au-dessus d’une vieille souche de hêtre. Le pré Néandertalien finit par reconnaître son maître l’ermite. Son visage aux traits grossiers refléta aussitôt un immense soulagement et une grande joie. Fermat n’osa formuler à haute voix la question qui lui brûlait les lèvres. Néanmoins, Daniel y répondit.

- Non, André, il ne s’agit pas d’un fantôme. Tout simplement, Jehan de Mauriac a le pouvoir de projeter son esprit hors de son corps.

- Une projection astrale! S’exclama Ivan. J’en avais entendu parler mais je n’y croyais pas plus que ça.

- Dans cet univers, c’est assez courant d’assister à de tels phénomènes.

Toutefois, la silhouette vaporeuse de l’ermite revêtu de sa bure paraissait contrariée avec son visage émacié aux traits crispés, sa tonsure irrégulière dans une coiffure quelque peu en désordre. Une voix sépulcrale lâcha ces paroles d’avertissement:

- Des étrangers farouches viennent de passer en ces lieux. Ils ont voulu m’arracher des renseignements sur le sire Philippe. Je n’ai point failli dans la souffrance et ma bouche est restée close. Mais les étrangers ont rencontré aussi impitoyables et démoniaques qu’eux! Les forces du Mal se sont alors affrontées en un sanglant combat. Chaque faction ennemie a laissé échapper vers la Géhenne de nombreuses âmes damnées. Venez pour porter témoignage de ce fait!

Intrigué et inquiet à la fois, le groupe s’avança. La clairière laissa apparaître une grotte aménagée à partir des ruines d’un ancien tumulus néolithique. Tout autour de cette grotte artificielle, des cadavres hétéroclites et exotiques jonchaient le sol de terre où l’on remarquait la présence de plaques de neige sales, souillées de sang. Une bataille sans merci s’était déroulée ici, peu de temps auparavant.

Parmi les morts, nos amis identifièrent des chevaliers du XIIIe siècle portant un casque archaïsant à nasal, une cotte d’arme noire ornée d’une tête de mort.

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Lances fracassées, écus, destriers sans vie aux larges plaies béantes, masses et fléaux d’arme abandonnés dans le plus grand désordre, estocs ensanglantées et brisées étaient disséminés un peu partout.

Certains chevaliers avaient été dépouillés de leur cotte et de leur haubert. Désormais, face au ciel, dépourvus d’armes, d’écu, de heaume, ils ressemblaient à de grotesques jouets en bois, parodie d’hommes, de nobles combattants qu’hier encore ils étaient. Leurs chemises, tachées de sang, dénonçaient les armes qui les avaient abattus: des balles! Des fusils ou des pistolets! Du XX e siècle qui plus est!

D’autres cadavres se mêlaient à ceux des chevaliers. Nos tempsnautes ne furent surpris qu’un infime fragment de seconde. Des uniformes noirs de sinistre mémoire, des casques d’acier, des runes et des « Totenkopf » sur les ceinturons et les vareuses. Il n’y avait pas à s’y tromper: les chevaliers de « La Buena Muerte » avaient le malheur de se frotter à des soldats SS de la première moitié du XX e siècle.

- Ainsi donc, siffla Fermat entre ses dents, Lady Pirrott Neville a réussi à parvenir jusqu’ici! Facile avec l’aide de la Dimension!

- Oui, manifestement. Répliqua Daniel sur un ton détaché qui n’abusa personne. Hinckel et ses hommes ont alors disputé aux chevaliers d’Arnould de Charmeleu les renseignements concernant la mandorle de Saint Géraud. Incidemment, ils ont également appris l’existence de notre guide en ce monde, le sire chevalier Philippe Van der Kirsche.

- Vous nous dressez là un tableau incomplet! Jeta Ivan. Observez bien.

L’adolescent ne se trompait pas. Certains cadavres avaient été décapités et leurs corps arboraient des blessures caractéristiques qui n’avaient pu être produites que par des fuseurs!

- Ah! Le troisième larron! Zoël Amsq! Bien évidemment!

- Spectacle peu ragoûtant qui me donne la nausée! Pas à vous? Cracha Violetta.

- Les fuseurs ne sont pas d’origine Haän mais Velkriss, compléta André. Les plaies ne sont pas parfaitement circulaires.

- De mieux en mieux. Ainsi, les blessés étaient certains de souffrir davantage avant de mourir! Fit Daniel en haussant les épaules.

- Oh! Là! Une tête à part! s’écria Geoffroy.

Il fallait faire preuve de courage pour examiner de près ce tsantsa inachevé abandonné par Varami, cette tête réduite coiffée d’un casque conique désormais trop grand pour elle, qui nageait dans un camail de mailles treslies, partie de protection rebelle à toute préparation Achuar!

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- Zoël et Sir Charles nous ont donc précédés ici! Constata amèrement Irina.

Dans la grotte, des gémissements qui allaient en s’atténuant, s’élevaient. Il était urgent de porter secours à l’ermite! Jehan, affalé aux pieds de son retable de cire et de l’inévitable croix, agonisait. Le temps qu’il lui restait à vivre se comptait en minutes et encore! L’ermite avait subi la torture des SS avant que ceux-ci ne fussent surpris à leur tour par les chevaliers d’Arnould. Ces derniers étaient en route pour Saint Géraud afin de récupérer la mandorle.

Maintenant, la scène qui s’affichait sous les yeux des tempsnautes était parfaitement lisible. A l’instant le plus inopportun, le Haän et l’Anglais s’étaient retrouvés au milieu de cette bataille! De nombreux adversaires étaient restés sur le carreau tandis que les SS avaient dépouillé les corps des chevaliers pour se vêtir comme eux afin de se faire passer pour les moines soldats de La Bonne Mort! Merritt et Amsq, toujours friands de sang, avaient tué quelques survivants avant de se rendre compte qu’ils perdaient leur temps. Il valait mieux s’éclipser au plus vite.

Dans la caverne obscure, Philippe assista l’agonisant dans ses derniers instants. L’ermite, tout mourant qu’il était, perçut néanmoins la nature particulière du chevalier. Un sourire détendit son visage et il quitta ce monde, confiant en son salut, l’âme en paix.

Après avoir rendu l’hommage qui s’imposait au défunt et l’avoir enterré, nos amis partirent pour Issoire; le velu restait orphelin.

La ville fut atteinte deux heures après la sortie de la forêt. A Saint Austremoine, Philippe pria pour l’âme de Jehan de Mauriac. Le chœur de l’église s’ornait d’une colonnade polychrome aux merveilleux chapiteaux historiés. L’un d’eux représentait des diables centaures.

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Le chapiteau de la Cène était également célèbre. L’or et le vermeil dominaient.

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Daniel, qui ne professait pas la foi chrétienne, mais qui, néanmoins, avait reçu cet enseignement par sa mère catholique, assistait toujours aux prières du chevalier. Tous ses compagnons faisaient de même, se conformant aux rites dominants des contrées traversées pour diverses raisons, la première étant d’assurer la sécurité de la troupe.

Kiku U Tu restait debout lors des dévotions. Il avait quelque peu grondé lorsque son supérieur l’avait convaincu de pénétrer dans l’église mais avait fini par obéir. A genoux, sa queue balancier l’aurait trahi! Fermat, quant à lui, savait pertinemment qu’il ne fallait pas heurter les populations. De plus, il sentait que des forces primitives étaient à l’œuvre dans certains lieux sacrés et ce, depuis des milliers d’années. Ces forces se nourrissaient de la foi des gens de chaque nation. Pouvait-on les qualifier de divinités? Le terme était inexact. En fait, il s’agissait d’élémentaux, d’êtres subatomiques dont l’intelligence et la perception des choses croissaient avec le temps ou, au contraire, s’estompaient s’ils étaient insuffisamment sollicités.

Alors que Daniel admirait les chapiteaux historiés, il capta un message d’Antor, particulièrement inquiétant et parasité!

« Pavel Pavlovitch Fouchine a réussi à enlever Franz Von Hauerstadt en usant d’un stratagème véritablement inattendu! Je n’ai rien pu faire! ».

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