jeudi 16 avril 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 4.



Chapitre 4

Dans le bureau de commandement, sobre et confortable à la fois, les murs ornés de tableaux holographiques représentant les différentes étapes de la conquête spatiale humaine depuis six siècles, André Fermat consultait ses officiers supérieurs. Antor, neutralisé, dormait sous le contrôle d’un assistant robot de sommeil.
Le trio se devait d’agir. Après une heure d’échanges fructueux, Fermat fit le point d’un ton professionnel.
- Comme nous l’avons établi, nous ne pouvons donc pas compter sur notre planète-mère comme refuge. Daniel a subodoré avec raison que l’Univers alternatif dans lequel nous avons atterri je ne sais comment doit son existence à l’impression et au succès de ce livre divinisé par les Haäns. 
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- Oui monsieur. Mais d’autres éléments ont joué également.
- Commandant, permettez-moi de soulever une objection, dit Lorenza. Ce livre a bien été imprimé mais il n’a eu aucun retentissement comme nos archives nous l’ont appris.
- Docteur, je n’ai pas achevé. Slavery Trek existe dans les deux histoires…
- Sur ce point, je suis d’accord…
- … oui, mais c’est dans celle-ci qu’un facteur inconnu a provoqué son succès. Un catalyseur non naturel.
- Hum… vous sous-entendez une intervention des Haäns du futur? Interrogea la jeune femme.
- Bien évidemment, lui répondit le capitaine, tâchant de ne pas montrer son agacement devant le fait que Lorenza tardait à comprendre ce qui avait pu se passer. Si les Haäns d’un futur que nous n’avons pas encore déterminé ont agi dans le passé de Terra et sont parvenus à le modifier, avec la réussite que nous sommes à même de mesurer, il faut en conclure que dans le temps qui nous était familier, les Haäns étaient, toujours dans cet avenir indéterminé, devenus soit les parias de la Galaxie, soit acculés à l’extinction. À situation désespérée, solution désespérée. Ils ont alors manipulé le continuum spatio-temporel à leur profit. En partant de cette hypothèse qui tient la route, ces Haäns du futur ont pris le risque de modifier le passé malgré les nombreux traités en vigueur qui interdisaient une telle chose. Naturellement, ils ont agi en secret et pas d’un seul coup. Cela leur a demandé une logistique performante et assurément de nombreuses décennies de recherches et d’essais. Le résultat est là.
- Mais… ces Haäns se sont sacrifiés! 
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- Oui, docteur, opina Fermat.
- C’est tout à fait normal comme réaction, renchérit Daniel Wu. N’oubliez pas que le sacrifice est inscrit dans leurs gènes. En s’effaçant de la réalité, ils ont permis la venue d’un Empire hégémonique qui, comme tous les Empires, s’est d’abord imposé par la force.
- Ainsi, reprit André, notre Alliance des 1042 planètes, reposant sur l’égalité entre chacun de ses membres, sur le respect de toutes les formes de vie, n’a pas vu le jour.
- Tout à fait. L’éthique nous a été fatale.
- Commandant, capitaine… vous me faites peur, hasarda Lorenza.
- Hélas! Il n’y a que l’aveu de nos faiblesses qui blesse. Mais je dois pousser le raisonnement jusqu’au bout, articula André froidement. Le succès de Slavery Trek a empêché le développement technologique de l’humanité dans un domaine particulier, celui du voyage spatial puis interstellaire.
- Peut-être tout simplement parce que la recherche pure n’a pu élaborer les théories nécessaires au déplacement dans l’hyperespace. Les Terriens n’ont donc jamais rencontré les Helladoï, leurs premiers et principaux alliés. Pourtant, Hellas possédait la technologie suffisante pour nous contacter et contrer le peuple guerrier et vindicatif Haän dès la fin du XXIIe siècle. Mais les Helladoï ne l’ont pas fait. Quelque chose les en a dissuadé. Ou empêché… pourquoi? Quoi?
- Peut-être ont-ils estimé que nous ne le méritions pas, englués dans nos haines mesquines et nos combats fratricides, marmonna Fermat, laissant entrevoir ses sentiments pour la première fois depuis le début du briefing.
- Commandant, attendez. Daniel êtes-vous si certain que les Helladoï n’ont réellement pas tenté de communiquer avec la Terre? Il nous faut en avoir la preuve directe.
- Docteur, ce que vous dites n’est pas à rejeter, loin de là… mais une autre hypothèse me paraît tout aussi valable. Si les Helladoï ne nous ont pas rendu visite c’est qu’ils étaient déjà en train de mener une guerre contre l’envahisseur Haän…
- Hum…
- Commandant, reconnaissons-le… nous pourrions supposer à l’infini et gloser sur ce qui est réellement advenu parce que, tout simplement, nous ne disposons pas suffisamment de données historiques pour comprendre ce qui s’est passé.
- Pas faux, docteur.
- Il nous faut donc récolter davantage d’informations et envisager de remonter le temps, assena Daniel Lin comme s’il s’agissait d’aller faire un tour sur la Lune, un voyage d’agrément autour de Mars.
- Commandant, rajouta Lorenza, l’état de dégradation de l’écosystème terrestre que j’ai pu observer de près me laisse penser qu’il s’est produit une catastrophe majeure remontant à quelques quatre cents ans.
- Je partage cette conclusion, souffla le capitaine Wu, les yeux rêveurs.
- Assurément.
- Toutefois, docteur, reprit Daniel Lin, je n’ai pas dit que c’était dans notre passé que nous devions d’abord nous rendre…
- Dans ce cas, demandons l’avis de l’IA., émit di Fabbrini.
- Lorenza, vous m’étonnez, dit le capitaine. D’habitude, vous évitez de consulter Magdalena sur des questions éthiques…
- Daniel Lin, elle est construite selon des paramètres précis, n’est-ce pas?
- Oui, bien sûr… elle applique les quatre lois de la robotique…
- Alors, pourquoi pas? Trancha André. Ordinateur, quelles sont vos conclusions?
Magdalena ne se formalisa pas de la façon dont le commandant faisait appel à ses compétences. Elle se contenta de répondre.
- Concernant les dommages subis par la biodiversité terrestre tout d’abord. La modification du niveau des océans et des mers additionnée à celles de la flore et de la faune résulte, outre l’introduction patente d’éléments allogènes Haäns relativement tardive, d’un changement climatique d’abord mesuré puis irréversible. Celui-ci s’est traduit en premier lieu par une hausse constante de la température moyenne  provoquée par un effet de serre. Effet de serre dû à l’utilisation effrénée d’énergies fossiles. Ici, les populations humaines ont ignoré les dangers afférents de l’usage du pétrole, du gaz naturel et du gaz de schiste. La pollution a dû être effrayante… 
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- Tout à fait, Magdalena, compléta Daniel. Mais la montée de la température moyenne s’est aussi traduite, paradoxe, par une relative glaciation de l’Europe, à la suite de la paralysie du Gulf Stream et du Jet Stream… cette région terrestre a alors connu les températures du Canada… toutefois, cela n’a pas empêché la montée générale des eaux… la recherche sans frein du profit a ôté aux différents gouvernements toute envie de prendre les mesures préventives nécessaires afin d’éviter le cataclysme climatique dont le docteur a vu les résultats. D’autant plus, selon moi, que lesdits gouvernements devaient également affronter les mécontentements sociaux produits par l’extrême inégalité de la répartition des richesses engendrée par cette théorie économique reposant sur l’égoïsme et l’individualisme. Comme le système romain antique basé sur l’esclavage et le mépris du travail manuel n’a pas permis l’émergence d’une première révolution industrielle avec seize siècles d’avance, alors que, pourtant, les facteurs nécessaires à celle-ci étaient connus de la science grecque, le système ultra et pan capitaliste de Von Kalmann a choisi les solutions de facilité, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez, sacrifiant ainsi l’avenir des générations futures. Foin du développement durable! En effet, pour les gagnants de ce régime économique aberrant, cela revenait moins « cher » d’épuiser les ressources naturelles terrestres. Ils mettaient en danger l’équilibre du vivant. Bah! Après tout, après moi le déluge! Comme l’aurait dit Louis XV, selon une citation apocryphe. À quoi bon investir dans la recherche de substitution d’énergies, dans la transition énergétique… cela aurait remis en cause les bases mêmes de ce système inhumain qui avaient déjà détruit cinq brillantes civilisations de la Galaxie… mais les Terriens de cet Univers l’ignoraient, bien évidemment. Les Otnikaï en ont fait les frais… le profit le plus immédiat leur importait seul. 
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Daniel avait laissé son cœur parler et non seulement sa logique, cela prouvait qu’il était encore sous le coup de son voyage mental à l’intérieur de ses souvenirs intimes.
Le commandant Fermat réagit à une telle diatribe.
- Bravo Daniel. Vous vous laissez déborder par vos émotions. Cela démontre que vous ressentez une réelle affection pour vos frères humains… mais je dois vous rappeler qu’il y a une faille dans votre raisonnement. Dans notre histoire, la conquête spatiale était commencée bien avant la parution de Slavery Trek. Nos ancêtres commençaient même à envisager l’utilisation de l’énergie solaire…
- Je n’ai pas perdu de vue ce point, monsieur, répondit le capitaine Wu d’un ton assez froid. La conquête spatiale dans notre monde a été rendue possible parce que l’illustre physicien Albert Einstein avait réussi à unifier la physique quantique à la macro physique. Fenêtre ouverte sur l’utilisation de l’antimatière… mais ici…
- Messieurs, pardonnez-moi de devoir vous interrompre, s’exclama Lorenza. Si j’ai bien suivi vos propos, le facteur Von Kalmann doit donc s’additionner de l’échec de la formulation de la théorie des champs unifiés…
- C’est cela, approuva André.
- Mais pourquoi Albert Einstein n’a-t-il pas abouti? Ou encore un autre physicien un peu plus tard? En fait, je suis en train de conclure que l’adoption de l’ultra capitalisme comme système de société n’a fait qu’aggraver le retard pris par la recherche spatiale dans ce temps alternatif. 
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- Pardon d’avoir douté un instant de vous, déclara penaud Daniel Lin… je croyais que…
- Que je n’avais pas les connaissances suffisantes dans le domaine de la physique pour conclure? Ah! Capitaine! Comment dois-je prendre cet aveu? Je vous pardonne Daniel de tout mon cœur puisque vous faites amende honorable.
- Ah! Décidément, tous deux, vous devriez travailler plus souvent ensemble en oubliant vos préjugés respectifs.
- Oui, commandant! Répondirent en chœur les deux intéressés.
- De toute manière, vous n’avez plus le choix.
-Hum…
- Hélas…
- Peut-être un autre chercheur aurait pu, en effet, se pencher sur le problème épineux offert par les champs unitaires… mais il n’a pas éprouvé le besoin de le faire, voilà tout… les mentalités différaient, ce n’était pas dans l’air du temps… que sais-je encore? Souffla Fermat.
- Commandant, rappela Magdalena d’un ton ferme, il vous faut des preuves. Je suis prête à entamer les préparatifs du saut quantique. J’attends votre décision.
- Ce n’est pas si simple, ordinateur. La discussion que nous avons n’est pas inutile…
- Magdalena, émit le capitaine, nous essayons de déterminer où et quand effectuer le saut. En ce qui concerne l’histoire de la Terre, les champs unitaires devaient donc avoir leur théorie au XX e siècle et non après… ensuite, c’était trop tard… cependant, il existait une autre planète dans la Galaxie qui appliquait avec succès les conséquences pratiques de l’unification des forces. Et ce, antérieurement à Einstein…
- Les Helladoï, encore eux, avaient toutes les connaissances et la technologie nécessaires. Pourtant, à ma connaissance, ils n’utilisèrent la totalité des conséquences des champs unitaires qu’au XXIIe siècle.
- Nous ne parlons pas du voyage temporel! Objecta di Fabbrini.
- Mais si, rétorqua aussitôt Fermat. Indirectement…
- Docteur, je crois que nous tenons la bonne piste, fit Daniel pragmatique. Le premier déplacement temporel effectué par les Helladoï date de l’année terrestre 2182, soit dix ans avant la disparition de l’inventeur du chronovision, Stankin… or, justement, c’est ce dernier qui initia le déplacement dans le temps…
- Qui eut pour élève et continuateur Sarton, rajouta André.
- Exact, commandant. Je conclus à mon tour que la clef de notre problème résulte de l’existence ou de la non existence dudit savant Hellados, de son action ou de son inaction…
- De son impuissance, peut-être, murmura di Fabbrini…
- Très bien. Quelle date pour le saut quantique? IA?
- Je suggère le XXIIIe siècle, répondit Magdalena. En effet, c’est dans la première partie de sa vie que Sarton mena à terme ses expériences pratiques qui firent que, désormais, tout croiseur interstellaire, est capable d’effectuer le saut dans le temps à condition de maîtriser l’hyper supra luminique.
- Suggestion retenue, IA., approuva Fermat. Dirigez-nous vers le système Epsilon Eridani et entamez la procédure pour nous réinitialiser au XXIIIe siècle. 
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- Oui, commandant. Il me faut une heure, quarante-deux minutes et vingt secondes avant de commencer à remonter le temps. Des vérifications s’imposent à tous les niveaux et à tous les relais. Je requiers l’aide du capitaine pour cette tâche…
- Entendu, Magdalena, je t’apporte mon concours. Je me branche directement sur ton central. Débute par le contrôle du niveau ingénierie…
Lorenza voyant Daniel Lin établir un contrôle direct avec l’IA du Sakharov eut une moue dubitative.
- Qu’y a-t-il docteur?
-  Je m’inquiète pour le capitaine, voilà tout. Cette procédure n’est pas à conseiller dans les circonstances actuelles.
- Je sais et je comprends, Lorenza. Parez à toute éventualité au cas où…
- Oui, monsieur… j’ai sur moi du TRICPB 14...

***************


Vingt-sept heures plus tard pour le vaisseau, mais en fait le troisième jour de Kramm de l’an 7955 selon le calendrier en vigueur sur Hellas, autrement dit le vingt-huit août 2299 pour les Terriens, le Sakharov était positionné en orbite autour de la planète-mère des Helladoï.
Le cerveau positronique du capitaine Wu venait de détecter les premiers signes avant-coureurs d’une invasion par une flotte interstellaire d’origine Haän. En cela, il avait été plus prompt que l’IA Magdalena. C’était pour cela que cette date avait été sélectionnée.
Désormais stabilisé dans le continuum spatio-temporel, le vaisseau terrestre, placé en mode d’observation, enregistrait tout ce qui se passait à la surface d’Hellas, y compris et surtout, dans les grands centres urbains.
Tandis que la flotte Haän devait encore parcourir quatre millions de kilomètres avant d’atteindre son objectif, le commandant Fermat et ses subordonnés assistèrent avec effroi et impuissance au suicide collectif volontaire de huit milliards d’êtres pensants parmi les plus remarquables intelligences humanoïdes connues de la Galaxie.
Les Helladoï avaient choisi un moyen raffiné pour mourir. Après avoir détruit tous les relais subspatiaux de leur planète, ils s’étaient plongés dans les eaux des piscines ou dans des baignoires puis avaient paisiblement tailladé leurs veines et ainsi leur sang jaune soufré avait coulé, se mêlant peu à peu au bleu du liquide tiède dans lequel ils trempaient. 
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Malgré eux, fascinés par ce terrifiant spectacle, les survivants du Sakharov regardaient, totalement immobiles, l’écran tridimensionnel en forme de bulle de la passerelle.
Cependant, le docteur di Fabbrini réagit la première devant la cruauté de la situation.
- Ah! Dire que nous ne pouvons rien faire pour empêcher cela! Quelle monstrueuse absurdité!
- Dois-je couper l’image docteur? Demanda le commandant.
- Euh… attendez encore un peu, fit Daniel Lin connecté à Magdalena. Peut-être pouvons-nous trouver un survivant… Sarton…
- J’ai peu d’espoir, capitaine, mais enfin… opina André.
Le vaisseau terrestre avait beau poursuivre son orbite autour d’Hellas, montrant toujours les mêmes scènes de désolation, il n’y avait aucun signe de l’existence de rescapés.
Enfin, l’écran focalisa sur l’intérieur d’une sorte de villa à patio, bâtie avec des briques crues, son matériau et sa structure adaptés à la chaleur torride helladienne, plus précisément sur une salle de bains évoquant par sa décoration les années folles de la planète Terre, carrelée d’authentiques faïences de Delft. Puis, il y eut un zoom sur la baignoire dans laquelle surnageait dans une eau cuivrée, le cadavre en début de décomposition d’un conseiller et prospectiviste attaché à l’aréopage gouvernemental d’Hellas. 
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- Avez-vous identifié l’homme?
- Oui capitaine, répondit aussitôt Fermat. Il s’agissait de Sarton. Vous-même et l’IA vous nous avez conduits jusqu’ici parce qu’il nous fallait apprendre comment avait disparu la civilisation helladienne dans cet Univers. Nous devions aussi savoir ce qu’était devenu Sarton. Mais pour comprendre pourquoi le conseiller scientifique en est venu à commettre un tel geste aussi désespéré, il nous faudra remonter plus en arrière dans le passé.
- Je pense que ce sera inutile car ce Sarton-ci n’a pas eu le même destin que le nôtre, avança Lorenza.
Daniel s’autorisa à interrompre l’échange.
- Monsieur, je perçois des ondes non identifiées par Magdalena. Or, j’en ai rencontrées de semblables lors de ma mission sur Ankrax en compagnie de l’ambassadeur Vellur. Les ondes émises s’apparentent à celles d’un champ anentropique de contention.
- Un objet ou peut-être davantage serait donc protégé par ce champ?
- Oui, cela vient du jardin. Parallèlement, il est accompagné d’un message en lingua codes diffusé sur une fréquence inhabituelle. Il dit: « récupérez-moi »… ce message est difficile à capter car il est affaibli par l’existence de ce champ qui n’appartient pas à notre dimension. La résonance magnétique n’est identique à la nôtre et ne s’aligne qu’à 97%.
- Capitaine! Il n’y a pas à hésiter. Récupérons ce qui est ainsi enfermé au plus tôt.
- Commandant, le terme approprié est intercalé entre deux univers.
- Aïe! S’écria la doctoresse.
- La manœuvre est délicate mais pas impossible, fit Fermat.
- En effet, la récupération de l’objet ou de quoi que ce soit d’autre, enchaîna Daniel Wu, exige de notre vaisseau la création d’un minuscule trou de ver dont nous devrons contrôler la stabilité. Pour cela, un quart de l’énergie stockée dans nos réserves devra être utilisée. Toutefois, les probabilités de réussite sont de l’ordre de 98,7333%, taux acceptable vous en conviendrez tout comme moi.
- Hem… souffla Lorenza.
Mais la jeune femme n’alla pas plus loin dans ses objections, croisant le regard de son supérieur.
- Je me place en symbiose avec l’ordinateur de l’ingénierie afin d’avoir un contrôle absolu sur le charpakium qui catalyse l’échange matière antimatière à l’atome près du moteur principal.
- Capitaine, faites au mieux, lança Fermat.
- Contact établi. L’opération est commencée, dit le daryl androïde sans aucune émotion.
L’énergie ainsi puisée puis utilisée engendra alors une singularité locale en quelques microsecondes, singularité qui se manifesta sous la forme d’un mini trou noir. Celui-ci sembla dans une première phase avaler le Sakharov, puis la planète Hellas en son entier. Les superstructures du vaisseau vibrèrent, émirent des sortes de longs gémissements et les compensateurs inertiels furent brièvement désactivés. Le croiseur interstellaire se retrouva déstabilisé dans son orbite.
Enfin, dans un deuxième temps, les distorsions sonores et lumineuses affectèrent le point nodal ainsi créé du contre-champ anentropique.
Cependant, le vaisseau tenait bon.
Sur la passerelle, le commandant Fermat et Lorenza di Fabbrini s’étaient protégés en s’harnachant sur leur fauteuil et en déclenchant un micro champ de force les entourant individuellement.
Ne vous inquiétez pas pour Violetta. Depuis les préparatifs du saut quantique, elle avait été plongée dans un sommeil hypothermique. Il en allait de même pour Antor, toujours dans sa cellule.
Au bout d’un laps de temps non mesurable mais fort court assurément, le trou noir, devenu trou blanc, recracha la planète avec son satellite artificiel. Sur le Sakharov, tous les paramètres revinrent à la normale et les officiers sortirent de leur inconscience.
Seul Daniel, fort de son cerveau positronique, avait commandé jusqu’à son terme cette manœuvre des plus risquées.
Maintenant, dans la nuit qui régnait sur Hellas, un halo fluorescent se détachait, provenant du jardin zen de la propriété de Sarton. Fermat observa le phénomène quelques secondes, admirant la beauté de la chose. Puis, il ordonna:
- Capitaine, téléportez ce qui crée cette fluorescence.    
- Tout de suite monsieur.
Daniel Lin exécuta l’ordre et matérialisa le mystérieux objet dans le hangar 12 qui était muni d’un sas de décontamination. Après cette opération, le commandant s’y rendit afin de récupérer ce qu’il allait bientôt appeler « les disques de Sarton ».
Au bout de dix minutes, il revint sur le pont, tenant précieusement un antique coffret d’orichalque dans lequel l’Hellados avait enfermé son testament. Ce coffret provenait d’une fouille archéologique faite sur le mystérieux continent Antarctique. Il avait plus de six mille ans d’âge. 
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- C’était donc cela qui était ainsi protégé, murmura André succombant à son émotion.
- Quel objet magnifique! S’écria Lorenza qui avait la fibre artistique développée.
- Daniel, je vais avoir besoin de vous pour ouvrir ce coffret, commanda Fermat. Mais il faudra le faire avec le plus grand soin. En attendant, déconnectez-vous d’avec l’IA.
Avec une grimace de soulagement explicite, le daryl androïde obéit. Il peinait à dissimuler son épuisement. Son attitude n’échappa ni au docteur ni à André. Leurs regards se croisèrent.
- Capitaine, êtes-vous fonctionnel?
- Allez-vous bien, Daniel? S’inquiéta la jeune femme.
Cependant, Lorenza n’attendit pas la réponse et sortant de sa trousse une dose de TRICBP14, elle injecta le produit dans l’épaule de son patient qui eut alors un léger froncement de sourcil. Visiblement, le daryl n’aimait pas les médicaments administrés par le docteur mais il savait ne pas pouvoir s’en passer.
Marchant vers son supérieur, le capitaine prit alors le coffret et l’examina deux secondes seulement.
- Monsieur, je pense pouvoir l’ouvrir. Je n’ai besoin que de cinq minutes tout au plus. Il s’agit là d’un système classique de fermeture électronique basé sur la fréquence résiduelle de la formation de l’Univers. Toutefois, Sarton y a rajouté quelques fractales… j’aurais fait de même…
Avec mille précautions, Daniel s’installa à la console scientifique et soumit la cassette à différents tests. Il voulait certes s’assurer qu’elle était démunie de pièges mais ainsi, il ne faisait que suivre les procédures habituelles de sécurité.
Après avoir achevé l’examen préliminaire, le capitaine décoda très vite la fréquence d’ouverture et, moins d’une minute plus tard, le coffret laissait voir son mystérieux contenu: une dizaine de disques translucides, pas plus grands que des capsules de bouteilles, et aussi fins que des feuilles d’aluminium transparent.
Soudain, au centre de la passerelle, à deux mètres environ au-dessus du sol de duracier, se forma l’image tremblotante d’un être qui prit peu à peu ses contours définitifs. C’était Sarton lui-même, un Sarton âgé d’une cinquantaine d’années helladiennes tout au plus, ce qui le situait dans le deuxième tiers du XXIIIe siècle. 
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Puis sa voix s’éleva, chaude mais sans accent. Il s’exprimait en français et non en une espèce de « basic english ». Chose surprenante, par instant, il transparaissait dans ses propos une émotion mal contenue. Cela étonna grandement Fermat car Sarton était un pur Hellados, un scientifique qui avait consacré toute son existence à la connaissance. Mais il n’eut pas le temps de gloser sur ce détail car le prospectiviste énonçait des informations vitales.
- Si vous êtes parvenus à forcer les champs anentropiques de contention qui protégeaient ce coffret et donc mon testament, puis à enclencher le message holographique l’accompagnant, cela signifie que j’ai échoué dans le passé d’une histoire autre. Cependant, vous ne pouvez être des Haäns car, même dans les siècles futurs, y compris au XXXe siècle, ils ne disposeront pas d’une telle technologie permettant l’annihilation momentanée des champs anentropiques. Tout espoir n’est donc pas perdu. 
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L’être holographique fit une pause puis reprit d’une voix grave et vibrante à la fois.
- Inconnus, pour vous qui ne me connaîtriez pas ou ne me reconnaîtriez pas, je m’appelle Sarton, j’ai le grade de scientifique de rang numéro 1, immatriculation SPSTH1, dans les caractères latins humains, conseiller auprès du président de l’aréopage de la planète Hellas. Je suis né en l’an 2165 du calendrier terrestre chrétien. J’émets ce message à la date du 3 mars 2265 bis, alors que tout semble consommé. Depuis un couple d’heures helladiennes, le système Epsilon Eridani est en état de guerre avec l’Empire Haän. Courageusement, ma planète fait face, mon peuple va résister mais il n’a pas connu de conflit depuis sept mille ans terrestres et n’a, dans la galaxie, aucun allié sur lequel il puisse compter. Les Castorii se sont rendus il y a une décade…
Désormais, les Haäns, après avoir jeté leur dévolu sur Mingo, Mondani, Sestriss, Laerma, Delta et j’en passe, s’intéressent à Alpha et Beta Centauri. Or Alpha du Centaure représente une proie facile. Centaurus A puis Centaurus B ne vont pas tarder à tomber entre les mains de ces guerriers. Assurément, ces deux mondes ne pourront résister. Encouragé par ces victoires qui ne font aucun doute, le peuple de Haasücq prendra ensuite pour cible le système Sol et sa troisième planète, Terra. En effet, la Terre offre chaleur, eau en abondance et ressources aux Haäns habitués à vivre dans des déserts montagneux extrêmement froids. De plus, les Terriens sont retombés il y a peu à l’état de barbarie d’avant l’écriture. 
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Ces mots déclenchèrent des frémissements d’horreur chez l’équipage du Sakharov  d’autant plus facilement qu’ils étaient illustrés par des schémas et des images militaires en 3D. 
- Depuis le début du XXIIe siècle, la Terre des humains n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été jadis et ailleurs. La civilisation terrienne, si riche dans sa diversité, si passionnante dans son évolution, était anéantie. En effet, dans ce temps-ci, à la suite du triomphe du système économique ultra capitaliste généré par l’essai de Thaddeus von Kalmann Slavery Trek, paru en 1947, les humains s’enfermèrent dans la recherche de l’unique bonheur matériel. Ce fut là leur seule éthique de vie, leur seul référentiel. Ils en vinrent, prisonniers de cette idéologie reposant sur l’argent, à négliger les signes avant-coureurs d’une catastrophe écologique majeure annoncée. Lorsque certains esprits plus éclairés mettaient en garde les dirigeants, aussitôt, une crise économique surgissait, détournant les volontés de mettre en route les mesures nécessaires.
Tels étaient les nantis, leur égoïsme étant leur seul moteur.
Pourtant, la roche tarpéienne était proche du Capitole et, trente ans après son triomphe sans partage, l’hégémonie ultra capitaliste se retrouva brusquement confrontée à une résistance inattendue de la part des laissés pour compte de cette société égotique. Les parias, les pauvres et les mystiques brandirent alors le drapeau du fanatisme religieux. Ils déclenchèrent un collapsus général ou plus exactement une sorte de guerre civile mais à la l’échelle planétaire, utilisant comme arme le terrorisme.
On aurait dû s’attendre logiquement à la victoire des détenteurs de la technologie, mais ce fut le contraire qui advint. La masse des démunis l’emporta haut la main.
À l’aube du XXIIe siècle, les fondamentalistes dominaient presque toutes les terres émergées tandis que les orgueilleux possédants qui avaient fini par rabattre de leur superbe ne contrôlaient plus que quelques isolats sur l’ancien continent nord-américain comme Washington, San Francisco, Boston et Vancouver, et en Eurasie, la Suisse, l’Italie du Nord dont les gouvernements appartenaient à l’idéologie fascisante et raciste, Guangdong, Macao et Tianjin. En Australie, seule Sydney restait entre les mains de ces intégristes économiques.
Parallèlement à ce monologue, les images montrant les conquêtes de la nouvelle guerre sainte défilaient, notamment celles de la prise de l’Université de Chicago en 2058. Des mutins en haillons brisaient avec une rage sauvage mêlée d’une joie farouche les bustes des Prix Nobel d’économie issus de ce campus. Puis l’holofilm s’attarda sur d’autres rebelles ailleurs, à Genève ou Zurich en train de piller les banques ou en train de s’entretuer pour la possession de lingots d’or.
Nous étions parvenus à l’année fatidique 2105 et Sarton poursuivait.
- Ce fut en 2105, lors de la chute du dernier bastion suisse, le 18 mai, que, subitement, les eaux se mirent à monter de cent unités terrestres et envahirent ce qui restait des grands centres urbains. À la désolation de la guerre se rajouta la destruction par les océans en furie. Inexorablement, sans que rien ne pût les arrêter, les mers poursuivirent leur crue et ce, durant plusieurs semaines. Tout fut ravagé. 
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Mais pour en revenir aux deux clans qui s’affrontaient, la victoire des mystiques paraissait en fait inévitable pour un observateur éclairé car les fondamentalistes religieux, s’ils semblaient avoir rejeté toute technologie au premier abord, avaient, en réalité, conservé le savoir guerrier et tactique ainsi que les armes perfectionnées tandis que l’autre camp vivait dans le luxe le plus éhonté, du moins les dirigeants car leurs serviteurs devaient se contenter de quelques miettes. L’élite avait perdu depuis des lustres tout instinct de survie, ne voyant pas qu’à sa porte, au sein même de sa domesticité, la revanche se préparait. La masse affamée, désespérée, fut fanatisée et crut trouver son Eden en massacrant ses anciens maîtres, les seigneurs de l’argent.
Arrivé à cette partie du récit, le prospectiviste marqua une pause ce qui lui permit de passer l’holofilm de la fulgurante montée des eaux de la terrible année 2105, images qui se passaient de commentaire, puis dans toute sa tragédie, la fuite éperdue des survivants vers les sommets les plus élevés, épargnés mais pour combien de jours encore, par les océans déchaînés.
En trois semaines, quatre-vingt-quinze pour cent des terres se retrouvèrent immergées.
Puis l’holofilm focalisa sur le demi-milliard de rescapés. Ceux-ci ne pensèrent et cela est légitime, qu’à leur survie, à lutter pour subsister ne serait-ce qu’une journée encore. La sauvagerie montrée atteignait un tel niveau qu’elle suscita un haut-le-cœur chez le docteur di Fabbrini. En moins de deux mois, tout vernis, tout vestige de civilisation disparut, y compris chez les ex-détenteurs de la puissance financière. L’humanité sombra dans l’anthropophagie la plus abjecte, le plus fort physiquement dévorant le moins chanceux. Les refuges où s’étaient regroupés les survivants étaient en effet dépourvus de toute ressource alimentaire.
Sarton reprit d’une voix assourdie.
- Dans une cinquantaine d’années le niveau des océans se sera stabilisé grâce à la transgression marine. Alors, une flore encore rudimentaire s’installera et gagnera la bataille pour la vie. Aux différentes sortes de mousses, de lichens et de sphaignes succéderont des espèces plus élaborées.  
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- Bon sang! Combien de temps a pris cette stabilisation? Interrogea Fermat. Elle a été certainement longue, trop longue pour l’humanité. Ainsi, les Haäns ont eu tout loisir d’envahir la planète.
Tout naturellement, le prospectiviste n’avait pas entendu cette remarque. Il s’agissait d’un enregistrement dont l’interactivité était des plus limitées. Sarton continuait son discours tout en déroulant les ultimes images captées par les relais subspatiaux Helladoï. Ensuite, les stations d’observation avaient été détruites, les gouvernements d’Hellas ne désirant pas en voir davantage. Ce qui suivit des propos ne relevait que de la prospective pour le scientifique, mais ces hypothèses avaient été  corroborées par le périple de Lorenza sur cette Terre ennoyée.
- l’Institut de recherches dont j’étais membre avait détecté des anomalies dans le continuum espace-temps de la Galaxie. Certains des travaux menés révélèrent qu’il y avait eu manipulation de la trame historique. Ces modifications n’étaient pas anodines loin de là et conduisaient Hellas à sa perte. Il en était de même pour la Terre qui, dans ce temps alternatif, n’avait jamais été contactée par mon peuple. Après quelques démarches, je fus désigné par le Conseil pour tâcher d’enrayer la fin peu glorieuse des civilisations helladienne et humaine.
À plusieurs reprises, je me rendis sur la Terre du passé, dans des temps alternatifs. Au cours d’une de mes missions, je réussis sans nul doute puisque ma mémoire, bien qu’endommagée, conserve quelques échos de mes actions. Toutefois, dans cette dimension-ci, un grain de sable, non prévisible dans tous mes calculs, mes probabilités, localisé dans la seconde moitié du XIXe siècle terrestre, vint gripper la machine laborieusement mise au point. Ce grain de sable est un humain répondant au nom de Frédéric Tellier.
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 Jamais il ne sut qu’il était, indirectement, responsable de mes tergiversations. J’aurais dû le tuer, mais je ne le pus. Il était trop noble et valeureux pour mériter un tel sort. L’Artiste empêcha donc l’émergence de la maîtrise de l’atome par les humains avec un siècle d’avance par rapport la piste temporelle qui voyait le triomphe de la paix dans la Galaxie. À moyen terme, ce fut sans doute un bien car ainsi, bien que la Seconde Guerre mondiale se retrouvât rallongée de deux années, la planète évita les Guerres eugéniques de la fin du XX e siècle.
Mais ce laps de temps supplémentaire permit hélas le triomphe de l’idéologie la plus matérialiste qui soit.
En 1867, dernière étape dans le passé terrestre, la perte irrémédiable des secrets d’un précurseur nommé Danikine, en fait le voleur d’écrits mystérieux remontant au XV e siècle, gêna le physicien germano-américain Albert Einstein. Soixante années après ces faits, il ne put élaborer la théorie complète des champs unitaires. Toutes mes interventions antérieures, celles accomplies tant au XX e siècle qu’au XIXe s’effacèrent tandis que les écrits de Danikine m’échappaient définitivement.
Tout était donc à refaire mais je me retrouvai totalement impuissant car je fus alors projeté sur Hellas dans un univers autre, un monde alternatif, la mémoire altérée durant de nombreux cycles. Or les Haäns menaçaient déjà. La politique courante l’emporta sur ma planète et lorsque je recouvrai tous mes souvenirs, il était bien trop tard pour renverser la vapeur.
Cependant, vous qui venez de mettre la main sur mon testament, vous pouvez agir. J’en garde l’espoir. C’est pourquoi je m’adresse à vous du passé dans une langue que vous comprenez. Je ne sais comment mais j’ai l’intuition que vous êtes humains, français et appartenez à un futur où tout est possible.
Dans le coffret reposent dix disques de titane et d’orichalque sur lesquels sont enregistrées toutes les informations nécessaires à la reprise de la mission, c’est-à-dire au rétablissement de la première chronoligne. Une partie des données concerne les responsabilités humaines de l’état présent de la Galaxie ainsi que les noms des conquérants futurs qui n’ont pu réussir qu’en bénéficiant d’une aide occulte. Je ne crois pas au hasard, et, dans ce cas, il y a eu trop de coïncidences. Pour les responsabilités extérieures, les Haäns du XXXe siècle sont tout désignés mais restez sur vos gardes. L’aide mystérieuse n’est sans doute pas humanoïde… si vous maîtrisez le voyage dans le temps comme je le soupçonne, car seule une civilisation avancée est à même de venir à bout de champs anentropiques, d’ailleurs les Haäns en ignorent le B.A.BA de la théorie, vous êtes à même de comprendre que la création d’un univers alternatif n’entraîne pas l’effacement total de l’original. Des résidus persistent au-delà des quanta. C’est à vous de les percevoir, de les traquer et de les identifier.
Vous avez l’entière liberté de choix pour agir au mieux. Soit dans le passé terrestre, soit dans le futur Haän. Mais j’ai pleinement conscience qu’il s’agit là d’une décision difficile à prendre. Vous devrez en passer par la suppression d’êtres vivants et conscients. Il vous faudra assassiner dix mille humains dans le passé de la Terre ou anéantir l’Empire Haän du XXXe siècle avec ses trente milliards de guerriers mais aussi de civils, de femmes et d’enfants.
Un mot encore: la dernière option s’avère la plus risquée; elle peut détruire, par réaction en chaîne la Galaxie en son entier. Elle suppose l’emploi d’armes à bosons qui n’en sont encore qu’au stade théorique à l’heure où je vous parle. Le danger majeur qui en résulte étant l’altération irréversible de la structure du Multivers lui-même, le conduisant au Big Crunch.
Il vous appartient donc de décider en votre âme et conscience. Moi, je ne le puis, il m’est interdit de le faire, n’étant plus qu’un ombre. Entre vos mains, désormais, vous détenez le pouvoir de vie et de mort. Comme les dieux. Mais souvenez-vous: vous n’êtes pas des dieux…
Un long silence s’établit alors. Chacun était plongé dans une profonde et douloureuse méditation et n’osait prendre la parole. Pourtant, il fallait se résoudre à dire quelque chose. Fermat qui, en tant que commandant de vaisseau interstellaire depuis vingt ans, parvenait à mieux contrôler ses émotions, se ressaisit le premier.
- Vous avez une heure pour réfléchir au problème. À toutes les éventualités et aux conséquences. Toutes les suggestions seront les bienvenues. Daniel, à vous la lecture des disques de Sarton.
En tant que médecin, Lorenza objecta.
- Commandant, nous ne sommes que trois et nous avons besoin de repos.
- Faux, docteur. En comptant Antor, nous sommes quatre. De plus, il s’agit d’une urgence priorité 1! Notre confort doit être sacrifié. Ne raisonnez plus en médecin qui soigne ses patients mais en militaire confronté à une invasion. Vous avez le grade de lieutenant dans la flotte interstellaire. Désormais, nous sommes en état de guerre contre l’Univers entier et ce n’est pas nous qui l’avons déclenchée. Compris?
- Oui, monsieur. À vos ordres.
Après un salut militaire en bonne et due forme, le médecin en chef du vaisseau tourna les talons et s’en alla réfléchir dans le laboratoire médical.
Fermat s’avisant de la désapprobation de son bras droit, l’interrogea.
- Capitaine, auriez-vous, vous aussi, des objections à formuler?
- Commandant, hésita Daniel Lin, mes deux personnalités ne peuvent envisager… l’assassinat comme moyen de sauver notre Univers… de plus, ma religion interdit le meurtre…
- La mienne également capitaine Wu! Vous dites « deux personnalités »… vous faites allusion à votre cerveau positronique.
- C’est cela. Puis-je dépasser ma programmation et aller à l’encontre de la loi numéro 1 d’Asimov?
- Ainsi s’appelle le garde-fou de votre partie artificielle… hum… j’attends votre réponse.
- Commandant, il existe bien une loi zéro qui a été programmée dans un de mes circuits… mais je dois avouer que je n’ai jamais eu recours à elle jusqu’à aujourd’hui.
- Capitaine, je vais être plus clair: vous sentez-vous capable de tuer sans être directement menacé? Car c’est cela que je vais exiger de vous!
- Euh… affirmatif, commandant… grâce à la loi zéro… mais… 
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- Je poursuis. Avez-vous déjà été confronté à ce dilemme? Si oui, quand?
- Ma réponse ne peut être que positive. Lors de la récupération du docteur di Fabbrini et de sa fille Violetta, j’ai dû user des torpilles à bosons alors que mon existence n’était pas directement menacée. Cependant, il n’y a pas eu crise de ma part car un des membres de notre équipage se trouvait en danger de mort immédiate.
- Je vois. Qu’avez-vous ressenti après avoir été contraint de sauver le docteur et sa petite fille?
- Un début de remise en cause de mon utilité et de ma fonction à bord.
- Ensuite? Tout a été remis en ordre? Depuis, tout est fonctionnel chez vous?
- Oui, commandant, je le suis à cent pour cent.
- Dans ce cas, êtes-vous prêt à m’obéir?
- Certes oui…
- A faire primer la partie humaine de votre personnalité?
- Monsieur, je relève le défi!
- Pourquoi capitaine?
- Il me permettra de décider enfin et définitivement de ce que je suis ou veux être.
Le capitaine Wu allait rajouter quelque chose mais le son grave et stridulent de l’alerte pourpre envahit le pont.
Devant l’urgence de la situation, l’IA du Sakharov venait de prendre le contrôle du pilotage. Elle sortit le croiseur de l’orbite d’Hellas et passa en luminique 8 en une seconde et demie.
Les deux officiers eurent donc juste le temps de s’asseoir avant d’être écrasés par l’accélération brutale car Magdalena n’avait que partiellement compensé cette vitesse.
Reprenant son souffle avec difficulté, Fermat énonça:
- Les vaisseaux d’invasion Haäns doivent être entrés dans l’espace helladien proche. IA, sortez du système d’Epsilon Eridani et empruntez une trajectoire d’évitement à hyperluminique 10.
- Bien commandant. Vos ordres sont en cours d’exécution.
- Je reste sur la passerelle. Daniel, il vous reste cinquante-sept minutes.
- Oui monsieur.
- J’attends vos suggestions avec impatience…
D’un pas lent, le daryl androïde se dirigea vers la console scientifique afin de lire les dix disques de Sarton et d’examiner ensuite les différentes options s’offrant aux survivants du Sakharov.

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Quelques semaines auparavant, à bord du vaisseau intersidéral.
Georges, les bras encombrés par un bac contenant des greffons d’orchidées et des boutures de fleurs de Khum au parfum sucré et capiteux, entrait d’un pas assuré dans la cabine de son frère. Il voulait lui montrer le dernier état de son expérience en cours et espérait recevoir par la même occasion un ou deux judicieux conseils. Mais Daniel s’affairait dans le secteur ingénierie auprès d’Anderson et Andrews.
La cabine de Daniel Lin, vaste et confortable, était occupée en grande partie par de nombreux instruments de musique: clavecin authentique du XVIIIe siècle, piano-forte ayant appartenu à Ludwig van Beethoven, orgue portatif, clavier électronique ultraperformant du XXIe siècle, hautbois, flûte et ainsi de suite.
Sur le lit, des partitions s’étalaient, du Brahms, du Liszt, du Chopin, du César Franck, du Mozart, du Bach mais aussi des enregistrements live des plus grands interprètes  et concertistes des XX e, XXIe, XXIIe et XXIIIe siècles. Rubinstein, Arrau, Gould trônaient à part. 
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Les murs de la chambre étaient décorés de posters holographiques d’Einstein, de Marilyn  Monroe, de Martin Luther King, et surtout et avant tout, de Don Moss. Ces portraits avaient la particularité de suivre du regard tout spectateur.
Il est bon de savoir que Don Moss, incomparable claveciniste du XX e siècle, trop tôt disparu, était l’idole du capitaine qui s’appliquait, lors de ses loisirs, à reconstituer son jeu unique.
Sur la moquette couleur sable, Ufo, allongé, bâillait, mais lorsqu’il vit Georges, il se leva précipitamment afin de l’éviter. Étant exclusif dans ses affections, il se contentait de tolérer la présence du frère aîné de son maître.
D’un pas feutré et souple, le chat se dirigea ensuite vers la console de commande du synthétiseur de nourriture.
Intrigué, Georges posa le bac sur une chaise libre et se mit à observer l’incroyable félin.
En apparence, Ufo était un chat des plus ordinaires avec son long poil non agouti et blanc, noir sur le dos, blanc sur le ventre, le bout de la queue immaculé. Ses yeux bleus vous scrutaient longuement et vous faisaient explicitement comprendre la lassitude d’une vie de félin à bâiller, dormir et bâfrer sans possibilité d’avoir une compagne.
Ufo, créature des plus intelligentes, entendait parfaitement tout ce qu’on lui disait malgré la couleur rare de ses yeux. Il comprenait chaque parole prononcée qu’elle le fût soit en anglais, français ou mandarin. En fait, bien qu’incapable de parler, il savait obtenir ce qu’il voulait et, en général, cela consistait en un supplément de nourriture.
En effet, toujours affamé et plutôt goinfre, notre félin détestait le récent régime draconien que Daniel Lin lui faisait subir.
Qui avait dressé l’autre? Qui avait adopté l’autre? On pouvait se poser la question.
Ufo n’était pas né d’une mère chatte. Il avait été créé en éprouvette et amélioré génétiquement par son maître.
Le capitaine Wu ne se l’avouait pas mais il souffrait lui aussi d’un sentiment effroyable de solitude. C’était pourquoi ce félin capricieux et gâté avait vu le jour.
Tous deux se complétaient à merveille.
S’étant enfin décidé, Ufo frôla de sa patte avant gauche une des touches du synthétiseur. Ce geste ne fut pas exécuté au hasard. Une petite cavité apparut dans l’appareil matérialisant une soucoupe débordant de viande de lapin marinant dans une sauce rouge particulièrement épicée.
Alors, l’incroyable se produisit.
En un éclair, le chat, pourtant assez ventru, bondit et dévora le contenu de la gamelle à une vitesse inimaginable. En cinq secondes, il n’y eut plus le moindre atome de nourriture dans la soucoupe.
Cette quantité ne sembla pourtant pas suffire à Ufo. Il appuya illico sur la même touche pour ravoir le même plat.
Cette fois-ci, la voix artificielle de l’ordinateur du synthétiseur objecta:
- Vous venez de manger votre ration de la journée. La distribution est terminée. Pour un supplément, changez le code de programmation ou voyez votre maître.
Le chat entendit le message et miaula alors de dépit. Penaud, sa queue entre les pattes, il regagna son coin favori de moquette et s’étira.
Rien n’avait échappé à Georges de ce manège. Adossé contre la cloison, il ne put retenir un rire à la vue de l’attitude hautaine du chat s’en retournant dans son coin.
Le jeune Asiatique se promit de raconter la scène à son frère lorsqu’il en aurait l’occasion.

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samedi 4 avril 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 3.



Chapitre 3

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La nuit s’avançait. Sur la planète Terre, à la même heure, dans ce qui avait été autrefois la ville de Chambéry, la tranquillité nocturne n’était qu’un leurre. Les flots de la Mer Méditerranée baignaient en effet le village lacustre qui avait succédé à la charmante cité. L’architecture disparate de la petite agglomération mêlait le bois et la terre pour les bâtiments d’habitation qui exsudaient le dénuement tandis que les rares locaux officiels s’élevaient construits en pierre Haän.
À l’intérieur des masures, des esclaves s’affairaient encore malgré l’heure plus que tardive, le regard morne, le visage dépourvu d’intelligence et d’expression, le pas pesant. Tous portaient la même bure d’étoffe grossière, révélant un collier de cuir attaché au cou, renfermant des fils conducteurs et des micro puces d’ordinateur. 
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À l’extérieur du village, d’autres esclaves humains récoltaient des bananes sous l’œil blasé et ensommeillé d’un garde Haän en uniforme de sergent. Le soldat n’avait qu’une envie: rejoindre sa couche. Il bâillait de fatigue et d’ennui.
L’ex-Chambéry était un isolat aménagé par l’envahisseur au milieu d’un désert et de flots déchaînés. Là, le climat, au lieu d’être froid, était plus que supportable. Il y régnait une chaleur subtropicale.
Partout ailleurs sur la planète, les Haäns avaient développé différents biotopes malgré les obstacles présentés par un réchauffement climatique qui avait eu pour résultat une montée quasi généralisée des océans et des mers et le refroidissement de l’Europe occidentale tandis qu’au contraire le continent africain avait subi une désertification accélérée avec la rapide montée des températures.
Bref, désormais, la planète Terre offrait un véritable patchwork de faunes et de flores plus ou moins importées.
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Au cœur de la nuit, un serf humain tenta sa chance. L’homme, âgé de quarante ans environ, moins abruti et résigné que ses congénères, laissa soudainement choir sa charge et se mit à courir en direction de la mer.
Mais le sergent, l’esprit réveillé, réagit aussitôt et, avec un sourire cruel, manipula les commandes d’un ordinateur stimuli de poche. Alors, l’humain se figea et tomba dans l’eau. Accroupi, il porta les mains à sa gorge comme s’il était privé d’air. Le collier de cuir était en train de se resserrer autour de son cou et de l’étrangler. 
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Au bout d’une vingtaine de secondes, le malheureux émit un râle qui, peu à peu, s’éteignit. L’esclave était mort et pas simplement inanimé.
Un lieutenant qui faisait sa ronde apostropha durement le sergent dans le dialecte de la huitième caste.
- Holà! Kung! Arrête! La main-d’œuvre est précieuse. Nous avons déjà eu douze morts la semaine passée. À ce rythme-là, nous manquerons bientôt d’esclaves et les quotas de production ne seront pas remplis. Tu sais ce que cela signifie.
- Oui, soupira le sergent. Le service au bagne interstellaire de Penkloss où la température qui y règne est digne des enfers de glace de nos légendes, où il n’y a nulle taverne pour se détendre ou encore ni arène pour assister aux jeux des guerriers Varkhs!
Le sous-officier appuya sur une autre touche sensitive de son ordinateur de poche avec une moue désapprobatrice. Le supplice cessa mais il était trop tard.
L’humain, en mourant, n’avait prononcé aucun mot, étant dépourvu de tout langage articulé. En effet, en cette année 2505 de cette chronoligne, l’humanité avait perdu la faculté de parler depuis deux générations à la suite des sordides et sauvages manipulations subies aussi bien au niveau du cortex qu’à celui de la gorge.
Dépité devant le décès de cet outil animé, le lieutenant éprouva une brusque bouffée de colère.
- Kung! Tant pis pour toi. Mon rapport ne t’épargnera pas.
Pour toute réponse, son subordonné se contenta de grogner et de hausser ses épaules larges. Son sort était joué, il le savait.
Pendant cet accrochage, les esclaves, indifférents et muets, avaient continué leur travail.
Si une telle scène était choquante, hélas, il y avait bien pire à la surface de la Terre à cette époque! Les humains entrevus n’avaient été que lobotomisés mais pas encore génétiquement modifiés.
Or, les Haäns avaient besoin d’une main d’œuvre encore plus docile et plus résistante pour effectuer des travaux d’une extrême pénibilité. L’extraction de minerais dans des lieux quasiment inaccessibles exigeait des serfs plus résistants.
Pour les mines de fer, de bauxite, d’or et de cuivre, l’envahisseur avait créé des homme crabes aux membres supérieurs transformés en pinces. Des hommes placodermes construisaient des routes à deux mille ou trois mille mètres de profondeur. Pour les travaux publics, des créatures orangs-lords de deux mètres cinquante transportaient à dos d’homme des charges d’une demie tonne.
Dans les laboratoires ultrasecrets des Haäns, d’autres êtres encore plus extraordinaires s’apprêtaient à faire leur apparition. Ces derniers résistaient à tout: le manque d’oxygène, la pression phénoménale, le froid intense, de l’ordre de -80C°, la fournaise… ils pouvaient aussi bien trimer à proximité de la lave en fusion qu’à 25 000 mètres d’altitude, directement soumis au rayonnement solaire. Du moins en théorie.
Pour l’heure, ces êtres exceptionnels ne présentaient qu’un léger inconvénient. Ils se nourrissaient de plasma sanguin! De plus, mais cela l’envahisseur l’ignorait, ils avaient conservé leur intelligence, fait qu’ils dissimulaient afin de ne pas être éliminés.
Les Haäns les fabriquaient depuis un demi-siècle.
Ces vampires améliorés atteignaient le millier d’individus. Or les Haäns étaient totalement inconscients du danger que ces créatures représentaient car celles-ci n’assimilaient pas le sang des occupants. Pour elles, ce plasma mauve était un véritable poison pour leur organisme.
On aurait pu prendre ces êtres pour des albinos de deux mètres dix en moyenne dont les membres supérieurs trop longs apparaissaient disproportionnés et dont la cage thoracique était trop développée.

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Le Sakharov orbitait autour de la Terre. Le vaisseau avait été déphasé afin que la lumière solaire ne se reflétât pas sur sa coque. Devenu invisible, il avait également brouillé les ondes autour de lui. Désormais, il était tout à fait indétectable. Seuls ses senseurs passifs fonctionnaient renvoyant l’écho de milliers d’appareils volants Haäns aussi bien dans l’espace que dans le ciel terrestre.
Les capteurs biologiques relevaient également les traces de tous les êtres vivants de la planète mais celle-ci, qui aurait dû compter douze milliards d’humains, n’en avait plus qu’un demi milliard dont les signaux chaotiques dénonçaient qu’ils avaient subi d’importantes manipulations ou mutations génétiques.
Depuis deux heures, Fermat méditait sur ces informations, le front soucieux, les yeux chargés d’orage. Ce qu’il redoutait tant était survenu. Un ordre s’imposait; or il lui déplaisait.
Enfin, il se résolut à convoquer le docteur di Fabbrini dans son bureau attenant au centre de commandement qui, pour l’instant, était à la disposition du capitaine.
Lorenza entra dans la pièce fonctionnelle d’un pas ferme. Abruptement, le commandant lui demanda:
- Vous êtes-vous déjà métamorphosée en femme Haän?
- Oui, mais plus exactement en fillette à cause de ma carrure et de ma taille.
- Hum… Parlez-vous couramment la langue?
- Bien entendu. Les dialectes populaires aussi bien que les langues plus raffinées des castes supérieures. Ceci grâce au capitaine Wu… toutefois, je ne sais pourquoi, avec un léger accent exotique comme si j’étais native du continent oriental de la planète-mère…
- Cela devra faire l’affaire. Je vous accorde quarante-huit heures pour accomplir la mission suivante: vous devrez observer le maximum de choses et me décrire ce qui reste des civilisations humaines. Envoyez-moi un message toutes les six heures. Vous aurez à votre disposition des fuseurs, des désintégrateurs ainsi que des fusils à plasma rendus indétectables.
- Bien monsieur. Mais Violetta, ma fille?
- Daniel s’en chargera. Dans dix minutes, je vous rejoindrai en salle de téléportation.
- Merci commandant. Monsieur, ce n’est pas ma première mission en solitaire, soyez rassuré.
Après un salut dans la meilleure tradition militaire, le lieutenant di Fabbrini se retira. Fermat s’autorisa un léger sourire devant la conviction et l’assurance de la jeune femme. Manifestement, elle ne doutait pas de la réussite de sa mission.

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Pilotant avec maestria son vaisseau scout scientifique, Lorenza di Fabbrini se rendit comte très vite que l’aspect général et la superficie des continents terrestres ne correspondaient plus par rapport aux informations contenues dans les mémoires de l’ordinateur de la navette. Plus rien de ce qu’elle y voyait ne lui était familier.
Les grandes mégalopoles, riantes et verdoyantes, alternant avec les constructions officielles de verre et d’acier, de Boston à Atlanta, de Londres à Berlin, en passant par Paris et Bruxelles, de Pékin à Shanghai, de Vancouver à San Diego, du Caire à Casablanca, de Pretoria à Lomé, de Lagos à Abidjan, de Manille à Sydney, n’étaient plus que ruines englouties.
La surface des océans avait augmenté de 75%. À contrario, le continent Antarctique, débarrassé de sa calotte de glace, avait émergé et, peu à peu, se couvrait d’une maigre végétation…
La plupart des péninsules avaient disparu. N’affleuraient à la surface des eaux que la partie occidentale de la Chine, l’Himalaya et ses contreforts, le Xinjiang, tandis que les 9/10e du sous-continent indien avec le Bangladesh étaient devenus la nouvelle plateforme continentale par trois cents mètres de fond.
Le Caucase baignait dans une mer chaude, fille de la Méditerranée et de l’Océan Indien jusqu’à l’Iran.
Dans l’Océan pacifique, aucune île n’était visible. L’Australie, réduite à 10% de sa superficie, paraissait bien isolée au milieu de cette vaste étendue océane.
De l’Italie, ne subsistaient que la langue des Apennins et les Alpes. 
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Quant aux Amériques, c’était peut-être pire encore. Un long chapelet montagneux perdu au centre des mers, de l’Alaska à la Terre de Feu, voilà tout ce qui restait du Nouveau Monde!
Quant à l’Afrique, berceau de l’humanité, il n’y en avait plus qu’un squelette: Drakensberg, mont Uruhu, Atlas…
Un monde de cauchemar où Neptune régnait en maître.
Le climat terrestre offrait bien des surprises. Se côtoyaient l’équatorial, le continental, le subtropical humide, le glacial et le désertique chaud ou froid à seulement quelques kilomètres de distance! Une aberration due aux manipulations et aménagements des Haäns après le réchauffement de la planète alors qu’une grande partie de l’hémisphère Nord se refroidissait momentanément à la suite de la panne de certains courants marins tel le Gulf Stream ou courants d’air chaud comme le Jet Stream.
Seuls connaissaient un climat tempéré les plus hauts sommets des Andes, de l’Himalaya et du continent Antarctique.
La pluie avait tendance à brouiller ces lignes continentales.
Naturellement, les bouleversements thermiques et pluviométriques avaient affecté la faune et la flore terrestres. Les reptiles et les insectes s’étaient adapté avec succès dans cette moiteur. Mais ils devaient faire face également à l’importation de créatures non terrestres. Pseudos dinosauriens à crête et à double mâchoire, du genre Triceratops, oiseaux carnivores à bec denté en forme de lame de cimeterre, ours surdimensionnés à pelage holographique et dotés qui plus est de quatre membres supérieurs.
Des requins à deux têtes de trente mètres, à la queue en forme d’enclume, nageaient dans les mers océanes en toute liberté, en compagnie d’arthropodes géants de couleur mauve, animaux dotés de plaques et de pinces innombrables, sans oublier des limaces à sclérites hérissées de piquants dont la vélocité surprenait. 
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Dans ce qui persistait de forêts, des primates à oreilles de chauve-souris, nyctalopes, écailleux, peuplaient les essences d’importation Haäns - gymnospermes immenses de plus de deux cents mètres de hauteur -.
Les forêts sempervirentes mutantes et équatoriales s’ornaient également d’arbres fleurs carnivores, vénéneux, dégageant des senteurs nauséabondes au possible. De splendides orchidées blanches, de deux mètres cinquante de diamètre, n’étaient en réalité que d’effroyables pièges dont les mâchoires gigantesques se repaissaient de singes Haäns.
Évitant ces néo-forêts hostiles, Lorenza sélectionna une clairière relativement dégagée et y posa son vaisseau en douceur. Une fois à l’extérieur, elle prit la précaution d’entourer la navette d’un champ de force puis partit à l’aventure, armée jusqu’aux dents.
Elle visita ainsi un étrange bâtiment administratif robotisé comportant peu d’êtres vivants. Elle put aussi filmer le centre sans se faire remarquer grâce à ses talents de métamorphe.
Le premier rapport transmis au commandant fut négatif.
Nullement découragée, la jeune femme remonta à bord du vaisseau scientifique et choisit d’atterrir sur le vieux continent ou ce qu’il en restait. L’emplacement sélectionné s’était appelé Genève dans un autre temps. Mais, désormais, la Méditerranée se mêlait aux eaux du Lac Léman et les vagues venaient mourir aux pieds de ruines rongées par l’humidité ambiante. L’air y était froid et vous faisait frissonner.
C’était à vous ôter tout courage!
Les seuls êtres vivants de ce lieu désolé étaient des mousses, des lichens et des moustiques adaptés à la température ambiante. Quelques chiens revenus à l’état sauvage depuis quelques générations, erraient dans les ruines de la cité, en quête de nourriture.
Dans les vestiges de ce que furent les orgueilleuses banques, réputées pour leur sérieux et leur secret garanti, Lorenza trouva des lambeaux de toile moisie, restes de campements après l’exode forcé résultant de l’inexorable et cruelle montée des eaux. Elle y découvrit aussi plusieurs squelettes à l’ivoire jauni, figés dans des poses défensives, des mitraillettes ou des fusils à la main. Sans doute les réfugiés avaient-ils voulu piller les coffres mais une âpre bataille les avait détournés de cette tâche sordide.
Cela s’était passé il y avait longtemps, plusieurs siècles, vu l’état des dépouilles. Les chairs avaient ensuite rassasié les prédateurs de tous poils.
La jeune femme identifia, posés sur des comptoirs en marbre, envahis par la moisissure et les plantes malsaines, des écrans plats d’antiques ordinateurs, éclatés, crevés ou recouvert d’une mousse verdâtre. Parmi ces objets pitoyables, des barres ternies, de l’or sans nul doute…
Le rapport fut donc tout aussi négatif et désespérant que le premier. Nul humain, nul frère de sang à qui se confier, à qui on pouvait promettre de le tirer de là.
Pour son troisième voyage, Lorenza se laissa mener par le hasard, à petite vitesse, vers l’Ouest, le continent natal de son mari.
Ce fut là, sous un ciel orageux, qu’elle vit, au-dessus d’une bananeraie artificielle, des dizaines de patrouilleurs Haäns à la recherche d’un esclave en fuite.     
Prise dans les remous de la chasse, bien qu’invisible et donc pas menacée, Lorenza fut contrainte de se poser en catastrophe sur une terrasse faite pour accueillir des engins aériens et amphibies à la fois.
Sortie de la navette toujours déphasée, la jeune femme prit alors l’apparence d’une préadolescente Haän d’une douzaine d’années. Ensuite, elle se dirigea vers un immense portail en bronze qui conduisait aux étages inférieurs. Ses sens étaient en alerte. 
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À peine eut-elle pénétrée à l’intérieur de ce qui semblait être un temple, que la doctoresse fut interpellée par un Haän imposant vêtu d’une longue robe couleur aubergine. Il s’agissait de l’huissier de service.
- Holà, fillette! Où vas-tu ainsi? Ne sais-tu pas que ce lieu est interdit aux enfants qui n’ont pas encore subi l’épreuve de Krasshk?
- Mais je l’ai subie!
- Ah! Pourtant, il me semble que tu n’as pas tout à fait l’âge.
- Si! Et je peux t’en donner la preuve tout de suite.
D’un pas ferme, Lorenza s’avança vers l’huissier, aucune peur ne faisant battre son cœur. Puis, en un mouvement presque invisible tant il était rapide, elle projeta le colosse les quatre fers en l’air au bas du bâtiment vingt-cinq mètres plus loin. Le Haän s’écrasa sur le sol de terre battue en un plof réconfortant pour notre métamorphe.
Comme si de rien n’était, la jeune femme reprit son exploration et se retrouva bientôt au cœur du temple. La salle votive était très vaste. Toutefois, une atmosphère angoissante se dégageait de ce lieu de prières. Des fumigènes rouges rendaient les objets sacrés irréels. Devant le mur central, de gigantesques et imposantes statues de granit figurant des divinités grimaçantes se dressaient.
Le principal dieu représenté répondait au nom de Binopâa, celui qui avait apporté la technologie au peuple Haän alors occupé par les Odaraïens.
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 La créature divinisée était dépourvue de membres et offrait aux regards des dévots un corps segmenté duquel, de part et d’autre, des nageoires pointaient. Sa queue remarquable possédait un penta gouvernail
La tête du dieu avait tout pour déclencher la terreur. En effet, elle s’ornait de cinq yeux à facettes, d’une bouche ou plutôt d’une trompe ressemblant à un tuyau d’aspirateur et se terminait par une pince dentelée semblable à un appendice nourricier de plante carnivore. De plus, la créature proprement terrifiante dépassait allègrement les quatre mètres cinquante.
Le second dieu de cet étrange panthéon fut immédiatement identifié par Lorenza. Il s’agissait de l’Empereur Tsanu Premier l’Incomparable, qui avait régné sur son peuple il y avait déjà trente-cinq siècles terrestres et qui, en souverain bienfaiteur, avait dévoilé à ses fidèles sujets les secrets de l’agriculture et de l’écriture. 
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Pour compléter cette triade, un dieu inattendu, pas du tout zoomorphe ou humanoïde comme attendu ou supposé selon les traditions Haäns de l’univers connu de Lorenza, en fait un emprunt allogène récent au monde terrien, trônait, encadré par les représentations déjà décrites. C’était la reproduction en bronze doré d’un livre comme on pouvait en acheter sur Terre entre les XV e et XXIe siècles. 
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Intriguée, la jeune femme avança jusque devant la divinité afin d’en déchiffrer le titre gravé. Les caractères latins, mal assimilés, paraissaient incomplets. Il manquait même des signes dans l’inscription reproduite maladroitement. Le tout donnait à peu près ceci:
TDWVZZ…VKHÂAAMN
SLVRVU¨V TRRRRXW
CHKGWUUPS IÁV7
Tout naturellement, notre exploratrice s’empressa d’enregistrer cette information, sans doute des plus importantes. Elle allait poursuivre plus avant lorsque le grand prêtre survint en compagnie du gouverneur.
Les deux Haäns pénétraient déjà dans le naos. Vivement, la jeune femme s’enfuit, en ne laissant aux deux hauts personnages que le temps d’entrevoir une silhouette enfantine. Ils ne purent la prendre en chasse car trop lourds et trop vieux.
Toutefois, le gouverneur mena une enquête afin de punir l’auteur de ce sacrilège impensable. Ainsi, la famille de l’huissier qui s’était écrasé au sol termina son existence dans le bagne de Penkloss.
Mais revenons au docteur di Fabbrini. La jeune femme rejoignit prestement la navette scientifique et décolla illico sans vérifier si tout était conforme à bord à cause de l’urgence.
Tandis que le vaisseau scout prenait de l’altitude, Lorenza entama son rapport que Fermat écouta attentivement. Pendant ce temps, la navette, toujours sous bouclier d’invisibilité, se plaça en orbite avant d’être récupérée par le Sakharov.
Or, tandis que la jeune femme expliquait ce qu’elle avait vu au commandant, un gémissement soudain provenant de la soute s’éleva dans la carlingue la faisant tressaillir. Laissant là la communication, Lorenza ouvrit l’étroit compartiment non sans s’être munie d’un fuseur. Quelle ne fut pas sa surprise de voir recroquevillé à l’intérieur d’une étroite cavité de cinquante centimètres sur quarante, en position fœtale, un être de grande stature, au teint cireux et aux cheveux couleur de lin. Apparemment, la lumière l’aveuglait et lui brûlait les chairs. L’intrus eut à peine la force d’articuler dans un Haän maladroit:
- S’il vous plaît, éteignez…
Puis, il s’évanouit.

***************

Trente minutes plus tard, dans l’infirmerie principale du Sakharov, le docteur soumettait l’inconnu semi comateux au scanner. Le commandant Fermat assistait à l’examen.
- Monsieur, voyez donc ces données. Elles sont tout à fait incroyables! S’exclamait la jeune femme.
- Je ne suis pas médecin, mais si je dois en croire mes yeux, nous avons affaire à un être manipulé génétiquement.
- C’est tout à fait cela. Sans contestation, l’ADN est d’origine humaine, oui, mais on y a coupé des rubans entiers pour en coller d’autres; celui qui s’est amusé ainsi était un fou! Ainsi, on dirait que cet être modifié additionne les talents d’une chauve-souris…
- Que voulez-vous dire? S’inquiéta Fermat.
- Je parle de sa vision mais aussi d’une autre capacité… il a pu percevoir la présence de la navette alors que celle-ci était protégée et déphasée. Cet individu perçoit tous les rayons existants. Qui plus est, il est doté d’une sorte de sonar. En pleine santé, il doit posséder la force de dix hommes au moins. Mais présentement, il souffre de déshydratation, de brûlures au deuxième degré et de malnutrition.
- De brûlures? S’étonna le commandant. Provoquées par quoi?
- Par le lumière diurne tout simplement, la lumière solaire. Je reprends ce que je disais. Chez lui, la sous-nutrition semble être chronique. Maintenant, observez de près le schéma de ses poumons. Sa capacité thoracique est phénoménale. Il peut à la fois respirer sous l’eau, il assimile donc l’hydrogène et le convertit en oxygène, et vivre dans une atmosphère raréfiée. Mais s’il n’y avait que cela! Les échanges chimiques de son sang sont plus que bizarres. Puisqu’il est sous-alimenté, son sang présente bien sûr de fortes carences en fer et en magnésium. Quant au nombre de globules rouges…. Il est quatre fois supérieur à la normale alors que notre patient est anémié! De plus, l’image de son estomac montre qu’il n’a jamais ingurgité de nourriture solide depuis qu’il a vu le jour. Les dents sont saines, oui… à part qu’il y a huit canines dans la mâchoire supérieure et autant dans l’inférieure. Des canines surdimensionnées ainsi que vous pouvez vous en apercevoir sur cet écran. 
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- Seize canines au total mais à quoi peuvent-elles donc servir? Pas à mordre les aliments puisque notre passager clandestin n’a été nourri jusqu’à aujourd’hui qu’avec du liquide. Au fait, quel âge peut-il avoir?
- Difficile d’être précise. Je dirais une vingtaine d’années environ. Maintenant, passons à l’examen du cerveau. Alors que notre homme est dans le coma, des zones entières qui, chez un humain non amélioré génétiquement, restent habituellement inactives, ici, semblent répondre à des stimuli extrasensoriels.
- Sans doute, outre le sonar dont il est doté, faites-vous allusion à une certaine aptitude à la télépathie. Hé bien, cela nous fera donc deux télépathes à bord bien que Daniel répugne à y recourir le plus souvent.
- Télépathie, dites-vous, commandant… cela va bien au-delà à mon avis. J’ai bien peur que ce que je vais vous révéler ne s’apparente aux romans d’horreur comme en étaient friands nos ancêtres jadis. Notre malade parait tout à fait capable de sortir de son corps ou plus exactement de projeter ses pensées à l’intérieur d’un autre être…
- Bigre! Ça ne tient pas debout, docteur! À supposer que je vous croie, pourquoi agirait-il ainsi?
- Je l’ignore…
Le docteur allait compléter son rapport lorsque le capitaine Wu fit son entrée dans l’infirmerie principale, le visage rayonnant de satisfaction car il venait de résoudre une énigme scientifique comme il l’aimait tant à le faire. Ce fut pourquoi il s’autorisa à interrompre l’examen et s’adressa au commandant sur un ton plutôt enjoué.
- Commandant, j’ai déchiffré le message rapporté par le docteur di Fabbrini.
- Déjà? Failli dire cette dernière.
- Euh…j’ai plutôt lambiné, lieutenant, répondit Daniel Lin qui avait « entendu » la pensée de la jeune femme. Le contenu de ce message est stupéfiant et jette un éclairage nouveau sur la géostratégie de cet univers. Bien entendu, pour parvenir à ce résultat, il m’a d’abord fallu isoler les signes qui me paraissaient correspondre à des redondances…
Fermat le stoppa connaissant la propension de son premier officier à détailler à l’infini sa démarche intellectuelle.
- Daniel, veuillez entrer dans le vif du sujet. Nous sommes pressés.
- Compris, commandant, s’inclina le capitaine sans s’offusquer. J’allume l’ordinateur et je vous montre.
André et Lorenza s’approchèrent alors du micro-ordinateur que Daniel Lin manipulait avec une dextérité remarquable, ses gestes à peine visibles tant ils étaient rapides.
- Alors, commandant, qu’en pensez-vous?
Daniel venait de faire apparaître en une poignée de millisecondes en relief le message brut de l’inscription du dieu livre Haän.
- C’est incompréhensible.
- Au premier abord, monsieur. Je vous disais que j’avais immédiatement saisi que les derniers signes représentaient une date. J’ai d’abord isolé ce fragment puis j’ai essayé de compléter le message en utilisant tous les dialectes connus employés par les Haäns depuis qu’ils ont acquis l’écriture. En y ôtant les redondances, la transcription graphique humaine a donné cela:
THDDS VN KLMNN
SLVR TRK
CHCG UNVRST PRSS 1947
- Cela reste toujours aussi peu clair pour moi.
- Pas du tout, commandant! Voyez donc la date; elle est exprimée dans le calendrier chrétien.
- Oui docteur, approuva le capitaine. Vous commencez à comprendre. L’inscription ainsi décryptée donne un contenu en anglais dont toutes les voyelles sauf une sont absentes, ce qui est tout à fait logique pour la langue Haän la plus répandue. Je vous rappelle qu’elle ne transcrit que les consonnes.
- La première ligne ne peut être de l’anglais, capitaine! Objecta Fermat.
- Effectivement, mais ici, il s’agit du nom de l’auteur de cet ouvrage divinisé. Or ce nom est d’origine germanique comme le démontre le second terme. J’ai tout à fait conscience que l’allemand n’est plus parlé dans notre chronoligne… mais… bon… je m’égare. La seconde ligne représente le titre et la troisième l’éditeur ou le lieu de publication. Maintenant, voici la transcription finale. Attendez-vous à une surprise.
THADDEUS VON KALMANN
SLAVERY TREK
CHICAGO UNIVERSITY PRESS 1947
- Intéressant, je vous l’accorde, Daniel. Cependant, je n’ai jamais entendu parler de ce Kalmann. Un obscur écrivaillon sans doute… pourquoi les Haäns auraient-ils divinisé un ouvrage d’origine terrestre, un quelconque roman d’aventure?
- Un compte rendu d’exploration? Proposa la doctoresse. Une étude historique?
- Absolument pas. C’est simplement un livre qui développe une théorie économique qualifiée de scientifique mais une théorie assez effrayante… bref, il s’agit d’un essai qui s’est royalement planté, pardonnez-moi l’expression, lors de sa première et unique édition. Il n’a tiré qu’à mille exemplaires et encore! Du moins dans le cours de notre histoire… 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7f/Friedrich_Hayek_portrait.jpg
- Vous avez lu cet ouvrage, Daniel.
- Ce ramassis d’inepties? Il l’a bien fallu. Parcouru des yeux, sans plus…
- Quand vous dites parcouru des yeux, cela signifie que vous l’avez retenu, dit Lorenza en souriant malgré elle. Vous êtes doté d’une mémoire photographique, capitaine…
- Euh… je l’admets… commandant, savez-vous que j’ai eu le temps de reconfigurer l’ordinateur de la bibliothèque le mois dernier?
- Pourquoi une telle digression?
- Vous allez comprendre… désormais, il a en mémoire tout ce qui a été publié dans la Galaxie depuis dix mille de nos années. J’y ai même inclus les littératures orales des peuples sans écriture dont cependant les linguistes ont eu connaissance et qui ont ensuite été notées.
- Ah! Eh bien, merci capitaine! Mais ce n’était pas là votre travail, déclara Fermat avec sévérité.
- Euh… à vrai dire, je m’ennuyais… j’ai fait cela durant mes heures de repos… mon service n’en a pas pâti.
- Revenez plutôt à Slavery Trek.
- Vous avez raison, monsieur. Cet ouvrage, totalement absurde, s’appuie sur une logique économique contraire à celle qui eut cours dans la deuxième moitié du XX e siècle, dans notre passé évidemment. Grâce à la solidarité de nos ancêtres qui avaient repoussé le libéralisme et prôné au contraire une économie de partage, nos aïeux purent oublier les ravages de la haine et des guerres en résultant. Ensuite, ils partirent explorer l’espace…
- Hum… toutefois après les guerres eugéniques, fit Lorenza avec une moue dubitative.
Après un temps d’arrêt, la jeune femme reprit.
- Capitaine, cela signifie que sur cette Terre de cauchemar c’est cette idéologie-là qui a triomphé. Pour le malheur de la race humaine…
- Pour le malheur de toute la Galaxie, compléta Fermat le visage dur.
- Oui, à 90%, confirma le capitaine. Il s’agit d’une idéologie reposant sur la loi du plus fort et qui, au nom du laisser-faire, de l’individualisme à tout va, du laisser passer, encouragea la course au profit à tout crin et ainsi une forme d’eugénisme des plus pauvres, sans le clamer haut et fort, bien sûr. Les Haäns se sont contentés de poursuivre l’œuvre de nos ancêtres, à une plus grande échelle et plus ouvertement. Slavery Trek est donc bien à l’origine de ce temps alternatif mais il n’est pas seul en cause. D’autres facteurs ont joué mais j’ignore encore lesquels. Cependant, en prenant en considération les multiples théories économiques qui eurent cours sur Terre depuis l’Egypte pharaonique, nonobstant celles que la mémoire de l’humanité n’a pas retenues…
Le capitaine s’engagea alors dans une longue, fort longue démonstration que Fermat et le docteur di Fabbrini écoutèrent attentivement tout en étant néanmoins quelque peu dépassés. Tout en parlant, Daniel jubilait au fond de lui car il n’avait pas si souvent l’occasion d’être face à un auditoire aussi docile. Il aimait étaler ses connaissances plus qu’encyclopédiques. Faiblesse humaine, joie puérile dans laquelle tout orgueil était toutefois absent.
Ainsi, les trois officiers, pris par l’érudition de l’un d’entre eux, avaient perdu de vue le patient allongé sur la table d’examen. Ils le croyaient toujours dans le coma, or, ils avaient tort. Lorenza négligeait de consulter les données affichées par l’ordinateur médical.
L’être génétiquement amélioré avait repris conscience depuis une dizaine de minutes. Il avait eu la prudence de rester immobile tout en écoutant sans comprendre ce que disaient les trois inconnus.
Constatant qu’on ne s’occupait pas de lui, qu’il n’était nullement en danger, mais mourant de faim, le patient projeta alors ses pensées dans cet endroit mystérieux et capta la présence psychique d’un enfant à proximité de l’infirmerie. La fillette dormait paisiblement dans les quartiers de Lorenza.
Violetta sommeillait tout en serrant innocemment contre elle sa peluche préférée, celle d’un lapin blanc. Elle fut tirée de son rêve par les pouvoirs mentaux de notre individu. Sous hypnose, la jeune enfant parvint à ouvrir la porte de la cabine et se dirigea à petits pas jusqu’à l’ascenseur qui la conduisit au niveau de l’infirmerie.
Les trois officiers du Sakharov, toujours absorbés, n’entendirent ni le chuintement du turbo lift ni Violetta pénétrer dans la pièce. Il est vrai qu’une cloison séparait en deux l’infirmerie.
Désormais, l’être n’était plus allongé sur la table d’examen. Debout, cinq pas à peine le séparaient de sa proie.
Il n’y avait toujours aucune manifestation sonore à cette tragédie qui était en train de se dérouler.
Violetta avançait, le regard vide, tenant toujours contre elle son jouet.
Mais alors que notre prédateur chez qui la faim justifiait tout posait déjà une main décharnée sur l’épaule de la fragile victime, Daniel interrompit brusquement son laïus et, passant en hyper vitesse, se précipita sur le vampire.
Ni Fermat ni Lorenza ne comprirent ce qu’il advenait. Le daryl androïde projeta la fillette sur un lit de repos puis fit face à l’être malfaisant. En moins de deux secondes, tout fut terminé. Daniel était parvenu à immobiliser le vampire et il ne relâchait pas son prisonnier.
Lorenza finit par réagir. L’angoisse au cœur, elle courut vers sa fille, saisissant confusément que celle-ci venait de réchapper de peu à un danger terrible. Si le capitaine s’était montré si brutal et avait bousculé Violetta c’était sans nul doute pour lui sauver la vie!
- Capitaine! Expliquez-vous!
- Docteur, notre mourant est un vampire. Voilà à quoi ont abouti les recherches Haäns. Il s’apprêtait à se sustenter sur ce bébé. 
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- Mais, reprit Lorenza fort secouée, je l’ai diagnostiquée tantôt et rien ne laissait présager… Mon Dieu! Violetta…
- Hélas, docteur, vous n’avez pas osé conclure…
- Je pense que nous sommes tous en danger ici, siffla Fermat entre ses dents.
- Pas forcément, commandant.
- Comment cela? Vous ne pourrez maintenir indéfiniment cette créature immobile…
- Certes cette créature a faim. Alors, à nous de la nourrir régulièrement. Avec le sur plasma en réserve dans nos réfrigérateurs. Nous avons du sang synthétique pour trois mille personnes. Or, maintenant, nous ne sommes plus que quatre.
- Hum… dans ces conditions, conclut le commandant, docteur di Fabbrini vous soignerez notre hôte, mais en cellule de force, en vous tenant sur vos gardes. Quant à vous capitaine, tâchez d’établir une communication avec lui.
- Il maîtrise mal le langage des Haäns, renseigna la doctoresse.
- Qui parle de communication articulée? Répondit Fermat durement. Daniel ayez recours à la télépathie.
- Oui monsieur. J’avais déjà envisagé cette option, soupira Daniel Lin avec une fugitive expression de résignation.
- Parfait. Je vois que nous nous sommes compris. Je veux votre rapport oral dans trois heures au plus tard. Ce délai vous suffit-il?
- Amplement. Merci monsieur.
- Dans ce cas, rendez-vous dans la salle de briefing à 15h00. Vous aussi docteur.
Sur ces ordres, le commandant regagna la passerelle tandis que Lorenza, berçant sa fille, regardait Daniel tout en n’osant pas lui demander s’il allait supporter le choc mental de la télépathie avec cette créature inconnue. Mais le capitaine avait compris à quoi pensait la jeune femme. Il répondit de vive voix à son inquiétude non formulée.
- Docteur, vous savez que j’ai déjà établi des contacts mentaux avec des espèces hostiles. Tout s’est fort bien passé. Le commandant m’a laissé un délai suffisant pour que je puisse recouvrer le contrôle de mes émotions.
- Oui, Daniel…

***************

Dans une des cellules de détention du Sakharov, en statut de médicalisation, le vampire, désormais nourri au goutte-à-goutte avec du plasma enrichi, se voyait contraint de faire des révélations à Daniel Lin qui communiquait mentalement directement avec lui.
Dans un premier temps, le prisonnier avait bien tenté de résister à cette intrusion forcée dans sa psyché et un flot d’images violentes avait alors envahi l’esprit du capitaine. Cependant, la volonté de l’officier était la  plus forte et finit par s’imposer.
Le vampire dévoilait lentement son identité, son passé, formulant ses pensées en latin. 
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- Je m’appelle Antor. C’est du moins ainsi que j’ai choisi de me nommer. Pour mes créateurs, je suis connu sous le matricule suivant: K-O-H-I-V-W-R-G-S-5720. Je suis né voici vingt-six années Haäns dans le complexe dans lequel votre docteur m’a trouvé. Parmi mes semblables de la même génération, je suis le seul survivant. Après une existence de souffrances, sujet à des expériences toujours plus cruelles, je décidai de m’évader. Mes bourreaux s’apprêtaient à célébrer l’anniversaire de l’intronisation de leur Empereur Dieu Tsanu Premier. Pour fêter cela, ils croyaient bon de s’enivrer abondamment. Je mis à profit cette sottise. Vous savez ce qu’il advint. Moi Antor, le vampire, je fus capturé par ce que je pris d’abord pour une enfant Haän… quelle humiliation!
- Capturé n’est pas le terme approprié. Dites plutôt que vous aviez trouvé refuge dans la navette de notre médecin, lança Daniel. Depuis quand n’avez-vous pas mangé à votre faim? S’attaquer à Violetta était ignoble et…
- Écoutez… je ne sais même pas ce que rassasié veut dire! Dès mon plus jeune âge, j’ai souffert de la faim. Les gardes se gaussaient de mes frères et de moi-même. Ils nous obligeaient à nous sustenter sur des bêtes mortes! Alors, cela vous choque? C’était répugnant! Quant à essayer de boire le sang de nos bourreaux, inutile. Mon frère Calim l’a fait. Il a mis douze heures à mourir, se tordant sous des douleurs plus puissantes que celles que j’endurais lors des expériences conduites en haute atmosphère.
- Je comprends. Que Bouddha pardonne à ces Haäns.
- Avez-vous achevé votre… interrogatoire? Je désirerais dormir. Ce que vous me donnez me fait tourner la tête… je ne suis pas habitué…
- Attendez. Encore quelques questions. Comment connaissez-vous le latin?
- Mes frères aînés ont découvert cette langue en fouillant dans les bibliothèques laissées à l’abandon par l’occupant. Ils ont décidé de l’apprendre afin de ne pas être compris par ces chiens de Haäns et ces crétins d’humains.
- Hum… Je vois. Reposez-vous. Notre docteur viendra vous examiner dans cinq minutes afin de constater jusqu’à quel point notre sur plasma vous convient.
- Je suis entièrement entre vos mains.
- Je me permets donc de vous rappeler que si vous tentez un geste désespéré que je ne suis pas loin et que je puis venir très vite.
- Vous n’êtes pourtant pas un vampire! Ni vos compagnons d’ailleurs…
- Nous sommes des humains.
- Ah! Ceux que j’ai côtoyés étaient des idiots…
- Pour l’instant, je ne suis pas autorisé à vous en dire plus… Plus tard peut-être…
Ce fut sur ces paroles que Daniel Lin s’éclipsa. Il lui tardait de s’isoler, le contact mental forcé l’ayant épuisé.

***************

Île d’Hokkaido, une trentaine d’années auparavant.
Il avait neigé et un épais tapis immaculé recouvrait le jardin et les toits en pagode de la propriété de Tchang Wu. La nuit tombait déjà, toute étincelante d’étoiles. Les rideaux du salon n’étant pas tirés laissaient admirer la magnificence de la nature. 
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Mais Catherine ne se préoccupait pas du sublime décor extérieur tout entière à l’édification du sapin de Noël, un sapin dressé pour son fils Georges.
Or, le jeune enfant, assis sur son tapis dans un coin de sa chambre, ne comprenait pas, loin de là, cette attention. Imperméable à ce qui n’était pas sa propre douleur intérieure, inapte à communiquer avec les autres, il laissait couler ses larmes sans s’en rendre compte et reniflait régulièrement. Cette situation qui avait tendance à se renouveler tous les soirs agaçait prodigieusement la malheureuse mère. 
Catherine finit par être trop excédée pour accomplir sa tâche de décoratrice sans casse. Elle fit tomber les fragiles boules dorées et colorées qui s’en allèrent se briser sur le sol carrelé. Tentant de rattraper l’une d’entre elles, elle se blessa à une branche du sapin. Son sang coula, jaspant l’une des décorations. 
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- Allons bon! S’écria-t-elle en français. Décidément, aujourd’hui je gâche tout! Il ne peut pas se taire? Que puis-je faire pour le consoler? Il ne m’entend même pas. Il ignore ma présence…
La mère descendit de son escabeau afin de se soigner. Pour cela, elle se rendit à la salle d’eau et en chemin ne prit pas garde que, justement, Georges venait de cesser ses pleurs.
Comment pareil miracle avait-il été possible?
Daniel Lin était tout simplement entré dans la chambre de son frère aîné. Physiquement, il paraissait trois ans mais en fait il n’avait que vingt mois. Il avait les bras et les mains encombrés par les jolies boules multicolores. Avec vivacité, il offrit les décorations à Georges, lui disant mentalement:
- C’est pour toi, Georges… c’est un cadeau…
L’autiste entendit ce que Daniel lui murmurait dans sa tête. Il comprit le sens des phrases et cessa immédiatement de pleurer. Mieux! Il observa lentement son frère et se décida à toucher les belles décorations.
- Oui… c’est à toi… Allez… prends-les… c’est bien!
Heureux, le bambin parla.
- Encore… encore…, et, de contentement, se mit à frapper les boules les unes contre les autres.
Voulant lui faire plaisir, son cadet retourna en trottinant dans le salon pour chiper le reste des précieuses décorations. Or ces objets délicats remontaient à l’arrière-grand-mère de Catherine. Pour cela, ils étaient dotés d’une grande valeur, une valeur sentimentale.
L’inévitable se produisit. Daniel fut surpris en flagrant délit par la mère de Georges alors qu’il s’emparait d’une boîte toute pleine de boules rouges scintillantes. La réaction ne tarda pas.
- Que fais-tu là? Hurla Catherine.
( Elle ne s’adressait à l’enfant qu’en criant).
- Repose ça immédiatement. Ce n’est pas un jouet! Tu me voles?
Étonné, Daniel ne comprenait pas en quoi il avait mal agi. Il regarda l’adulte de ses grands yeux gris bleu avec une candeur non feinte.
- C’est pour Georges, expliqua-t-il en français. Un cadeau. Il est triste. Après, il va mieux…
Stupéfaite, Catherine le vit poursuivre son chapardage.
- Quoi? Tu t’obstines en plus? Tu veux une fessée? Tu en as donné à Georges?
- Oui… je viens de le dire…
Alors, la colère la dominant, la jeune femme courut jusqu’à la chambre de son fils pour le voir cogner joyeusement les délicats objets séculaires. Naturellement, il n’en restait plus grand-chose et Georges en réclamait toujours d’autres.
- Encore! Encore! Riait-il. C’est beau!
Au lieu de se rendre compte que son fils était maintenant capable de parler et de remercier Daniel Lin pour ce miracle, Catherine osa gifler le fils de Tchang. La joue droite du garçonnet s’empourpra immédiatement. C’était la première fois que la jeune femme le frappait. Toujours aussi innocemment, il fixa droit dans les yeux celle qu’il prenait pour sa mère mais cette fois-ci, le reproche pointait. Il ne pleurait pas cependant, ne formulait aucune accusation, mais son attitude était des plus éloquentes.
Ce fut Catherine qui rendit les armes la première.
- Va dans ta chambre immédiatement! Ordonna-t-elle sèchement.
Mais elle avait parlé si fort que Georges se mit à geindre.
- Arrête maman. Tu fais pleurer Georges! Rétorqua le garçonnet.
- Cela suffit Daniel! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas m’appeler maman?
- Dix-neuf fois depuis que je sais compter…
- De l’insolence en plus!
Perdant les derniers vestiges de son sang-froid, Catherine se saisit de l’enfant et le prit sous son bras. Puis, elle le porta jusque dans sa chambre et l’y enferma à clef, le laissant dans le noir. Avant de le jeter sans douceur sur le lit, elle lui jeta:
- Daniel Lin, tu resteras ici jusqu’à ce que ton père revienne. Tu es puni pour toute la soirée et tu n’as pas le droit de jouer avec Georges. Insolent va!
Seul dans l’obscurité, le jeune enfant s’autorisa alors à éclater en sanglots. Au bout de cinq minutes, il se calma et se mit à réfléchir. Puis ses yeux cherchèrent une chaise. L’ayant aperçue, il se leva, la poussa jusque sous l’interrupteur manuel et grimpa ensuite dessus afin de pouvoir l’actionner.
Mais voilà! Daniel n’était pas assez haut. Prenant un autre siège, un tabouret cette fois-ci, il le mit en équilibre sur la chaise et escalada l’échafaudage ainsi obtenu, un échafaudage qui oscillait dangereusement.
Patatras! Tout s’écroula et le garçonnet atterrit brutalement sur le carrelage. Sous le choc, il reprit ses pleurs qui redoublèrent de puissance.
Soudain, Catherine ouvrit la porte et découvrit l’enfant assis par terre, en larmes, le visage congestionné et les deux sièges renversés à ses côtés.
- C’est toi qui fais tout ce vacarme? Cesse! On dirait que tu veux faire encore plus de bruits que Georges.
Mais Daniel Lin avait un grand besoin d’affection. Maladroitement, il se jeta dans les jupes de sa « mère ». Avec cruauté, elle le repoussa et lui lança avec un méchant sourire:
- Ton père saura ta conduite, Daniel. Il te corrigera. Tu es un garçon insupportable. Demain, tu ne recevras aucun jouet. D’ailleurs, qu’en ferais-tu? N’es-tu pas un ordinateur sur pattes, une machine?
Refermant la porte, elle abandonna le jeune daryl androïde à sa peine.

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Dans ses quartiers du Sakharov, le capitaine Wu revint à la réalité du temps présent. Quelque peu inquiet, craignant d’arriver en retard en salle de briefing, il vérifia l’heure à son horloge interne. Rassuré, il se précipita sous la douche afin de se rafraîchir puis revêtit un uniforme propre. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/ce/Star_Trek_Wrath_of_Khan_uniforms.jpg
« Aucune trace apparente de la crise émotionnelle que je viens de vivre. Fichue mémoire! Mais mes circuits logiques ont pris le relais. Je puis donc me présenter devant le commandant et lui apporter toute l’aide requise. En quelques mots, je suis opérationnel à cent pour cent ».
Daniel quitta ensuite sa cabine non sans avoir donné son goûter à Ufo. Enfin, il emprunta l’ascenseur, son visage ne reflétant aucun trouble.

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